« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

mercredi 15 août 2018

Emma, de Jane Austen : roman de formation morale

(Pour aider à retrouver les passages dans d’autres éditions que la mienne, je précise que dans l’édition anglaise que je possède, illustrée par la photo accompagnant cet article, Emma se divise en 3 volumes, dotés respectivement de 18 chapitres pour les deux premiers, et 19 pour le volume final).

           
         Contrairement à Fanny dans Mansfiel Park, plus mûre, et donc moins souvent l’objet de l’ironie de l’auteure, Emma Woodhouse est une création d’Austen qui lui permet de déployer avec constance son ironie irrésistible. Emma est une splendide femme qui vit en parfait accord avec elle-même, maîtresse d’elle-même et de son entourage et sur qui, hormis Mr. Knightley, personne n’a prise ou influence qui puisse la contrarier. C’est ce qui transparaît dans le célèbre incipit du roman :
« Emma Woodhouse, handsome, clever, and rich, with a comfortable home and happy disposition, seemed to unite some of the best blessings of existence, and had lived nearly twenty-one years in the world with very little to distress or vex her. »

            Le ton du roman suit le caractère primesautier de son héroïne, qui ne se laisse abattre par rien, non dans le sens d’une confortable ignorance, mais par une force de caractère peu commune qui lui permet de surmonter les aléas de l’existence et de se contenter de ce qu’elle a à sa disposition, dans un mélange de stoïcisme et d’épicurisme. Ses qualités se remarquent notamment dès le début du roman : son amie (qui lui a également tenu lieu de mère) Miss Taylor quitte le domaine des Woodhouse, Hartfield, et Emma se lamente brièvement sur la perte de cette compagnie spirituelle, la seule dont elle pouvait jouir dans le domaine qu’elle habite avec son père veuf.
« […] she was now in great danger of suffering from intellectual solitude. She dearly loved her father, but he was no companion for her. He could not meet her in conversation, rational or playful. » (p. 28, I, 1)

           Emma présente certes de nombreux défauts (que nous explorerons plus en détail plus tard), mais il ne faut pas que cela occulte les qualités dont elle dispose : une humeur toujours enjouée, malgré les difficultés du quotidien, telles un père constamment hypocondriaque dont elle prend soin et prévient les lubies avec une extraordinaire et admirative patience tout au long du roman, les soirées solitaires qu’elle a avec ce dernier, et la relative monotonie et solitude morale dans laquelle elle se trouve durant le roman. Et malgré ces difficultés, Emma, et l’on soupçonne que l’on a un aperçu de la personnalité de l’auteure elle-même à travers ce personnage, embrasse pleinement son environnement et la vie qu’elle y mène. C’est dans ce sens que Pietro Citati brosse un portrait de l’auteure dans un passage qu’il lui consacre dans son recueil d’essais Portraits de femmes :
« Dès qu’elle regardait autour d’elle, Jane trouvait le monde tout à fait amusant ; et elle le racontait avec une gaieté étincelante, un plaisir de vivre et d’écrire toujours renouvelé, une joie qui dépassait les choses racontées. L’ici lui suffisait, elle n’éprouvait aucune nostalgie de mondes autres.
Il y a un passage, dans Emma, où Jane Austen se livra pour toujours. Emma attend dans une boutique qu’une amie fasse ses achats ; le temps passe, elle s’ennuie et s’approche de la porte : Mr. Perry marche à pas pressés, Mr. William Cox entre dans son bureau, un facteur passe de temps en temps sur sa mule, et puis il y a un boucher avec sa planche à mule, une petite vieille et son panier plein, deux chiens qui se disputent un os répugnant… Ce sont de pauvres choses : il n’y a presque rien à voir, de même qu’il y a peu de choses à voir dans le village où habite une autre Emma, Mme Bovary. Mais quelle différence ! La monotonie de la vie provinciale n’éveille chez Mme Bovary qu’irritation et ennui. Avec son esprit lumineux, Emma (comme Jane Austen) est heureuse de ce spectacle quotidien : elle ne désire rien d’autre ; elle accepte totalement, avec amour et ironie, ce que la vie lui offre ; et chaque objet est pour elle (le vocabulaire cher à Joyce n’est pas ici hors de propos) une épiphanie. » (p. 54, Gallimard, collection « L’Arpenteur », 2001)

           Cette acceptation de la réalité transparaît particulièrement dans les portraits tendres, mais souvent ironiques, qu’Austen peint de certains personnages : la sœur d’Emma, Isabella, si peu intelligente et dépourvue de bon sens par rapport à sa sœur, mais qu’Emma aime tendrement, comme elle aime son père au point de ne pas quitter Hartfield une fois mariée, de peur de le laisser seul et anticipant les souffrances qu’il eût endurées. Mais surtout, le personnage « secondaire » le plus comique, et au final si attachant, est l’inénarrable Miss Bates, elle aussi, nous nous en rendrons tardivement compte en tant que lecteurs (autre témoignage de la grande subtilité d’Austen dans son écriture), aussi héroïque qu’Emma, dans son acceptation du monde, moins le sens des convenances, de par son intarissable volubilité. Les prises de parole interminables et délicieuses de Miss Bates sont l’occasion pour Austen de montrer qu’elle est, dans la représentation de personnages capable de créer des personnages d’une grande vitalité et autonomie. La bonté et la force héroïque de Miss Bates se font jour petit à petit, dans l’ombre, ce que son défaut trop visible l’inclinant à beaucoup trop parler (provoquant le sourire amusé et ironique du lecteur) peut facilement occulter, nous la rendant plus ridicule qu’admirable. Miss Bates est elle-même consciente de son défaut, mais elle garde une joie de vivre et une affection pour les gens qui l’entourent (en particulier Jane Fairfax) intactes malgré la relative pauvreté dans laquelle elle vit en tant que vieille fille habitant avec sa mère, ainsi qu’une capacité remarquable à se contenter de ce qu’elle a, tout en faisant honneur aux rares jouissances que l’existence lui présente de loin en loin.

Bien qu’Emma possède de grandes qualités humaines, elle n’en a pas moins de nombreux défauts, dont sa trop grande insouciance et assurance d’elle-même en sont à l’origine. Ainsi, après qu’Emma se fut montrée particulièrement dure avec Miss Bates, Mr. Knightley lui reproche avec fermeté son manque de tact et les blessures morales qu’elle a infligées :

