Le désir incessant d’élévation est bien un instinct, une nécessité naturelle solaire et contraignante, une obligation, de même que le tronc de l’arbre doit chaque année s’accroître d’un nouveau cercle. Il n’est guère en notre pouvoir de ne pas nous ennoblir, de ne pas nous améliorer, de ne pas nous perfectionner. (p. 81)
Plus haut, plus haut, mon incommensurable désir croît toujours davantage. Il aspire à des mondes où aucun corps putréfié ne met en bière l’âme flamboyante. Toujours devoir ! devoir vivre ! devoir mourir ! devoir penser comme il faut ! C’est la liberté que je veux ! sans corps, sans bornes ! (p. 90)
[…] je suis éveillée maintenant, mais trop tard, alors que tout décline. L’injustice que l’on a commise à mon endroit, on l’a commise envers tout le monde. Ce qui en moi veut être délivré veut simultanément délivrer d’autres que moi. Empêche-t-on un arbre de croître, on tue aussi les fruits, on tue l’ombre qui aurait apporté de la fraîcheur aux autres. (p. 94)
L’étroite association entre le féminisme et Hedwig Dohm pourrait occulter la dimension littéraire, universelle, que Deviens celle que tu es possède, au-delà d’une œuvre s’inscrivant dans le combat pour une plus grande égalité homme-femme auquel Dohm a effectivement consacré l’essentiel de son œuvre littéraire. C’est un combat plus large auquel l’auteure se livre au final dans l’œuvre présente : à celui des femmes s’ajoute aussi celui d’une réhabilitation de la personne âgée, mais aussi la « dénonciation de l’aliénation dont souffre l’être humain » (postface par Marie-France de Palacio, p. 142-143), dénonciation qui, loin de toucher seulement le lectorat féminin, trouvera un écho chez tous les lecteurs, hommes et femmes confondus.
La littérature féministe, ou toute œuvre engagée dite féministe, a souvent pour défaut de ne guère toucher au niveau personnel le lectorat masculin. La description qui est faite de l’inégalité d’éducation entre les sexes, de la place inférieure à laquelle est astreinte la femme à tous âges par rapport à l’homme ou de la cruauté de ce dernier vis-à-vis d’elle, qu’elle se déroule dans les sociétés occidentales des siècles passés et celles d’aujourd’hui dans d’autres continents, a effectivement de quoi susciter la compassion, la révolte de tout lecteur. Mais certaines œuvres féministes perdent souvent de vue le combat plus global de l’oppression des normes sociétales envers l’individu, quel que soit son sexe, et quelle que soit la société : elles brossent souvent le portrait idéalisé des « droits de l’homme » refusés aux femmes dans certaines sociétés, droits dont l’obtention semble une finalité en soi et le moyen infaillible d’accéder à une émancipation et à un bonheur qui leur est jusque-là interdit. L’homme y est d’ailleurs souvent dépeint de manière caricaturale, unidimensionnelle, sans nuances, réduit à un vil oppresseur sans aucune qualité nuançant au moins quelque peu ce portrait. Ainsi, bon nombre d’œuvres féministes dénoncent, à juste titre, l’oppression que les femmes rencontrent dans certaines sociétés actuelles et/ou à certaines époques. Mais la libération revendiquée n’est souvent qu’une validation en creux des valeurs occidentales actuelles face à des valeurs jugées rétrogrades dans d’autres sociétés, les premières faisant l’objet d’un quasi-culte (en particulier dans ses aspects matérialistes et de libération sexuelle) et laissant dans l’ombre ses aspects aliénants touchant à la fois l’homme et la femme, en somme l’individu, l’être humain, ce que toute œuvre artistique devrait mettre en lumière.
C’est dans ce second écueil que Deviens ce que tu es évite subtilement de tomber, faisant de ce court roman à la fois un roman féministe, mais aussi et surtout une œuvre littéraire dont la portée est universelle, car la volonté d’élévation spirituelle (illustrée par les trois citations mises en tête du présent article), la volonté de redéfinir complètement ses rapports avec autrui selon des valeurs personnelles et non celles dominantes d’Agnès Schmidt, l’héroïne du livre, sont des aspirations qui ne se limitent pas aux femmes, mais touchent tout être humain.
Le début du roman, ou plutôt du journal tenu par l’héroïne et lu par le docteur Behrend dont elle est la patiente, s’inscrit tout d’abord dans une dimension majoritairement féministe : à travers la jeunesse d’Agnès Schmidt, c’est l’inégalité d’éducation entre les sexes, et concomitamment la place au foyer qui est prédestinée à la femme, qui est dénoncée par Dohm. Le frère d’Agnès, mort précocement, reçut une éducation complète, porteuse de tous les espoirs de ses parents, à laquelle sa sœur n’eut jamais droit. Cette dernière est très jeune conditionnée à être une bonne ménagère, obéissante, ce qu’elle sera toute sa vie jusqu’à son éveil spirituel tardif consécutif à la mort de son mari.
