[…] je passe ma vie dans les convulsions de la crainte et de la douleur ; mais aussi, ce que j’attends, ce que je désire, ce que j’obtiens, ce qu’on me donne, a un tel prix pour mon âme ! Je vis, j’existe si fort, qu’il y a des moments où je me surprends à aimer à la folie jusqu’à mon malheur. […] Oui, je le répète : je préfère mon malheur à tout ce que les gens du monde appellent bonheur ou plaisir ; j’en mourrai peut-être, mais cela vaut mieux que de n’avoir jamais vécu. (p. 34-35)
Ah ! quand on est malheureux, c’est alors qu’il est affreux de n’aimer que faiblement ; car c’est en nous que nous trouvons la véritable force, et rien n’en donne autant que la passion : les sentiments d’un autre nous plaisent, nous touchent ; il n’y a que le nôtre qui nous soutienne. Mais cette ressource manque presque à tout le monde : presque tout ce qui existe, n’aime que parce qu’il est aimé. Ah ! mon Dieu ! la pauvre manière ! qu’elle laisse petit et faible ! (p. 51-52)
Que le comte de Guibert, destinataire de ces lettres d’amour de Julie de Lespinasse, n’ait sans doute pas répondu à l’amour de cette dernière avec la même passion ne doit cependant pas nous faire croire que le contenu de ces lettres se résumerait au désespoir pathétique d’une amante délaissée, tant de fois (mal) traité en littérature, au point que ce thème de l’amour déçu charrie avec lui un nombre considérable de clichés. Car bien que Julie de Lespinasse s’attarde il est vrai à de nombreuses reprises sur les diverses souffrances que l’absence, ou les marques d’indifférence, que son amant lui inflige, l’intérêt de ces lettres repose moins sur leur aspect pathétique que sur la conception singulière de l’amour (à rebours de nombreux clichés attendus), mais surtout de l’acte d’aimer de l’auteure, ainsi que sur la transformation intérieure que cet acte suscite chez elle, à la fois dans sa vision des choses, du monde, mais aussi d’elle-même.
Julie de Lespinasse, pour commencer, est très loin de l’image de la femme écervelée, sensible mais surtout naïve, aveugle en amour. Elle fut une femme ayant bénéficié d’une éducation accomplie malgré sa naissance illégitime, ayant lu les grands auteurs classiques de son époque, et les citations qu’elle fait de Montaigne et de La Rochefoucauld dans ce choix de lettres démontrent une solide connaissance et compréhension de ces derniers, ainsi qu’une capacité à s’observer et analyser ses propres sentiments avec lucidité, qu’elle va appliquer dans sa relation avec le comte.
Jusqu’ici j’ai justifié ce qu’a dit La Rochefoucauld, que l’esprit de la plupart des femmes sert plus à fortifier leur folie que leur raison. Oh ! que cela est vrai ! je meurs de confusion en me rappelant ce que j’avais osé prétendre. Oui, j’ai été assez exaltée, ou plutôt assez égarée pour ne pas croire impossible d’être aimée de vous par-dessus tout : et ma folie m’en donnait des raisons qui étaient assez plausibles pour contenter mon sentiment. Voyez, je vous prie, à quel degré d’illusion j’ai été menée ! je vous jure pourtant que ce n’était point l’amour-propre qui m’égarait : c’est lui au contraire qui m’a aidée à revenir à la vérité et à la raison. C’est lui qui me juge aujourd’hui avec plus de sévérité que vous ne pouvez en avoir ; tout ce que vous me refusez, tout ce que vous n’avez pas été pour moi, ne me paraît plus qu’un résultat nécessaire de la justesse de votre goût et de votre justice. (p. 68)
C’est ainsi qu’assez rapidement, elle constate que le comte de Guibert ne sera jamais en mesure de l’aimer avec autant de force qu’elle, et qu’elle décèle cette impossibilité dans une analyse fine de leurs caractères respectifs : elle, sensible, voit l’être aimé comme un absolu, un « point fixe » en dehors duquel rien d’autre n’a d’importance ; lui, homme mondain par excellence, mettra toute sa vie au service de son ambition, de sa recherche de gloire militaire et littéraire, et s’il est sensible à l’occasion, comme il le fut envers Julie, il est loin de placer ses affaires de cœur au centre de ses préoccupations.
