« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

lundi 30 mars 2020

Le Bal de Sceaux, de Honoré de Balzac : réécriture austenienne de la fable « Le Héron, la Fille »


Dans la fable « Le Héron, la Fille », La Fontaine livre sa morale des vers 27 à 29 :

             Ne soyons pas si difficiles :
          Les plus accommodants, ce sont les plus habiles :
          On hasarde de perdre en voulant trop gagner.

Le fabuliste expose dans un premier temps un héron qui dédaigne se nourrir successivement de carpes, de brochets, de tanches, de goujon, au prétexte que ce n’était pas l’heure du repas pour lui, et qui dut se contenter, une fois la rivière tarie en poissons et la faim se faisant de plus en plus lancinante, d’un Limaçon. De même, la Fille, dans sa prime jeunesse, refuse de se marier à des partis intéressants, avançant diverses vétilles pour expliquer ses dédains successifs. L’âge avançant, elle dut se contenter, pressée par « son miroir [qui] lui disait : Prenez vite un mari » (v. 72), à l’instar du héron, d’un « malotru » comme mari.

         Balzac reprend la trame de cette fable dans Le Bal de Sceaux, deuxième œuvre de sa Comédie humaine, tout en la développant de manière considérable sur le plan psychologique et social, et en y incluant des considérations d’ordre moral qui ne sont pas sans faire penser à celles de Jane Austen. La Fille se nomme Émilie de Fontaine, fille d’un vendéen qui eut les faveurs de Louis XVIII par opportunisme politique et qui reçut davantage de la part du monarque momentanément déchu en s’exilant avec lui à l’étranger, plutôt que de combattre pour lui sur le territoire national. Les premières pages de la nouvelle, et c’est là encore son principal défaut, n’entrent pas tout de suite dans le vif du sujet, Balzac détaillant la situation politique, financière et nobiliaire du père de l’héroïne, ce qui sera pour lui l’occasion d’égratigner au passage les opportunistes politiques, les mœurs serviles des courtisans de la Cour, faisant leur possible pour plaire au monarque et obtenir ses faveurs, et s’exposant à tout perdre par une maladresse fortuite blessant l’amour-propre de ce dernier. En faisant ainsi, Balzac s’inscrit pleinement dans la lignée des grands moralistes du XVIIe siècle.

        Cependant, l’intérêt de la nouvelle, comme souvent chez Balzac, ne réside pas dans ses considérations moralistes (certes intéressantes et aussi amusantes par leur ironie) ou d’ensemble sur la société, mais dans sa peinture des personnages et de la tragédie qu’ils vivent à leur échelle, plongés dans cette époque au début du XIXe de la Restauration. Fontaine, nanti donc d’une situation financière confortable, n’a désormais plus qu’un souci, en tant que père d’une famille nombreuse : s’assurer que sa progéniture soit avantageusement mariée. Et alors que les quatre premiers enfants sont rapidement mariés, la dernière, Émilie, se distingue par des prétentions déraisonnablement élevées, similaire en cela à la Fille de la fable de La Fontaine, et dont Balzac situe l’origine dans une éducation inappropriée et l’orgueil d'une mère noble qui, ayant vu ses précédents enfants déjà avantageusement mariés financièrement parlant,  souhaiterait que sa dernière fille fasse une alliance qui l’anoblisse. En effet, Émilie est l’exemple typique de l’enfant gâté : elle se fait obéir pour ses moindres caprices par ses parents, et ne subit jamais aucune contrariété de leur part, depuis sa plus tendre enfance à son entrée dans le monde, à l’âge de dix-neuf ans. De surcroît, élevée dans un milieu riche et aisé, Émilie est habituée à un certain train de vie auquel il lui répugnerait de renoncer,

