Déjà, je devenais, moi aussi, exigeante, et souhaitais que chaque minute m’apportât de quoi vivre. (p. 80)
Elle ne l’entendait pas, le corps et l’âme orientés vers un autre univers où vivent des êtres avides et qui ne souhaitent que connaître, que comprendre, – et, selon un mot qu’avait répété Jean avec un air de satisfaction profonde « devenir ce qu’ils sont ». (p. 83)
Elle ne pensait plus à Jean Azévédo, ni à personne au monde. Elle traversait, seule, un tunnel, vertigineusement ; elle en était au plus obscur ; il fallait, sans réfléchir, comme une brute, sortir de ces ténèbres, de cette fumée, atteindre l’air libre, vite ! vite ! (p. 101)
Être une femme seule dans Paris, qui gagne sa vie, qui ne dépend de personne… Être sans famille ! Ne laisser qu’à son cœur le soin de choisir les siens – non selon le sang, mais selon l’esprit, et selon la chair aussi ; découvrir ses vrais parents, aussi rares, aussi disséminés fussent-ils… (p. 124)
Ce que je voulais ? Sans doute serait-il plus aisé de dire ce que je ne voulais pas ; je ne voulais pas jouer un personnage, faire des gestes, prononcer des formules, renier enfin à chaque instant une Thérèse qui… (p. 144)
Un des aspects les plus intéressants de l’œuvre de Dostoïevski est de mettre en lumière l’éternelle insatisfaction de l’être humain, siège de désirs constants et insatiables, être fondamentalement de passions, fussent-ils irrationnels, qui ne saurait jamais se contenter d’un bonheur préfabriqué, rationnel, d’une vie lui imposant de rentrer dans des cases qui intrinsèquement s’opposent, limitent voire étouffent son individualité et sa liberté. Une part d’égocentrisme, pouvant allant jusqu’à la monstruosité, entre également dans ses personnages, qui ne vivent, ne se préoccupent que d’eux-mêmes, à rebours d’une conception humaniste de l’homme. C’est la grande leçon du narrateur des Carnets du sous-sol, qui se révolte contre toute rationalité allant à l’encontre de sa liberté (la fameuse tirade sur le « deux et deux font cinq »), qui se sent fondamentalement mal à l’aise dans la vie de bureau qu’il mène, et qui se ment à lui-même et au lecteur fictif auquel il s’adresse, ayant bien du mal lui-même à comprendre ses propres désirs et aspirations, souvent contradictoires.
Ces trois caractéristiques (l’homme comme être désirant, égocentrique et contradictoire) peuvent également s’appliquer à Thérèse Desqueyroux, personnage qui à bien des égards présente de nombreuses similitudes avec ceux de Dostoïevski, bien qu’elle ait aussi ses caractéristiques propres, en particulier dans la part indéniablement sensuelle qui imprègne ses désirs.
Thérèse est tout d’abord un être fondamentalement de passion, de désirs, avide de satisfactions sensuelles et spirituelles auxquelles s’oppose diamétralement le cadre de vie bourgeois qu’elle mène, et en particulier son mariage avec Bernard Desqueyroux. À plusieurs reprises, la « famille », à la fois celle de Thérèse mais aussi celle de Bernard, est dépeinte comme une entité collective qui cherche à éteindre, étouffer, non seulement la personnalité de Thérèse, mais également toute individualité. De manière symbolique, tous ceux qui se sont écartées de la « voie » tracée par la famille, soucieuse de respectabilité, d’honneur dans un cadre moral étriqué, ont vu leur nom et leur visage effacés des photographies familiales et de l’arbre généalogique (p. 26 ; p. 111), et un tel sort attend Thérèse, qui comprit ce phénomène tôt dans sa jeunesse, et s’attend à ce que sa fille Marie ne connaisse même pas son nom, déshonoré et honteux à jamais suite à son procès pour tentative de meurtre de son mari. Une métaphore courante présente ainsi la vie de Thérèse comme un « tunnel » (la citation en épigraphe, p. 101) sombre duquel elle tente de se sortir, ou comme une cage dont elle serait la captive (p. 60). À l’inverse, Bernard est sans cesse présenté comme un homme qui ne suit que la « voie » familiale, et qui n’a souci que de préserver l’honneur familial, entaché par sa femme, nonobstant toute considération personnelle (p. 108).
La libération à laquelle aspire Thérèse est à la fois sensuelle et spirituelle. Sensuelle d’abord car Thérèse est insatisfaite de son mari, avec qui elle n’éprouve que dégoût dans les rapports physiques qu’elle eut avec lui (heureusement stoppés pour elle par la maladie de cœur de Bernard, qui lui fait redouter de tels rapports). Mais cette frustration ne la fait vraiment souffrir que quand elle apprend qu’Anne, son amie d’enfance, a une aventure passionnée avec Jean Azévédo, passion qui par contraste intensifie l’insatisfaction, le manque d’amour passionné entre elle et son mari. Cette relation est d’ailleurs décrite de manière extrêmement péjorative, Thérèse comparant Bernard à un « porc » et elle à son « auge » (p. 51), et tentant de le repousser autant que possible durant la période où Bernard la possédait. Elle rêve ainsi régulièrement à un être qui la satisferait pleinement au sens physique du terme (le choix du terme « être » est significatif dans le genre indifférencié auquel il renvoie, écho à l’homosexualité de l’auteur), mais également avec qui une certaine entente, compréhension spirituelle serait possible, elle qui a jusque-là vécu avec Bernard, avec une famille, qui ne la comprend pas, la réduit à une femme originale puis hystérique, et avec qui un « vocabulaire commun » (p. 95) est impossible.