[…] votre caractère vous commande d’être grand : vos talents vous condamnent à la célébrité. Abandonnez-vous donc à votre destinée, et dites-vous bien que vous n’êtes point fait pour cette vie douce et intérieure qu’exigent la tendresse et le sentiment. Il n’y a que du plaisir et point de gloire à vivre pour un seul objet. Quand on ne peut que régner dans un cœur, on ne règne point dans l’opinion. (p. 20)
Soyons plus simples : ne cherchons point de prétexte pour justifier nos goûts et nos passions ; vous allez au bout du monde, parce que votre âme est plus avide que sensible. Eh bien, quel mal y a-t-il à cela ? Vous êtes jeune, vous avez connu l’amour, vous avez souffert, et vous en avez conclu que vous étiez sensible ; et cela n’est pas vrai. Vous êtes ardent, vous êtes passionné, vous seriez capable de tout ce qui est fort, de tout ce qui est grand : mais vous ne ferez jamais que des choses de mouvement, c’est-à-dire des actions, des actes détachés ; et ce n’est pas comme cela que procèdent la sensibilité et la tendresse. Elles attachent, elles lient, elles remplissent toute la vie, elles ne laissent place qu’aux vertus douces et paisibles, elles fuient l’éclat : tout ce qui les sépare et les éloigne de leur objet leur paraît malheur ou tyrannie. (p. 27-28)
Mon ami, vous n’êtes pas fait pour l’intimité : vous avez besoin de vous répandre ; le mouvement, le brouhaha de la société vous sont nécessaires : ce n’est pas le besoin de votre vanité, mais c’est celui de votre activité. La confiance, la tendresse, cet oubli de soi et de tout amour-propre, tous ces biens sentis et appréciés par une âme tendre et passionnée, éteignent et engourdissent la vôtre. (p. 43)
Ce constat de leurs différences de caractère établi, Julie de Lespinasse ne cherche néanmoins pas à changer son amant pour qu’il lui rende un amour égal au sien. Des reproches certes lui sont parfois formulés pour la négligence dont il fait preuve, telles que les réponses tardives qu’il fait à ses lettres passionnées, qui sont même parfois laissées sans réponse. Si l’épistolière se laisse aller à quelques plaintes, récriminations, ainsi que sur les souffrances qu’elle ressent face aux marques plus ou moins prononcées d’indifférence de son amant, elles sont bien vite étouffées et suivies de repentir. Cette disparité des sentiments lui apparaît comme une fatalité, puisque la nature les a dotés d’un tempérament contre lequel ils ne peuvent aller, et Julie perçoit toute plainte, tout reproche à son amant comme vains puisqu’il ne fait que suivre son propre caractère.
Non, je n’envoie plus chez vous, je ne vous presse plus de me donner du temps. Il me semble que c’est forcer nature que de chercher à vous rapprocher. Par la nature des choses, par les circonstances, par nos goûts, par nos âges, nous sommes trop séparés pour pouvoir nous rapprocher. Il faut donc se soumettre à ce que a encore plus de force que la volonté et même le penchant, la nécessité. Vous êtes marié : votre premier devoir, votre premier soin et votre plus grand plaisir se trouvent là ; suivez-le donc, et songez que ce que vous enlevez à cela, ne saurait contenter une âme sensible. (p. 82)
En dépit de l’attitude que l’on pourrait qualifier d’ « ingrate » de Guibert, Julie de Lespinasse continue éperdument de l’aimer, et de lui répéter cette formule « Mon ami je vous aime » qui donne son titre à ce choix de lettres. Faut-il voir dans une telle attitude, qui peut sembler incompréhensible et puérile chez certains, une marque de faiblesse, de bêtise de Julie ? C’est qu’aux yeux de cette dernière, peu importe au final que Guibert ne l’aime guère avec la même passion qu’elle. Et s’il est vrai que le mariage de Guibert sera vécu initialement comme une trahison, et qu’elle envisagera de rompre définitivement avec lui, Julie de Lespinasse finira par lui pardonner une énième fois et continuera de l’aimer jusqu’à sa mort. Aimer, davantage que le souci d’être aimée en retour, est ce qui importe le plus pour Julie. Malgré les vexations, contrariétés, douleurs qu’elle connaît tout au long de sa liaison (Guibert n’est cependant pas un monstre totalement ingrat et insensible, puisqu’il lui témoignera aussi sinon un amour, du moins une certaine affection), Julie préfère toutes ces souffrances à la vie qu’elle eût pu mener sans cet amour qui lui est devenu indispensable, qu’elle assimile à la vie même, qui est devenu son unique préoccupation (voir les citations en préambule de cette note). Car cet amour pour Guibert, tout comme celui qu’elle eut précédemment pour le marquis de Mora, permet à la sensibilité de Julie d’être portée à son paroxysme, lui donnant un sentiment de vivre tel, quoiqu’il fût douloureux la grande majorité du temps, qu’elle ne l’échangerait contre rien au monde. Son amour a surtout comme fonction révélatrice de lui dévoiler la vanité, la faiblesse, l’insuffisance des autres plaisirs que la vie peut lui offrir. Tout occupée de son amour, tout le reste lui apparaît dénué de tout intérêt : ainsi, la société mondaine, dont elle fut une des plus grandes salonnières de son époque, l’ennuie désormais, bien qu’elle tente de n’en montrer rien en public. Tout ce que les gens font dans la poursuite de ce qu’ils croient être le bonheur (recherche de la gloire, du prestige, de la richesse, de l’influence, de quelque nature que ce soit) la laissent indifférente ou suscitent sa moquerie ironique, en dehors de l’amour et de la tendresse pour l’être aimé, unique source pour elle de bonheur.
[…] je suis trop malheureuse ; trop profondément malheureuse, pour être accessible aux plaisirs et aux sottises de la vanité. (p. 66)
Vous êtes arrivé dimanche à Fontainebleau ; si vous m’aviez écrit lundi matin, j’aurais eu de vos nouvelles aujourd’hui : mais vous avez voulu voir tout à la fois la Reine, M. de Duras, les ministres, vos amis, vos connaissances, ceux qui ne le sont pas ; enfin il faut bien tout voir, tout entendre, tout savoir. On a des affaires, on les fait mal, mais n’importe, on a beaucoup vu, beaucoup été, et au bout de la journée, l’on est Gros-Jean comme devant ; mais l’on a satisfait à cette charmante activité de l’écureuil, et l’on se dit que, dans dix ans, l’on aura une tête et des affaires mieux réglées, et l’on s’abuse, je vous assure. Mon Dieu ! qu’il était doux d’aimer et de vivre pour quelqu’un qui avait tout connu, tout jugé, tout apprécié, et qui avait fini, comme le sage, par trouver que tout n’est que vanité ! Aimer suffisait à son cœur et à son âme. Ah ! qu’elle était noble, qu’elle était grande, cette âme ! je n’ai jamais vu réunir tant de passion à tant de vertus. Mon ami, je donnerais ce qui me reste à vivre pour que vous l’eussiez connu… (p. 73-74)
C’est ainsi que, loin de constituer un amour égoïste, où Julie attend, reproche à Guibert son manque de passion, ou tente de le changer, celle-ci ne cesse de mettre ses intérêts derrière ceux de son amant, dont la santé, le bonheur (bien que mondain) lui importent plus que tout le reste. Julie s’excuse ainsi régulièrement dans ses lettres de s’attarder sur ses propres maux, souffrances, pour s’enquérir ensuite de Guibert, dont elle attend sans cesse des nouvelles, qui arrivent, comme nous l’avons dit précédemment, de manière parfois sporadique. Elle ne formule pas d’ordres, d’injonctions à son encontre mais des souhaits, se contente du peu qu’il veut bien lui accorder entre deux visites mondaines, préférant souffrir que lui faire subir la moindre souffrance, la moindre contrariété, même superficielle, lui laissant toujours sa pleine liberté.