« How could you be so unfeeling to Miss Bates? How could you be so insolent in your wit to a woman of her character, age, and situation? Emma, I had not thought it possible."
Emma recollected, blushed, was sorry, but tried to laugh it off.
“Nay, how could I help saying what I did? Nobody could have helped it. It was not so very bad. I dare say she did not understand me.”
“I assure you, she did. She felt your full meaning. She has talked of it since. I wish you could have heard how she talked of it – with what candour and generosity. I wish you could have heard her honouring your forbearance in being able to pay her such attentions, as she was forever receiving from yourself and your father, when her society must be so irksome.”
“Oh!” cried Emma. “I know there is not a better creature in the world; but you must allow that what is good and what is ridiculous are most unfortunately blended in her.”
“They are blended”, said he, “I acknowledge; and were she prosperous, I could allow much for the occasional prevalence of the ridiculous over the good. Were she a woman of fortune, I would leave every harmless absurdity to take its chance; I would not quarrel with you for any liberties of manner. Were she your equal in situation – but, Emma, consider how far this is from being the case. She is poor; she has sunk from the comforts she was born to, and if she live to old age, must probably sink more. Her situation should secure your compassion. It was badly done, indeed! You, whom she had known from an infant, whom she had seen grow up from a period when her notice was an honour – to have you now, in thoughtless spirits and the pride of the moment, laugh at her, humble her – and before her niece, too – and before others, many of whom (certainly some) would be entirely guided by your treatment of her. This is not pleasant to you, - Emma – and it is very far from pleasant to me; but I must, I will – I will tell you truths while I can; satisfied with proving myself your friend by very faithful counsel and trusting that you will some time or other do me greater justice than you can now.”
While they talked they were advancing toward the carriage; it was ready; and before she could speak again, he had handed her in. He had misinterpreted the feelings which had kept her face averted and her tongue motionless. They were combined only of anger against herself, mortification and deep concern. She had not been able to speak, and on entering the carriage, sunk back for a moment overcome; then, reproaching herself for having taken no leave, making no acknowledgment, parting in apparent sullenness, she looked out with voice and hand eager to show a difference; but it was just too late. He had turned back, and the horses were in motion. She continued to look back, but in vain; and soon, with what appeared unusual speed, they were half-way down the hill and everything left far behind. She was vexed beyond what she could conceal. Never had she felt so agitated, so mortified, grieved, at any circumstance in her life. She was most forcibly struck. The truth of his representation there was no denying. She felt it at her heart. How could she have been so brutal, so cruel, to Miss Bates! How could she have exposed herself to such ill opinion in any one she valued! And how suffer him to leave her without saying one word of gratitude, of concurrence, of common kindness!
Time did not compose her. As she reflected more, she seemed but to feel it more. She never had been so depressed. » (p. 324-325, volume III, chap. 7)

          Comme ce long extrait le montre, Emma ne se réduit pas comme on pourrait le croire au premier abord à un amusant roman plein d’ironie à propos d’une jeune femme enjouée, couplé à une analyse satirique de la société de l’époque. L’enjeu principal de ce roman, c’est la formation, la transformation d’Emma, transformation intérieure qui va lui permettre d’effacer les défauts et l’excès d’assurance dont Austen nous en a fait la peinture dès la première phrase du roman. Les erreurs d’interprétation, les désastres auxquelles elle se retrouve malgré elle (notamment la proposition de mariage de Mr. Elton, auquel elle avait destiné Miss Harriett Smith), l’ingratitude et cruauté inconscientes dont elle a fait preuve et dont elle prendra conscience (Miss Bates bien entendu, mais aussi sa relation distante, teintée en fait d’envie, envers Jane Fairfax), toutes ces épreuves au cours du roman la rendront meilleure, plus en harmonie avec son entourage, sans toutefois perdre définitivement l’humeur enjouée et spirituelle qui constitue sa principale qualité.
           Emma est un délicat roman d’éducation intérieure, nous invitant à une observation et une compréhension plus intenses des personnes nous entourant. Mr. Knightley a poussé cette faculté à un niveau particulièrement avancé, mais il n’en est pas pour autant omniscient et parfait, malgré toutes ses qualités. Pour un aperçu de sa bonté discrète, nous pouvons notamment voir la conversation entre Mrs. Weston et Emma,  au cours de laquelle la première évoque son geste pour Miss Bates et Jane Fairfax : 

« Do you know how Miss Bates and her niece came here?” [...]
“They walked, I conclude. How else could they come?”
“Very true. Well, a little while ago it occurred to me how very sad it would be to have Jane Fairfax walking home again, late at night, and cold as the nights are now. And as I looked at her, though I never saw her appear to more advantage, it struck me that she was heated and would therefore be particularly liable to take cold. Poor girl! I could not bear the idea of it; so as soon as Mr. Weston came into the room and I could get at him, I spoke to him about the carriage. You may guess how readily he came into my wishes; and having his approbation, I made my way directly to Miss Bates to assure her that the carriage would be at her service before it took us home; for I thought it would be making her comfortable at once. Good soul! She was as grateful as possible, you may be sure.”Nobody was ever so fortune as herself!” – but with many, many thanks – “there was no occasion to trouble us, for Mr. Knightley’s carriage had brought, and was to take them home again.” I was quite surprised […]. Such a very kind attention – and so thoughtful an attention! – the sort of thing so few men would think of. And, in short, from knowing his usual ways, I am very much inclined to think that it was for their accommodation the carriage was used at all. I do suspect he would not have had a pair of horses for himself, and that it was only as an excuse for assisting them.”
“Very likely”, said Emma, “nothing more likely. I know no man more likely than Mr. Knightley to do the sort of thing – to do anything – really good-natured, useful, considerate, or benevolent. He is not a gallant man, but he is a very humane one, and this, considering Jane Fairfax’s ill health, would appear a case of humanity to him; and for an act of unostentatious kindness there is nobody whom I would fix on more than on Mr. Knightley. I know he had horses to-day, for we arrived together; and I laughed at him about it, but he said not a word that could betray. » (p. 202-203, Volume II, chap. 8)

Ainsi, malgré ses remarquables qualités, et bien que comprenant très bien Emma, il se méprend sur les sentiments qu’elle éprouve envers lui et ceux qu’elle aurait eus pour Frank Churchill. Il avouera s’être également partiellement trompé sur ce dernier à la fin du roman, lorsque son attitude parfois étrange sera définitivement éclaircie.
À la fois brillant d’humour (une qualité facile à déceler) contagieux et rendant le livre très facile à lire, mais d’une sagesse voilée et diffuse, qui dévoile peu à peu d’extraordinaires richesses qu’il nous appartient de reconstituer à travers cet art du non-dit, Emma est un très grand roman, et Jane Austen une auteure bien plus remarquable et subtile que je ne le croyais à mes débuts.

mercredi 13 juin 2018

Temps difficiles, de Charles Dickens

Quatrième de couverture :


Le roman le plus engagé de Dickens. Les Temps difficiles, ce sont les débuts de la révolution industrielle qui transforme l'aimable campagne anglaise en un pandémonium d'usines, de canaux, d'installations minières, de fabriques, d'entrepôts, de banlieues misérables où vit à la limite de la survie le prolétariat le plus exploité qui sans doute fût jamais. Sous un ciel de suie, Coketown, la ville du charbon (Manchester en réalité), est d'autant plus l'image de l'enfer que la classe ouvrière n'y est pas encore organisée et qu'elle apparaît ainsi comme la victime toute désignée de politiciens sans scrupules et d'une bourgeoisie, parfois compatissante et troublée dans son confort moral, mais toujours persuadée de la divinité de ses droits. Le roman de Dickens correspond point pour point à l'analyse qu'en ces mêmes années et dans cette même Angleterre, Fr. Engels entreprenait de la naissance du capitalisme moderne.