Thérèse n’avait plus besoin de lui demander si elle souffrait : elle l’entendait souffrir dans l’ombre ; mais sans aucune pitié. Pourquoi aurait-elle eu pitié ? Qu’il doit être doux de répéter un nom, un prénom qui désigne un certain être auquel on est lié par le cœur étroitement ? La seule pensée qu’il est vivant, qu’il respire, qu’il s’endort, le soir, la tête sur son bras replié, qu’il s’éveille à l’aube, que son jeune corps déplace la brume… (p. 69)
Un être était dans sa vie grâce auquel tout le reste du monde lui paraissait insignifiant ; quelqu’un que personne de son cercle ne connaissait ; une créature très humble, très obscure ; mais toute l’existence de Thérèse tournait autour de ce soleil visible pour son seul regard, et dont sa chair seule connaissait la chaleur. (p. 123-124)
Un baiser, songe-t-elle, doit arrêter le temps ; elle imagine qu’il existe dans l’amour des secondes infinies. Elle l’imagine ; elle ne le saura jamais. […] le dîner sera un repos avant ce bonheur du soir et de la nuit qu’il doit être impossible de regarder en face, tant il dépasse la puissance de notre cœur ; ainsi l’amour dont Thérèse a été plus sevrée qu’aucun créature, elle en est possédée, pénétrée. (p. 126-127)
Être passionné évoluant dans un milieu dépourvu de passions, trop calme à son goût (à l’image de la province dans laquelle elle vit), Thérèse ne trouve symboliquement le sommeil que dans les « nuits de vent » (p. 119) et aspire au bruit, à l’activité effervescente de Paris, « forêt vivante […] que creusent des passions plus forcenées qu’aucune tempête » (p. 148). Mais au-delà du manque de passion, c’est l’étroitesse d’esprit, la mesquinerie des préoccupations, les préjugés, la paresse intellectuelle de son milieu qui sont surtout à l’origine de son dégoût, de son rejet radical. La rencontre avec Jean Azévédo, loin de tourner en une banale et attendue histoire d’adultère, agit davantage dans l’esprit de Thérèse comme un révélateur de ce que Thérèse ressentait déjà au fond d’elle, mais d’une manière encore obscure, imprécise. Par contraste, la conversation, l’esprit de Jean est aux antipodes de la famille de Thérèse, et cette dernière se rend même compte, à sa propre horreur, à quel point elle a déjà perdu de son individualité au profit de sa famille qui l’a déjà modelée en grande partie à leur image, en particulier dans sa manière de penser.
Tant d’impudeur, cette facilité à se livrer, que cela me changeait de la discrétion provinciale, du silence que, chez nous, chacun garde sur sa vie intérieure ! Les ragots de Saint-Clair ne touchent qu’aux apparences : les cœurs ne se découvrent jamais. Que sais-je de Bernard, au fond ? N’y a-t-il pas en lui infiniment plus que cette caricature dont je me contente, lorsqu’il faut me le représenter ? Jean parlait et je demeurais muette : rien ne me venait aux lèvres que les phrases habituelles dans nos discussions de famille. De même qu’ici toutes les voitures sont « à la voie », c’est-à-dire assez larges pour que les roues correspondent exactement aux ornières des charrettes, toutes mes pensées, jusqu’à ce jour, avaient été « à la voie » de mon père, de mes beaux-parents. Jean Azévédo allait tête nue ; je revois cette chemise ouverte sur une poitrine d’enfant, son cou trop fort. Ai-je subi un charme physique ! Ah ! Dieu, non ! Mais il était le premier homme que je rencontrais et pour qui comptait, plus que tout, la vie de l’esprit. (p. 81)
Jean Azévédo me décrivait Paris, ses camaraderies, et j’imaginais un royaume dont la loi eût été de « devenir soi-même ». Ici vous êtes condamnée au mensonge jusqu’à la mort. » […] C’était impossible, à l’entendre, que je pusse supporter ce climat étouffant : « Regardez, me disait-il, cette immense et uniforme surface de gel où toutes les âmes ici sont prises ; parfois une crevasse découvre l’eau noire : quelqu’un s’est débattu, a disparu ; la croûte se reforme… car chacun, ici comme ailleurs, naît avec sa loi propre ; ici, comme ailleurs, chaque destinée est particulière ; et pourtant il faut se soumettre à ce morne destin commun ; quelques-uns résistent : d’où ces drames sur lesquels les familles font silence. (p. 84-85)
C’est donc à cette conception collective, familiale de la vie, aux principes moraux de surcroît étriqués, que Thérèse s’oppose fondamentalement dans son être, et avec qui, suite à la rencontre avec Jean, elle va mener une lutte à mort pour tenter de se libérer de leur joug, qui devient chaque jour de plus en plus oppressant, insupportable à ses yeux.