Quelques instants, quelques éclairs de plaisir, c’est assez pour les malheureux : ils respirent et reprennent courage pour souffrir. (p. 58)
Remise du choc de son mariage et de la jalousie aveugle qui la fit atrocement souffrir, elle lui souhaite finalement d’être heureux. Ce continuel désintéressement, ce continuel oubli de soi au profit de l'être aimé culminera ensuite dans ses derniers jours, alors que sa maladie s'aggrave et l'emportera bientôt. Malgré sa volonté d’être plainte, du réconfort qu’elle eût pu avoir par la présence de Guibert à ses côtés, elle lui défend d’être à ses côtés durant les derniers moments pénibles de sa vie, afin de lui épargner les souffrances qu'il eût pu avoir à la vue de son état, souffrances de l’amant qui ne feraient qu’ajouter aux siennes à ses yeux. Et c’est une certaine reconnaissance envers cet amant sans doute quelque peu ingrat qui perce dans les derniers mots qu’elle lui adresse, où cet amour qu’elle eut pour lui, qui l’a certes en partie consumé de douleur régulièrement et a sans doute précipité son déclin puis sa mort, n’est nullement regretté et qu’elle eût souhaité poursuivre, s'il lui était donné de vivre davantage.
[…] y a-t-il rien de plus doux et de plus naturel que d’aimer à la folie ce qui est parfaitement aimable ? Mais, mon ami, je fais mieux qu’aimer : je sais souffrir ; je saurai renoncer à mon plaisir pour votre bonheur. (p. 40)
Mon ami, vos maux sont les miens ; et il m’est affreux de ne pouvoir pas vous soulager. Si j’étais avec vous, il me semble que je m’emparerais si bien de toutes vos craintes, de tout ce qui vous fait trembler, qu’il ne vous resterait que ce qu’il me serait impossible de ne pas vous ôter. Ah ! partager ne serait pas assez. Je souffrirais par vous, pour vous ; et avec cette tendresse et cette passion, il n’y a point de douleur qui ne soit adoucie, et point d’alarme qui ne soit calmée. (p. 50-51)
Ne venez pas demain matin : ma porte sera fermée jusqu’à quatre heures sans exception. Je ne suis plus maîtresse de mes maux ; ils ont pris possession de moi, et je leur cède. N’allez pas croire que je n’aie point envie de vous voir ; mais je meurs de regret à la manière triste dont vous passez la soirée auprès de moi, tandis que vous êtes entouré chez vous de tous les genres de plaisirs. Point de sacrifice, mon ami : les malades repoussent les efforts ; ils leur font si peu. (p. 94)
Ordinairement votre présence suspend mes maux, détourne mes larmes. Aujourd’hui, je succombe, et je ne sais lequel, de mon âme ou de mon corps, me faisait le plus mal. Cette disposition est si profonde, que je viens de refuser les consolations de l’amitié, et que j’ai préféré d’être seule, de vous dire un mot, de me coucher, à la douceur et à la tristesse de me plaindre et de faire partager ma douleur. (p. 99)
***
Ci-dessous, des passages marquants de ce court choix de lettres :
Lettre 1, 23 mai 1773
[…] vous me manquez comme mon plaisir, et je crois que les âmes actives et sensibles y tiennent trop fortement ; ce n’est point l’idée de la longueur de votre absence qui m’afflige : car ma pensée n’en voit pas le terme ; c’est simplement le présent qui pèse sur mon âme, qui l’abat, qui l’attriste, et qui à peine lui laisse assez d’énergie pour désirer une meilleure disposition. (p. 19)
[…] votre caractère vous commande d’être grand : vos talents vous condamnent à la célébrité. Abandonnez-vous donc à votre destinée, et dites-vous bien que vous n’êtes point fait pour cette vie douce et intérieure qu’exigent la tendresse et le sentiment. Il n’y a que du plaisir et point de gloire à vivre pour un seul objet. Quand on ne peut que régner dans un cœur, on ne règne point dans l’opinion. (p. 20)
Lettre 2, 6 juin 1773
[…] tout au plus, mon sentiment vous a été agréable, et moi, avant que de vous avoir jugé, vous m’étiez devenu nécessaire ; mais que pensez-vous d’une âme qui se donne avant de savoir si elle sera acceptée ; avant d’avoir pu juger si elle sera reçue avec plaisir, ou seulement avec reconnaissance ? (p. 22)
Quoique votre âme soit agitée, elle n’est pas si malade que la mienne, qui passe sans cesse de l’état de convulsion à celui de l’abattement ; je ne puis juger de rien… (p. 22)
[…] concevez mon malheur ; je ne me repose que dans l’idée de la mort ; il y a des jours où elle est mon seul espoir ; mais aussi j’éprouve des mouvements bien contraires ; je me sens quelquefois garrottée à la vie ; la pensée d’affliger ce que j’aime m’ôte jusqu’au désir d’être soulagée, si c’était aux dépens de son repos. (p. 23)
Lettre 3, 25 juillet 1773
[…] voilà le véritable éloignement, voilà les séparations effroyables, c’est l’oubli de l’âme ; cela ressemble à la mort, et cela est pis, puisque cela est senti longtemps. (p. 25)
