« Souvent, ivre de pleurs et
d’amour,
pareil aux fleuves qui ont beaucoup erré
et aspirent à se perdre dans l’océan,
je me plongeais dans ta plénitude, beauté du monde !
En communion avec tous les êtres,
échappant joyeux à la solitude du Temps,
tel un pèlerin qui revient au palais paternel,
je me jetais dans les bras de l’Infini. » (« À la nature »)
Rien en lui qui ne soit spirituel. Aucune complaisance envers les ténèbres d’aucune sorte. Une volonté constante d’épurer, d’élever, de spiritualiser, d’englober le réel dans une grande synthèse où la Nature épouse l’Esprit, où l’Infini étreint le Fini. Il est le poète hégélien avant la lettre, le héraut de l’Esprit. Mais cet Esprit n’est ni froid ni abstrait. Il est amour et flamme, besoin de communion fervente dans la noblesse et dans la grandeur. (préface aux Poèmes, par Geneviève Bianquis)
Les traductions des poèmes de Hölderlin figurant dans cette anthologie de 12 poèmes ont été faites par Geneviève Bianquis pour les éditions Aubier-Montaigne, et publiées pour la première fois en 1943. Pour chaque poème figurent le titre français, le titre original allemand, ainsi que les premiers vers en allemand, pour que ceux désirant lire les poèmes dans leur langue originale les retrouvent plus facilement.
Ci-dessous tout d’abord, quelques citations extraites de la préface écrite par la traductrice de cette édition, éclairant les grands thèmes, préoccupations et images récurrentes de la poésie de Hölderlin :
La ferveur de Hölderlin n’est pas liée au pays et au milieu natal, elle est d’essence bien plus générale, elle s’adresse à la nature où qu’elle soit et quelle qu’elle soit, dans ce qu’elle a de plus simple et de plus permanent, sous la forme des « Éléments sacrés » qu’il appelle aussi « les dieux ». Heures et saisons, moissons et vendanges, croissance et déclin, vie et mort, joie et douleur, autant de rythmes essentiels contre lesquels il n’y a pas de révolte possible mais peut-on parvenir à les aimer ? « Tout homme, écrit Hölderlin à sa sœur (juillet 1799), possède quelque joie, et qui donc pourrait en faire fi ? La mienne à présent, c’est le beau temps, le soleil qui brille, la terre qui verdoie, et je n’arrive pas à me reprocher mon plaisir, de quelque nom qu’on veuille l’appeler ; je n’en ai pas d’autre, et si j’en avais un autre, je ne voudrais pas négliger ni oublier celui-là ; car il ne lèse personne, il ne vieillit pas, et l’esprit y découvre un sens profond. » (p. 32)
Bien qu’il ait vénéré la Terre Mère, Hölderlin n’est pas un adorateur des divinités souterraines, de la Terre et de la Nuit, de l’instinct et du sang : il leur préfère la Lumière, l’Éther et l’Esprit. Quand il sera question chez lui du Très-Haut, du Père, il s’agira presque toujours de l’Éther, mais cet Éther n’est pas seulement fluide impondérable, azur du ciel, air atmosphérique. Il est esprit et joie, clarté lucide de la pensée, bonté et pureté. C’est le « dieu bienheureux qui se plaît au jeu des rayons sacrés, celui qui trône au-dessus des montagnes et dont le visage resplendit. » C’est lui qui envoie aux mortels la vie et la joie, les bienfaits de la pluie et des nuages, du soleil et de la foudre : c’est lui qui règle le cours bienfaisant des saisons et des heures. Rien d’impur ne peut soutenir sa présence, rien de brutal ni d’indécent non plus […] C’est progressivement que Hölderlin passe d’une croyance naturiste à une croyance de plus en plus spiritualisée, sans même en changer le symbole. Ces dieux de la nature, souriants et bienveillants, joyeux même, ces dieux fidèles et immuables nous donnent le feu du ciel – la foudre fécondante et la clarté flamboyante de l’esprit – mais aussi la « douleur sacrée » pour laquelle il nous faut apprendre à les bénir. Ç’a été la dure leçon d’Hypérion. Mais la confiance aux éléments sacrés est récompensée par cette paix surhumaine, cette ampleur de la perspective, cette résignation haute et totale, sur le plan de la vie universelle, qui est une des grandeurs les plus incontestables de l’inspiration de Hölderlin. (p. 36)
Non seulement ils chantent les dieux et les héros du passé, conservant ainsi le patrimoine le plus sacré de la nation, mais ils annoncent et amènent le retour des dieux, ils préfigurent les temps futurs, par la magie du verbe et du chant. La poésie est mère de l’héroïsme, elle voit les choses à venir, en hâte la venue, par sa foi que rien n’abat. Et dans les grandes époques de l’histoire, pareil aux aigles messagers des tempêtes, le poète précède à tire d’aile les orages qui vont venir. Le poète, en effet, n’est pas l’habitant d’une tour d’ivoire. Placé entre les dieux et les hommes, dans une double relation, médiateur au sens plein du terme, il lui faut garder le contact vivant des hommes et des choses de son temps, mais aussi le contact de l’éternel. (p. 38)
Il arrive ainsi que le destin, par une cruauté insondable, nous arrache à la communion des choses naturelles, nous prive des bonheurs les plus légitimes et les plus innocents. C’est là « l’injustice des dieux ». Que faire ? Gémir, pleurer, se révolter est également vain. Mais on peut attendre le miracle, s’y préparer par un profond repli sur soi, qui nous rendra peut-être la vie et la présence, qui nous permettra en tout cas le rêve, le souvenir, la création poétique faite « de l’heur et du malheur des jours plus clairs ». Tout dans ces poèmes est à double sens : lumière charnelle et lumière spirituelle, cécité qui est désespoir et doute, blessure envenimée qui est inconsolable chagrin, théophanie qui est peut-être mort. (p. 40)
Dans L’Archipel, Hölderlin a glorifié la Grèce comme la patrie d’un peuple pieux, dont la vie entière baignait dans la présence divine. Avec Schiller et Novalis, il voit dans ce vivant panthéisme la supériorité de la civilisation antique sur la civilisation moderne abstraite, sceptique et qui a perdu toute espèce de foi et de ferveur collective. Les dieux ne vivent, ne sont conscients d’eux-mêmes et de leur divinité, qu’autant qu’ils sont vénérés par les hommes […]. « Les dieux meurent quand l’enthousiasme meurt ». (p. 44)