Mais si Agnès Schmidt ne prend que tardivement conscience de cette aliénation dont elle a souffert toute sa vie, des signes avant-coureurs témoignaient déjà de cette lutte inconsciente que son être livrait face au dressage dont il était l’objet, mais dont il n’avait jusque-là pas pleinement conscience comme étant l’origine de son mal-être existentiel. Dohm décrit ainsi l’inquiétude vague, indéfinie, que son héroïne ressentait confusément dans les rares moments de calme, de solitude que son existence lui donnait. Agnès est également douée d’une sensibilité qui a été cependant rapidement étouffée durant son enfance, mais qui ne s’est jamais vraiment éteinte, à l’origine sans doute de ce mal-être vague que nous venons de discuter, et qui lui permettra un rapport si intense avec la nature et le cosmos durant les instants de contemplation que lui permettent ses voyages, et sera aussi à l’origine de sa « folie » suite au rejet et à la moquerie dont elle fut victime de l’homme dont elle tomba « amoureuse », un médecin prénommé Johannes, qu’elle rencontra à Capri puis à nouveau dans l’asile d’aliénés où elle est internée et finira ses jours.
Deviens ce que tu es est donc tout d’abord le récit de l’éveil tardif à une vie spirituelle dont a été privée, ou plutôt qui a été étouffée si longtemps chez la protagoniste, vieille femme de plus cinquante ans à la mort de son mari et au moment de cet éveil qui suit le début de son veuvage. Les rôles assignés d’avance à la femme, aux différents âges de sa vie, sont d’abord dénoncés par Dohm à travers le récit rétrospectif d’Agnès Schmidt : de fille obéissante aidant aux tâches ménagères, à la grand-mère accueillie par ses filles mais méprisée implicitement par ses gendres et petits-enfants, en passant par celui de l’épouse modèle faisant passer ses enfants et son mari avant elle, Agnès n’a fait que remplir les devoirs que la société attendait d’elle, sans véritablement réfléchir. Mais au-delà de la dénonciation de la place inférieure réservée à la femme, c’est l’aspect aliénant d’une telle vie, l’absence d’identité et de personnalité qui en résultent, mais aussi la passivité, la tendance au conformisme social, la « servitude volontaire » pour reprendre l’expression de La Boétie, que Dohm décrit et met en évidence, qui rendent son propos plus universel au-delà de son combat féministe : si Agnès Schmidt est dépourvue d’identité et de personnalité propre en raison des règles auxquelles elle s’est soumise toute sa vie, il en est de même pour son mari Edouard, parfaite copie du père d’Agnès en tant que bureaucrate obscur sans personnalité, et pour les maris de ses filles Grete et Magdalene, dont les personnalités sont quasi interchangeables dans leur manière de voir la vie, non ici par défaut de l’auteure, mais plutôt par l’aspect mécanique de leur vie façonné par les valeurs de la société dans lesquelles ils vivent et auxquelles ils adhèrent sans avoir conscience de leur aspect aliénant. Cette interchangeabilité des personnes se reproduit aussi au niveau féminin : Agnès ne fait que suivre la vie qu’a menée sa propre mère, et ses filles elles-mêmes sont à leur tour le miroir de leur mère dont elles suivent les pas.