[…] ni vous, ni moi ne nous connaissons parfaitement : vous, parce que vous êtes trop près, et que vous vous observez trop ; et moi, parce que je vous ai toujours vu avec crainte et embarras. (p. 26)
Soyons plus simples : ne cherchons point de prétexte pour justifier nos goûts et nos passions ; vous allez au bout du monde, parce que votre âme est plus avide que sensible. Eh bien, quel mal y a-t-il à cela ? Vous êtes jeune, vous avez connu l’amour, vous avez souffert, et vous en avez conclu que vous étiez sensible ; et cela n’est pas vrai. Vous êtes ardent, vous êtes passionné, vous seriez capable de tout ce qui est fort, de tout ce qui est grand : mais vous ne ferez jamais que des choses de mouvement, c’est-à-dire des actions, des actes détachés ; et ce n’est pas comme cela que procèdent la sensibilité et la tendresse. Elles attachent, elles lient, elles remplissent toute la vie, elles ne laissent place qu’aux vertus douces et paisibles, elles fuient l’éclat : tout ce qui les sépare et les éloigne de leur objet leur paraît malheur ou tyrannie. (p. 27-28)
Il est vrai que j’ai réuni toutes mes forces en un seul point. Toute la nature est morte pour moi, excepté quelques objets qui animent et remplissent tous les moments de ma vie. Je n’existe pour rien : les choses, les plaisirs, la dissipation, la vanité, l’opinion, tout cela n’est plus à mon usage ; et j’ai regret au temps que j’y ai donné, quoiqu’il ait été bien court : car j’ai connu la douleur de bonne heure, et elle a cela de bon qu’elle écarte bien des sottises. J’ai été formée par ce grand maître de l’homme, le malheur. (p. 30)
Vous m’avez su gré de vous ramener à ce que vous aviez aimé, à ce que vous aviez souffert : oui, il y a une espèce de douleur qui a un tel charme, qui porte une telle douceur dans l’âme, qu’on est tout prêt à préférer ce mal à ce qu’on appelle plaisir. Je goûte ce bonheur ou ce poison deux fois la semaine ; et cette sorte de nourriture m’est bien plus nécessaire que l’air que je respire. (p. 30-31)
Lettre 4, 6 septembre 1773
Votre silence me fait mal. Je ne vous accuse point ; mais je souffre, et j’ai peine à me persuader qu’avec un intérêt égal à celui qui m’anime, je fusse un mois sans entendre parler de vous… (p. 32)
[…] en me consolant, vous m’avez attachée à vous, et, ce qu’il y a de bien singulier, c’est que le bien que vous m’avez fait, que j’ai reçu sans y donner mon consentement, loin de me rendre facile et souple, comme le sont les gens qui reçoivent grâce, semble, au contraire, m’avoir acquis le droit d’être exigeante sur votre amitié. (p. 33)
On dit que le passé n’est rien ; pour moi, j’en suis accablée, c’est justement parce que j’ai beaucoup souffert, qu’il m’est affreux de souffrir encore. (p. 34)
[…] je passe ma vie dans les convulsions de la crainte et de la douleur ; mais aussi, ce que j’attends, ce que je désire, ce que j’obtiens, ce qu’on me donne, a un tel prix pour mon âme ! Je vis, j’existe si fort, qu’il y a des moments où je me surprends à aimer à la folie jusqu’à mon malheur. […] Oui, je le répète : je préfère mon malheur à tout ce que les gens du monde appellent bonheur ou plaisir ; j’en mourrai peut-être, mais cela vaut mieux que de n’avoir jamais vécu. (p. 34-35)
[…] le cœur ne se conduit pas d’après la justice : il est despote et absolu. (p. 36)
Lettre 5, septembre 1773
Hélas ! je le vois trop, vous me traitez comme les gens du monde qui se disent amis, et qui ne sentent rien : ils ne sont agités et occupés que de leur propre intérêt ou de leur sotte vanité. (p. 36)
Je ne sais à quoi cela tient, mais vous êtes l’homme du monde à qui j’ai le moins d’envie de plaire, avec qui je veuille le moins faire valoir ce que vous appelez mes attentions. C’est que je ne veux point de votre reconnaissance ; c’est un sentiment que j’abhorre. (p. 37)
Lettre 6, 1773
Est-ce le matin, est-ce le soir que je dois vous voir ? J’aimerais le matin, parce que c’est plus tôt, et le soir, parce que c’est plus longtemps… (p. 39)
Lettre 7, huit heures et demie, 1773
Mon ami, je vous aime comme il faut aimer, avec excès, avec folie, transport et désespoir. (p. 39)
[…] y a-t-il rien de plus doux et de plus naturel que d’aimer à la folie ce qui est parfaitement aimable ? Mais, mon ami, je fais mieux qu’aimer : je sais souffrir ; je saurai renoncer à mon plaisir pour votre bonheur. (p. 40)
Si vous avez du bonheur, je ne dois plus me plaindre de ce que vous m’enlevez le mien. (p. 40)
Lettre 8, 1774
Mon ami, je n’ai plus d’opium dans la tête, ni dans le sang : j’y ai pire que cela, j’y ai ce qui ferait bénir le ciel, chérir la vie, si ce qu’on aime était animé du même mouvement ; mais, mon Dieu ! ce qu’on aime est justement fait pour faire le tourment et le désespoir d’une âme sensible. (p. 41)
Lettre 10, 1774
Vous ne me connaissez pas encore : il est presque impossible de blesser mon amour-propre ; et le cœur est si indulgent ! (p. 42)
Lettre 11, onze heures du soir, 1774