(Les pages mentionnées font référence à l’édition publiée en Pléiade avec Dombey et Fils, allant de la page 1005 à 1316 pour le présent roman)


           Temps difficiles, dixième roman de Dickens publié en 1854, est présenté généralement comme le roman le plus engagé de Dickens, ou du moins celui dans lequel il dénonce le plus explicitement les conditions de travail des ouvriers de son époque. Sa cible privilégiée ici, ce sont les thuriféraires d’une certaine forme d’économie politique, et bien que sa critique puisse paraître simpliste, voire naïve, elle n’en est pas moins juste sur le fond et on ne saurait trop revenir sur une vérité que certains économistes (et certains hommes politiques) tendent à négliger ou occulter : à savoir que l’homme n’est pas un animal purement rationnel et que le réduire à une simple « force de travail » ou « main d’œuvre », pour employer le vocabulaire d’aujourd’hui,  en faisant fi de ses affections et aspirations (autres que celles du « marché ») est justement une analyse réductrice et fausse, bien qu’elle soit encore largement répandue. C’est par la bouche de Stephen Blackpool que Dickens exprime cette idée, en se gardant bien de proposer toute solution définitive à la question :
« Et par-d’ssus tout, évaluer les gens en force motrice, leur fixer des règles comme s’ils étaient les chiffres d’un total ou des machines, comme s’ils n’avaient ni affections ni sympathies, ni souv’nirs ni préférences, ni une âme pour languir et pour espérer, - quand tout est calme les laisser croupir comme s’ils n’avaient aucun sentiment humain, et quand il y a de l’agitation leur reprocher d’manquer d’ces sentiments humains dans leurs rapports avec vous [Stephen s’adresse à son patron, Mr. Bounderby, dont nous reparlerons plus bas], ça n’arrangera jamais rien, M’sieur, jusqu’à c’que l’œuvre de Dieu soit détruite. » (p. 1162)

           Il a été reproché à Dickens de ne pas prendre explicitement parti pour les syndicalistes faisant grève dans ce roman, et même de les peindre sous un angle péjoratif. Cette critique peut paraître excessive, bien que je ne veuille pas aller jusqu’à dédouaner complètement Dickens, qui fait preuve d’une certaine forme de naïveté selon moi, puisqu’il semble plutôt tendre vers une solution de type paternaliste (à tendance aristocratique) misant sur la prise de conscience des classes dirigeantes et leur humanité/compassion face aux souffrances des classes ouvrières. Tout d’abord, si Dickens semble critiquer les syndicats, il n’en critique explicitement qu’un seul, à travers le personnage de Slackbridge, le leader qui pousse les ouvriers à la révolte grâce à ses talents oratoires. Les discours de ce dernier sont retranscrits et sont particulièrement persuasifs, mais la critique de Dickens se situe moins sur la légitimité de la révolte des ouvriers (qu’il soutient sans ambigüité) que sur le côté arriviste et intéressé de Slackbridge, à qui Dickens reproche de surcroît de ne pas véritablement connaître les souffrances des ouvriers et de vouloir tirer profit à titre personnel d’une lutte entre les travailleurs et leur patron, Mr. Bounderby.
       Dickens s’est rendu célèbre notamment par sa peinture des profonds changements qu’ont occasionnés les Révolutions industrielles en Angleterre. Ses descriptions d’un Londres noirci par les fumées des usines, de la misère liée aux conditions de travail difficiles des ouvriers, sont parmi les témoignages les plus marquants sur le plan littéraire de ces bouleversements survenus au 19e siècle. Sa peinture dans le présent roman de la ville fictive de Coketown s’inscrit dans cette démarche :
« Coketown était une ville de briques rouges, ou plutôt de briques qui eussent été rouges si la fumée et les cendres l’eussent permis ; mais, étant donné les circonstances, c’était une ville d’un rouge et d’un noir contre nature, telle la face peinte d’un sauvage. C’était une ville de machines et de hautes cheminées d’où s’échappaient inlassablement, éternellement, des serpents de fumée qui ne se déroulaient jamais tout à fait. Elle avait un canal noir, et une rivière qui roulait ses eaux empourprées par de puantes teintures, et de vastes constructions criblées de fenêtres qui vibraient et tremblaient tout le long du jour et d’où le piston des machines à vapeur montait et descendait monotonement comme la tête d’un éléphant fou de mélancolie [en référence au mouvement de la bielle des premières machines à vapeur]. Elle comptait plusieurs larges rues toutes fort semblables les unes aux autres et beaucoup de petites rues encore plus semblables les unes aux autres, qui tous sortaient et rentraient aux mêmes heures, en marchant du même pas sur le même trottoir, pour aller faire le même travail, et pour qui chaque journée était semblable à celle de la veille et à celle du lendemain et pour qui chaque année était le pendant de la précédente et de la suivante. Ces attributs de Coketown étaient pour la plupart inséparables du travail dont la ville tirait ses profits. On pouvait leur opposer en contre-partie les éléments de confort qui en partaient pour se répandre dans le monde entier, et les articles de luxe qui servaient à faire, nous ne voulons pas savoir jusqu’à quel point, une de ces élégantes dont l’oreille pourrait à peine supporter d’entendre le nom de la ville. ». (p. 1027)

           Bien que le roman présente peu d’idées neuves ou originales en matière d’économie et de critique du capitalisme pour ceux qui y sont accoutumés, il n’en reste pas moins que ces idées sont illustrées de manière plus concrète et plus sensible qu’un traité d’économie. Car si le capitalisme dans ses formes les plus poussées et extrêmes est si condamnable dans l’obsession consumériste et utilitariste qu’il entraîne dans les mentalités,  ce « message » est beaucoup plus fort lorsqu’il est véhiculé par le moyen de la littérature, par le biais de l’impact concret qu’il a sur les comportements et les caractères de l’homme. Bien que ce soient bien sûr des êtres imaginaires, il n’est pas difficile de voir que les caractères humains peints par Dickens sont tout à fait vraisemblables, malgré l’exagération et la déformation grotesques qui caractérisent l’art de l’auteur de Pickwick. Quoique je me sois jusqu’à présent astreint à parler de la portée politique et sociale du roman, la force de ce dernier repose bien sûr, encore et toujours, sur la force des personnages que parvient à faire surgir Dickens. Car il ne faut pas s’y tromper : si Temps difficiles semble un roman plus engagé, plus politique, plus sombre même, il conserve l’énergie, la vitalité propres à l’art de Dickens, qui découle de sa capacité extraordinaire à susciter immédiatement des personnages attachants (et/ou fascinants), à rapidement impliquer le lecteur à la vie et aux destins de ces personnages.
            Le roman débute d’ailleurs dans la salle de classe de Mr. Gradgrind, un homme dont le système éducatif ressemble à celui des Blimber dans Dombey et Fils. Pour cet homme « éminemment pratique », seuls les Faits comptent, et l’éducation consiste à bourrer le plus possible le crâne des élèves de ces Faits objectifs qui excluent toute forme d’imagination. Cette dernière est l’ennemi déclaré de Gradgrind, ainsi que ses semblables comme l’émerveillement, l’étonnement :
« Telle est la clef du mystère et de l’art mécanique qui permet d’éduquer la raison sans s’abaisser à cultiver les sentiments et l’affection. Ne vous demandez jamais rien. Il faut d’une manière ou d’une autre tout résoudre au moyen d’additions, de soustractions, de multiplications et de divisions et ne jamais rien se demander : Amenez-moi cet enfant-là, qui peut tout juste marcher, dit Mr. Choakumchild, et je me fais fort qu’il ne se demande jamais rien. […] C’était une circonstance décourageante, mais bien un fait attristant, que même ces lecteurs persistaient à se poser des questions. Ils se posaient des questions à propos de la nature humaine, des passions humaines, des craintes et des espoirs, des luttes, des victoires et des défaites, des soucis, des joies et des chagrins, de la vie et de la mort des hommes et des femmes du commun. » (p. 1055-6)