La famille ! Thérèse laissa éteindre sa cigarette ; l’œil fixe, elle regardait cette cage aux barreaux innombrables et vivants, cette cage tapissée d’oreilles et d’yeux, où, immobile, accroupie, le menton aux genoux, les bras entourant ses jambes, elle attendrait de mourir. (p. 60)
Les La Trave vénéraient en moi un vase sacré ; le réceptacle de leur progéniture ; aucun doute que, le cas échéant, ils m’eussent sacrifié à cet embryon. Je perdais le sentiment de mon existence individuelle. Je n’étais que le sarment ; aux yeux de la famille, le fruit attaché à mes entrailles comptait seul. (p. 92)
C’est là que
la compassion du lecteur touche à ses limites vis-à-vis de Thérèse : car
si nous comprenons parfaitement sa volonté de s’affranchir, de s’émanciper du
joug familial, les moyens sont eux certainement condamnables, en particulier sa
volonté de tuer son mari à travers des surdoses d’arsenic subrepticement
ajoutées au traitement pour le cœur que prend Bernard. Mais en sus de ce
meurtre non abouti, c’est l’égocentrisme absolu de Thérèse qui en fait une
sorte de monstre. Thérèse en effet ne se préoccupe que d’elle-même, souffre, a
en horreur toute contrainte réprimant ses désirs et aspirations individuels,
qui ont pour elle valeur d’absolu. Mais si le lecteur peut sans doute
s’identifier, compatir à la Thérèse en quête de liberté et souffrant de la vie
étouffante, étriquée qu’elle mène, il est beaucoup plus difficile néanmoins de
la suivre dans son égocentrisme monstrueux qui la conduit à la fois à tenter de
tuer son mari et à se montrer froide, indifférente, aux personnes qu’elle
devrait aimer, en particulier son amie d’enfance, Anne de la Trave, et sa
fille, Marie, tant elle est absorbée par ses problèmes, ses souffrances
personnels (p. 98). C’est ce qui fait en particulier la réussite du roman, qui
tient essentiellement à la complexité, à l’ambigüité de nos sentiments à
l’égard de Thérèse : tour à tour, nous éprouvons de la compassion pour elle,
nous pouvons nous identifier à sa quête d’émancipation et à sa révolte contre
le conformisme, l’étroitesse mentale où elle vit, à son besoin d’un amour qui la
comble sensuellement et spirituellement, mais nous sommes aussi révulsés par sa
monstruosité criminelle, par son égocentrisme exclusif. C’est un des aspects
fondamentaux de la bonne littérature que de créer des personnages quelque peu hors-normes,
qui concentrent et interrogent en eux des aspects nombreux et variés de la
nature humaine, et qui suscitent des réactions fortes, polarisées, parfois contradictoires
chez son lecteur et selon sa sensibilité. Cet égocentrisme se manifeste en
particulier par la répétition de « et moi » dans ses pensées
intérieures (p. 56 ; 114-115 ; 134-135) : ainsi les malheurs,
les souffrances d’autrui ne l’intéressent guère, en particulier ceux d’Anne,
prise de passion pour Jean Azévédo. Au lieu de consoler, compatir pour son amie
d’enfance, dont les parents voient d’un mauvais œil sa relation avec le jeune
homme et font tout pour l’en éloigner, Thérèse ne peut que penser, envier le
bonheur voluptueux qu’Anne a la chance de connaître, elle qui a contrario ne
trouve que dégoût dans ses rapports physiques avec Bernard.
C’est donc une
double monstruosité, dont Thérèse est elle-même parfaitement consciente, qui
est à l’œuvre dans ce roman : monstruosité de Thérèse, indifférente,
froide au malheur d’autrui, et prête à tout pour se libérer de l’oppression
familiale, quitte à tuer son mari ; mais monstruosité aussi de la famille (p. 114-115),
qui nie, étouffe toute velléité individuelle. L’une et l’autre sont également
condamnables dans leur extrémité, n’admettant pas la nuance, de juste milieu
entre la liberté individuelle et la sauvegarde de l’honneur familial, et c’est
une lutte à mort qui s’engage entre elles donc, Thérèse cherchant à tuer son
mari pour échapper à un mariage qu’elle vit comme une prison, et la famille
cherchant à soumettre Thérèse, à la tuer spirituellement parlant en en faisant une sorte d'automate pour les rares sorties publiques permettant de sauvegarder les apparences, suite à son procès pour préserver sa
respectabilité.