Et lui [son mari, Edouard], que savait-il de moi ? De moi, il n’y avait rien à savoir. Nous étions tous deux des gens honnêtes, qui faisaient leur devoir. (p. 37)
Grete et Magdalene, sont-elles encore tout à fait mes filles ? Elles suivent à la trace les pas de leurs maris. Elles parlent avec leurs mots, écoutent avec leurs oreilles, elles ont pris leurs opinions et leurs habitudes. (p. 41)
Magdalene est comme j’étais. Je me vois en elle comme en un miroir. Souvent, aussi, elle ne prend pas d’un plat afin que son mari ait une plus grosse part. (p. 47)
[…] c’est que je souffre, je souffre ! Est-ce là le salaire de toute une vie de courage ? En fait, étais-je si courageuse et si consciencieuse ? À vrai dire, je n’aurais guère pu être autrement ! Peut-être n’étais-je si docile que parce que depuis l’enfance on m’avait dressée ainsi. […] Une ossature toute prête, dans laquelle on contraint les arbres à pousser. Parfaitement réussi, ce tour de force ; qu’ils s’agisse d’arbres ou d’hommes, le tour de force réussira toujours. Dressage ! Le chien de berger et le chien d’attelage, eux aussi, sont courageux et consciencieux. (p. 67)
En réalité, j’ai tout fait de mon plein gré. Personne ne m’a jamais contrainte. La méconnaissance de la loi ne protège pas le bourgeois de la sanction. Il en va de même, semble-t-il, dans le domaine de la vie spirituelle. Je ne connaissais pas les lois de ma nature et je les ai violées. Et la sanction : la prison à vie ? Non, je veux sortir ! Seulement quelques gouttes prélevées à la coupe qui apaise la soif de vie, les dernières gouttes. (p. 75)
[…] j’ai été folle pendant plus de cinquante ans. Je me suis toujours déterminée par rapport aux volontés et aux opinions des autres. Selon la loi de la gravité, la pomme peut tomber jusqu’au centre de la terre si elle ne rencontre pas de résistance. De même, c’est une sorte de loi naturelle qui fait que la volonté et la puissance des autres trouvent leurs seules limites en notre résistance. J’étais un mécanisme, que des puissances étrangères mettaient en mouvement. Et maintenant je combats pour me débarrasser de cette folie. Je combats pour ma volonté, pour mon « moi-même », pour mon « Je ». (p. 73)
L’homme est-il vraiment si supérieur à la bête ? Même Tibère ? Lui, c’était une bête féroce, qui dépeçait les humains ; mais ceux qu’il mettait en pièces n’étaient aussi que des agneaux, puisqu’ils se laissaient mettre en pièces. (p. 113)
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Seule Agnès trouve le courage de briser, tardivement, ce cercle vicieux se reproduisant de génération en génération : après avoir constaté à quel point elle ne peut vivre davantage dans une famille vivant dans un conformisme qu’elle abhorre désormais, elle décide de vivre seule, de voyager, de ne plus se consacrer qu’à elle-même, à rebours du rôle attendu qui lui est assigné à son âge, celui de la grand-mère. Dans un passage marquant, Agnès revendique le devoir qu’elle a envers elle-même, avant celui qu’elle a envers autrui, et dénonce par anticipation l’argument d’égoïsme qui pourrait être lui opposé, et à propos duquel elle a brièvement mauvaise conscience, héritage de son ancien conformisme et symbole de la difficulté que tout individu a de se libérer, d’agir à contre-courant des comportements attendus. Ce passage n’est pas sans rappeler la scène finale d’Une maison de poupée d’Ibsen (que Dohm a lu et qui l’a sans doute inspiré), durant laquelle Nora décide d’abandonner son rôle de mère de famille pour se trouver elle-même, pour trouver sa vérité individuelle dans la manière dont elle veut désormais vivre sa vie, en dehors de toute injonction sociale. Au-delà donc de la simple condition féminine, c’est la condition de tout être humain que Dohm dénonce, l’aspect étouffant que les valeurs d’une société peut imposer chez l’individu, hommes et femmes confondus, réduit à remplir un rôle défini d’avance, mécanique, et surtout contraire, hostile, à toute vie intérieure, toute vie spirituelle.
Vivre pour les autres, là doit être la vraie voie, la voie juste. S’il en était ainsi, et si chacun vivait pour les autres, alors d’autres aussi auraient dû vivre pour moi ; et cela reviendrait au même, et serait même beaucoup plus simple, que chacun vive pour soi-même. Une mère ne doit être là que pour ses enfants ! Ainsi, je dois uniquement vivre et travailler pour ma fille, et ma fille doit à son tour n’être là que pour ses enfants. Quel cercle vicieux insensé et stérile. N'avais-je vraiment de devoirs qu’envers les autres, et aucun envers moi-même ? Les autres valaient-ils tous plus que moi ? […] Si j’avais rempli mes devoirs envers moi, et développé mon intelligence, mes enfants auraient progressé intellectuellement à la lumière de ma raison, et elles ne seraient pas devenues ce que j’ai été. Nos devoirs ! Ne doivent-ils pas tendre à nous rendre meilleures, plus nobles, non à nous faire régresser ? […] Beaucoup de ce que l’on nous inculque comme devoir ne relève assurément pas de notre devoir, par exemple, le devoir d’appartenir à son mari, même lorsque notre nature s’y refuse ? Et si cela est un faux devoir, pourquoi d’autres ne le seraient-ils pas, que l’on exige de nous au nom du devoir. (p. 68-69)
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C’est à la libération, au développement de cette vie intérieure, spirituelle, que Deviens ce que tu es, dans son titre à connotation nietzschéenne, appelle, et c’est ce message qui en fait bien plus qu’un roman féministe. La condition subalterne de la femme y est certes dénoncée, mais ce sont toutes les valeurs dominantes de la société qui sont également remises en cause : le matérialisme auquel les rapports humains se réduisent souvent, ses gendres étant impatients sous leurs apparences polies de toucher l’héritage d’Agnès ; l’amour aussi sous sa dimension purement physique, sensuelle ; les devoirs familiaux contraignants appelant au sacrifice, autres moyens de mettre dans des cases les individus qui se trouvent privés de toute liberté et initiative propres. À l’instar d’Ibsen, et à rebours des travers de certaines œuvres féministes pointés au début de cet article, ce sont toutes les fondations soi-disant morales de la société que Dohm remet en question, et c’est à une libération non seulement matérielle, mais surtout spirituelle, à laquelle l’auteure aspire et milite.