          Cécilia « Sissy » Jupe, enfant abandonnée par son père travaillant au cirque qui ne parvenait plus physiquement à jouer ses numéros (la raison pour laquelle il l’a abandonnée, par amour ou par lâcheté, est laissée en suspens par Dickens), est à l’inverse une jeune fille pleine d’imagination, qui sera adoptée par Mr. Gradgrind, qui, malgré sa désastreuse croyance aux Faits, possède néanmoins un bon cœur. Sissy est encore un de ces êtres purs, qui va résister à l’éducation qui lui est prodiguée, et apporter dans le même temps la chaleur qui manquait au foyer des Gradgrind, dont seuls les enfants cadets profiteront. C’est elle notamment qui est la jeune fille interrogée par Gradgrind dans l’incipit et qui le désespère par son ingénuité face à ce que l’on tente de lui apprendre (l’épisode de la « définition » d’un cheval). Elle sera également le prétexte à quelques scènes sentimentales typiquement dickensiennes, avec les larmes versées lors ses adieux à ses amis du cirque.

          Mais si les cadets Gradgrind seront sauvés par Sissy, cela ne sera pas le cas pour Louisa et Thomas, les deux aînés du foyer. La trajectoire de Louisa et son caractère présentent quelques similitudes avec celui d’Edith Granger dans Dombey et Fils. Élevée d’une façon contre-nature, Louisa, avide et frustrée son enfance durant par l’éducation rigide de son père, devient peu à peu indifférente à tout, y compris par rapport à elle-même. Elle a douloureusement conscience de ce manque, de cet étouffement dont elle a souffert, qui ont eu des conséquences terribles sur elle. Incapable d’amour, de passion, excepté vis-à-vis de son frère Thomas, elle est indifférente au reste, comme cette question qu’elle se pose chaque fois qu’elle se retrouve face à une décision importante, dont la demande en mariage de Mr. Bounderby appuyée par son père, qu’elle finit par accepter : « quelle importance ? » se dit-elle à chaque fois. Louisa a la vague impression durant le roman qu’elle ne vit pas sa propre vie, qu’elle n’a pas pu de par son éducation vivre la vie qu’elle aurait souhaitée. Et le contact bref avec Sissy, avant son mariage, n’a pu la changer, au contraire, par orgueil (envie, ou haine), elle se tient à distance d’elle, qui représente en fait la personne qu’elle aurait pu être, et brièvement également elle ressent une vague haine née de l’orgueil, lorsqu’elle retourne chez son père suite à une grave crise durant laquelle elle a manqué de se perdre avec un dandy, James Harthouse, un homme désœuvré qui est parvenue peu à peu à la séduire (plus par ennui, par défi, que par véritable machiavélisme) en se servant indirectement de son frère.
Le destin de Louisa est sans doute celui que l’on suit avec le plus d’intérêt, par le côté tragique de l’enfant sacrifiée qu’elle représente, thématique constante chez Dickens. Enfant contrariée dans son libre développement, privée de sentiments malgré elle, et qui a vécu ses plus jeunes années tel un fantôme errant, indifférent à tout, elle symbolise tous les enfants soumis et victimes de l’absurde système d’éducation de Gradgrind.
« Et à présent qu’elle approchait de son ancien foyer, aucune des meilleures influences qui émanent d’un ancien foyer ne s’exerçait non plus sur elle. Les rêves de l’enfance – ses contes légers, toutes les choses gracieuses, belles, bienfaisantes, invraisemblables, d’un monde inaccessible, rêves auxquels il fait si bon de croire pour un temps et dont il fait si bon se souvenir quand on les a dépassés, car le plus petit d’entre eux grandit dans le cœur jusqu’à prendre la haute stature de la charité, laissant venir à soi les petits enfants pour que, de leurs mains pures, ils entretiennent un jardin sur les chemins pierreux de ce monde, un jardin dans lequel il vaudrait mieux pour tous les enfants d’Adam qu’ils vinssent plus souvent se réchauffer au soleil, simples et confiants, sans plus de sagesse mondaine – qu’avait-elle à faire avec ces rêves ? Le souvenir des voyages qu’elle avait accomplis, pour atteindre au peu qu’elle savait, par les voies enchantées de ce qu’elle-même et des millions d’êtres innocents avaient désiré, imaginé, le souvenir du premier jour où la Raison lui était apparue à travers la douce lumière de l’Imagination et où elle avait vu en elle une divinité bienfaisante s’inclinant devant d’autres divinités aussi puissantes qu’elle, non pas cette sinistre idole, cruelle et froide, gardant ses victimes pieds et poings liés, et dont la grande forme muette au regard fixe et aveugle ne saurait être émue par quoi que ce soit si ce n’est par un levier de tant de tonnes – qu’avait-elle à faire avec eux ? Le souvenir qu’elle gardait de son foyer familial et de son enfance, c’était qu’on avait tari chaque source, dès que jaillie, dans son jeune cœur. Les eaux enchantées n’étaient pas là ; elles coulaient pour fertiliser cette contrée où les raisins se cueillent sur les épines et les figues sur les chardons.
C’est avec une tristesse pesante et comme endurcie qu’elle entra dans la maison. » (p. 1209-1210)

Un peu plus loin, se confiant enfin à son père sur son aridité de cœur héritée de son enfance :
« Comment avez-vous pu me donner la vie et me priver de toutes les choses inappréciables qui l’élèvent au-delà d’un état de mort consciente ? Où sont les grâces de mon âme ? Où sont les sentiments de mon cœur ? Qu’avez-vous fait, ô père, qu’avez-vous fait de ce jardin qui aurait dû fleurir autrefois dans le morne désert que je porte en moi ?
Elle se frappa la poitrine des deux mains.
-S’il avait jamais été là, ses cendres auraient suffi à me sauver du vide où sombre ma vie entière. Je ne voulais pas en parler, mais, père, vous rappelez-vous la dernière fois que nous avons causé dans cette pièce ? [en se référant à la demande en mariage de Bounderby dont son père l’avait informé, en lui conseillant de l’accepter] […]
Ce qui vient de monter à mes lèvres y serait monté alors si vous m’aviez aidée, ne fût-ce qu’un instant. Je ne vous fais pas de reproches, père. Ce que vous n’avez jamais cultivé en moi, vous ne l’avez jamais cultivé en vous-même ; mais si seulement vous l’aviez fait jadis, ou si seulement vous m’aviez laissée à l’abandon, ah, comme je serais aujourd’hui une créature meilleure et plus heureuse ! […] Père, si vous aviez su, la dernière fois que nous nous sommes trouvés ensemble ici, ce que je craignais déjà tout en luttant contre cette crainte, comme ce fut ma tâche depuis ma petite enfance de lutter contre toutes les impulsions naturelles qui s’éveillaient dans mon cœur ; si vous aviez su que subsistaient en moi des susceptibilités, des sentiments, des faiblesses qui, tendrement soignés, auraient pu devenir une force défiant tous les calculs faits par l’homme et aussi incomprise de son arithmétique que l’est son Créateur, si vous l’aviez su, m’auriez-vous donnée au mari que maintenant je suis sûr de haïr ? […] M’auriez-vous condamnée, à aucun moment, à subir ce gel, cette brouissure qui m’ont durcie et flétrie ? M’auriez-vous dépouillée – sans enrichissement pour personne – simplement pour la plus grande désolation de ce monde – de la partie immatérielle de ma vie, du printemps et de l’été de ma confiance, de mon refuge contre tout ce qui est sordide et mauvais dans les réalités qui m’entourent, de l’école où j’aurais appris à être plus humble et plus confiante à leur égard et à nourrir l’espoir de les améliorer dans ma modeste sphère ? […] C’est avec une faim et une soif en moi, père, qui n’ont jamais été apaisées, avec une ardente aspiration vers quelque sphère où les règles et les chiffres et les définitions ne jouiraient pas d’un pouvoir absolu, que j’ai grandi, en bataillant pied à pied. […] Au cours de cette lutte j’ai presque réussi à repousser et à terrasser l’ange qui veillait sur moi jusqu’à le transformer en démon. Ce que j’ai appris m’a enseigné le doute, l’incrédulité, le mépris, le regret de ce que je n’ai pas appris, et il ne m’est resté pour ressource que la triste pensée que la vie passerait vite et qu’elle ne renfermerait rien qui valût la peine de lutter. » (p. 1229-1230)