Enfin, ce qui achève de rendre Thérèse si ambigüe, mais concomitamment si fascinante, c’est la part avouée de mensonge (plus ou moins volontaire) que son récit (la reconstruction qu’elle fait des événements, de son histoire personnelle qui pourraient expliquer sa tentative de meurtre), qu’elle conçoit comme une confession à Bernard, comporte intrinsèquement. La narration épouse, reproduit uniquement le point de vue de Thérèse (et des autres personnages), sans réelle intervention de l’auteur, et parce que cette dernière cherche à se faire sinon pardonner de Bernard, au moins à être comprise (ou au moins quelque peu excusée), le lecteur averti est amené à s’interroger sur la véracité des motifs exposés par Thérèse, qui tendent à atténuer quelque peu la monstruosité de son acte, en particulier dans son aspect non-prémédité. Quelle part de responsabilité Thérèse a-t-elle à titre personnel, et quelle part les circonstances ont-elles eu ? Thérèse se défend d’avoir été entraînée malgré elle dans le crime, dont l’idée a germé lors de circonstances fortuites selon elle, son mari ayant par inattention pris une double dose de médicaments pour traiter sa maladie de cœur. De même, elle minimise le rôle joué par Jean Azévédo avec qui, selon ses dires, elle n’a pas eu de liaison, mais envers qui elle semble néanmoins éprouver une certaine attirance physique (p. 78).
Thérèse, à ce moment de sa vie, se sentait détachée de sa fille comme de tout le reste. Elle apercevait les êtres et les choses et son propre corps et son esprit même, ainsi qu’un mirage, une vapeur suspendue en dehors d’elle. […] Rien ne l’avertissait de ce qu’elle était sur le point de commettre. Que se passa-t-il cette année-là ? Elle ne se souvient d’aucun incident, d’aucune dispute… (p. 96)
Mais Thérèse n’a plus rien à examiner ; elle s’est engouffrée dans le crime béant ; elle a été aspirée par le crime… (p. 99)
Au vrai, cette histoire trop bien construite demeurait sans lien avec la réalité. Cette importance qu’il lui avait plu d’attribuer aux discours du jeune Azévédo, quelle bêtise ! Comme si cela avait pu compter le moins du monde ! Non, non : elle avait obéi à une profonde loi, à une loi inexorable (p. 114)
Moi, j’aurais tant voulu que rien ne vous demeurât caché. Si vous saviez à quelle torture je me suis soumise pour voir clair… Mais toutes les raisons que j’aurais pu vous donner, comprenez-vous, à peine les eussé-je énoncées, elles m’auraient paru menteuses… » (p. 142)
Pour finir, le roman surprend aussi sur un point qui achève de rendre la caractérisation des personnages particulièrement réussie : c’est, en dépit de leur traits généraux, la capacité de ses personnages, dans des circonstances précises, exceptionnelles, à agir à l’encontre de leur nature profonde. Ainsi, Thérèse, qui est essentiellement froide, égoïste, indifférente à autrui, pleure à l’idée qu’elle pourrait être tentée de tuer sa fille dans la tentation qu'elle a du suicide. Bernard, si obtus, si fermé envers Thérèse durant tout le roman, cherche brièvement à la comprendre au moment où ils s’apprêtent à se quitter définitivement. Ces moments inattendus achèvent de donner l’impression que ces personnages sont singulièrement vivants, non pas unidimensionnels, et que leurs actions, si elles sont essentiellement dictées il est vrai par leur nature profonde, peuvent également, exceptionnellement, être dictées par les circonstances dans lesquelles ils sont plongés.
Thérèse a lu que des désespérés emportent avec eux leurs enfants dans la mort ; les bonnes gens laissent choir leur journal : « Comment des choses pareilles sont-elles possibles ? » Parce qu’elle est un monstre, Thérèse sent profondément que cela est possible et que pour un rien… Elle s’agenouille, touche à peine de ses lèvres une petite main ; elle s’étonne de ce qui sourd du plus profond de son être, monte à ses yeux, brûle ses joues : quelques pauvres larmes, elle qui ne pleure jamais ! (p. 116-117)
Au moment de se séparer d’elle, il ne pouvait se défendre d’une tristesse dont il n’eût jamais convenu : rien qui lui fût plus étranger qu’un sentiment de cette sorte, provoqué par autrui (mais surtout par Thérèse… cela était impossible à imaginer). (p. 140-141)
Pourquoi avait-il cédé à ce brusque désir de comprendre ? Comme s’il y avait quoi que ce fût à comprendre, avec ces détraquées ? Mais cela lui avait échappé ; il n’avait pas réfléchi… (p. 144)
*****
Ci-dessous, un catalogue de citations du roman, à partir de l’édition Livre de poche, et classées par chapitres :
I
L’odeur de fournil et de brouillard n’était plus seulement pour elle l’odeur du soir dans une petite ville : elle y retrouvait le parfum de la vie qui lui était rendue enfin ; elle fermait les yeux au souffle de la terre endormie, herbeuse et mouillée… (p. 24-25)