Toutefois, entre l’antiquité et nous, il y a le christianisme. Schiller, dans les Götter Griechenlands, s’est contenté d’opposer nettement les deux mondes. Hölderlin comme Novalis, comme Hegel et Schelling, comme Creuzer et même, malgré les apparences, comme Nietzsche, est plus préoccupé d’intégrer, d’englober que de dissocier. Sans doute les dieux d’autrefois se sont retirés et l’ombre s’est faite sur la terre. […] nous vivons dans la nuit. Mais nous n’y sommes pas seuls. Les dieux nous ont laissé leurs symboles, le pain et le vin – Cérès et Bacchus – dons du ciel et de la terre ; ils nous ont laissé surtout le dernier venu d’entre eux, le porteur de torche du Très-Haut, le dieu mélancolique et doux qui a fondé lui aussi un rite fraternitaire du pain et du vin, la Cène. Il est loin de la pensée de Hölderlin d’introduire, comme Novalis, un symbole charnel dans la Cène. Il ne fait pas non plus du Christ un héraut de la mort. Le « dieu syrien » des derniers hymnes est le messager de l’amour divin, la pensée aimante du Père. Il est le lien entre deux époques divines. Il assure la continuité de l’émotion pieuse et de la confiance dans la bonté des choses. De son souvenir et de sa présence émane un reflet pâle et doux de la joie antique, l’avant-lueur de l’aurore future. Hölderlin voit en lui le frère de Bacchus et d’Héraclès, dieux héroïques et dévoués aux hommes, qui ont détruit des monstres, combattu des fléaux, répandu des bienfaits. Le Christ de l’hymne sans titre (Versöhnender, der du nimmer geglaubt…) qui célèbre à la fois le Christ et la paix de Lunéville, est un génie de paix, un médiateur, un conciliateur. […] Un affreux coup du sort l’a soustrait à l’affection de ses fidèles – la valeur rédemptrice de la mort du Christ est tout à fait étrangère à Hölderlin. Jésus reviendra, non pas seul, mais à la tête des grandes divinités de l’avenir. C’est un Christ héroïsé, annexé à l’antiquité classique, très différent du Christ funéraire de Novalis. (p. 45-46)
Son image de la Germanie désarmée dictant ses conseils aux nations et aux rois n’est pas celle qui a prévalu, mais il est quant à lui très pur de toute compromission avec les théories de violence. « Ô mon cher ! écrit-il à son frère le 28 novembre 1798, quand comprendra-t-on chez nous que la force suprême est aussi celle qui s’exprime de la façon la plus discrète et que le divin ne se manifeste jamais sans une nuance de tristesse et d’humilité ? » Rien en lui qui ne soit spirituel. Aucune complaisance envers les ténèbres d’aucune sorte. Une volonté constante d’épurer, d’élever, de spiritualiser, d’englober le réel dans une grande synthèse où la Nature épouse l’Esprit, où l’Infini étreint le Fini. Il est le poète hégélien avant la lettre, le héraut de l’Esprit. Mais cet Esprit n’est ni froid ni abstrait. Il est amour et flamme, besoin de communion fervente dans la noblesse et dans la grandeur. L’amour chez Hölderlin n’a rien de charnel ni de funèbre, rien qui rappelle le mysticisme un peu morbide de Novalis ; il aboutit à la résolution non de mourir, mais de vivre, de supporter courageusement l’épreuve et de louer les dieux bons qui nous envoient, dans leur insondable sagesse, la douleur avec le bonheur. (p. 50-51)
Pour lui Dieu est Esprit et la Terre n’est divine que dans la mesure où elle est fécondée par les puissances d’en-haut. Le Soleil et l’Éther sont des symboles de la lumière, de la transparence de la vérité, de l’intransigeance de l’Esprit. Ils en sont aussi l’aspect bienfaisant. […] C’est lui qui répand sur la terre les dons des saisons et des heures, mais à ces dons matériels s’ajoutent les dons spirituels, lucidité, sérénité, courage, besoin d’être pur aux yeux d’un Dieu pur, qui n’aime point la violence. Il est aussi l’Esprit consolateur qui maintient vivants en nous le souvenir et l’âme des héros et des aimés. Il est l’Esprit créateur qui réveille et renouvelle les peuples. (p. 51)
Tourné vers la vie, il n’est pas un poète de la mort. La douleur – qui va parfois jusqu’à lui faire souhaiter la mort – est pour lui partie de la vie, dans la mesure où la mort, justement, fait partie de la vie. […] De la douleur naissent toutes les grandeurs : ainsi le poète tire de sa douleur son chant le plus mélodieux ; ainsi le peuple allemand, du fond de son malheur et de sa déchéance, va naître à un grand destin […]. Mais peut-être a-t-on trop insisté sur cet aspect « dolosif » de la poésie de Hölderlin. La joie, la ferveur, l’enthousiasme prennent dans sa poésie une place croissante à mesure que les années passent. Le divin, c’est pour lui ce qui propage la vie, la grandeur, l’amour, c’est ce qui soulève l’homme au-dessus de lui-même et lui donne la vraie joie. […] L’homme est heureux aussi quand sous les forces de la nature il sent les idées éternelles, il les comprend et les accepte, se donne à elle et reçoit d’elles une énergie centuplée. La parole du poète, en particulier, n’est efficace que si elle est gonflée du même souffle qui anime les grands phénomènes naturels et les grands événements de l’histoire, les vœux obscurs des foules et les intuitions prophétiques du génie. L’ambition de cet homme modeste, qui n’a eu de la vie ni bonheur ni gloire, ni richesse, est de réaliser une sorte de poésie totale, de « célébration mythique de la vie » non pas identique, mais pour le fond et pour l’intention analogue aux synthèses philosophiques les plus audacieuses des philosophes les plus illustres de son temps, ceux-là mêmes que le sort lui avait donnés pour compagnons de jeunesse et d’études : Hegel et Schelling. (p. 54-55)
Nous honorons en lui mieux encore un grand poète humain dont toute l’œuvre exalte en images magnifiques les forces spirituelles qui soulèvent l’homme au-dessus de la condition terrestre et le rapprochent des dieux. La poésie n’est pas chez lui l’ennemie de l’existence, elle en est la fleur et la gloire ; elle ne détourne pas de la vie, elle s’en empare et la transfigure. (p. 56)
******
1/ « À la nature », section Poèmes de jeunesse : Nürtingen, Tübingen, Waltershausen, Iéna (1789-1794).