            Si Louisa est l’enfant-martyr du roman, un être tiraillé par une vague conscience de ce qu’elle a manqué et souffrant longtemps sans en deviner les causes, d’autres enfants passés sous le système des Faits connaîtront des trajectoires diamétralement opposées. Son frère, Thomas, est devenu un homme sans cœur, passant son temps à jouer et à contracter des dettes, et à soustraire de l’argent à sa sœur pour qui il ne montre que froideur et ennui face à sa volonté d’intimité et de chaleur. Il constitue une certaine réminiscence avec ce que devait être Jean Carker (le frère repenti), mais surtout avec Rob le Rémouleur, deux personnages de Dombey et Fils. Ce dernier, élevé dans un foyer chaleureux, tourne brusquement mal lors de son passage désastreux à l’école rigide des Rémouleurs, et constitue la principale source de chagrin de ses parents. Il passera le reste du roman à abuser de la confiance des autres personnages, en particulier du capitaine Cuttle, en se mettant au service du maléfique Carker, et n’éprouvant plus d’affection pour sa mère aimante. Thomas de même n’éprouve aucune affection et montre de fréquents signes d’ingratitude, que même l’indolent Harthouse remarque, provoquant même l’indignation et la révolte (difficiles pourtant à susciter) de ce dernier. Ses dettes incessantes vont même jusqu’à le pousser à monter un vol de peu d’envergure certes, mais pour lequel il s’arrange pour accuser l’honnête Stephen Blackpool. L’autre enfant qui tournera mal est le jeune garçon, Bitzer, qui, au début du roman, satisfait pleinement aux attentes de ses instructeurs, au contraire de la jeune Sissy. Devenu une sorte de factotum au service de Bounderby, et malgré son peu d’envergure (il n’a pas le caractère vraiment diabolique d’un Steerforth ou Carker), il incarne une monstruosité née des principes des Faits (et du capitalisme) poussés à l’extrême, lorsqu’il cherche à ramener Tom aux autorités :
« Mr Bounderby, je n’en doute pas un instant, me donnera l’emploi qu’occupait le jeune Mr. Tom. Et je désire avoir son emploi, Monsieur [il s’adresse à Mr. Gradgrind, changé par l’expérience de la souffrance de sa fille Louisa], parce que ce sera pour moi un avancement et que j’en tirerai profit. […] vous savez, j’en suis sûr, que tout le système social est fondé sur l’intérêt personnel. C’est à l’intérêt personnel qu’il faut toujours faire appel chez n’importe qui. C’est la seule chose qui vous donne prise sur les gens. Nous sommes ainsi faits. On m’a enseigné ce catéchisme-là quand j’étais très jeune, Monsieur, vous devez le savoir. […] je m’étonne vraiment [Gradgrind vient d’implorer sa pitié en vertu des souvenirs qu’il a eus à son école] de vous voir prendre une position aussi peu soutenable. Mes frais d’études ont été payés ; c’était un marché, mais à ma sortie de l’école, le marché a cessé d’exister.
C’était un des principes fondamentaux de la doctrine Gradgrind que toute chose devait être payée. Personne ne devait jamais, en aucun cas, rien donner à qui que ce fût ou rendre un service à qui que ce fût sans compensation. La gratitude devait être abolie et les bienfaits qui en découlent n’avaient aucune raison d’être. Chaque pouce de l’existence des humains, depuis la naissance jusqu’à la mort, devait être un marché réglé comptant. Et s’il était impossible de gagner le ciel de cette façon, cela signifiait que le ciel n’était pas un lieu régi par l’économie politique et que l’on n’avait rien à y faire. » (p. 1304-1305)

          Les deux romans regroupés dans cette Pléaide, Dombey et Fils et Temps difficiles, ont pour thématique commune la perversion qu’entraîne une place excessive accordée à l’argent et à l’intérêt personnel, où les sentiments les plus importants auraient été évacués. M. Dombey, durant tout le roman, règle strictement ses relations par rapport à l’argent et l’orgueil de puissance qu’il lui procure, bannissant au passage tout autre type de relation, en particulier avec sa fille Florence. Dans Temps difficiles, la monstruosité de Bitzer et celle, encore plus grande, de Mr. Bounderby, véritable « fanfaron d’humilité », se drapant dans une légende usurpée de self-made man, permettent de souligner le caractère monstrueux de relations humaines réduites à un rapport d’argent et de pouvoir, où l’affection, la chaleur humaine, n’ont plus place. La monstrueuse ingratitude de Bounderby, sa constante brutalité sous ses masques d’humilité, bien qu’elles nous fassent rire la plupart du temps, jette également au lecteur un frisson d’inquiétude, puisque nous y reconnaissons des tendances hélas si répandues aujourd’hui. Du reste, est-il besoin de souligner à quel point cet énième roman de Dickens que j’ai lu, loin de pouvoir se réduire à un roman didactique dénonçant le capitalisme et ses dérives (bien que cela soit un de ses buts), est agréable à lire, malgré quelques ficelles un peu grosses (l’exagération sur les Faits, un peu lourde parfois, la naïveté de Dickens vis-à-vis du paternalisme, et hélas sa confiance, désormais datée, en la résistance de l’imagination des hommes, friands à son époque encore de la lecture et de ses capacités à éveiller et susciter notre imagination, comme en attestent le succès phénoménal qu’ont eu ses romans, résistance qui semble de plus en plus amoindrie aujourd’hui), grâce à sa conduite sûre de son récit, à ses personnages attachants/fascinants, et la joie pure que l’on ressent à lire ses romans ?

samedi 14 avril 2018

Dossier de la maison Dombey et Fils, de Charles Dickens

Quatrième de couverture (de l'édition anglaise Penguin Classics) :


To Paul Dombey, business is all and money can do anything. He runs his family life as he runs his firm : coldly, calculatingly and commercially. The only person he cares for is his frail son, grooming him for entry into the family business; his daughter Florence, abandoned and ignored, craves affection from her unloving father, who sees her only as a 'base coin that couldn't be invested'. As Dombey's callousness extends to others - from his defiant second wife Edith, to Florence's admirer Walter Gay - he sows the seeds of his own destruction. Can this heartless businessman be redeemed? A compelling depiction of a man imprisoned by his own pride, Dombey and Son explores the devastating effects of emotional deprivation on a dysfunctional family and on society as a whole.