Mon ami, vous n’êtes pas fait pour l’intimité : vous avez besoin de vous répandre ; le mouvement, le brouhaha de la société vous sont nécessaires : ce n’est pas le besoin de votre vanité, mais c’est celui de votre activité. La confiance, la tendresse, cet oubli de soi et de tout amour-propre, tous ces biens sentis et appréciés par une âme tendre et passionnée, éteignent et engourdissent la vôtre. (p. 43)
[…] vous ne savez pas à quel point je renonce à moi pour être à vous. Je vous dirai comme Phèdre : « Il fallait bien souvent me priver de mes larmes. » Oui, mon ami, je me prive avec vous de tout ce qui m’est le plus cher. Je ne vous parle ni de mes regrets, ni de mes souvenirs ; et ce qui m’est plus cruel encore, je ne vous laisse voir qu’une partie de la sensibilité dont vous remplissez mon cœur. Je retiens la passion que vous excitez dans mon âme ; je me dis sans cesse : il n’y répondrait pas, il ne m’entendrait pas et je mourrais de douleur. (p. 44)
[…] je me ruine avec vous, et c’est vous accabler et non vous enrichir. Je vous ennuie, vous avez du dégoût pour mes lettres, et en cela j’admire la justesse et la délicatesse de votre tact : mais si j’estime votre bon goût, je m’afflige de ce que vous n’avez presque pas d’indulgence ni de bonté. (p. 46)
Lettre 12, Quatre heures, 1774
L’intérêt que je vous porte me fait souffrir de mille choses qui ne sont d’aucun prix pour vous : il faut aimer pour être averti du mal qu’on fait à ce qui nous aime : l’esprit ne donne point la délicatesse dont il faut user avec une âme malade et malheureuse. (p. 47)
Lettre 13, huit heures et demie, 1774
Je ne vous verrai pas, je ne saurai rien de vous. Ah ! qu’il était doux de vous aimer hier, et qu’il est cruel de vous aimer aujourd’hui, demain et toujours ! (p. 49)
Quel horrible projet j’avais conçu, de ne pas vous voir ! cela serait impossible, vous le savez bien. Vous savez bien que, quand je vous hais, c’est que je vous aime à un degré de passion qui égare ma raison. (p. 49)
Lettre 14, 22 octobre 1774
Mon ami, vos maux sont les miens ; et il m’est affreux de ne pouvoir pas vous soulager. Si j’étais avec vous, il me semble que je m’emparerais si bien de toutes vos craintes, de tout ce qui vous fait trembler, qu’il ne vous resterait que ce qu’il me serait impossible de ne pas vous ôter. Ah ! partager ne serait pas assez. Je souffrirais par vous, pour vous ; et avec cette tendresse et cette passion, il n’y a point de douleur qui ne soit adoucie, et point d’alarme qui ne soit calmée. (p. 50-51)
Y a-t-il donc des mots pour rendre tous les mouvements d’une âme souffrante, d’une âme frappée de terreur, à qui le malheur a interdit toute espérance ? Mon ami, dans cet état qui est le mien, on ne peut s’expliquer et s’exprimer que par ces mots : Je vous aime. Ah ! s’ils pouvaient passer dans votre âme comme je les sens ! (p. 51)
Ah ! quand on est malheureux, c’est alors qu’il est affreux de n’aimer que faiblement ; car c’est en nous que nous trouvons la véritable force, et rien n’en donne autant que la passion : les sentiments d’un autre nous plaisent, nous touchent ; il n’y a que le nôtre qui nous soutienne. Mais cette ressource manque presque à tout le monde : presque tout ce qui existe, n’aime que parce qu’il est aimé. Ah ! mon Dieu ! la pauvre manière ! qu’elle laisse petit et faible ! (p. 51-52)
Lettre 15, 23 octobre 1774
[…] il serait sans doute plus doux, plus consolant, d’être en dialogue ; mais le monologue est supportable, lorsqu’on peut se dire : je parle seule, et cependant je suis entendue. (p. 53)
Le mariage est un véritable éteignoir de tout ce qui est grand et qui peut avoir de l’éclat. Si on est assez honnête et assez sensible pour être un bon mari, on n’est plus que cela, et sans doute ce serait bien assez si le bonheur est là. (p. 54)
Je n’attendrai plus de nouvelles ; mais j’en désirerai tant que je respirerai. (p. 55)
Lettre 16, 25 octobre 1774
[…] mon âme n’a que deux sentiments : l’un me consume de douleur, et quand je me livre à celui qui devrait me calmer, je suis poursuivie par le remords, et par un regret plus déchirant encore que les tortures du remords. (p. 56)
[…] n’ayez jamais la pensée de me ménager, de m’épargner ; croyez que mon sentiment me mène plus loin que vous ne pourrez jamais me faire aller. (p. 57)
Quelques instants, quelques éclairs de plaisir, c’est assez pour les malheureux : ils respirent et reprennent courage pour souffrir. (p. 58)
Lettre 17, onze heures, 1774
Eh ! mon ami, que la dissipation est bête, que la société est dénuée d’intérêt pour une âme occupée, qu’il y a peu de conversations qui vaillent la peine de sortir de chez soi ! (p. 58)
Mon ami, il n’y a de noble, de juste et d’honnête, que de se soumettre à sa mauvaise fortune. (p. 59)
Que faites-vous dans ce moment ? je vous défie d’être mieux que moi ; je suis occupée de ce que j’aime. (p. 59)
