« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

jeudi 29 octobre 2015

Le Vent dans les saules, de Kenneth Grahame

Quatrième de couverture :

Ils sont quatre : quatre aventuriers plus ou moins pantouflards du monde animal à vivre l’aventure quotidienne de la vie. Il y a les deux amis, Rat et Taupe, le sage et bourru Blaireau et l’entêté, vaniteux et totalement irresponsable Crapaud par qui tout ou presque arrive. Ces quatre-là suivent les saisons, le cours de l’eau et racontent en un livre magique tout ce qui fait le prix de l’existence : peur, amitié, désir d’ailleurs, perte, abandon, espoir…

« Oui, il s'agit bien d'un livre magique. Quelque chose en lui réenchante le monde, le repeint inlassablement d'une nouvelle couche de mystère. J'envie le lecteur qui s'apprête à ouvrir ces pages pour la première fois : il va pénétrer dans un pays accueillant où l'attendent des compagnons qui, de toute sa vie, ne le quitteront plus. » Alberto Manguel

C’est un classique du genre dans le monde anglophone aux côtés des écrits de Lewis Carroll et il est loué pour des qualités qui le rapprochent davantage de la littérature classique que le confinant dans les limites étroites de la littérature de jeunesse (bien qu’il s’adresse d’abord et avant tout, comme le dit Grahame,  à cette « jeunesse, en tout cas pour ceux qui gardent intact en eux l’esprit de jeunesse. C’est un livre de la vie, un livre de soleil, d’eaux vives, de forêts et de chemins de terre, d’hivers au coin du feu, un livre qui ignore les problèmes, la guerre des sexes ; où la vie est présentée comme elle doit sans doute apparaître aux yeux de ces petites créatures pleines de sagesse qui se meuvent avec légèreté au milieu des herbes et des brindilles. »)
La préface d’Alberto Manguel est très belle et aborde de manière plus générale les livres qui nous ont marqué dans notre vie et auxquels nous revenons régulièrement avec tendresse et affection et ce texte introductif n’a fait que renforcer mon attente avant d’entamer le présent livre. En voici un extrait : « Au début, Le Vent dans les saules est un livre où l’on part à l’aventure, où l’on cherche sa voie, où l’on pratique la découverte, mais il conduit rapidement à un accomplissement paisible, à un bonheur satisfait, à un sentiment de familiarité profonde avec ce qui nous est conté. Dans le livre de Grahame, on a l’impression d’être chez soi. »

Le Vent dans les saules se découpe principalement en deux histoires, qui se recoupent et alternent dans la narration. La première, la plus intéressante, la plus réussie et la plus émouvante se focalise sur l’amitié entre Mr Rat et Mr Taupe, la deuxième occupe majoritairement la seconde moitié du livre et se focalise sur les mésaventures de Mr Crapaud et les tentatives de ses trois amis pour lui venir en aide en dépit de son caractère souvent horripilant (qui serait, selon la préface, modelé en partie selon celui du propre fils de l’auteur). Cette partie de l’histoire, bien que divertissante et pleine de péripéties, m’a semblé parfois longue car il ne s’y passe en fin de compte pas grand-chose, si ce n’est pour mettre l’accent sur l’irresponsabilité et la vanité de Mr Crapaud qui frise parfois l’irritation, tant il fait peu de cas des conseils pourtant avisés de ses amis et n’en fait qu’à sa tête. J’y reviendrai un peu plus tard.