            Septième roman de Charles Dickens, publié en 1848 (d’abord en feuilleton de 1846 à 1848), Dombey et Fils est un roman courant sur près de 1000 pages dans cette édition Pléiade (de la page 5 à 1002) et contrairement à ce que son titre indique, ce n’est pas la relation entre M. Paul Dombey (père) et le petit Paul (son fils) qui est au centre du livre, mais bien plutôt celle entre Dombey et sa fille négligée, Florence. Le titre est une référence au nom de l’entreprise prospère que dirige Dombey, nommée Dombey et Fils, entreprise familiale dont la tradition insiste sur la relation entre le père et le fils. Pour cette raison, la position de Florence, fille aînée de Dombey, la place dans une situation de rejet auprès de son père : ce dernier désirait un fils comme premier-né, et, par conséquence, néglige sa fille pour qui il n’a qu’indifférence et froideur. La naissance du petit Paul, avec concomitamment la mort de sa première femme, Fanny, va assouvir le désir de Dombey mais un problème de taille va rapidement se poser : l’enfant naît avec un physique faible, maladif, le rendant peu apte à assumer la relève familiale, et, finira, à la fin du premier tiers du roman, par mourir de cette prédisposition congénitale, dans une des scènes les plus fortes au niveau émotionnel qu’ait écrites Dickens dans toute son œuvre romanesque, qui a bouleversé l’Angleterre au moment de sa parution.
         Le petit Paul, bien qu’il disparaisse précocement, est un personnage très intéressant sous plusieurs aspects. Il permettra d’abord à Dickens de dénoncer deux systèmes d’éducation. Le premier est représenté par Mme Pipchin, une « ogresse » qui se caractérise par sa brutalité envers les enfants, qui ne sait en fait rien en matière de pédagogie et qui ne pense qu’à faire de gras repas (à base de veau) et qui met régulièrement en avant le décès de feu son mari, dans les « mines du Pérou ». Remarquons au passage un personnage qui n’est qu’évoqué furtivement, à savoir la nièce bienveillante de Mme Pipchin, Berinthia, qui fait en réalité tout le travail à la place de sa tante et l’entretient (bien que cela ne soit pas le cas « officiellement), à l’image de Turveydrop (et son fameux « Maintien ») dans La Maison d’Âpre-vent. Le second système dénoncé est symbolisé par les Blimber (le docteur, la mère pour qui le comble du bonheur aurait été de rencontrer Cicéron, et la fille Cornélie, portant des lunettes, qui sera chargée de Paul), qui, à l’inverse, sature les enfants qui leur sont confiés de savoirs, au point de les rendre idiots, inaptes intellectuellement parlant, à l’image du sympathique M. Toots qui sera appelé à jouer un rôle plus important dans la suite du roman. Toutefois, les Blimber ne sont pas les tyrans que l’on pourrait croire de prime abord : malgré leurs méthodes sévères et erronées, ils ont tout de même un bon fond, à l’image de M. Gradgrind dans Temps difficiles. Le petit Paul toutefois se sortira sans trop de dommages de son passage dans l’école Blimber, et cela grâce à sa sœur Florence, à qui il est profondément attaché (à l’inverse de ses relations plus froides avec son père, malgré la volonté de ce dernier) et qui par amour pour lui, s’instruira en autodidacte pour instruire son frère en retour et lui faire apprendre efficacement ses leçons.
             Paul est fier de sa sœur, et c’est avec elle qu’il passe tout son temps dès que les circonstances le permettent, en particulier les épisodes où ils vont faire des promenades au bord de la plage. C’est aussi avec elle qu’il partagera ses derniers instants, avec en arrière-plan le père rejeté. Mais si Paul est si intéressant, en dehors de la dénonciation des systèmes éducatifs, cela est dû à son caractère, lié à son état de santé fragile : Paul est en effet très vite un enfant mélancolique, prématurément vieilli et mature. La conscience de sa fragilité physique lui a donné un caractère méditatif, solitaire :
« Il devenait tous les jours plus réservé et pensif […] il aimait à être seul. Dans les brefs moments où il n’était pas plongé dans ses livres, il n’aimait rien tant que d’errer, solitaire, par la maison, ou de rester assis sur les marches de l’escalier, à écouter la grande horloge du vestibule. […] Cet enfant solitaire vivait entouré des arabesques de son imagination et personne ne le comprenait. Mme Blimber le trouvait « drôle » et parfois les domestiques se disaient entre eux que le petit Dombey « broyait du noir » ; mais cela n’allait pas plus loin. » (p. 193) ; « trop vieux pour son âge, entendit Paul.  Comment pouvait-il donc être trop vieux pour son âge, et affliger par là les gens ? Comment cela se pouvait-il ? » (p. 224)

         Le petit Paul n’est toutefois pas un enfant indifférent au reste des personnes qui l’entourent : « c’était […] un petit garçon serviable et paisible, qui s’efforçait sans cesse de s’attirer l’affection et l’amitié de ses semblables. Bien qu’on pût le voir souvent occuper son ancien poste sur les marches de l’escalier, ou bien observer les vagues et les nuages de sa fenêtre solitaire, on le trouvait plus souvent encore parmi les autres enfants, leur rendant, modestement et de bonne grâce, quelque petit service. Aussi, même parmi ces jeunes anachorètes rigides et absorbés qui se mortifiaient sous le toit du docteur Blimber, Paul était-il un objet d’intérêt général, un petit jouet fragile qu’ils aimaient tous et qu’aucun n’aurait songé à traiter durement ; mais il ne pouvait changer sa nature ou modifier la rédaction de l’analyse [sorte de rapport que les Blimber rédigent sur Paul] ; et tous étaient d’accord que Dombey était vieillot. » (p. 216)

         Personnage attachant qui est le centre de gravité du premier tiers du roman, le petit Paul disparaît cependant, emporté par sa condition et sa santé fragiles. Il aura auparavant l’occasion de s’enorgueillir de la beauté de sa sœur lors d’un bal organisé par les Blimber, et de recevoir des adieux émouvants de toute la maisonnée Blimber, alors que Paul n’a pas conscience qu’il va bientôt mourir, et que seul son entourage sait, et que le lecteur peut deviner bien que Dickens ne le dise jamais explicitement (les derniers jours de Paul sont restitués strictement du point de vue de l’enfant), laissant au lecteur attentif et vigilant de décoder les signes avant-coureurs de la tragédie qui s’annonce.
«  Une fois encore, pour un dernier coup d’œil, il se retourna et regarda les visages qui s’offraient à lui. Il fut surpris de leur éclat, de leur joie, de leur nombre. Ils étaient serrés comme sont les visages dans les théâtres bondés de monde. Tandis qu’il regardait, ils devinrent confus à ses yeux, comme s’il les voyait dans un verre qu’on aurait agité. Tout de suite après il se trouva dans la voiture sombre, se serrant tout contre Florence. À partir de cet instant, chaque fois qu’il pensa à la maison du docteur Blimber, elle lui revint à l’esprit sous l’aspect qu’elle avait eu en ce dernier instant ; jamais plus elle ne lui fit l’effet d’un endroit véritable, mais toujours d’un rêve plein de visages. Cependant, il n’en avait pas encore tout à fait fini avec la maison Blimber ; il y eut encore quelque chose ; il y eut M. Toots. Baissant de façon inattendue une des vitres de la voiture, il passa la tête à l’intérieur et dit : « Dombey est là ? » avec un gloussement exceptionnel, puis il remonta immédiatement la vitre sans attendre de réponse. Et même alors on n’en eut pas encore tout à fait fini avec M. Toots ; car, avant que le cocher eût pu mettre en route, il baissa tout aussi soudainement l’autre vitre, et, passant la tête à l’intérieur avec un gloussement exactement semblable, dit d’un ton exactement semblable : « Dombey est là ? » et disparut tout à fait comme précédemment. Et le rire de Florence ! Paul se le rappela souvent, et en rit lui-même chaque fois qu’il se le rappela. » (p. 237)