Émilie avait passé son enfance à la terre de Fontaine en y jouissant de cette abondance qui suffit aux premiers plaisirs de la jeunesse ; ses moindres souhaits y étaient des lois pour ses sœurs, pour ses frères, pour sa mère, et même pour son père. Tous ses parents raffolaient d’elle. Arrivée à l’âge de raison précisément au moment où sa famille fut comblée des faveurs de la fortune, l’enchantement de sa vie continua. Le luxe de Paris lui sembla tout aussi naturel que la richesse en fleurs ou en fruits, et que cette opulence champêtre qui firent le bonheur de ses premières années. De même qu’elle n’avait éprouvé aucune contrariété dans son enfance quand elle voulait satisfaire de joyeux désirs, de même elle se vit encore obéie jusqu’à l’âge de quatorze ans elle se lança dans le tourbillon du monde. Accoutumée ainsi par degrés aux jouissances de la fortune, les recherches de la toilette, l’élégance des salons dorés et des équipages lui devinrent aussi nécessaires que les compliments vrais ou faux de la flatterie, que les fêtes et les vanités de la cour. Comme la plupart des enfants gâtés, elle tyrannisa ceux qui l’aimaient, et réserva ses coquetteries aux indifférents. Ses défauts ne firent que grandir avec elle, et ses parents allaient bientôt recueillir les fruits amers de cette éducation funeste. (p. 115)

et qui va causer la fatale erreur qui scellera son malheureux destin, à l’instar du destin de Lily Bart dans Chez les heureux du monde (The House of Mirth), bien que les caractères des deux femmes divergent sur bien des points, notamment l’incapacité d’Émilie à avoir un embryon de vie intérieure et morale.
Armée de son expérience de vingt ans, elle condamnait le sort parce que, ne sachant pas que le premier principe du bonheur est en nous, elle demandait aux choses de la vie de le lui donner. (p. 122)

Mais Balzac dénonce surtout la conception erronée de l’amour qu’en a Émilie, qui découle de son orgueil personnel, de celui de sa mère, et du laxisme de son père,
« Quoique jeune et de noblesse ancienne, s’était-elle dit, il sera pair de France ou fils aîné d’un pair ! Il me serait insupportable de ne pas voir mes armes peintes sur les panneaux de ma voiture au milieu des plus flottants d’un manteau d’azur […] »Ces rares qualités ne servaient à rien, si cet être de raison ne possédait pas encore une grande amabilité, une jolie tournure, de l’esprit, et s’il n’était pas svelte. La maigreur, cette grâce du corps, quelque fugitive qu’elle pût être, surtout dans un gouvernement représentatif, était une clause de rigueur. Mlle de Fontaine avait une certaine mesure idéale qui lui servait de modèle. Le jeune homme qui, au premier coup d’œil, ne remplissait pas les conditions voulues, n’obtenait même pas un second regard.« Oh ! mon Dieu, voyez combien ce monsieur est gras », était chez elle la plus haute expression de mépris. À l’entendre, les gens d’une honnête corpulence étaient incapables de sentiments, mauvais maris et indignes d’entrer dans une société civilisée. (p. 122-123)
père dont les principes sont plus raisonnables, mais qu’il n’a pas été en mesure d’inculquer à sa fille. Les ellipses successives du récit, avec le rappel cruel de l’âge d’Émilie, sonnent comme un alarmant compte à rebours pour la jeune fille, mais surtout pour son père, qui se rend compte trop tard de son erreur, dans une déclaration qui fait écho à La Maison du chat-qui-pelote :
[…] souviens-toi que le bonheur conjugal ne se fonde pas sur des qualités brillantes et sur la fortune, que sur une estime réciproque. Cette félicité est, de sa nature, modeste et sans éclat. (p. 128-129)