Titre original : « An Die Natur »
Premiers vers : « Da ich noch um deinen Schleier spielte, /Noch an
dir wie eine Blüte hing… »
Au temps où je jouais dans les
plis de ton voile,
où je tenais à toi comme une fleur en bouton,
où je sentais battre ton cœur dans tous les sons
qui baignaient mon cœur tendre et frémissant,
au temps où riche comme toi de foi et d’ardeur,
je contemplais ton image,
où le monde offrait encore une place à mes larmes,
une patrie à mon amour ;
au temps où mon cœur se tournait
encore vers le soleil
comme s’il pouvait entendre ma voix,
où je reconnaissais dans les astres mes frères,
et dans le printemps la voix mélodieuse de Dieu ;
où, dès qu’un souffle émouvait les bois,
je sentais ton esprit, l’esprit même de la joie,
s’éveiller dans l’émoi silencieux de mon cœur,
oh ! c’était pour moi l’âge d’or.
Dans la vallée où la source
m’offrait sa fraîcheur,
parmi la verdure des jeunes arbustes
qui se jouait sur la paroi des rocs immobiles,
sous l’éther apparu entre les branches,
lorsque, submergé sous les fleurs,
je m’enivrais en silence de leur parfum,
et que du haut du ciel descendait sur moi
un nuage d’or auréolé de lumière et d’éclat ;
quand je m’en allais au loin sur
la lande aride
où montait du fond des gorges sombres
le chant révolté des torrents,
quand les nuées m’environnaient de leurs ténèbres,
quand la tempête à travers les montagnes
déchaînait ses rafales furieuses,
et que le ciel m’enveloppait de flammes,
alors tu m’apparaissais, âme de la Nature !
Souvent, ivre de pleurs et
d’amour,
pareil aux fleuves qui ont beaucoup erré
et aspirent à se perdre dans l’océan,
je me plongeais dans ta plénitude, beauté du monde !
En communion avec tous les êtres,
échappant joyeux à la solitude du Temps,
tel un pèlerin qui revient au palais paternel,
je me jetais dans les bras de l’Infini.
Soyez bénis, rêves dorés de
l’enfance,
qui me cachiez la misère de la vie !
Vous avez fait croître les germes du bien dans mon âme,
les biens que je ne conquerrai jamais, vous m’en faisiez don.
Ô Nature, à la lumière de ta beauté,
les fruits royaux de l’amour s’épanouirent
sans peine et sans contrainte,
comme les moissons d’Arcadie.
Il est mort, ce monde juvénile
qui m’a élevé et nourri.
Ce cœur naguère plein de ciel
est mort et sec comme le chaume.
hélas ! le printemps redit à mes peines
son doux chant consolateur,
mais le matin de ma vie est passé,
le printemps de mon cœur s’est flétri.
La plus chère tendresse est
condamnée à un jeûne éternel.
Ce que nous aimons n’est qu’une ombre.
Avec les rêves dorés de ma jeunesse,
la Nature amie est morte pour moi.
Pauvre cœur, dans ces jours heureux
jamais tu ne t’es senti aussi loin de ta vraie patrie ;
tu auras beau t’enquérir, tu ne la retrouveras jamais ;
qu’il te suffise de la revoir en rêve !
2/« Diotima », section Diotima (1795-1798), extraits choisis.
Titre original : « Diotima »
Premiers vers : « Lange tot und tief verschlossen/Grüsst mein Herz die
schöne Welt… »
Longtemps mort et replié sur
moi-même,
mon cœur salue la beauté du monde,
ses branches fleurissent et bourgeonnent,
gonflées d’une sève nouvelle.
Oh ! je reviendrai à la vie,
comme l’effort bienheureux de mes fleurs,
brisant leur dure capsule,
s’élance vers l’air et la lumière. […]
Diotima, ô bienheureuse !
Âme sublime, par qui mon cœur
guéri de l’angoisse de vivre
se promet la jeunesse éternelle des dieux !
Il durera, notre ciel !
Liés par leurs profondeurs insondables,
nos âmes, avant de se voir,
s’étaient déjà reconnues.