          L’irruption d’une telle scène comique, irrésistible, est d’autant plus forte qu’elle intervient dans un moment dramatique : le lecteur sait que Paul va bientôt mourir, et Dickens, grâce à son merveilleux sens du comique et du détail, parvient malgré tout à nous faire rire, nous ainsi que ses personnages. Cette faculté à nous faire rire dans des instants tragiques, ou à l’inverse à insinuer, à suggérer du tragique, de la tristesse dans des moments de joie, d’allégresse, est selon moi une des plus hautes facultés d’un écrivain, ou d’un réalisateur, et que j’apprécie particulièrement parmi ceux que je préfère : c’est l’art d’un Shakespeare, d’un Tchekhov, d’un Kafka, d’un Beckett (et Dickens bien sûr) etc., maîtres du tragicomique au niveau littéraire, ou d’un Renoir, d’un Ford, d’un Ozu côté cinéma.

          Pour écrire la scène qui représentera l’instant tragique longtemps anticipé, Dickens usera de la métaphore assez habituelle de l’Océan, mais la scène n’en a pas moins d’effet pour autant :
« - Maintenant, couchez-moi, dit-il, et toi, Floïe, viens près de moi que je te voie !
La sœur et le frère s’étreignirent ; la lumière dorée entrait à flots et les inondait, serrés dans les bras l’un de l’autre.
-Comme le fleuve coule vite entre ses rives vertes et les roseaux, Floïe ! Mais c’est très près de la mer. J’entends les vagues ! Elles l’ont toujours dit !
Bientôt, il lui confia que le mouvement du bateau dans le courant le berçait et l’endormait. Comme les rives étaient vertes maintenant, comme leurs fleurs étaient brillantes, comme les roseaux étaient hauts ! Maintenant le bateau était sur la mer, mais il continuait à glisser doucement. Et maintenant il y avait un rivage devant lui. Et qui donc était sur ce rivage ?
Il joignit les mains comme il avait eu coutume de le faire pour dire ses prières, sans toutefois détacher ses bras ; on le vit joindre ainsi derrière le cou de Florence.
-Maman te ressemble, Floïe. Je la reconnais à son visage ! Mais dis-leur que la gravure qu’il y a dans l’escalier à l’école n’est pas assez divine. La lumière autour de sa tête m’éclaire pendant que je m’en vais !
Le remous doré sur le mur revint de nouveau et plus rien d’autre ne bougea dans la pièce. La vieille histoire ! La vieille histoire qui a commencé avec nos premiers vêtements, qui restera la même jusqu’à ce que notre race ait parcouru sa carrière, et que le vaste firmament soit roulé comme un parchemin. La vieille, vieille histoire – la Mort !
Vous qui en êtes témoins, louez Dieu de cette histoire plus vieille encore : l’Immortalité ! Anges que vous êtes devenus, jeunes enfants, laissez tomber sur nous des regards qui ne soient pas tout à fait étrangers quand le fleuve rapide nous emportera dans l’Océan ! (p. 261-262)

            Il est vrai que suite à la mort du petit Paul, l’histoire a peut-être un peu de mal à redémarrer. Dickens prend son temps pour introduire les personnages qui joueront un rôle-clé pour la suite du roman, en particulier celle qui deviendra la seconde femme de Dombey, Edith Granger, et sa mère, Mme Skewton, l’incomparable « Cléopâtre » et un des personnages les plus drôles à son insu, grâce à l’ironie splendide dont Dickens use pour la dépeindre : vieille qui refuse de le paraître et s’obstine à paraître jeune, personne des plus artificielles bien que revendiquant toujours le naturel, son incroyable volubilité que Dickens prend visiblement plaisir à écrire en font un personnage des plus délicieux malgré sa superficialité et son côté constamment intéressé vis-à-vis de sa fille, qu’elle n’a sa vie durant songé qu’à marier de manière profitable (Edith est une veuve d’une grande beauté, encore jeune). Il est à remarquer que chez Dickens, très régulièrement, ce sont rarement les personnages principaux qui nous captivent le plus, mais la galerie des personnages dits secondaires (appellation pour le moins inexacte tant ils occupent parfois une place considérable dans l’intrigue), parfois grotesques dans leurs vices, parfois irrésistibles dans leur bonhomie et candeur. Le personnage principal qu’est Florence, bien que l’on compatisse en grande partie à son infortune et aux souffrances qu’elle endure dans ses rapports avec son père, est plutôt monotone et ne constitue pas l’attrait principal du roman. Sa constante vertu, son irréprochable pureté, peuvent même parfois agacer. Mais surtout, elle cristallise la tendance sentimentale de Dickens, et Sylvère Monod fait remarquer à juste titre que Florence passe son temps à pleurer tout au long du roman. Et en effet, j’ai eu du mal à dénombrer les scènes où Florence pleure, éclate en sanglots etc., innombrables dans le roman. Autre reproche que je ferai au roman, et qui a surtout trait à Florence, c’est le peu de vraisemblance que constitue l’arc narratif principal du roman, à savoir les tentatives de Florence de gagner l’amour de son père, dont elle pressent, malgré sa grande froideur et les innombrables rebuffades qu’elle a subies, une bonté derrière son masque d'orgueil. J’ai trouvé tout cet aspect du roman peu convaincant et il s’agit je pense de sa principale faiblesse.