L’engrenage posé, ce n’est que dans la seconde moitié de la nouvelle que cette éducation, ces prétentions vont trouver leur tragique réalisation, dans l’histoire d’amour tragiquement manquée entre Maximilien Longueville et l’héroïne déjà présentée, Émilie de Fontaine. C’est dans le fameux bal à Sceaux qu’Émilie rencontre Maximilien, et qu’elle est frappée par sa noblesse de maintien, bien qu’elle ne sache pas sa position sociale, qu’elle s’imagine élevée :
Ses regards, après avoir erré sur cette vaste toile animée, furent tout à coup saisis par cette figure qui semblait avoir été mise exprès dans un coin du tableau, sous le plus beau jour, comme un personnage hors de toute proportion avec le reste. L’inconnu, rêveur et solitaire, légèrement appuyé sur une des colonnes qui supportent le tot, avait les bras croisés et se tenait penché comme s’il se fût placé là pour permettre à un peintre de faire son portrait. Quoique pleine d’élégance et de fierté, cette attitude était exempte d’affectation. Aucun geste ne démontrait qu’il eût mis sa face de trois quarts et faiblement incliné sa tête à droite, comme Alexandre, comme lord Byron, et quelques autres grands hommes, dans le seul but d’attirer sur lui l’attention. Son regard fixe suivait les mouvements d’une danseuse, en trahissant quelque sentiment profond. Sa taille svelte et dégagée rappelait les belles proportions de l’Apollon. De beaux cheveux noirs se bouclaient naturellement sur son front élevé. D’un seul coup d’œil Mlle de Fontaine remarqua la finesse de son linge, la fraîcheur de ses gants de chevreau évidemment pris chez le bon faiseur, et la petitesse d’un pied bien chaussé dans une botte de peau d’Irlande. Il ne portait aucun de ces ignobles brimborions dont se chargent les anciens petits-maîtres de la garde nationale, ou les Lovelace de comptoir. Seulement un ruban noir auquel était suspendu son lorgnon flottait sur un gilet d’une coupe distinguée. Jamais la difficile Émilie n’avait vu les yeux d’un homme ombragés par des cils si longs et si recourbés. La mélancolie et la passion respiraient dans cette figure caractérisée par un teint olivâtre et mâle. Sa bouche semblait toujours prête à sourire et à relever les coins de deux lèvres éloquentes ; mais cette disposition, loin de tenir à la gaieté, révélait plutôt une sorte de grâce triste. Il y avait trop d’avenir dans cette tête, trop de distinction dans la personne, pour qu’on pût dire : « Voilà un bel homme ou un joli homme ! » ; on désirait le connaître. En voyant l’inconnu, l’observateur le plus perspicace n’aurait pu s’empêcher de le prendre pour un homme de talent attiré par quelque intérêt puissant à cette fête de village. (p. 134-135)
              
           Émilie s’éprend d’un amour sincère envers Maximilien, amour de surcroît réciproque, mais les préjugés sociaux continuent de l’emprisonner, malgré la transformation positive qu’un amour sincère commence à opérer en elle, et en découvrant son « secret », elle se détourne définitivement de lui avec un mépris faisant fi malheureusement des qualités de caractère qu’elle avait su justement déceler chez le jeune homme.
« Monsieur, j’ai une question à vous faire, dit en tremblant et d’une voix émue Mlle de Fontaine après un long silence et après avoir fait quelques pas avec une certaine lenteur. Mais songez, de grâce, qu’elle m’est en quelque sorte commandée par la situation assez étrange où je me trouve vis-à-vis de ma famille. »Une pause effrayante pour Émilie succéda à ces phrases qu’elle avait presque bégayées. Pendant le moment que dura le silence, cette jeune fille si fière n’osa soutenir le regard éclatant de celui qu’elle aimait, car elle avait un secret sentiment de la bassesse des mots suivants qu’elle ajouta : « Êtes-vous noble ? »
Quand ces dernières paroles furent prononcées, elle aurait voulu être au fond d’un lac.
« Mademoiselle, reprit gravement Longueville dont la figure altérée contracta une sorte de dignité sévère, je vous promets de répondre sans détour à cette demande quand vous aurez répondu avec sincérité à celle que je vais vous faire. » Il quitta le bras de la jeune fille, qui tout à coup se crut seule dans la vie et lui dit : « Dans quelle intention me questionnez-vous sur ma naissance ? » Elle demeura immobile, froide et muette. « Mademoiselle, reprit Maximilien, n’allons pas plus loin si nous ne nous comprenons pas. — Je vous aime, ajouta-t-il d’un son de voix profond et attendri. Eh bien ! reprit-il d’un air joyeux après avoir entendu l’exclamation de bonheur que ne put retenir la jeune fille, pourquoi me demander si je suis noble ? »
« Parlerait-il ainsi s’il ne l’était pas ? » s’écria une voix intérieure qu’Émilie crut sortie du fond de son cœur. Elle releva gracieusement la tête, sembla puiser une nouvelle vie dans le regard du jeune homme et lui tendit le bras comme pour faire une nouvelle alliance.
« Vous avez cru que je tenais beaucoup à des dignités, demanda-t-elle avec une finesse malicieuse.
— Je n’ai pas de titres à offrir à ma femme, répondit-il d’un air moitié gai, moitié sérieux. Mais si je la prends dans un haut rang et parmi celles que la fortune paternelle habitue au luxe et aux plaisirs de l’opulence, je sais à quoi ce choix m’oblige. L’amour donne tout, ajouta-t-il avec gaieté, mais aux amants seulement. Quant aux époux, il leur faut un peu plus que le dôme du ciel et le tapis des prairies. » (p. 152-153)