Au temps où enveloppé des rêves
de l’enfance,
paisible comme l’azur du jour,
je reposais sur la terre attiédie
sous les arbres de mon jardin,
à l’heure où commençait le printemps de ma vie,
en doux accords de joie et de beauté,
l’âme de Diotima, comme un zéphyr,
passait dans la ramée au-dessus de moi.
Et quand, hélas, comme une
légende
s’effaça la beauté de ma vie,
quand je me retrouvai indigent et aveugle,
exclu de ces paradis,
quand le poids du jour m’écrasait,
et que ma vie froide et blême
déjà aspirait, déclinante,
au muet royaume des Ombres,
alors, du sein de l’idéal,
et comme descendant du ciel, me revinrent force et courage,
tu apparus radieuse,
image divine, dans ma nuit !
quittant le port muet, pour te rejoindre,
je lançai de nouveau ma barque endormie
sur l’azur de l’océan.
Je t’ai trouvée à présent,
plus belle que je ne t’avais rêvée
aux heures solennelles de l’amour.
Noble et bonne, tu es là !
Ô misère de mes rêves !
Toi seule, dans ces harmonies éternelles,
peux créer ce modèle unique,
Nature heureuse en ta perfection !
Tels les bienheureux dans ces
hauts parages
où la joie se cherche un asile,
où, délivrée de l’existence,
fleurit l’inaltérable beauté,
telle Uranie mélodieuse
au milieu du chaos déchaîné,
elle subsiste divine et pure
parmi l’effondrement des temps.
En lui prodiguant les hommages,
mon esprit confus, vaincu,
s’est efforcé de conquérir
celle qui surpasse ses pensées les plus hardies.
Ardeur solaire et douceur printanière,
guerre et paix se combattent au fond de mon cœur
devant cette angélique image. […]
Quand, dans son silence,
infiniment riche,
par un seul regard, un seul mot
son âme communique à la mienne
sa paix et sa plénitude,
quand je vois le dieu qui m’anime
allumer une flamme sur son front,
et que vaincu par l’admiration
je m’accuse devant elle de mon néant.
Alors son âme céleste m’enlace
dans la douceur d’un jeu enfantin,
et sous son charme mes chaînes
se dénouent dans la joie.
Disparu, mon effort misérable ;
effacée, la dernière trace de mes luttes !
Ma nature mortelle accède
à la pleine vie divine.
La sphère où nulle force de la
terre,
où nul ordre divin ne nous sépare plus,
où nous goûtons l’union totale
est désormais mon élément.
Là, s’oublient temps, nécessité,
calcul d’infimes profits ;
là enfin je me sens vivre.
3/« À l’Éther », section Diotima (1795-1798), extraits choisis.
Titre orignal : « An den Äther »
Premiers vers : « Treu und freundlich, wie du, erzog der Götter und
Menschen / Keiner, o Vater Äther ! mich auf ; noch ehe die
Mutter… »
Ô Éther paternel, jamais ni
homme ni dieu ne m’a témoigné tant de dévouement, de tendresse !
Avant même que ma mère m’eût serré dans ses bras, avant que ses seins m’eussent
allaité,
tu m’enlaçais avec tendresse, tu versais le premier dans ma poitrine naissante
en même temps que le souffle sacré, ton céleste breuvage.
La nourriture terrestre à elle
seule ne fait pas grandir les êtres.
C’est toi qui les nourris tous de ton nectar, ô Père !
Et l’air vivifiant, jailli de ta plénitude éternelle,
afflue et ruisselle dans tous les vaisseaux de la vie.
Aussi tous les êtres t’aiment, te cherchent, s’élancent vers toi,
sans se lasser jamais, au cours de leur heureuse croissance. […]
Mais les heureux oiseaux, les
favoris de l’Éther
habitent et jouent gaiement dans le palais éternel de leur père.
Il y a place pour tous, la voie n’est tracée à aucun,
grands et petits s’ébattent en liberté dans la demeure.
J’entends au-dessus de ma tête leur clameur joyeuse,
et mon cœur saisi d’un étrange émoi se sent attiré vers eux ; il me semble
qu’une riante patrie m’appelle d’en haut, je voudrais monter sur les sommets
des Alpes
et là implorer l’aigle rapide qui jadis déposa dans les bras de Zeus l’enfant
bienheureux ;
je le prierais de m’arracher à ma captivité et de me porter dans le palais de
l’Éther.
Nous nous agitons en
insensés : telle la vigne errante,
privée de son tuteur qui la guidait vers le ciel,
nous nous répandons sur le sol, nous errons en vain
à travers toutes les zones, ô Éther paternel !
Car ce qui nous meut, c’est le désir d’aller dans tes jardins.
Nous nous lançons sur les flots
des mers, nous cherchons à nous assouvir
dans un plus libre espace, et la vague infinie
se joue autour de notre esquif, notre cœur prend plaisir aux forces puissantes
du dieu marin.
Mais rien ne saurait nous combler, un océan plus profond nous appelle,
agité d’ondes plus subtiles. Oh ! qui pourrait
pousser notre barque errante vers ces rivages d’or, là-haut !
Mais tandis que je rêve à ces
lointains vaporeux
où tu enlaces de ton flot bleuâtre des rives inconnues,
voici que tu descends toi-même, en un murmure, des cimes fleuries du verger,
Éther, ô Père ! tu viens toi-même apaiser mon cœur en tumulte,
et je consens à vivre, heureux comme naguère, avec les fleurs de la terre.
4/ « Des dieux jadis ont passé… », section La Maturité 1798-1800.
