« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

jeudi 23 avril 2020

Jules César, de William Shakespeare : Brutus, Précog dickien auto-proclamé


CICERO
But men may construe things after their fashion,
Clean from the purpose of the things themselves. (I, 3, v. 34-35, p. 488)


       S’il ne fait guère de doute que les conspirateurs participant aux côtés de Brutus à l’assassinat de César soient motivés par de bas motifs (ressentiment né de l’envie, ambition politique), le cas de Brutus semble de prime abord limpide : il serait le personnage vertueux de la pièce, poussé uniquement par des motifs nobles, altruistes, patriotiques, voulant protéger Rome de la tyrannie de son mentor. Tous les autres personnages de la pièce voient en lui un homme honorable, depuis ses alliés à ses ennemis, Octave César lui rendant hommage en conclusion de la pièce, à l’exception notable de Marc Antoine, qui moque ironiquement cet aspect honorable dans son fameux discours.

FLAVIUS
These growing feathers pluck’d from Caesar’s wing
Will make him fly an ordinary pitch,
Who else would soar above the view of me ;
And keep us all in servile fearfulness. (I, 1, v. 74-77, p. 462)

CASSIUS
Ye gods, it doth amaze me,
A man of such a feeble temper should
So get the start of the majestic world,
And bear the palm alone. (I, 2, v. 126-129, p. 472)

Why should that name [Caesar] be sounded more than yours?
Write them together : yours is as fair a name.
Sound them, it doth become the mouth as well.
Weigh them, it is as heavy. Conjure with’em,
“Brutus” will start a spirit as soon as “Caesar”.
Now in the name of all the gods at once,
Upon what meat doth this our Caesar feed
That he is grown so great? Age, thou art sham’d.
Rome, thou hast lost the breed of noble bloods. (I, 2, v. 140-148, p. 472)

Toutefois, une observation attentive de Brutus ouvre un vaste champ d’interprétations possibles, fécondes, probablement inépuisables sur les motifs inconscients qui l’auraient poussé à prendre part à la conspiration. Des forces inconscientes, (maléfiques ?), semblent s’être progressivement emparées de l’esprit de Brutus, insomniaque depuis un certain temps au moment où la pièce débute, débattant, ressassant le dilemme qui s’offre à lui : assassiner ou non celui qu’il aime comme un père, avant qu’il n’accède au pouvoir absolu, afin de préserver la République romaine d’un exercice tyrannique du pouvoir par un César tout-puissant. Si fortes, mais surtout, si inconscientes sont ces forces qui hantent Brutus, que César même, pourtant un des personnages les plus clairvoyants, les plus justes sur les caractères des personnages qui l’entourent (il suffit de voir comment il met à jour de manière concise et impitoyable celui de Cassius, le principal conspirateur avec Brutus), est pris au dépourvu lorsqu’il constate que Brutus prend part au complot qui lui ôte la vie.

CAESAR
Let me have men about me that are fat,
Sleek-headed men, and such as sleep a-nights.
Yond Cassius has a lean and hungry look,
He thinks too much : such men are dangerous.

ANTONY
Fear him not, Caesar, he’s not dangerous,
He is a noble Roman, and well given.

CAESAR
Would he were fatter! But I fear him not.
Yet if my name were liable to fear,
I do not know the man I should avoid
So soon as that spare Cassius. He reads much,
He is a great observer, and he looks
Quite through the deeds of men. He loves no plays,
As thou dost, Antony ; he hears no music ;
Seldom he smiles, and smiles in such a sort
As if he mock’d himself, and scorn’d his spirit
That could be mov’d to smile at anything.
Such men as he be never at heart’s ease,
Whiles they behold a greater than themselves,
And therefore are they very dangerous.
I rather tell thee what is to be fear’d,
Than what I fear, for always I am Caesar. (I, 2, v. 188-208, p. 476)

BRUTUS
Since Cassius first did whet me against Caesar,
I have not slept.
Between the acting of a dreadful thing,
And the first motion, all the interim is
Like a phantasma, or a hideous dream.
The genius and the mortal instruments
Are then in counsel, and the state of man,
Like to a little kingdom, suffers then
The nature of an insurrection. (II, 1, v. 61-69,p. 502-504)

CAESAR
Et tu, Brute ? – Then fall, Caesar. (III, 1, p. 550)


La nature mystérieuse, innommable, de ces forces constitue l’intérêt majeur de cette pièce, de même que nous sommes pris dans un vertige équivalent pour définir ce « monstre » qui s’empare de Macbeth, le poussant à tuer le roi Duncan,  ou d’Othello, poussé à tuer sa fiancée Desdémone.