Revenons sur ce qui constitue le cœur du roman, à savoir l’amitié entre Mr Rat et Mr Taupe. Au début du livre, Mr Taupe est en plein milieu d’un « grand nettoyage de printemps de son petit logis ». Mais l’appel du printemps, du beau temps qui l’accompagne, ont vite raison de ce travail fastidieux qu’il abandonne très vite. Dès les premières pages, et cela se confirmera par la suite, Grahame nous montre qu’il écrit très bien, son style est très imagé, agréable et en dépit de l’apparente simplicité des termes employés, on sent le travail et du talent derrière son écriture, à mille lieues selon moi de la simplicité ordinaire et infantilisante de la grande majorité des écrits de jeunesse :
« Le printemps se répandait, dans l’air au-dessus de sa tête, dans les entrailles de la terre et tout autour de lui, introduisant dans son humble et sombre petite demeure le génie de la rébellion et de la nostalgie. Aussi n’y eut-il rien d’étonnant à voir Mr Taupe jeter soudain sa brosse à terre en s’écriant : « Ah ! et puis zut et flûte ! Au diable le nettoyage ! » et décamper sans même se soucier d’enfiler son manteau. Il se sentait appeler au-dehors par une force irrésistible. Il s’engagea dans une galerie, elle était étroite et petite, à la différence de la grande allée gravillonnée dont jouissaient les bêtes gîtant plus près du soleil et du grand air. Il se mit donc à gratter, à racler, à creuser et à ronger, puis il rerongea, regratta, reracla et recreusa, faisant travailler activement ses petites pattes tout en se marmonnant à lui-même : » On monte ! on monte ! » jusqu’à ce que tout d’un coup, hop ! voilà son museau en plein soleil, Mr Taupe se retrouva roulant sur l’herbe chaude d’une vaste prairie. « Ah, comme c’est bon ! se dit-il. C’est tout de même plus agréable que de badigeonner des murs ! ». Une brise légère caressait son front brûlant, mais les rayons du soleil lui cuisaient le pelage et le joyeux gazouillis des oiseaux résonnait à ses oreilles engourdies par des mois de vie souterraine comme un horrible tintamarre. Gambadant aussitôt sur ses quatre pattes, tout à la joie de vivre et au ravissement d’un printemps qui ne s’accompagnait pas d’un nettoyage, il poursuivait son chemin à travers la prairie jusqu’à la haie qui la bordait. » (p. 19-20)
Voici un autre extrait plus court :
« Mr Taupe n’avait rien entendu de ce qu’on lui avait dit. Absorbé par la nouvelle vie qui s’ouvrait devant lui, enivré par le clapotis et le chatoiement du courant, par les bruits, les senteurs de la nature et la lumière du soleil, il laissa traîner une patte dans l’eau tout en s’abandonnant à ses rêveries. Mr Rat d’eau, en bon camarade qu’il était, continuait de ramer sans le déranger. » (p. 24)

        Mr Taupe fait montre d’un caractère impulsif et puéril au début de son amitié avec Mr Rat, ce qui apparaît lorsqu’il estime pouvoir ramer aussi bien que son nouvel ami malgré sa totale inexpérience. Notez le comique de la scène merveilleusement écrite par l’auteur :
« Mr Taupe demeura tranquille quelque temps. Puis il se sentit de plus en plus jaloux de Mr Rat, qui ramait avec tant de force et d’aisance que son orgueil lui chuchota qu’il pourrait en faire autant.  Il bondit et s’empara des rames avec une telle brusquerie que Mr Rat, qui continuait à se raconter de jolies choses toutes poétiques, sans quitter l’eau des yeux, fut pris par surprise et tomba à la renverse […] tandis que Mr Taupe, l’écartant de sa place, empoigna les avirons avec une entière confiance en ses moyens. – Arrêtez, espèce de nigaud ! cria Mr Rat du fond du bateau. Vous n’y connaissez rien, et vous allez nous faire chavirer. Mr Taupe rejeta ses rames en arrière avec panache, en voulant sabrer l’eau. Manque de chance, il ne sabra rien du tout et il se retrouva cul par-dessus tête, étendu de tout son long sur Mr Rat. Pris de panique, il chercha à s’agripper au rebord de la barque, qui bascula comme de bien entendu et flop ! tout le monde à l’eau. »(p. 31)