Titre original : « Götter wandelten einst… »
Premiers vers : « Götter wandelten einst bei Menschen, die herrlich
Musen / Und der Jüngling Apoll, heilend, begeisternd wie du… »
Des dieux jadis parmi les hommes
ont passé, les Muses radieuses
et le jeune Apollon, guérissant, enflammant les cœurs, comme toi.
Je te vois pareille à eux, j’avance dans la vie comme si l’un des Immortels
m’y avait envoyé, et l’image de mon héroïne m’accompagnera jusqu’à la mort
dans tout ce que j’aurai à souffrir comme dans l’œuvre que je crée avec amour.
C’est la leçon qu’elle m’a donnée et que j’ai retenue.
Vivons, toi qui partages mes souffrances et mes luttes,
ma ferveur, ma foi, et la constance de mon effort vers un âge plus beau.
Ne sommes-nous pas là vivants tous deux ? Et si plus tard, dans les années
futures
où le génie sera de nouveau honoré, on se souvient de nous,
on dira : « Ces solitaires, inspirés par l’amour,
se créèrent un monde secret, connu des dieux seuls.
Car ceux qui n’ont cure que de choses mortelles, sombrent en foule dans
l’Orcus,
mais eux parvinrent jusqu’aux dieux.
Fidèles à leur profond amour et à l’esprit divin,
à force d’espoir, de patience et de silence ils ont triomphé du destin. »
5/« Mon Domaine », section Odes et Hymnes 1799-1802.
Titre original : « Mein Eigentum »
Premiers vers : « In seiner Fülle ruhet der Herbsttag nun, /Geläutert
ist die Traub und der Hain ist rot… »
Brilles-tu pour moi aussi, rayon
doré ?
Souffles-tu pour moi aussi, brise légère ?
Viens-tu consacrer un bonheur qui m’adviendrait, comme naguère,
et caresser ma poitrine comme tu le fais pour les heureux ?
J’étais l’un d’eux jadis ;
mais ma félicité fut brève hélas ! comme les roses,
et celles qui fleurissent toujours pour moi,
les douces étoiles,
n’en ramènent que trop souvent le souvenir.
Heureux qui, aimant en paix une
épouse docile,
vit à son propre foyer dans une patrie honorée !
Au-dessus d’un sol que rien ne menace
L’éclat du ciel semble plus beau à l’homme qui vit en sécurité.
Car telle la plante arrachée à
son terroir
on voit dépérir l’âme du mortel
qui dès le point du jour
erre misérable sur la terre sacrée.
Hélas ! hauteurs du ciel, vous
m’attirez avec trop de violence.
Par la tempête ou sous un ciel sereine
je vous sens passer dévorantes dans mon cœur,
forces changeantes et divines.
Mais aujourd’hui laissez-moi
suivre en silence le sentier
familier jusqu’à ces bois dont les feuillages expirants dorent
les cimes ; venez aussi couronner mon front,
souvenirs délicieux !
Et pour que mon cœur périssable
ait aussi,
comme d’autres, un lieu de refuge
pour retenir mon âme déracinée,
toujours tentée de prendre son essor au-delà de la vie,
sois, ô poésie, mon riant asile,
toi qui donnes le bonheur, sois l’objet de mes tendres soins,
le jardin où j’errerai doucement
parmi mes fleurs toujours jeunes,
où je vivrai simple et
tranquille, tandis qu’au dehors
le Temps formidable et mouvant soulèvera toutes ses vagues,
étendant au loin la rumeur de ses flots,
et qu’un soleil plus paisible mûrira mon labeur.
Ô vous qui daignez bénir les
biens des mortels,
Puissances célestes, bénissez aussi mon domaine
et puisse la Parque
ne pas mettre trop tôt fin à mon rêve !
6/« Prière », section Odes et Hymnes 1799-1802.
Titre original : « Bitte »
Premiers vers : « Ô Hoffnung! holde ! gütiggeschäftige, / Die du das
Haus der Trauernden nicht verschmähst… »
Ô douce Espérance, active et
bienfaisante,
toi qui ne dédaignes pas la demeure de
l’affligé,
et qui, bien que noble, aimes servir
de médiatrice
entre les mortels et les puissances
célestes,
Où es-tu ? J’ai peu vécu,
mais déjà je sens le souffle froid
du soir, et me voici taciturne, pareil
aux ombres,
et déjà mon cœur muet
s’endort frissonnant dans ma
poitrine.
Dans la vallée verte où la source
fraîche
descend tous les jours bruissante de la
montagne,
où s’épanouit le délicat colchique
sous la lumière automnale
c’est dans ce lieu paisible, ô
Favorable,
Que j’irai te chercher ; ou
encore à minuit
quand une vie invisible anime le bocage
et qu’au-dessus de moi, fleurs
toujours heureuses,
les étoiles fixes scintillent.
Ô fille de l’Éther, apparais
alors !
Sors des jardins paternels ! Et si
tu ne peux
me promettre un bonheur accessible
aux mortels, alors
de quelque autre frisson fais
tressaillir mon cœur !
7/ « L’Amour », section Odes et Hymnes 1799-1802.
Titre original : « Die Liebe »
Premiers vers : « Wenn ihr Freunde vergesst, wenn ihr die Euern all,
/ O ihr Dankbaren, sie, euere Dichter schmächt,… »
Oubliez vos amis, insultez vos
proches,
injuriez vos poètes – c’est là votre
gratitude ! -
que Dieu vous le pardonne !
mais respectez l’âme de ceux qui s’aiment.
Où peut-on vivre encore d’une vie
humaine, dites-moi,
alors que le souci servile courbe tous les fronts sous son joug ?
Aussi le dieu, depuis longtemps,
passe-t-il indifférent au-dessus de nos têtes.