Cette libération spirituelle dans le roman se fait sur plusieurs plans. Bien qu’elle occupe une place secondaire dans l’intrigue et ne soit que brièvement évoquée, la lecture des classiques est un des moyens par lesquels Agnès prend mieux conscience d’elle-même et de son angoisse existentielle. Et Dohm de suggérer que la littérature n’est pas qu’une simple évasion, un simple divertissement, dans la lignée du bovarysme, mais des trésors spirituels qui ont pour fonction de nous éclairer sur nous-mêmes, d’interroger, d’évoquer des expériences humaines universelles à travers lesquelles tout lecteur sensible trouvera un écho dans sa propre existence.
Agnès se livre surtout à un double voyage, à la fois intérieur et extérieur (postface, p. 164), via l’écriture d’un journal intime et des voyages qu’elle finance grâce à un héritage inopiné qu’elle décide, après quelques cas de conscience, de dépenser pour elle plutôt que le donner à une famille auprès de laquelle elle se sent comme une étrangère. Introspection, voyages (en particulier en Italie, dont l’ensoleillement, la lumière, dans une métaphore constante, symbolise le désir d’élévation spirituelle de l’héroïne) qui contrastent avec sa vie antérieure, où elle était sans cesse au service des autres, durant laquelle elle vécut dans un appartement symboliquement privé de lumière naturelle. Le contact avec la nature, et avec la mer en particulier, est décrit d’une manière qui est certes quelque peu attendue, mais Dohm ne se contente pas de l’émerveillement facile face à la beauté des paysages : si elle est si émue par sa contemplation, c’est parce que, tel son rapport nouveau à la lecture, elle y trouve un écho avec sa vie, ses préoccupations intérieures, ou, dans une dimension plus cosmique, s’interroge, reste interdite sur la place insignifiante de l’homme dans l’immensité de l’univers. La beauté se fait certes principalement par le truchement de la vue, mais également de l’ouïe : le bruit du vent, des tempêtes, provoque, telle la musique avec lequel il est comparé, chez Agnès une sensation obscure de contemplation pure où le Moi semble se fondre et disparaître.
Les quelques arbres sur la plage se courbent en gémissant, comme un être vivant que l’on fouetterait. Encore ! encore ! J’aime cette musique aérienne qui rappelle le son des trompettes, j’aime les sifflements, les hurlements, l’effrayante jubilation. Soupirs immenses, qui semblent vouloir forcer le sein de la nature. Dans cette volupté dithyrambique se conjuguent la plus haute affirmation de la vie et sa négation simultanée. Il y a de la folie et de l’enthousiasme dans la tempête, quelque chose qui veut sortir du cercle étroit de notre petite planète. Oui, dehors ! plus haut ! (p. 87)
Comment ? dans l’immense univers existe une minuscule petite étoile, la terre, une quêteuse d’aumônes. Sa lumière et sa chaleur, elle les reçoit des autres planètes. Et sur cette étoile, un microscopique petit être : l’homme. Et dans l’immensité de l’univers, avec ses innombrables soleils et planètes, cette petite créature serait justement celle vers laquelle tout le reste tend ? Cela, le couronnement de la création ? Invraisemblable. Que disparaisse la terre, et qu’avec elle disparaisse l’homme de la surface du globe, peut-être que l’univers n’en serait pas plus profondément perturbé que la terre ne le serait, à peu près, d’un tremblement de terre en Sicile. (p. 102)
Il doit exister des mondes où il n’y a pas d’yeux qui pleurent, pas de cœurs qui se brisent. Il doit exister des êtres exempts de misère et de peine, des êtres qui ne sont pas poussière, et qui, dans la félicité solaire, sont éternels. Une félicité que nous pressentons dans les moments d’extase, avec un ravissement effrayé. (p. 103)
Les vibrations de l’éther, le bruissement des arbres, de la mer, le chuchotement de l’herbe, le grondement de l’air, tout cela ne serait que le son produit par le frottement et la rencontre des éléments ? et pourquoi pas une langue, une langue inspirée, que nous ne comprendrions pas ? n’est-elle pas proche de la musique ? elle aussi se passe de mots et peut pourtant être si mortellement suave, si magiquement éloquente, et elle peut nous ébranler jusqu’à nous anéantir. (p. 104)