        Mr Rat est plus posé que son ami, son caractère est plus rêveur et il s’amuse à écrire parfois des petits poèmes au prix d’un rude effort. Plongé dans ses rêveries, il en oublie même parfois son ami, se laissant aller à son imagination. Il est de plus peu enclin à se jeter dans l’aventure et l’inconnu, comme ses amis Mr Taupe et surtout Mr Crapaud, mais il n’hésite cependant pas à les accompagner par fidélité et loyauté pour prévenir les mésaventures qui pourraient leur arriver. Mr Rat est un ami très consciencieux, ménageant les sensibilités de ses amis (et en particulier celle de Mr Crapaud), et faisant régulièrement effort sur lui-même pour égayer son compagnon Mr Taupe, en particulier dans un des meilleurs épisodes dans lequel ce dernier revient, non sans émotion, à son foyer qu’il avait abandonné au début du roman. S’étant rendu compte qu’il a blessé involontairement son ami, il prend l’initiative de racheter son erreur puis de redonner confiance en son ami lorsque ce dernier voit l’apparence misérable de son ancien foyer :
«  Qu’elle était petite ! Comme on y était à l’étroit, au milieu de ces meubles usés et qui ne payaient pas de mine ! Mr Taupe se laissa tomber sur une chaise et enfouit son museau entre ses pattes. […] Mr Taupe avait beau faire son mea-culpa, Mr Rat n’y prit pas garde. Il courait en tous sens, ouvrant les portes, inspectant les pièces et les placards, allumant des lampes et des bougies un peu partout. – C’est une maison du tonnerre, fit-il remarquer d’un ton joyeux. Si bien conçue, si bien agencée. Il n’y manque rien, chaque chose est à sa place. Nous allons y passer une soirée drôlement agréable.  […] Allons, mon vieux, remuez-vous. Stimulé par ces bonnes paroles, Mr Taupe se mit à l’ouvrage, épousseta, frotta, avec ardeur et bonne humeur… » (p. 91)
        Le second meilleur épisode intervient lorsque Mr Rat, qui avait été jusque là celui raisonnant son ami Mr Taupe dans ses élans impulsifs, se retrouve tiraillé par un sourd besoin d’aventures, de vie, après qu’il eût écouté les récits d’un Rat marin qui vient de lui narrer sa vie aventureuse à travers le globe. Cette fois, c’est Mr Taupe qui sera présent pour consoler son ami et sera à la hauteur pour, par la chaleur de son amitié, lui éviter de désespérer de son désir d’ailleurs et lui remonter le moral :  
« - Je vais vers le sud avec tous les autres, répondit Mr Rat d’une voix rêveuse et sans le regarder. […] Il s’avança d’une manière décidée, sans toutefois se hâter, mais avec une détermination qui ne laissa pas d’inquiéter Mr Taupe. Celui-ci lui barra le chemin, et en le regardant dans les yeux, il vit avec effroi qu’ils étaient fixes et vitreux et avaient pris une couleur changeante, un gris rayé. Ce n’étaient plus les yeux de son ami, mais ceux d’une autre bête. Il lui saisit les bras et le traîna à l’intérieur, où il le renversa à terre et l’y maintint. Mr Rat eut beau se débattre désespérément, ses forces semblèrent brusquement l’abandonner, et il resta inerte, épuisé, tremblant, les yeux fermés. Mr Taupe l’aida alors à se relever et l’assit sur une chaise, où il resta affaissé, recroquevillé sur lui-même, le corps secoué de violents frissons, et bientôt il fut pris de sanglots convulsifs. […] Mr Rat avait recouvré ses esprits, mais il était toujours très secoué et en proie au découragement. Il semblait pour le moment n’avoir envie de rien. […] Mr Taupe se mit alors à parler, d’un air faussement indifférent, de la moisson qu’on était en train de rentrer, des charrues ployant sous leur poids et tirées par des bêtes de somme éreintées, des meules de foin dressées çà et là, et de la lune qui se lève, énorme, sur les champs nus émaillés de gerbes. Il parla des pommes qui mûrissent, des noix qui brunissent, des confitures, des conserves et de la distillation des liqueurs ; passant d’une saison à l’autre, il arriva bientôt à l’hiver, qui promettait d’autres joies et où l’on jouissait de son chez-soi bien douillet. Et alors il devint tout simplement lyrique. Mr Rat se mit sur son séant et fit chorus. Son regard retrouva son éclat, et il parut moins apathique. Au bout d’un moment, Mr Taupe, qui avait une intention délicate, s’éclipsa puis revint avec un crayon et quelques feuilles de papier qu’il plaça sur la table près de son ami. – Cela fait belle lurette que vous n’avez pas composé de poésie, lui fit-il observer, pourquoi ne pas essayer, au lieu de ruminer ? » (p. 158-9)