Mais si froide que soit l’année
et si privée de chants,
au temps marqué, sur la terre encore blanche de neige,
les brins d’herbe germent pourtant,
et souvent chante un oiseau solitaire.
Quand la forêt peu à peu sort de
sa torpeur,
quand le fleuve s’émeut, quand la brise adoucie
souffle du midi, à l’heure élue,
messagère de la saison plus belle
en laquelle nous avons foi, alors
du sol dur et farouche
surgit solitaire, et à soi-même suffisant,
noble et doux entre tous,
l’amour, fils de Dieu, de Dieu seul.
Sois bénie, ô plante céleste,
que font croître mes chants, toi que nourrit
de sa sève puissante le nectar de l’Éther,
et que mûrit la lumière créatrice !
Grandis, deviens une forêt, un
monde plus pénétré d’âme,
épanoui dans sa plénitude ! Langage de ceux qui s’aiment,
deviens la langue de tout le pays !
Que leur âme soit le cri de tout un peuple !
8/ « Rousseau », section Odes et Hymnes 1799-1802.
Titre original : « Rousseau »
Premiers vers : « Zu eng begrenzt ist unsere Tageszeit /Wir sind und
sehn und staunen, schon Abend ists… »
Notre journée est trop étroitement
bornée.
Naître – ouvrir les yeux – s’étonner – et déjà tombe le soir.
Nous nous endormons, et des peuples sans nombre
passent comme gravitent les étoiles.
Quelques-uns voient plus loin que
leur temps,
un dieu leur ouvre des perspectives lointaines ;
mais toi, tu demeures plein de nostalgie sur la rive,
scandale pour les tiens, pareil à une Ombre qui ne les aimera jamais plus.
Et celle que tu évoques, dont tu
annonces la venue,
où est-elle, cette race nouvelle, dont l’étreinte amie
te réchaufferait ? Est-elle en vue à l’horizon ?
Ton discours solitaire sera-t-il une fois entendu ?
Aucun écho ne te répond, ô
malheureux ! sous ces voûtes.
Et comme les morts sans sépulture, tu demeures
errant et instable, cherchant le repos
sans que nul t’indique le chemin que tu dois suivre. […]
Sois content. L’arbre surgit du
sol natal,
mais ses jeunes bras pleins d’amour
retombent, et sa tête
s’incline, attristée.
La vie profuse et l’infini qui
l’environnent,
… et qui commencent à poindre, il ne les conçoit point,
mais leurs sèves l’animent, présentes,
réchauffantes, efficaces ; son fruit se forme et jaillit.
Tu as vécu !... toi aussi,
tu es de ceux
dont le soleil futur illuminait le front
et les rayons messagers d’un âge plus beau
ont trouvé le chemin de ton cœur.
Tu as entendu, tu as compris le
langage d’une race nouvelle,
tu as su lire dans son âme. Pour ton cœur gonflé de désir
un signe a suffi ; et c’est par signes
que de tout temps les dieux nous ont parlé.
Et par miracle, comme si dès
l’origine l’esprit de l’homme
connaissait d’avance les voies du devenir, l’action
et les antiques errements de la vie,
Tu discernes au premier signe ce
qui va s’accomplir
et tu prends l’essor, esprit hardi, comme les aigles qui précèdent la tempête,
volant à l’avant-garde des dieux qui vont venir.
9/ « La Paix », section Odes et Hymnes 1799-1802.
Titre original : « Der Frieden »
Premiers vers : « Wie wenn die alten Wasser in andern Zorn / In
schröcklichern verwandelt wieder… »
-------------
Comme si les eaux antiques du Déluge,
de nouveau changées en une nouvelle et plus terrible colère,
revenaient purifier ce qui était souillé,
ainsi la guerre prodigieuse
fermenta, grandit, ondula d’année en année
sans aucune trêve, submergeant la terre angoissée ;
et les ténèbres et une lueur blafarde
enveloppèrent de leurs amples plis la tête des hommes. […]
Qui a commencé. Qui fut porteur
de la malédiction ?
Elle ne date ni d’aujourd’hui ni d’hier ;
et nos pères qui les premiers outrepassaient la mesure prescrite,
n’en eurent pas conscience, l’esprit en eux les poussait.
Voici longtemps, trop longtemps
que les mortels
aiment à fouler aux pieds leurs rivaux et à se disputer l’empire ;
chacun redoute son voisin,
et sur sa propre terre l’homme ignore l’art de vivre heureux.
Comme un chaos, les vœux de cette
génération agitée
errent et flottent, inconstants,
et la vie des misérables s’écoule
farouche et désespérée, et glacée par le souci.
Mais toi, tu suis en paix ta
route sûre
dans la lumière, ô Terre maternelle ! Ton printemps s’épanouit,
les saisons mûrissantes passent sur toi
dans une mélodieuse alternance, source inépuisable de vie !
Viens, toi aussi, satisfaite
d’une gloire paisible,
viens avec tes lois non écrites,
viens pleine d’amour, et rends-nous
un point d’appui dans la vie, un nouveau courage,
viens, paix innocente ! Ne
croirait-on pas que les enfants sont plus sages
que nous, leurs aînés ? La discorde
n’égare pas leur esprit, car ils sont bons, et leur regard
demeure limpide et serein.
Et comme, mêlé aux spectateurs,
l’Arbitre souriant et grave
suit les jeux des jeunes gens dans l’arène
où lutteurs et chars s’affrontent ardemment
dans des nuages de poussière,
ainsi Hélios au-dessus de nos
têtes nous sourit,
et jamais le dieu de la joie épanouie n’est solitaire,
car avec lui habitent pour l’éternité
les astres, fleurs de l’Éther, saints et libres.