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Enfin, la libération d’Agnès se fait également sur le plan de la redécouverte de sa féminité et de la passion, si anachroniques eu égard à sa vieillesse. Le présent roman se révèle particulièrement poignant sur cet aspect, lui qui dénonce la marginalisation, le dédain de ces vieilles personnes considérées désormais comme inutiles, a fortiori pour les femmes désormais privées de leur jeune beauté, à laquelle leur valeur est souvent réduite. Sans être une coquette extravagante voulant paraître plus jeune qu’elle ne l’est, Agnès se rend compte de l’importance qu’a pour elle la sensation de se sentir belle, et opère en même temps une transformation extérieure par le changement de vêtements et la libération de ses cheveux, symboles d’une féminité retrouvée et assumée. À défaut de rajeunir physiquement, c’est le cœur d’Agnès qui, tel un chêne reverdissant (la métaphore de l’arbre est récurrente tout au long du roman), rajeunit, bien que sa passion tardive pour un jeune docteur puisse paraître anachronique. Passion qui sans doute comporte sa dimension physique, bien que Dohm soit davantage implicite sur cet aspect, mais qui est aussi une passion spirituelle, et à laquelle la raison d’Agnès, telle celle d’Ophélie dans Hamlet, ne résistera pas quand il est déçu, détruit.
Le désir sensuel n’a généralement rien à voir avec l’individualité spirituelle, à proprement parler, de ceux qui éprouvent ce désir, et dans cette affaire, l’homme et la femme n’ont en commun que l’excitation du sang. […] Je l’aime, mais non comme une mère aime son fils, une sœur son frère, ou une femme son mari. Mon sentiment est plus libre, plus pur, c’est un sentiment de communauté intime, enthousiaste, né d’une aspiration profonde à être davantage, connaître davantage, découvrir davantage, voir plus loin. Le délicat entrelacement des états d’âme et des pensées, – car eux aussi sont une tendre jouissance –, et les baisers qui n’atteignent pas les lèvres, mais se donnent d’âme à âme, eux aussi sont une extase, un ardent ébranlement des plus infimes fibres nerveuses, des étincelles jaillissant de l’âme du monde. (p. 122-123)
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Les nombreuses images et symboles dont le roman regorge n’ont été que furtivement abordées dans le présent article, car cela a déjà été fait, de manière extensive, dans l’excellente postface rédigée par Marie-France de Palacio, et à laquelle je dois certaines des idées que j’ai développées ci-dessus.
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Ci-dessous, un catalogue des autres citations remarquables du roman :
Non, ce n’est pas la peur de la fin. Ce n’est rien de grimaçant, d’effrayant, qui me mine. C’est quelque chose de puissant, d’extraordinairement oppressant, quelque chose qui désire la lumière. (p. 22)
Des choses dignes d’être racontées dans ma vie ? Est-ce qu’il y en a ? De quelle nature ? Je suis longtemps restée là, assise, la plume à la main, à réfléchir. Rien, rien ! (p. 23)
J’ai toujours été timide et sensible. De la même façon, j’étais tout excitée lorsque, la nuit, la lune éclairait ma couche. Je me levais, montais sur la table qui se trouvait devant la fenêtre, et regardais au-dehors, le cœur battant, ce monde onirique et argenté. (p. 25)
Et chaque jour ressemblait au précédent. Ma vie se déroulait sans heurts, vite, si vite. C’est seulement quand je devais rester assise quelques heures d’affilée à ma machine à coudre que je devenais nerveuse. […] Un vague étonnement devant la femme assise, là, à sa machine à coudre, si appliquée à coudre, un sentiment d’étrangeté du moi dans cet environnement, cet habitat aimé. (p. 30)
Pourquoi le repos ne vint-il pas ? Il ne vint pas. Et peu à peu, très progressivement, cela commença, cette sensation étrange, rongeant et minant mon être, cette épouvantable sensation. (p. 34)
Et je lis, des romans comme je les aimais auparavant, dans le genre de ceux de Marlitt. Ils ne me plaisaient plus, je lis souvent de manière mécanique, sans trop savoir quoi. Cela m’est tellement égal, ce qu’il y a dedans, tellement égal. (p. 35)
Lorsque des relations de ma vie passée me rendent visite, et qu’elles parlent de leurs affaires, il me devient très pénible de les écouter […]. Si elles reviennent, ces connaissances de longue date, je leur consignerai ma porte. Je veux être seule. (p. 39)