BRUTUS
I know no personal cause to spurn at him,
But for the general. He would be crown’d ;
How that might change his nature, there’s the question.
It is the bright day that brings forth the adder,
And that craves wary waling. Crown him, that,
And then I grant we put a sting in him,
That at his will he may do danger with.
Th’abuse of greatness is when it disjoins
Remorse from power. And to speak truth of Caesar,
I have not known when his affections sway’d
More than his reason. But ‘tis a common proof,
That lowliness is young ambition’s ladder,
Whereto the climber-upward turns his face.
But when he once attains the upmost round,
He then unto the ladder turns his back,
Looks in the clouds, scorning the base degrees
By which he did ascend. So Caesar may.
Then lest he may, prevent. And since the quarrel
Will bear no colour for the thing he is,
Fashion is thus : that what he is, augmented,
Would run to these and these extremities ;
And therefore think him as a serpent’s egg,
Which hatch’d, would, as his kind grow mischevious ;
And kill him in the shell. (II, 1, v. 11-33, p. 500)


         Brutus est, tout au long, de la pièce, hanté par ces forces innommables, à la fois durant la période précédant le fatal assassinat, puis après, et en particulier, lors de la veille de la bataille décisive qu’il finira par perdre, contre Marc Antoine et Octave César. Il est persuadé que César, une fois qu’il sera maître tout-puissant de Rome, se comportera de manière despotique et constitue de ce fait une menace, un danger pour Rome. Mais ce qui est fascinant, c’est que Brutus finisse par croire, voire à ne plus douter, que ce que lui peint son esprit, son imagination, sur le futur de César et Rome, soit exact. Brutus, pour reprendre le titre choisi pour cet article, s’octroie de lui-même un pouvoir surnaturel, tel un Précog dans le roman de Philip K. Dick, Minority Report, ces êtres mutants disposant du pouvoir de prédire les crimes futurs. Nous avons par conséquent un cas inquiétant de justice avant le crime : renversement total de notre conception de la justice visant normalement à punir les crimes commis, non à commettre. Sous cet angle, Brutus, malgré tous les motifs qu’il avance pour se justifier vis-à-vis de lui-même, de ses complices puis du peuple, n’est ni plus ni moins qu’un assassin, peu importe les motifs vertueux derrière lesquels il cherche à dissimuler son sanglant forfait. Circonstance aggravante, César, bien que son exercice solitaire du pouvoir soit indubitablement opposé dans le principe à l’esprit de la République romaine, est dépeint certes comme un personnage imbu de lui-même, parlant de lui-même à la troisième personne, mais dont la supériorité d’esprit sur tous les autres est incontestable : eût-il mieux valu in fine qu’il régnasse sur Rome, a fortiori lorsque l’on voit la période de chaos et de guerre civile qui s’ensuivit, avec à l’arrivée la concrétisation de la crainte initiale de Brutus, à savoir le couronnement d’Octave César, futur Auguste et premier empereur romain ?

CAESAR
Caesar shall forth. The things that threaten’d me,
Ne’er look’d but on my back ; when tey shall see
The face of Caesar, they are vanished. (II, 2, p. 526)

Cowards die many times before their deaths,
The valiant never taste of death but once.
Of all the wonders that I yet have heard,
It seems to me most strange that men should fear,
Seeing that death, a necessary end,
Will come when it will come […]
Caesar should be a beast without a heart
If he should stay at home today for fear.
No, Caesar shall not. Danger knows full well
That Caesar is more dangerous than he.
We are two lions litter’d in one day,
And I the elder and more terrible,
And Caesar shall go forth. (II,2, p. 528)


Le second point de réflexion que soulève la décision de Brutus est celui de ses motifs. Sur ce point, d’innombrables pistes d’interprétation sont possibles et peuvent se contredire entre elles : est-ce un cas de parricide freudien, une volonté de prendre la place du père ? Est-ce au motif, nonobstant toute interprétation freudienne, d’une soif de pouvoir démoniaque et irrésistible, similaire à celle qui s’empare de Macbeth ? Simple folie d’un esprit qui, littéralement, prend « ses rêves pour la réalité », et s’imagine, au nom du bien dont il serait sincèrement épris, faire un acte qui sauvera Rome, mais qui au final s’avérera contre-productif ?
Je serais pour ma part plus tenté de choisir une interprétation « à la Cioran » des motivations de Brutus, rêveur idéaliste qui confond dangereusement réalité et imagination, et qui, en agissant, provoque plus de mal que de bien. Toutefois, l’écriture elliptique, dénuée d’explication psychologique précise et excluant toute autre, propre au génie de Shakespeare, laisse le champ possible à toutes sortes d’explications, nous réduisant à un rôle de spéculateur perpétuel sur le caractère énigmatique, mais cependant infiniment fascinant, de ses personnages principaux.