10/ « Plaintes de Ménon pleurant Diotima », section Les Grandes Élégies 1800-1801, extraits choisis.
Titre original : « Menons klagen um Diotima »
Premiers vers : « Täglich geh’ heraus und such ein Anderes immer, /
Habe längst sie befragt, alle die Pfade des Lands… »
5
Je voudrais célébrer des fêtes solennelles, –
mais en l’honneur de qui ? – et chanter dans des chœurs.
Mais je suis seul, hélas, et plus rien ne m’inspire ;
c’est là, c’est là mon mal. Un cruel maléfice
glace et raidit mon corps et détruit mes projets.
Et je passe mes jours immobile et stupide,
muet comme l’enfant trop jeune et sans langage,
sauf un pleur qui parfois s’échappe de mes yeux.
Et les herbes des champs et la voix des oiseaux
me blessent, car leur joie est du ciel messagère,
et pour mon cœur transi le soleil s’est voilé,
aussi stérile et froid que l’astre de nos nuits.
Le ciel vide et muet n’est plus qu’une prison
qui écrase mon front de son poids accablant. […]
7
Mais ô toi qui naguère, à la croisée des routes,
comme je m’effondrais, montras du doigt le ciel,
ô toi qui m’enseignas, sans geste et sans parole,
à voir ce qui est grand, à vénérer les dieux,
paraîtras-tu, fille du ciel, à ma prière,
viendras-tu m’apporter ton regard, ton sourire,
et ce qui vit en toi de vérités sublimes ? […]
8
[…] Oui, c’est elle, je la revois, l’Athénienne,
c’est elle toute, avec sa démarche légère ;
son âme douce encor brille sur son beau front,
ô rayon bienfaisant ! Et voici ton message,
qu’il me faudra redire à d’autres incroyants :
tu le dis, je le crois, la joie est immortelle
et, plus que la douleur, durable ; et pour le cœur
chaque jour qui s’écoule est un jour de bonheur.
9
[…] Je veux vivre, il le faut ; déjà les prés sont verts,
du haut des monts neigeux Apollon nous appelle.
Vois, tout n’était qu’un songe, et nos ailes saignantes
ont refermé leurs plaies, et l’espoir nous revient.
Combien de grandes découvertes nous attendent !
Quand on s’est tant aimé, on va, j’en suis certain,
on va sur le chemin sacré qui mène aux dieux.
Guidez-nous maintenant, ô vous, heures sacrées,
heures de la jeunesse, instants graves et doux,
et vous, pressentiments, ferveurs, saintes prières,
favorables esprits qui protégez l’amour.
Demeurez avec nous jusqu’au jour du revoir,
en ces lieux où les morts aisément apparaissent,
là-haut dans le séjour des aigles et des astres,
messagers de l’Éther ; d’où descendent vers nous
les Muses, les amants, les héros, les poètes, -
ou peut-être en cette île humide de rosée
où nous fleurirons tous en un même jardin,
au pays bienheureux où sont vrais les poèmes,
où dure plus longtemps la beauté des printemps,
où s’ouvrira un nouveau cycle de nos âmes.
11/« Le Pain et le Vin. À Heinse », section Les Grandes Élégies 1800-1801, extraits choisis.
Titre original : « Brot und Wein. An Heinze »
Premiers vers : « Ringsum ruhet die Stadt ; still wird die
erleuchtete Gasse,/Und, mit Fackeln geschmückt, rauschen die Wagen
hinweg,… »
[…] L’homme est ainsi fait ;
quand le bonheur est présent
quand un dieu vient lui-même lui apporter ses dons, il ne le connaît ni ne le
voit.
Mais dès qu’il a souffert, il sait exprimer sa pensée la plus chère,
et les paroles, pour la dire, s’épanouissent comme des fleurs.
[…] Mais, ami, nous venons trop
tard. Sans doute, les dieux vivent encore,
mais au-dessus de nos têtes, là-haut, dans un autre monde ;
c’est là qu’ils agissent sans cesse, sans beaucoup se soucier
de notre sort, tant les Immortels nous ménagent !
Car souvent un vaisseau fragile ne peut les contenir,
et l’homme ne supporte que par instants la plénitude divine.
La vie se passe ensuite à rêver d’eux. Mais l’erreur
est bonne, comme le sommeil ; et la détresse et la nuit rendent fort,
en attendant l’heure où des héros en nombre auront grandi dans leurs berceaux d’airain,
égaux aux dieux par le courage, comme jadis.
Ils viendront comme le tonnerre, mais souvent il me semble
que mieux vaut dormir que de vivre sans compagnons
et toujours dans l’attente, comme nous sommes. Que faire jusqu’à ce jour futur,
et que dire ? Je n’en sais rien. À quoi bon des poètes dans ces jours de
misère ?
[…] Le chœur divin ne s’est pas
retiré sans nous laisser quelques biens
dont nous puissions jouir comme autrefois, en hommes.
Mais le don suprême, la joie pure et spirituelle
est trop grande encore pour les hommes d’à présent
et les héros manquent encore pour goûter les plus hautes joies,
bien qu’un peu de gratitude ait survécu dans l’ombre.
Le pain, fruit de la terre, reçoit les bienfaits de la lumière
et c’est au dieu tonnant que nous devons la joie du vin.
Ces dons nous rappellent les Immortels qui jadis
ont vécu parmi nous et reviendront au temps marqué.
C’est pourquoi les poètes offrent au dieu du vin des hymnes graves,
et leur louange ne paraît pas une vaine fiction à cet antique dieu.
[…] Tout s’accomplit, par un
miracle de précision, chez l’homme même.