Elle aspira de nouveau la nuit pluvieuse, comme un être menacé d’étouffement ; et soudain s’éveilla en elle le visage inconnu de Julie Bellade, sa grand-mère maternelle – inconnu : on eût cherché vainement chez les Larroque ou chez les Desqueyroux un portrait, un daguerréotype, une photographie de cette femme dont nul ne savait rien, sinon qu’elle était partie un jour. Thérèse imagine qu’elle aurait pu être ainsi effacée, anéantie, et que plus tard il n’eût même pas été permis à sa fille, à sa petite Marie, de retrouver dans un album la figure de celle qui l’a mise au monde. (p. 26)
« J’ai tant souffert… je suis rompue… » puis s’interrompit : à quoi bon lui parler ? Il [le père de Thérèse, Larroque] ne l’écoute pas ; ne la voit plus. Que lui importe ce que Thérèse éprouve ? Cela seul compte : son ascension vers le Sénat interrompue, compromise à cause de cette fille (toutes des hystériques quand elles ne sont pas idiotes) (p. 27)
C’était incroyable qu’elle ne comprît pas que la moindre dérogation aux usages serait leur mort. (p. 30)
II
Libre… que souhaiter de plus ? Ce ne lui serait qu’un jeu de rendre possible sa vie auprès de Bernard. Se livrer à lui jusqu’au fond, ne rien laisser dans l’ombre : voilà le salut. Que tout ce qui était caché apparaisse dans la lumière, et dès ce soir. Cette résolution comble Thérèse de joie. (p. 33)
Les êtres les plus purs ignorent à quoi ils sont mêlés chaque jour, chaque nuit, et ce qui germe d’empoisonné sous leurs pas d’enfants. (p. 33)
Comment font-ils, tous ceux qui connaissent leurs crimes ?... « Moi, je ne connais pas mes crimes. Je n’ai pas voulu celui dont on me charge. Je ne sais pas ce que j’ai voulu. Je n’ai jamais su vers quoi tendait cette puissance forcenée en moi et hors de moi : ce qu’elle détruisait sur sa route, j’en étais moi-même terrifiée… » (p. 34)
Le plus précis des hommes, ce Bernard : il classe tous les sentiments, les isole, ignore entre eux ce lacis de défilés, de passages. Comment l’introduire dans ces régions indéterminées où Thérèse a vécu, a souffert ? (p. 35)
Où est le commencement de nos actes ? Notre destin, quand nous voulons l’isoler, ressemble à ces plantes qu’il est impossible d’arracher avec toutes leurs racines. (p. 36)
Tout ce qui précède mon mariage prend dans mon souvenir cet aspect de pureté ; contraste, sans doute, avec cette ineffaçable salissure des noces. […] Comment aurais-je pu savoir qua dans ces années d’avant la vie, je vivais ma vraie vie ? Pure, je l’étais : un ange, oui ! Mais un ange plein de passions. Quoi que prétendissent mes maîtresses, je souffrais, je faisais souffrir. Je jouissais du mal que je causais et de celui qui me venait de mes amies ; pure souffrance qu’aucun remords n’altérait : douleurs et joies naissent des plus innocents plaisirs. (p. 37)
Encore la pureté d’Anne de la Trave était-elle faite surtout d’ignorance. Les dames du Sacré-Cœur interposaient mille voiles entre le réel et leurs petites filles. Thérèse les méprisait de confondre vertu et ignorance… (p. 37)
III
Car un mari doit être plus instruit que sa femme ; et déjà l’intelligence de Thérèse était fameuse ; un esprit fort, sans doute… mais Bernard savait à quelles raisons cède une femme… (p. 41)
Du fond d’un compartiment obscur, Thérèse regarde ces jours purs de sa vie – purs mais éclairés d’un frêle bonheur imprécis ; et cette trouble lueur de joie, elle ne savait pas alors que ce devait être son unique part en ce monde. rien ne l’avertissait que tout son lot tenait dans un salon ténébreux, au centre de l’été implacable, – sur ce canapé de reps rouge, auprès d’Anne dont les genoux rapprochés soutenaient un album de photographies. D’où lui venait ce bonheur ? Anne avait-elle un seul des goûts de Thérèse ? Elle haïssait la lecture, n’aimait que coudre, jacasser et rire. […] Aucun goût commun, hors celui d’être ensemble durant ces après-midi où le feu du ciel assiège les hommes barricadés dans une demi-ténèbre. (p. 42-43)
Une de ces cabanes, qui servent en octobre aux chasseurs de palombes, les accueillait comme naguère le salon obscur. Rien à se dire ; aucune parole : les minutes fuyaient de ces longues haltes innocentes sans que les jeunes filles songeassent plus à bouger que ne bouge le chasseur lorsqu’à l’approche d’un vol, il fait le signe du silence. Ainsi leur semblait-il qu’un seul geste aurait fait fuir leur informe et chaste bonheur. (p. 44)