Je connais maintenant le type de folie à laquelle je suis encline : la manie de la persécution. Mes filles, mes gendres, mes petits-enfants : tous des êtres aimables, bons, joyeux et heureux, et pourtant – pourtant – j’aimerais repartir tout de suite, rentrer à la maison. Tout est si solide chez eux, si raisonnablement clair comme le jour. (p. 40)
Une veuve, cela signifie : ton mari est mort. Tu es enterrée avec lui. Le bûcher des femmes indiennes est vraiment lourd de sens – même aujourd’hui, et pas seulement en Inde. Je n’ai aucune personnalité. Je ne suis Personne, c’est pourquoi personne ne peut m’aimer, et mes enfants non plus, ou si peu, si peu. (p. 44)
Je ne sais plus de quoi je dois parler, et je me tais, ne m’exprimant que par monosyllabes ; je ne parle que des choses les plus élémentaires, du temps, de la mine resplendissante des enfants, et je dis tout cela machinalement, seulement pour qu’on ne puisse pas me prendre pour une grincheuse et une mécontente. (p. 45)
Je lis, oh ! oui, la lecture est mon activité principale. J’avais trouvé, dans le journal, la mention de livres russes, français, scandinaves censés représenter une véritable révolution spirituelle et morale, et dépeindre la vie comme elle est vraiment. […] Je me suis plongée dans ces livres, pendant des journées entières. Par endroits, ils me captivaient au point de susciter en moi une excitation maladive, une effrayante émotion. […] Je rejette les livres puis je les reprends, peu à peu je les comprends mieux, et lentement, lentement, un nouveau monde, étranger, s’ouvre à moi, comme des étoiles émergent de la brume du soir. Puis, de nouveau j’ai cette impression étrange d’avoir déjà eu, un jour, ces pensées toutes neuves qui se trouvent dans les livres, comme si elles étaient restées tapies au fond de moi. (p. 52 à 54)
J’ai découvert quelque chose de nouveau en moi – la vanité. Edouard ne s’intéressait pas aux apparences. Il ne remarquait jamais si mon extérieur était soigné ou non. Le seul critère, pour mon habillement, était de savoir s’il était bon marché et résistant, et si les étoffes pouvaient être retournées. Maintenant, dans les rues, je tombe en arrêt devant de ravissantes et séduisantes toilettes. Peut-être mon sens esthétique s’est-il éveillé au contact des nombreuses illustrations que je regarde. Mais aussi, est-il nécessaire que je sois si repoussante ? (p. 54-55)
Je découvre que seul me fascine et m’émeut ce qui se trouve de l’autre côté du réel. Une aspiration au lointain crépusculaire, au merveilleux. (p. 57)
La terre humide et lourde semble aspirer les feuilles. Ne s’en nourrit-elle pas ? C’est aussi mon sort, de m’éteindre ainsi, absorbée par les relents de moisissure et la morosité. (p. 58)
Je remarque que je suscite parfois la raillerie, et je ne sais pas pour quelle raison. Cela m’agace. Je souffre de la peur secrète que l’on puisse remarquer la contradiction entre mon être intime et mon apparence. N’ont-ils pas décrété comment doit être l’être humain à chaque âge de sa vie ? C’est pourquoi, lorsque je vois venir des gens, je me recroqueville, afin de sembler encore plus vieille que je ne le suis. Je me donne une physionomie éteinte, comme si je ne faisais que végéter, conformément à mon grand âge. (p. 64)
N’est-il pas honteux que l’on ne prenne en considération les plus nobles qualités, chez une femme, que si elles viennent pimenter l’attrait de son jeune corps ? (p. 65)
L’enfance aussi, aussi la vieillesse, ont un droit entier et absolu à l’existence. Un être humain, et même s’il ne s’agissait que d’une femme, et même si cette femme était âgée de quatre-vingt ans, a autant le droit de vivre sa quatre-vingtième année que sa vingtième. (p. 65)
Mais je n’étais pas un « Moi ». Agnès Schmidt ! Un nom ! Une main, un pied, un corps ! Pas d’âme, pas de cerveau. J’ai vécu une vie à laquelle je n’ai pas vraiment pris part. (p. 69)
Qui et que suis-je en vérité ? Je suis curieuse de moi-même. Il me semble que je suis touchée par des étincelles, venues d’un feu inconnu, un soleil, que je ne vois pas. Je souffle sur les étincelles de toutes mes forces, afin qu’elles deviennent flammes. Mon souffle est si court. Elles s’éteignent sans faire de flammes, les étincelles… des cendres. (p. 70)