       Ce qui laisse toutefois moins de doute, c’est la bonté dont fait preuve Brutus envers son entourage, en particulier sa femme Portia et son serviteur Lucius. La première est, malgré sa sensibilité et son intense amour pour son mari, une femme forte, qui n’entend pas être réduite au rôle ornemental de simple femme au foyer, mais qui aspire à être considérée comme une personne à part entière, une personne à qui Brutus puisse se confier, s’appuyer, en mesure de le soutenir et de le comprendre dans ses tourments. Quant à Lucius, Brutus le traite avec une gentillesse constante, malgré sa narcolepsie. Enfin, Brutus se refuse à imposer des impôts exorbitants à la population, faisant de lui un idéaliste politique, et par conséquent sans doute inapte à gouverner, eût-il gagné la guerre l’opposant à Marc-Antoine et Octave César.

PORTIA
Is Brutus sick ? And is it physical
To walk unbraced and suck up the humours
Of the dank morning? What, is Brutus sick?
And will he steal out of his wholesome bed
To dare the vile contagion of the night,
And tempt the rheumy and unpurged air
To add unto his sickness? No, my Brutus,
You have somme sick offence within your mind,
Which by the right and virtue of my place
I ought to know of. And upon my knees,
I charm you by my once commended beauty,
By all your vows of love, and that great vow
Which did incorporate and make us one,
That you unfold to me, your self, your half,
Why you are heavy […]
Is it excepted I should know no secrets
That appertain to you? Am I your self,
But as it were in sort, or limitation,
To keep with you at meals, comfort your bed,
And talk to you sometimes? Dwell I but in the suburbs
Of your good pleasure? If it be no more,
Portia is Brutus’ harlot, not his wife. (II, 1, p. 518-520)

BRUTUS
[…] What, shall one of us,
That struck the foremost man of all this world,
But for supporting robbers, shall we now
Contaminate our fingers with base bribes,
And sell the mighty space of our large honours
For so much trash, as may be grasped thus?
I Had rather be a dog, and bay the moon
Than such a Roman. (IV, 2, p. 604)

BRUTUS
For I can raise no money by vile means.
By heaven, I had rather coin my heart,
And drop my blood for drachmas, than to wing
From the hard hands of peasants their vile trash
By any indirection.
When Marcus Brutus grows so covetous,
To lock such rascal counters from his friends,
Be ready, gods, with all your thunderbolts,
Dash him to pieces. (IV, 2, p. 610)


         Enfin, Brutus n’est pas le seul à être une victime de sa propre imagination, de ses propres chimères. Son allié et « ami », Cassius, commettra l’erreur fatale de croire que leurs ennemis ont triomphé, mésinterprétant ce qui arrive à son ami Titinius, et se suicidant de manière précipitée sur cette apparence trompeuse. Il entraînera dans son suicide celui de son serviteur le plus dévoué, Pindarus, sorte de Kent vis-à-vis de Lear avant l’heure, puis celui de Titinius.

PINDARUS
Titinius is enclosed round about
With horsemen, that make to him on the spur,
Yet he spurs on. Now they are almost on him;
Now Titinius. Now some light. O, he lights too.
He’s ta’en.
Shout.
And hark, they shout for joy.

CASSIUS
Come down; behold no more.
O coward that I am, to live so long, to see my best friend ta’en before my face! (V, 3, p. 648-650)

MESSALA
Mistrust of good success hath done this deed.
O hateful error, melancholy’s child,
Why dost thou show to the apt thoughts of men
The things that are not? O error, soon conceiv’d,
Thou never com’st unto a happy birth,
But kill’st the mother that engend’red thee. (V, 3, p. 652)


          Ainsi, Jules César s’avère bien plus qu’une simple pièce politique : deux personnages ressortent du lot, César bien sûr (malgré un nombre de scènes limité, son assassinat intervenant au milieu de la pièce), personnage certes mégalomane mais indéniablement supérieur, mais surtout Brutus, en proie à des forces innommables qui le poussent à assassiner son mentor. Sur le plan politique strict, une vision désenchantée de l’action ressort, à la manière de Cioran (qui trouvera son point culminant dans Hamlet), ainsi qu’une évidente méfiance vis-à-vis des orateurs charismatiques et d’un peuple facilement crédule et manipulable, cédant facilement à ses instincts bas et meurtriers, à l’exemple de la mise à mort comique de Cinna le poète, confondu avec le politicien.

FOURTH PLEBEIAN
Tear him for his bad verses, tear him for his bad verses ! (III, 3, p. 592)

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