Elle [Anne] ne souhaitait pas la voir tous les jours ; parole raisonnable à laquelle il ne fallait rien opposer ; toute protestation eût paru, à Thérèse même, incompréhensible. Anne préférait ne pas revenir ; rien ne l’en eût empêchée sans doute ; mais pourquoi se voir tous les jours ? Elles finiraient, disait-elle, par se prendre en grippe. Thérèse répondait : « Oui… oui… surtout ne t’en fais pas une obligation : reviens quand le cœur t’en dira… quand tu n’auras rien de mieux. » […] Qu’était-ce donc que cette angoisse ? Elle n’avait pas envie de lire ; elle n’avait envie de rien ; elle errait de nouveau… (p. 45)
Au vrai, pourquoi en rougir ? Les deux mille hectares de Bernard ne l’avaient pas laissée indifférente. « Elle avait toujours eu la propriété dans le sang. » […] Nul doute que cette domination sur une grande étendue de forêt l’ait séduite : « Lui aussi, d’ailleurs, était amoureux de mes pins… » Mais Thérèse avait obéi peut-être à un sentiment plus obscur qu’elle s’efforce de mettre au jour : peut-être cherchait-elle moins dans le mariage une domination, une possession, qu’un refuge. Ce qui l’y avait précipitée, n’était-ce pas une panique ? Petite fille pratique, enfant ménagère, elle avait hâte d’avoir pris son rang, trouvé sa place définitive ; elle voulait être rassurée contre elle ne savait quel péril. Jamais elle ne parut si raisonnable qu’à l’époque de ses fiançailles : elle s’incrustait dans un bloc familial, « elle se casait » ; elle entrait dans un ordre. Elle se sauvait. (p. 47)
Jamais Thérèse ne connut une telle paix – ce qu’elle croyait être la paix et qui n’était que le demi-sommeil, l’engourdissement de ce reptile dans son sein. (p. 48)
IV
[…] elles allaient être séparées le soir même, et non seulement dans l’espace : à cause aussi de ce que son corps innocent allait subir d’irrémédiable. Anne demeurait sur la rive où attendent les êtres intacts ; Thérèse allait se confondre avec le troupeau de celles qui ont servi. (p. 49)
N’importe qui sait proférer des paroles menteuses ; les mensonges du corps exigent une autre science. Mimer le désir, la joie, la fatigue bienheureuse, cela n’est pas donné à tous. Thérèse sut plier son corps à ces feintes et elle y goûtait un plaisir amer. […] Comme devant un paysage enseveli sous la pluie, nous nous représentons ce qu’il eût été dans le soleil, ainsi Thérèse découvrait la volupté. (p. 50-51)
Il était enfermé dans son plaisir comme ces jeunes porcs charmants qu’il est drôle de regarder à travers la grille, lorsqu’ils reniflent de bonheur dans une auge (« c’était moi, l’auge », songe Thérèse). Il avait leur air pressé, affairé, sérieux ; il était méthodique. (p. 51)
Le désir transforme l’être qui nous approche en un monstre qui ne lui ressemble pas. Rien ne nous sépare plus de notre complice que son délire : j’ai toujours vu Bernard s’enfoncer dans le plaisir, – et moi, je faisais la morte, comme si ce fou, cet épileptique, au moindre geste eût risqué de m’étrangler. Le plus souvent, au bord de sa dernière joie, il découvrait soudain sa solitude ; le morne acharnement s’interrompait. Bernard revenait sur ses pas et me trouvait comme sur une plage où j’eusse été rejeté, les dents serrées, froide. (p. 52)
Une lettre exprime bien moins nos sentiments réels que ceux qu’il faut que nous éprouvions pour qu’elle soit lue avec joie. (p. 52)
Non, non ; ce n’était pas cette chère petite idiote, ce ne pouvait être cette couventine à l’esprit court qui avait inventé ces paroles de feu. Ce ne pouvait être de ce cœur sec – car elle avait le cœur sec : Thérèse le savait peut-être ! – qu’avait jailli ce cantique des cantiques, cette longue plainte heureuse d’une femme possédée, d’une chair presque morte de joie, dès la première atteinte. (p. 54)
Je suis heureuse et je souffre. Je suis heureuse de souffrir à cause de lui et j’aime sa douleur comme le signe de l’amour qu’il a pour moi… (p. 56)
« Elle connaît cette joie… et moi, alors ? et moi ? pourquoi pas moi ? » (p. 56)
Elle ne le haïssait pas ; mais quel désir d’être seule pour penser à sa souffrance, pour chercher l’endroit où elle souffrait ! Simplement qu’il ne soit plus là ; qu’elle puisse ne pas se forcer à manger, à sourire ; qu’elle n’ait plus ce souci de composer son visage, d’éteindre son regard ; que son esprit se fixe librement sur ce désespoir mystérieux : une créature s’évade hors de l’île déserte où tu imaginais qu’elle vivrait près de toi jusqu’à la fin ; elle franchit l’abîme qui te sépare des autres, les rejoint, – change de planète enfin… mais non : quel être a jamais changé de planète ? Anne avait toujours appartenu au monde des simples vivants : ce n’était qu’un fantôme dont Thérèse autrefois regardait la tête endormie sur ses genoux, durant leurs vacances solitaires : la véritable Anne de la Trave, elle ne l’a jamais connue, celle qui rejoint, aujourd’hui, Jean Azévédo dans une palombière abandonnée entre Saint-Clair et Argelouse. (p. 58)