Lettre 18, 14 juillet 1775
Oui, je le sens, je suis condamnée à vous aimer tant que je respirerai : quand mes forces sont épuisées par la douleur, je vous aime avec tendresse ; et quand je suis animée, que mon âme a du ressort, je vous aime avec passion. (p. 61)
Lettre 19, 25 septembre 1775
Hélas ! il est donc vrai, on survit à tout ! l’excès du malheur en devient donc le remède ! Ah ! mon Dieu ! le moment est arrivé où je puis vous dire, où je dois vous dire avec autant de vérité : je vivrai sans vous aimer, que je vous disais il y a trois mois : vous aimer ou cesser d’être. (p. 61-62)
Je vous ai aimé jusqu’à l’égarement ; j’ai éprouvé tous les degrés, toutes les nuances du malheur et de la passion ; j’ai voulu mourir. J’ai cru mourir, j’ai été retenue par le charme attaché à la passion, même à la passion malheureuse. Depuis, j’ai réfléchi, j’ai flotté longtemps, j’ai souffert encore ; en un mot, je ne sais si c’est vous, si ce sont vos procédés, si c’est la nécessité ou peut-être l’excès de mon malheur : tout enfin m’a ramenée à une disposition moins funeste. J’ai regardé autour de moi ; j’y ai trouvé des amis que mon malheur et ma folie n’ont point encore rebutés : j’ai vu que j’étais environnée de soins, de bontés, de marques d’intérêt. Au milieu de tant de secours et de tant de ressources, j’ai trouvé un sentiment plus vif, plus animé : il est vrai, si tendre, si doux, qu’il faudra bien qu’à la fin il fasse pénétrer dans mon âme du calme et de la consolation. (p. 63-64)
Sans doute il m’en aurait moins coûté pour mourir, que pour me séparer de vous. Une mort prompte eût satisfait mon caractère et ma passion ; mais la torture que vous avez donnée à mon âme en a épuisé la force : elle a perdu son énergie ; et puis je me suis vue aimée, cela amollit. Comment quitter la vie, lorsqu’on veut vous y retenir par le sentiment le plus tendre ? Ah ! il fallait mourir dans le moment où j’ai perdu ce qui m’aimait, et ce que j’ai plus aimé que tout le reste de la nature ! (p. 64)
Depuis trois mois, j’ai à me reprocher de repousser avec froideur et avec dureté l’expression du plus vif intérêt, dont malgré moi j’ai reçu des preuves non équivoques ; et vous savez si je dois être difficile en preuves. (p. 65)
[…] je reste confondue de ce qu’il y a encore quelqu’un sur la terre qui puisse mettre son plaisir, et espérer son bonheur de la créature du monde la plus triste et la plus faite pour repousser tout intérêt. L’excès du malheur a donc de l’attrait pour de certaines âmes ! […] Depuis longtemps j’ai remarqué que cet homme ne me quittait jamais sans émotion ; et il m’est intimement prouvé que c’est le malheur, la maladie et la vieillesse qui me tiennent lieu auprès de lui de grâces, de jeunesse et d’agréments. (p. 66)
[…] je suis trop malheureuse ; trop profondément malheureuse, pour être accessible aux plaisirs et aux sottises de la vanité. (p. 66)
Dans les premiers jours de mon désespoir, lorsque vous eûtes prononcé contre mon repos et ma vie, je rejetai avec horreur ce qui voulait me distraire de vous : j’aimais mieux mourir que m’en séparer. (p. 67)
[…] je me suis persuadée, mais d’une manière absolue, que votre mariage devait à jamais rompre toute liaison entre nous ; qu’elle ne me donnerait jamais que du tourment, que je vous deviendrais à charge, et peut-être odieuse. Dans le premier moment, je crus que je ne pouvais plus vivre sans vous haïr. Cet affreux mouvement ne pouvait pas durer dans une âme remplie de passion et de tendresse. (p. 67)
Jusqu’ici j’ai justifié ce qu’a dit La Rochefoucauld, que l’esprit de la plupart des femmes sert plus à fortifier leur folie que leur raison. Oh ! que cela est vrai ! je meurs de confusion en me rappelant ce que j’avais osé prétendre. Oui, j’ai été assez exaltée, ou plutôt assez égarée pour ne pas croire impossible d’être aimée de vous par-dessus tout : et ma folie m’en donnait des raisons qui étaient assez plausibles pour contenter mon sentiment. Voyez, je vous prie, à quel degré d’illusion j’ai été menée ! je vous jure pourtant que ce n’était point l’amour-propre qui m’égarait : c’est lui au contraire qui m’a aidée à revenir à la vérité et à la raison. C’est lui qui me juge aujourd’hui avec plus de sévérité que vous ne pouvez en avoir ; tout ce que vous me refusez, tout ce que vous n’avez pas été pour moi, ne me paraît plus qu’un résultat nécessaire de la justesse de votre goût et de votre justice. (p. 68)
[…] mais que je vous pardonne de toute mon âme ! Peut-être ne se consolera-t-on jamais des grandes humiliations : mais je dois espérer que le temps en effacera l’impression. Je souhaite que votre mariage vous rende aussi heureux qu’il m’a rendue malheureuse : croyez que, lorsque le souhait est bien sincère, la générosité et la bonté ne peuvent pas être portées plus loin. (p. 69)