          Malgré ce défaut majeur pointé, Dombey et Fils est globalement très réussi, et cela tient surtout aux autres personnages du roman. Difficile en effet de résister à celui qui est selon moi le personnage le plus réussi du roman, celui du capitaine Cuttle, qui est absolument irrésistible. Chaque fois que le roman (découpé en chapitres qui s’attardent à tour de rôle sur un personnage du roman) revient vers Cuttle, c’est l’assurance d’un moment humoristique irrésistible. Il suffit de le voir s’échiner à rembourser la dette de son ami Salomon Gills avec ses fameuses cuillères en argent, sa montre, ou hanté par sa peur de sa logeuse, Mme Mac Stinger dans des scènes héroï-comiques du plus bel effet, pour rire à ses dépens tout en s’attachant au personnage, depuis ses vêtements (son fameux chapeau ciré, sa canne) jusque sa manière d’agiter son crochet, de chanter La Charmante Margot ou de pousser ses « Hourra ! ». D’autres personnages, de moindre ampleur, gagnent également notre sympathie, sans toutefois égaler celle éprouvée pour Cuttle : je pense à la fidèle suivante de Florence, Suzanne Nipper, qui se caractérise par sa franchise abrupte et son intransigeance devant les situations qui la révoltent (qui culminera lorsqu’elle dira ses quatre vérités à Dombey, qui entraîneront son exclusion de la maison) ; M. Toots, l’ancien élève des Blimber qui héritera d’une fortune considérable mais incroyablement gauche et maladroit dans son amour pour Florence, ou son incapacité à réfléchir ou retenir les noms (d’où le « capitaine Gills ») : il est la source avec Cuttle et Mme Skewton des principales scènes comiques du livre, avec son fameux « oh ! ça n’a pas d’importance ! ».
            Dans un registre différent, Edith est à mes yeux aussi un personnage intéressant, bien plus que Florence (trop pure pour susciter une complète empathie du lecteur) car l’on sent qu’elle est tiraillée entre sa nature et sa volonté de changer en mieux. À l’image d’Estella dans Les Grandes Espérances, son caractère est orgueilleux car elle y a été poussée par sa mère, et sa lutte intérieure contre elle-même, entre son Démon et son Ange (représentée à ses yeux par Florence, la seule personne pour qui elle éprouve une réelle affection) pourrait-on dire donnent lieu à des scènes de brusque confession poignantes :
« Mon enfance ! dit Edith en la regardant [sa mère, Mme Skewton] ; quand ai-je été enfant ? Et quelle enfance m’avez-vous donc laissée ? J’étais femme, rusée, calculatrice, mercenaire, tendant des pièges aux hommes, avant de me connaître, de vous connaître, avant même de comprendre le vil et misérable but de tous les nouveaux artifices que j’apprenais. C’est à une femme que vous avez donné le jour. […] Regardez-moi, dit-elle, moi qui n’ai jamais su ce que c’est que d’avoir un cœur honnête et que d’aimer. Regardez-moi, moi à qui on a appris à comploter et à conspirer à l’âge où jouent les enfants ; moi qu’on a mariée dans ma jeunesse – une jeunesse qui était une vieillesse  quant à la ruse – à quelqu’un pour qui je n’éprouvais que de l’indifférence. Regardez-moi, moi qu’il a laissée veuve avant d’avoir hérité lui-même de sa fortune : c’est votre châtiment ! Et vous l’avez bien mérité ! Et dites-moi ce qu’a été ma vie depuis dix ans ? […] Il n’y a pas d’esclave au marché, de cheval à la foire, qu’on ait montré, offert, examiné, exhibé, mère, comme je l’ai été au cours de ces dix années de honte, cria Edith, le front brûlant, et avec la même insistance amère sur le même mot. N’est-ce pas vrai ? Ne suis-je pas passée en proverbe parmi toutes sortes d’hommes ? N’est-il pas vrai que des imbéciles, des débauchés, des gamins, des gâteux se sont pendus à mes jupes et m’ont refusée l’un après l’autre et se sont éclipsés, parce que, avec toute votre ruse, on vous comprenait trop bien ? […] Est-il vrai, oui ou non, dit-elle avec un regard foudroyant, que j’ai dû me soumettre à la licence des yeux et du toucher dans la moitié des lieux de plaisance qui se trouvent sur la carte de l’Angleterre ? Est-il vrai qu’on m’a promenée partout pour me vendre au point que le dernier gramme de respect de moi-même est mort en moi et que je me répugne à moi-même ? Est-ce cela qui, récemment, a été mon enfance ? Avant cela, je n’en ai jamais eue ! […] Non ! Celui qui me prendra aura le rebut que je suis, et que je mérite bien d’être, dit-elle en levant la tête, toute frémissante de l’énergie de sa honte et de son tempétueux orgueil. […] Mais il y a trop longtemps que mon éducation est terminée. Je suis trop vieille, je suis tombée trop bas, peu à peu, pour adopter une nouvelle ligne de conduite, en finir avec la vôtre et être maîtresse de moi-même. Le germe de tout ce qui purifie le cœur d’une femme et le rend loyal et bon ne s’est jamais développé dans le mien, et je n’ai rien pour me réconforter quand je me méprise. » (p. 452-453)

         Dans son essai intitulé Le Mal absolu, Pietro Citati fait un rapprochement inattendu (mais à la réflexion, logique et passionnant, bien qu’il traite les auteurs séparément) entre Dickens et Dostoïevski, qu’il associe dans un même chapitre. Et en effet, à travers par exemple le personnage d’Edith, il n’est pas impossible d’y reconnaître une de ces femmes tourmentées, orgueilleuses, qu’affectionnait particulièrement l’auteur de L’Idiot. D’autres personnages du présent roman peuvent également faire songer à l’auteur russe (bien qu’il faille préciser, bien sûr, que Dickens précède Dostoïevski, et que ce dernier s’est sans doute inspiré du premier puisqu’il a lu et admiré les œuvres du romancier victorien) : c’est le cas du destin du frère Carker qui, pour une faute qui n’est jamais explicitement détaillée, s’est retrouvé à un poste des plus subalternes dans l’entreprise Dombey et Fils. Ce dernier reconnaît pleinement sa faute, et estime en conséquence son « châtiment » juste, bien qu’il en souffre, surtout car sa sœur a décidé de partager sa faute et de vivre pauvrement à ses côtés. L’autre frère Carker, le cadet, est une de ces figures diaboliques (et le mot ici n’est pas exagéré) dont Dickens avait le secret de représenter dans ces romans (on peut aussi penser, entre autres, au séduisant Steerforth dans David Copperfield) : Carker a des manières toujours courtoises, raffinées, et ne se départit jamais d’un large sourire, dont Dickens à sa manière habituelle ne cesse de souligner, par les dents qu’il laisse voir à ses interlocuteurs. Mais derrière ces airs charmants, qui trompent en premier lieu son patron, M. Dombey, se cache un personnage véritablement maléfique, qui se plaît à torturer psychologiquement son frère déchu, et plus tard, Edith, dont il a saisi instinctivement les tourments intérieurs. Une autre âme torturée hante également le roman, à travers la figure d’Alice Brown, une des victimes de Carker et qui depuis est habitée par une haine ardente envers ce dernier.

         Une des forces de Dickens que j’ai particulièrement appréciée à travers ma lecture de ce Dombey et Fils donc est ce mélange, à l’instar de la vie, entre le comique et le tragique, entre le Bien et le Mal. Aux figures diaboliques de Carker (et dans une moindre mesure, celle de Rob le Rémouleur, l'aîné des Toodle), ou tourmentées comme Alice Brown ou Edith, s’opposent, en sus du capitaine Cuttle, de M. Toots, celles de Walter Gay et de son oncle Salomon Gills, ou celle, inattendue, de M. Morfin, figures de la bonté généreuse. Cette lecture, malgré les défauts que j’ai pointés, a accru s’il était possible encore, l’admiration que je porte à Dickens, que je ne suis pas loin de considérer comme mon romancier préféré suite à cette lecture.

P-S : j’ai été quelque peu surpris, et (un peu) irrité, de la francisation excessive des noms de certains personnages. Ainsi, Jean et Jacques Carker (respectivement le bon et le maléfique) et leur sœur Henriette s’appellent en réalité, et respectivement, James, John et Harriet.