La famille ! Thérèse laissa éteindre sa cigarette ; l’œil fixe, elle regardait cette cage aux barreaux innombrables et vivants, cette cage tapissée d’oreilles et d’yeux, où, immobile, accroupie, le menton aux genoux, les bras entourant ses jambes, elle attendrait de mourir. (p. 60)
Il roula de nouveau comme si la chair en lui survivait à l’esprit absent et, jusque dans le sommeil, cherchait confusément sa proie accoutumée. D’une main brutale et qui pourtant ne l’éveilla pas, de nouveau elle l’écarta… Ah ! l’écarter une fois pour toutes et à jamais ! le précipiter hors du lit, dans les ténèbres. (p. 60)
Nous nous arrêtons au bord, à l’extrême bord de la dernière caresse, mais par sa volonté, non par ma résistance ; – ou plutôt c’est lui qui me résiste, et moi qui souhaiterais atteindre ces extrémités inconnues dont il me répète que la seule approche dépasse toutes les joies ; à l’entendre, il faut toujours demeurer en deçà ; il est fier de freiner sur des pentes où il dit qu’une fois engagés, les autres glissent irrésistiblement… (p. 61)
Cette petite idiote, là-bas, à Saint-Clair, qui croyait le bonheur possible, il fallait qu’elle sût, comme Thérèse, que le bonheur n’existe pas. Si elles ne possèdent rien en commun, qu’elles aient au moins cela : l’ennui, l’absence de toute tâche haute, de tout devoir supérieur, l’impossibilité de rien attendre que les basses habitudes quotidiennes, – un isolement sans consolation. (p. 62)
V
« Mais qu’est-ce qu’on lui a fourré dans la tête au couvent ? Ici, elle n’a eu que de bons exemples ; nous avons surveillé ses lectures… (p. 65)
Ah ! Tais-toi. C’est une pensée insoutenable. Et pas un mot de lui pour m’aider à vivre. J’en meurs déjà : il faut qu’à chaque instant je me rappelle ses paroles qui m’avaient donné le plus de joie ; mais à force de me les répéter, je n’arrive plus à être bien sûre qu’il les ait dites en effet… (p. 66-67)
Elle ne distinguait plus rien de particulier dans le jeune homme éblouissant de tout l’amour qu’elle lui portait. « Moi, songeait Thérèse, la passion me rendrait plus lucide ; rien ne m’échapperait de l’être dont j’aurais envie. » (p. 67)
D’un geste d’automate, Anne approchait la cuiller de sa bouche. Aucune lumière dans les yeux. Rien ni personne pour elle n’existait, hors cet absent. Un sourire parfois errait sur ses lèvres, au souvenir d’une parole entendue, d’une caresse reçue, à l’époque où dans une cabane de brandes, la main trop forte de Jean Azévédo déchirait un peu sa blouse. (p. 68)
Thérèse n’avait plus besoin de lui demander si elle souffrait : elle l’entendait souffrir dans l’ombre ; mais sans aucune pitié. Pourquoi aurait-elle eu pitié ? Qu’il doit être doux de répéter un nom, un prénom qui désigne un certain être auquel on est lié par le cœur étroitement ? La seule pensée qu’il est vivant, qu’il respire, qu’il s’endort, le soir, la tête sur son bras replié, qu’il s’éveille à l’aube, que son jeune corps déplace la brume… (p. 69)
VI
Thérèse le rabrouait : elle commençait de le supporter moins aisément. Il se peut que son état de grossesse, comme le croyait Bernard, ne fût pas étranger à cette humeur. Lui-même subissait alors les premières atteintes d’une obsession si commune aux gens de sa race, bien qu’il soit rare qu’elle se manifeste avant la trentième année : cette peur de la mort d’abord étonnait chez une garçon bâti à chaux et à sable. (p. 71)
Dieu merci, il ne l’approchait plus, – l’amour lui paraissait, de tous les exercices, le plus dangereux pour son cœur. (p. 72)
N’éprouves-tu jamais, comme moi, le sentiment profond de ton inutilité ? Non ? Ne penses-tu pas que la vie des gens de notre espèce ressemblent déjà terriblement à la mort ? (p. 73)
Comment persuader Bernard que je n’ai pas aimé ce garçon ? Il va croire sûrement que je l’ai adoré. Comme tous les êtres à qui l’amour est profondément inconnu, il s’imagine qu’un crime comme celui dont on m’accuse ne peut être que passionnel. […] Bernard, tout compte fait, n’était pas si mal. Elle exécrait dans les romans la peinture d’êtres extraordinaires et tels qu’on n’en rencontre jamais dans la vie. (p. 74)
Et quel mépris des femmes ! même de Thérèse à l’époque où chacun louait son intelligence. Et depuis le drame : « Toutes des hystériques quand elles ne sont pas idiotes ! » répétait-il [le père de Thérèse, Larroque] à l’avocat. (p. 74)
Au fond (songeait Thérèse), plus croyante qu’aucun La Trave, mais en guerre ouverte contre l’Être infini qui avait permis qu’elle fût sourde et laide, qu’elle mourût sans avoir jamais été aimée ni possédée. (p. 75)
Mais Bernard avait, en outre, de l’instruction ; on disait de lui qu’il était sorti de son trou ; Thérèse elle-même se félicitait de ce qu’il était un homme avec lequel on peut causer : « En somme, très supérieur à son milieu… » Ainsi le jugea-t-elle jusqu’au jour de sa rencontre avec Jean Azévédo. (p. 76)