Il n’y a que la haine qui convertisse le miel en poison, et je n’ai point de haine. (p. 69)
J’aurais besoin de fuir dans un désert pour me reposer. Que je vous plains de la longueur assommante de cette lettre ! mais je suis si malade, si abattue, que je n’ai pas eu la force d’y mettre de l’ordre, ni d’en écarter les inutilités. Je le sens, les longues douleurs fatiguent l’âme et usent la tête ; mais si je me suis permise de parler si longuement une fois, ce sera pour n’y revenir jamais : il y a des sujets sur lesquels on ne peut pas revenir. (p. 70)
Lettre 20, mardi 17 octobre 1775
Mon ami, si je pouvais ne pas vous aimer, si je pouvais aimer ce que je n’aime point, peut-être que ce qui me reste à vivre ne serait pas dévoué à un supplice qui met mon corps et mon âme à la torture. (p. 71)
Ah ! pourquoi aime-t-on, ou pourquoi n’aime-t-on pas ? Qui sont les sots, ou les âmes de glace qui ont jamais su en rendre compte ? (p. 72)
[…] il m’est impossible d’être à froid, et de me composer un avis contre mon sentiment. (p. 73)
Vous êtes arrivé dimanche à Fontainebleau ; si vous m’aviez écrit lundi matin, j’aurais eu de vos nouvelles aujourd’hui : mais vous avez voulu voir tout à la fois la Reine, M. de Duras, les ministres, vos amis, vos connaissances, ceux qui ne le sont pas ; enfin il faut bien tout voir, tout entendre, tout savoir. On a des affaires, on les fait mal, mais n’importe, on a beaucoup vu, beaucoup été, et au bout de la journée, l’on est Gros-Jean comme devant ; mais l’on a satisfait à cette charmante activité de l’écureuil, et l’on se dit que, dans dix ans, l’on aura une tête et des affaires mieux réglées, et l’on s’abuse, je vous assure. Mon Dieu ! qu’il était doux d’aimer et de vivre pour quelqu’un qui avait tout connu, tout jugé, tout apprécié, et qui avait fini, comme le sage, par trouver que tout n’est que vanité ! Aimer suffisait à son cœur et à son âme. Ah ! qu’elle était noble, qu’elle était grande, cette âme ! je n’ai jamais vu réunir tant de passion à tant de vertus. Mon ami, je donnerais ce qui me reste à vivre pour que vous l’eussiez connu… (p. 73-74)
C’est un bonheur que je n’ai jamais éprouvé que d’être à la campagne avec ce que l’on aime le plus dans le monde. (p. 75)
Lettre 21, 8 novembre 1775
Mais est-on jamais aimé par ce qu’on aime ? entre-t-il de la justice et de la réflexion dans ce sentiment si involontaire et si absolu ? (p. 76)
[…] je n’ai plus la force d’aimer ; mon âme me fatigue, me tourmente : je ne suis plus soutenue par rien. Le désir et l’espérance sont morts en moi ; plus je m’affaiblis et plus je suis obsédée par une seule pensée. Sans doute je ne vous aime pas mieux que je vous ai aimé ; mais c’est que je n’aime plus rien, c’est que les maux physiques me ramènent sans cesse à moi. Il n’y a plus ni dissipation, ni diversion : la longueur des nuits, la privation du sommeil ont fait de mon sentiment une manière de folie ; cela est devenu un point fixe, et je ne sais comment il ne m’est pas déjà échappé vingt fois de dire des mots qui découvriraient le secret de ma vie et celui de mon cœur. (p. 77)
Il y a des situations qui forceraient une âme dure et insensible : tout ce qui m’entoure paraît plus animé pour moi ; en voyant de près une séparation éternelle, on se rapproche. Je ne saurais assez me louer des soins et de l’intérêt de mes amis : ils ne me consolent pas ; mais il est certain qu’ils mettent de la douceur dans ma vie. Je les aime, et je voudrais les aimer davantage. Adieu. Je succombe à tant de pensées douloureuses ; cependant, en répandant mon âme, je l’ai un peu soulagée. (p. 78)
Lettre 22, 1776
Je ne vous ai pas vu. Mon ami, je vous aime. Quand vous verrai-je ? Voilà le résultat du passé, du présent, de l’avenir, s’il y a un avenir ! Ah ! mon ami, que j’ai souffert, que je souffre ! Mes maux sont affreux ; mais je sens que je vous aime. (p. 78-79)
Lettre 23, Six heures du matin, 1776
Mon ami, je me suis couché bien triste : je vous avais attendu longtemps, et cet espoir avait animé et soutenu mon âme. Mais quand l’heure d’espérer a été passée, ah ! je suis tombée bien bas, car mon corps était bien abattu ! Il y avait du monde autour de moi, mais je n’aurais pas été plus seule dans un désert. Eh ! bon Dieu ! me disais-je en entendant annoncer ; tout ce qu’on n’attend point, tout ce qu’on ne désire point arrive, est exact, assidu ! Il est affreux de ne vivre que dans un point, de n’avoir qu’un objet, qu’un désir, qu’une pensée. (p. 79-80)
Lettre 24, mars 1776
Non, je n’envoie plus chez vous, je ne vous presse plus de me donner du temps. Il me semble que c’est forcer nature que de chercher à vous rapprocher. Par la nature des choses, par les circonstances, par nos goûts, par nos âges, nous sommes trop séparés pour pouvoir nous rapprocher. Il faut donc se soumettre à ce que a encore plus de force que la volonté et même le penchant, la nécessité. Vous êtes marié : votre premier devoir, votre premier soin et votre plus grand plaisir se trouvent là ; suivez-le donc, et songez que ce que vous enlevez à cela, ne saurait contenter une âme sensible. (p. 82)