Récemment, j’ai vu un tableau : un être humain dans un cercueil. Il a soulevé le couvercle du cercueil et lève un regard figé par la terreur. Épouvantable ! Aura-t-il la force de soulever complètement le couvercle, et de sortir du cercueil, ou bien… il tombe… tombe… (p. 70-71)
Mais surtout, je veux aller de l’avant, m’élever ! Me débarrasser de ma petite âme de ménagère, saisir au vol une petite lueur de la grande âme du monde. (p. 74-75)
Peut-être n’avons-nous de problèmes de conscience que lorsque nous faisons quelque chose qui va à l’encontre de ce que l’opinion commune tient pour bon ? (p. 75-76)
Mais n’y a-t-il pas aussi des consciences qui sont plus finement et plus subtilement organisées, et qui parviennent à s’affranchir de la conscience collective du commun des mortels ? (p. 76)
Ce qui est certain, c’est que je n’aspire pas seulement à des contrées éloignées, mais bien plutôt à des pensées éloignées, élevées. J’aspire indiciblement à la sagesse, à la raison pure, à la connaissance. Toutes les pensées, je voudrais les penser, tous les sentiments, les ressentir. (p. 77)
Un muet doit ressentir la même chose que moi : en proie à une forte émotion, il veut parler, parler, et il ne peut pas, ne peut pas. Et personne ne m’aide, personne. Je suis seule. (p. 79)
J’ai réfléchi et réfléchi sur le but de notre existence, et n’ai rien trouvé d’autre que le lieu commun suivant : l’homme n’a pas, ne peut avoir, de but autre que celui de la pierre, de la plante, de la terre, à savoir celui de venir au monde, de croître, de disparaître. (p. 80)
Le travail frénétique de ces monstrueuses masses aquatiques, que crée-t-il ? Rien. Après, tout redevient comme avant. Et notre frénésie ? Même chose. Après, tout redevient comme avant. Et la mer continue pourtant à se déchaîner, et nous, nous continuons pourtant à nous déchaîner. (p. 82)
Je suis une chose qui commence, qui ne sera jamais achevée, jamais. (p. 83)
Je fus de nouveau attirée sur la plage sans lumière, dehors, dans l’immense, le gigantesque. Et devant cette grandiose insensibilité, dans cette Stimmung universelle si éloignée de l’humanité, je perdis le sentiment de ma personnalité et je partis à la dérive avec les flots ondoyants, dans l’incommensurable. (p. 84)
Écrivain, peut-être ? J’observe, je devine, je pense. Je voudrais créer, créer en puisant au plus profond de ma poitrine, là où coule la source, mais je n’ai pas de vase pour le remplir, et les eaux vivantes s’écoulent, s’écoulent, et le sang de mon cœur avec. Je suis capable de pleurer, amèrement, mais incapable de décrire les larmes. (p. 88-89)
Toutes les tendres étoiles de mer colorées, et les poissons argentés, je les voyais s’entrecroiser en glissant sous la surface de l’eau, et en leur milieu surgit une tête, la tête d’un mort, d’un noyé. […] ma tête. Mais non, c’était en fait la tête qui manquait sur la statue, dans le petit jardin à l’abandon. Ma tête aussi ? Je la maintiens, je la tiens des deux mains, fermement, fermement. (p. 91)
Oui, je fus semblable à cette jeune fille de la fontaine. Une amère douleur me fit venir les larmes aux yeux, pour n’avoir pas su que j’étais jolie et jeune. (p. 93)
J’aime aller dans les cimetières. Nos pensées, là, ressemblent un peu à celles que nous avons lorsque nous sommes malades. Toutes les certitudes s’évanouissent. Nous devenons clairvoyants. J’aime cela, écouter ce que disent les morts. (p. 95-96)
Dans la vie, nous recherchons toujours la hauteur. (p. 97)
L’une des particularités du jardin [Boboli, à Florence] est l’entremêlement de l’art et de la nature. Partout des statues, la plupart de marbre, quelques-unes de grès. (p. 98)
C’est vrai, le jardin Boboli est dépourvu de fleurs. Et c’est sa particularité. Seulement l’arbre et la pierre. Mais il n’a pas besoin de fleurs, il ne peut pas avoir de fleurs. Ce n’est pas leur place. Les fleurs sont une image de l’inconstance des choses, elles fanent en une nuit, comme les hommes. C’est pourquoi les hommes n’ont rien à faire non plus dans ce jardin, qui a quelque chose de permanent et semble fait pour l’éternité. (p. 100-101)
Ici, je comprends que la beauté peut être en soi et pour soi un objet d’adoration, et que ces Barbares, qui adressaient leurs prières au soleil, avaient raison. (p. 101)