Qui en fut l’objet le croira. Mais tant d’événements se produisent
dont aucun ne nous touche, insensibles que nous sommes et pareils aux Ombres.
Un jour pourtant, notre Père, l’Éther, connu de tous, appartiendra à tous.
12/ « Le Rhin », section Les Derniers Hymnes 1800-1803, extraits choisis.
Titre original : « Der Rhein »
Premiers vers : « Im dunkeln Efeu sass ich, an der Pforte /Des
Waldes, eben, da der goldene Mittag… »
[…] Mais adresser des vœux à la
destinée
est insensé,
et les plus aveugles de tous,
ce sont les fils des dieux. Car l’homme sait
où bâtir sa demeure, et l’animal son gîte,
mais à l’âme ingénue des héros il fut donné
de ne savoir où se diriger.
Tout ce qui naît d’une source
pure est un mystère.
À peine si la poésie elle-même ose le dévoiler.
Car tel tu es né, tel tu resteras ;
si forte que soit la contrainte
et l’éducation, rien n’est plus puissant,
que la naissance,
et le premier rayon du jour qui touche le nouveau-né.
Mais qui, mieux que le Rhin, naquit pour être libre,
sa vie durant, et pour accomplir à soi seul
le désir de son cœur ?
Qui, mieux que lui, naquit de cimes plus favorables
et d’un sein plus sacré,
sous d’heureuses présages ?
[…] Mais un Dieu tient à ménager
la vie trop rapide de ses fils, et il sourit
d’entendre, impétueux, mais entravés
par les Alpes sacrées,
les torrents gronder contre lui, avec son fils, dans la profondeur.
C’est dans une forge pareille
que tout métal pur est forgé,
et il est beau de le voir bientôt
après avoir quitté les montagnes,
se promener à loisir dans la campagne allemande,
et assouvir son inquiétude
dans un fructueux négoce, cultivant la terre,
et nourrissant, ce Rhin paternel, des enfants chéris
dans les villes qu’il a fondées.
Mais jamais, jamais il n’oubliera
son enfance,
car on verrait périr la demeure des hommes,
et leurs lois, et leur existence même bouleversée,
avant qu’un tel fleuve oubliât son origine
et la voix pure de sa jeunesse.
[…] Heureux donc celui qui a
trouvé
un destin à sa mesure
où le souvenir de ses longs voyages
et de ses chagrins bruit doucement
au long d’un sûr rivage ;
il aime alors à porter ses regards en tout sens
jusqu’aux limites du séjour
que Dieu lui assigna dès sa naissance.
Puis il se repose, heureux d’un sort modeste,
car à présent, son rêve le plus divin
approche et vient l’enlacer
sans effort, dans un sourire,
tandis qu’il prend son repos, l’audacieux.
Ma pensée à présent se reporte
vers les demi-dieux,
que je connais et que je chéris,
car souvent leur vie a ému mon âme rêveuse.
Mais quand un homme a reçu en partage, comme toi, Rousseau,
une âme invincible, énergique et patiente,
un esprit sûr
et le don suave d’entendre et de parler,
comme le dieu du vin dans l’ivresse sacrée,
le langage d’une folie divine et sans loi
qui exprime le sentiment des purs,
reste intelligible aux bons, mais, à bon droit,
frappe de cécité les indifférents, profanes et serviles, -
quel nom donnerai-je à cet étranger ?
Les fils de la Terre sont, comme
leur Mère,
tout aimants, et ces bienheureux
accueillent tout en eux sans effort.
Aussi l’homme mortel est-il frappé
de surprise et d’effroi,
quand il songe à tout le ciel
qu’il a chargé, de ses bras aimants
sur ses épaules,
et au poids d’une telle joie ;
souvent alors il préfère
aller vivre presque oublié
sous l’ombre de la forêt,
que ne percent plus les rayons brûlants du soleil,
auprès du lac de Bienne, dans la fraîche verdure
et sans souci, pauvre en chansons,
il va, chanteur novice, se mettre à l’école du rossignol.
Qu’il est beau alors de renaître
de ce sommeil sacré,
et, surgissant de la fraîcheur sylvestre,
de s’en aller vers la lumière atténuée du soir
à l’heure où celui qui a bâti les montagnes
et tracé leur voie aux fleuves […]
prend lui aussi son repos
et que lui, le Jour créateur,
voyant plus de choses bonnes que de mauvaises,
s’incline indulgent vers son élève,
la Terre d’aujourd’hui.
[…] Mais pour les uns
tout passe vite, d’autres
poursuivent une plus longue vie.
Pour les dieux éternels
la vie garde sa plénitude en tout temps,
mais l’homme peut aussi jusqu’à la mort
conserver dans sa mémoire le meilleur de ce qui fut.
Il goûte alors la félicité suprême.
Mais à chacun sa mesure :
lourd est le poids du malheur,
plus lourd encore le bonheur.
******
Pour conclure, deux courts poèmes de la section Poèmes de la folie :
1/ « L’agrément de la vie »
Titre original : « Das Angenehme… »
Premiers vers : « Das Angenehme dieser Welt hab ich genossen,… »
L’agrément de la vie,
hélas ! je l’ai goûté.
Et mes jeunes plaisirs – depuis quand ? – sont passés.
Avril et mai et juin s’en sont allés.
J’ai cessé d’exister, je n’aime plus la vie.
2/ « Les lignes de la vie »
Titre original : « Die Linien des Lebens »
Premiers vers : « Die Linien des Lebens sind verschieden,… »
Diverses sont les lignes de la
vie
Comme sont les chemins, les contours des montagnes.
Ce que nous sommes, Dieu l’achèvera là-haut
Dans la paix, l’harmonie et l’éternelle Grâce.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Ajouter un commentaire