Elle s’avança vers le comptoir. Longueville leva la tête, mit les échantillons dans sa poche avec grâce et avec un sang-froid désespérant, salua Mlle de Fontaine et s’approcha d’elle en lui jetant un regard pénétrant.
« Mademoiselle, dit-il à la lingère qui l’avait suivi d’un air très-inquiet, j’enverrai régler ce compte ; ma maison le veut ainsi. Mais, tenez, ajouta-t-il à l’oreille de la jeune femme en lui remettant un billet de mille francs, prenez : ce sera une affaire entre nous. Vous me pardonnerez, j’espère, mademoiselle, dit-il en se retournant vers Émilie. Vous aurez la bonté d’excuser la tyrannie qu’exercent les affaires.
— Mais il me semble, monsieur, que cela m’est fort indifférent », répondit Mlle de Fontaine en le regardant avec une assurance et un air d’insouciance moqueuse qui pouvaient faire croire qu’elle le voyait pour la première fois.
« Parlez-vous sérieusement ? » demanda Maximilien d’une voix entrecoupée.
Émilie lui avait tourné le dos avec une incroyable impertinence. Ce peu de mots, prononcés à voix basse, avait échappé à la curiosité des deux belles-sœurs. Quand, après avoir pris la pèlerine, les trois dames furent remontées en voiture, Émilie, qui se trouvait assise sur le devant, ne put s’empêcher d’embrasser par son dernier regard la profondeur de cette odieuse boutique où elle vit Maximilien debout et les bras croisés, dans l’attitude d’un homme supérieur au malheur qui l’atteignait si subitement. Leurs yeux se rencontrèrent et se lancèrent deux regards implacables. Chacun d’eux espéra qu’il blessait cruellement le cœur qu’il aimait. En un moment tous deux se trouvèrent aussi loin l’un de l’autre que s’ils eussent été, l’un à la Chine et l’autre au Groënland. La vanité n’a-t-elle pas un souffle qui dessèche tout ? En proie au plus violent combat qui puisse agiter le cœur d’une jeune fille, mademoiselle de Fontaine recueillit la plus ample moisson de douleurs que jamais les préjugés et les petitesses aient semée dans une âme humaine. Son visage, frais et velouté naguère, était sillonné de tons jaunes, de taches rouges, et parfois les teintes blanches de ses joues verdissaient soudain. Dans l’espoir de dérober son trouble à ses sœurs, elle leur montrait en riant ou un passant ou une toilette ridicule ; mais ce rire était convulsif. Elle se sentait plus vivement blessée de la compassion silencieuse de ses sœurs que des épigrammes par lesquelles elles auraient pu se venger. (p. 157)

         Maximilien dénigré et humilié, Émilie est vilipendée par l’entourage du jeune homme, notamment par son frère Auguste pour qui il s’est noblement sacrifié, ce qui vaudra à sa réputation mondaine d’être sérieusement entachée. Par un concours de circonstances fortuit, Maximilien finit par devenir l’homme idéal qu’Émilie a toujours aspiré, elle qui se rendra compte trop tard, avec une tragique ironie, de ce qu’elle a manqué et de ce qui importe d’abord et avant tout en amour.

        Alors oui, pour conclure, Émilie de Fontaine est, en apparence, une de ces femmes mondaines insupportables au premier coup d’œil : malheur à qui l’eût abordé dans ses premières années mondaines, dans l’éclat de sa jeunesse et dans son démesuré orgueil ! Mais la force de Balzac, c’est de nous peindre ses « tragédies silencieuses » que vivent ses héros, et en particulier ses héroïnes, prisonnières trop souvent de leurs préjugés sociaux et/ou de la malveillance d’une société impitoyable, qui les empêchent d’accéder au bonheur individuel. Des souffrances, des tragédies, qui éveillent en nous notre compassion, notre sympathie à leur égard, en dépit de tous leurs nombreux défauts, alors qu’il est probable que, les rencontrant dans leur milieu, nous eûmes été indifférents à leur sort, voire méprisants à leur égard face à leur superficialité. C’est aussi l’occasion pour Balzac, en tant que moraliste, de défendre les qualités morales, de cœur et de caractère, que Maximilien incarne, qualités nobles que la société d’argent tend à mépriser et à rabaisser alors qu’elles sont les seules durables et favorables à un possible bonheur individuel.

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