        Le dernier protagoniste, Mr Blaireau, est davantage solitaire et se suffit à lui-même pourrait-on dire, mais il n’hésite pas une seconde à accueillir Mr Rat et Mr Taupe alors qu’ils se sont perdus dans le froid de l’hiver suite à une énième impulsion de ce dernier. De même, c’est lui également qui prendra l’initiative de prendre des mesures énergiques pour contrer la dernière lubie de Mr Crapaud, qui s’est passionné pour les automobiles à grande vitesse et ne cesse de détruire une à une ces dernières par sa conduite irresponsable, dilapidant par la même occasion l’héritage qu’il a reçu de son père. C’est Mr Blaireau aussi qui mettra au point la stratégie décisive pour la reconquête du manoir de Mr Crapaud tombé aux mains de fouines et de belettes après que ce dernier fût envoyé en prison puis s’en évadât suite à sa dernière imprudence au volant.
Comme je l’ai dit toutefois, les multiples péripéties tournant autour de Mr Crapaud n’ont pas capté mon attention autant que les chapitres autour de l’amitié entre Mr Rat et Mr Taupe, qui constitue probablement le cœur du roman. Leur entraide réciproque, aux moments de doute, de solitude, de désespoir, de l’un ou l’autre constituent un véritable petit traité par la fiction de l’amitié et de ce qu’elle implique, à savoir sacrifice de soi, patience, compassion au détriment de soi-même et de nos propres désirs. Mr Crapaud, à l’opposé, personnifie l’égoïsme, l’entêtement, la vanité et parfois la totale irresponsabilité de l’enfant qui n’en fait qu’à sa tête et n’écoute jamais les conseils qu’on lui prodigue, obnubilé qu’il est par sa propre magnificence, sa « supériorité » sur ceux qui l’entourent. Une leçon que l’on pourrait en tirer en tant qu’adultes est l’infinie patience que de tels enfants requièrent parfois.

        Pour résumer, voici un roman très émouvant tournant sur l’amitié, ce qu’elle implique (sacrifice de soi, compassion pour autrui) et ce qu’elle permet (un réconfort lorsque nous sommes vulnérables et en proie à nos propres peurs, doutes). Sur ce point, ce livre est une éclatante réussite, parfaitement adapté à la fois aux plus jeunes et aux plus grands. Et surtout, et c’est là le point principal, c’est un livre merveilleusement écrit, et les passages enchanteurs abondent lorsque la narration se concentre sur l’amitié entre Mr Rat et Mr Taupe, créant des scènes d’un comique irrésistible ou d’une poignante émotion. Sans être pour autant déplaisantes ou ennuyeuses, j’ai été beaucoup moins convaincu par les multiples aventures de Mr Crapaud, qui prennent une place trop importante à mon goût et sont le ressort exclusif du dernier tiers du livre. Seul point négatif donc du roman, mais qui devrait sans problème divertir et tenir en haleine le lectorat plus jeune auquel s’adresse d’abord et avant tout ce livre, et qui s’avère une belle surprise si l’on se place du point de vue d’un lectorat plus adulte.