De tout ce que je connais, de tout ce que j’aime, de tout ce qui m’aime, vous êtes ce que je vois le moins. Je ne m’en plains pas ; je me dis, au contraire, que cela est impossible autrement ; et je détourne vite ma pensée de ce que je ne saurais changer. (p. 83)
Lettre 25, 1776
Ne m’aimez pas, puisque cela serait contre votre devoir, et contre votre volonté ; mais souffrez que je vous aime et que je vous le redise cent fois, mille fois, mais jamais avec l’expression qui répond à ce que je sens. (p. 84)
J’ai du monde là. Qu’il est pénible de vivre en société, lorsqu’on n’a qu’une pensée ! (p. 84-85)
Lettre 27, 1776
Ah ! vous serez occupé d’ici à ce soir ; et moi, je n’aurai qu’une pensée qui me fera dire sans cesse : que pour les malheureux l’heure lentement fuit ! (p. 86)
Lettre 30, février 1776
Mon ami, expliquez-moi, si vous pouvez, comment on peut conserver pour vous le moindre sentiment, lorsqu’on est certain, mais certain jusqu’à l’évidence, que ce que vous appelez votre sentiment est dénué d’intérêt, d’attentions, d’amitié, et enfin de tout ce qui répond à une âme sensible et détachée. (p. 89)
Il faut être bien heureux pour être toujours dans l’embarras du choix ; pour moi, j’avoue que ce n’est pas ainsi que j’avais conçu le bonheur ; et si je recommençais à vivre, ce n’est pas de celui-là que je voudrais : il est bien plus fait pour contenter la vanité que la sensibilité… (p. 90)
Lettre 31, 1776
Votre bonté, cet intérêt actif me touche bien sensiblement ; mais, mon ami, si le sentiment que vous avez pour moi vous est pénible et douloureux, il faut donc que je souhaite de le voir refroidir : car il me serait affreux de vous faire souffrir. Ah ! nous devons tous les deux avoir le même regret : le jour qui nous a fait rencontrer était un jour bien funeste ; que ne suis-je morte la veille ! (p. 91)
Je vous connais bien, mon ami, mon agonie sera un mal pour vous ; mais la rapidité de vos idées me répond que vous êtes pour jamais à l’abri des grands malheurs. Eh ! mon Dieu ! tant mieux, j’en bénis le ciel pour vous. (p. 92)
Lettre 32, 1776
Ne venez pas demain matin : ma porte sera fermée jusqu’à quatre heures sans exception. Je ne suis plus maîtresse de mes maux ; ils ont pris possession de moi, et je leur cède. N’allez pas croire que je n’aie point envie de vous voir ; mais je meurs de regret à la manière triste dont vous passez la soirée auprès de moi, tandis que vous êtes entouré chez vous de tous les genres de plaisirs. Point de sacrifice, mon ami : les malades repoussent les efforts ; ils leur font si peu. (p. 94)
Lettre 34, 1776
Mais, mon ami, je vous aime ; et si vous me répondez, j’aurai la force du martyr : je souffrirai, je préférerai mes maux au bonheur de tout ce qui existe. (p. 96)
Ah ! mon ami, portez-vous bien, ne me tourmentez plus, ne me faites plus de mal ; mais aussi, n’allez pas à l’autre excès : ne me faites pas croire que ma vie vous est nécessaire ; je serais trop à plaindre, car je sens le besoin de mourir. (p. 97)
Lettre 35, 1776
J’étais hier dans le néant : ce degré d’abattement ressemble à la mort, mais malheureusement ce ne l’est pas. J’ai pensé à six heures que vous étiez peut-être bien près de moi, mais aussi vous en étiez peut-être bien loin par la pensée : car, dans la même chambre, on est souvent bien peu ensemble. (p. 97-98)
Lettre 36, 1776
Ordinairement votre présence suspend mes maux, détourne mes larmes. Aujourd’hui, je succombe, et je ne sais lequel, de mon âme ou de mon corps, me faisait le plus mal. Cette disposition est si profonde, que je viens de refuser les consolations de l’amitié, et que j’ai préféré d’être seule, de vous dire un mot, de me coucher, à la douceur et à la tristesse de me plaindre et de faire partager ma douleur. (p. 99)
Mon ami, soutenez-moi ; mais ne souffrez pas : car cela deviendrait mon mal le plus sensible. (p. 100)
Lettre 38, 1776
Vous êtes trop bon, trop aimable, mon ami. Vous voudriez ranimer, soutenir une âme qui succombe enfin sous le poids et la durée de la douleur. Je sens tout le prix de votre sentiment ; mais je ne le mérite plus. […] Aujourd’hui, je ne veux plus que mourir. Il n’y a point de dédommagement, point d’adoucissement à la perte que j’ai fait : il n’y fallait pas survivre. Voilà, mon ami, le seul sentiment d’amertume que je trouve dans mon âme contre vous. Je voudrais bien savoir votre sort, je voudrais bien que vous fussiez heureux. […] J’attends de vos nouvelles ce soir. Adieu, mon ami. Si jamais je revenais à la vie, j’aimerais encore à l’employer à vous aimer ; mais il n’y a plus de temps. (p. 101-102)
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