Et moi, je me suis laissé entraver par des chaînes minces comme des toiles d’araignée, persuadée qu’il me serait impossible de les arracher. […] Parfois je suis mécontente d’être si fadement en bonne santé. Seuls les êtres malades savent voir à travers les choses et voir au loin. Parce que la prison de l’âme, le corps, est devenue transparente ? que les chaînes se sont desserrées ? (p. 106)
Je sais, je le sais, c’est quelque chose en moi qui est plus que moi, quelque chose qui cherche à entrer en relation avec l’âme du monde. En relation avec l’air embaumé aux scintillements dorés, là-haut, en relation avec les dieux, là, dans l’éther aux tons roses, en relation avec… Ah, mais non, ce n’est pas vrai. – Mensonges, que toutes ces vagues élucubrations de ma fantaisie. Je me mens à moi-même. Si je me jette ainsi dans l’immense, dans le grandiose, c’est seulement parce que je redoute l’étroitesse des quatre planches du cercueil. Je m’accroche à l’univers comme à une ancre de miséricorde. (p. 106)
Et, devant moi, à côté de moi, partout la mer, la bleue, un joyau liquide posé sur le sein de ce paysage d’une sauvage beauté, d’une grandiose tendresse. Dans le calme, la mer paraît plus belle que le ciel plus pâle. Le doux écoulement de cet argent bleuté est d’un rythme chantant comme les vers d’Homère. (p. 108)
Je suis bien restée toute ma vie dans une misère spirituelle, alors qu’à proximité il y avait des bibliothèques pleines de trésors pour l’esprit. (p. 111)
Comme je l’aurais aimé. Mais en fait je l’ai déjà aimé, soit en songe, soit dans le secret de mon regard intérieur, je ne sais. Je l’ai déjà aimé, enfant, tandis que je contemplais la lune avec fascination ; je l’ai aimé quand les poésies, que je lisais à l’école, m’emplissaient d’ardeur. Je l’ai aimé, plus tard, lorsque, réalisant machinalement mes tâches ménagères, j’étais parcourue d’étranges frissons nerveux. C’est un vieil amour, aussi vieux que moi-même. Il m’était prédestiné. Et maintenant nous appartenons à des générations différentes. (p. 115)
On raconte que lorsqu’un héros et empereur romain arriva à Capri, un chêne desséché recommença à verdir. C’est ainsi que, lorsqu’il paraît, mon cœur recommence à verdir et à fleurir. Recommence ? Non, il fleurit et verdit pour la première fois ! (p. 116)
[…] ce qui est étrange, n’est-ce pas le fait que cœur, esprit et peau ne se dessèchent pas dans les mêmes proportions ? Étrange ? Et pourquoi pas naturel ? C’est peut-être qu’il existe quelque chose en nous qui ne se flétrit pas, qui ne meurt pas, pas même dans la mort ? (p. 117)
Tant que je reste seule, je sais qu’il n’y a rien en moi qui puisse craindre d’affronter la lumière. Mais dès que je suis au milieu des gens, je vois avec les yeux des autres, je pense avec les pensées des autres, et alors je me sens coupable d’un ridicule anachronisme, et j’ai honte. (p. 121)
La majorité des gens qualifieraient de réaliste la vie que j’ai vécue. Pour moi, ce ne fut qu’un songe sans consistance. La vie quotidienne, qui se déroule si machinalement, ce que nous mangeons, ce que nous buvons, les propos que nous tenons à tort et à travers, l’amour physique, tout cela ne me paraît qu’une ombre, quelque chose d’irréel. Indéniablement, notre corps est réaliste. Mais seulement notre corps ? […] Et ce que nous vivons à l’intérieur de nous-mêmes, ce que nous voyons en des demi-visions, ce qui chante et résonne au fond de notre poitrine, en un mot, tout ce qui est du côté de l’ange, ce ne serait pas réaliste ? (p. 123)
Chaque âge a le droit d’enclore dans son cœur ce qui est digne d’amour. (p. 124)
Une mélancolie ardente me fit pleurer. Trop tard, je comprends trop tard combien le monde est beau ! si beau ! (p. 126)
Solitude – le suaire des inutiles. L’homme dans le cercueil, qui soulève le couvercle, le soulève un peu, c’est l’image de tout notre être. Le corps – le cercueil. L’ardente aspiration à sortir, à monter ! c’est la force, qui veut soulever, veut et ne peut pas. (p. 129)
Lui aussi ! lui ! si sage, si bienveillant, si délicat ! lui aussi ! S’il n’est pas capable de s’affranchir du carcan de pensée de son siècle, qui le peut, alors ? Ce n’est pas mon époque, ce n’est pas la mienne ! Je la hais, je la hais, cette époque misérable! (p. 130)
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