Mais son beau regard brûlait ; j’aimais cette grande bouche toujours un peu ouverte sur des dents aiguës : gueule d’un jeune chien qui a chaud. (p. 78)
Je mesurai d’un coup d’œil, avec stupeur, cet abîme entre la passion d’Anne et l’indifférence du garçon. (p. 78)
Il ne doutait point que Mlle de la Trave lui dût les seules heures de vraie passion qu’il lui serait sans doute donné de connaître durant sa morne existence. […] « j’ai pourvu Anne d’un capital de sensations, de rêves, – de quoi la sauver peut-être du désespoir et, en tout cas, de l’abrutissement. (p. 79)
Mais comment peut-on se fixer, madame ? Chaque minute doit apporter sa joie, – une joie différente de toutes celles qui l’ont précédée. (p. 79)
Déjà, je devenais, moi aussi, exigeante, et souhaitais que chaque minute m’apportât de quoi vivre. (p. 80)
Ce retour, qu’il me parut rapide, bien que mon compagnon ait trouvé le temps de toucher à mille sujets ! Il rajeunissait étrangement ceux que je croyais un peu connaître : par exemple, sur la question religieuse, comme je reprenais ce que j’avais accoutumé de dire en famille, il m’interrompait : « Oui, sans doute… mais c’est plus compliqué que cela… » En effet, il projetait dans le débat des clartés qui me paraissaient admirables… Etaient-elles en somme si admirables ?... Je crois bien que je vomirais aujourd’hui ce ragoût : il disait qu’il avait longtemps cru que rien n’importait hors la recherche, la poursuite de Dieu : « S’embarquer, prendre la mer, fuir comme la mort ceux qui se persuadent d’avoir trouvé, s’immobilisent, bâtissent des abris pour y dormir ; longtemps je les ai méprisés… » (p. 80)
Tant d’impudeur, cette facilité à se livrer, que cela me changeait de la discrétion provinciale, du silence que, chez nous, chacun garde sur sa vie intérieure ! Les ragots de Saint-Clair ne touchent qu’aux apparences : les cœurs ne se découvrent jamais. Que sais-je de Bernard, au fond ? N’y a-t-il pas en lui infiniment plus que cette caricature dont je me contente, lorsqu’il faut me le représenter ? Jean parlait et je demeurais muette : rien ne me venait aux lèvres que les phrases habituelles dans nos discussions de famille. De même qu’ici toutes les voitures sont « à la voie », c’est-à-dire assez larges pour que les roues correspondent exactement aux ornières des charrettes, toutes mes pensées, jusqu’à ce jour, avaient été « à la voie » de mon père, de mes beaux-parents. Jean Azévédo allait tête nue ; je revois cette chemise ouverte sur une poitrine d’enfant, son cou trop fort. Ai-je subi un charme physique ! Ah ! Dieu, non ! Mais il était le premier homme que je rencontrais et pour qui comptait, plus que tout, la vie de l’esprit. (p. 81)
VII
Elle ne l’entendait pas, le corps et l’âme orientés vers un autre univers où vivent des êtres avides et qui ne souhaitent que connaître, que comprendre, – et, selon un mot qu’avait répété Jean avec un air de satisfaction profonde « devenir ce qu’ils sont ». (p. 83)
Jean Azévédo me décrivait Paris, ses camaraderies, et j’imaginais un royaume dont la loi eût été de « devenir soi-même ». Ici vous êtes condamnée au mensonge jusqu’à la mort. » […] C’était impossible, à l’entendre, que je pusse supporter ce climat étouffant : « Regardez, me disait-il, cette immense et uniforme surface de gel où toutes les âmes ici sont prises ; parfois une crevasse découvre l’eau noire : quelqu’un s’est débattu, a disparu ; la croûte se reforme… car chacun, ici comme ailleurs, naît avec sa loi propre ; ici, comme ailleurs, chaque destinée est particulière ; et pourtant il faut se soumettre à ce morne destin commun ; quelques-uns résistent : d’où ces drames sur lesquels les familles font silence. (p. 84-85)
« Mais vous ! Je sens dans toutes vos paroles une faim et une soif de sincérité… » (p. 85)
Azévédo niait qu’il existât une déchéance pire que celle de se renier. […] S’accepter, cela oblige les meilleurs d’entre nous à s’affronter eux-mêmes, mais à visage découvert et dans un combat sans ruse. Et c’est pourquoi il arrive souvent que ces affranchis se convertissent à la religion la plus étroite. (p. 85)
Ce fut surtout après le départ d’Azévédo que je l’ai connu, ce silence. […] (j’incline à croire que ce Parisien n’en pouvait plus de silence, du silence d’Argelouse, et qu’il adorait en moi son unique auditoire), dès que je l’eus quitté, je crus pénétrer dans un tunnel indéfini, m’enfoncer dans une ombre sans cesse accrue ; et parfois je me demandais si j’atteindrais enfin l’air libre avant l’asphyxie. (p. 86-87)
Comme si un être cédait à des raisons, à des raisonnements lorsqu’il s’agit de sa vie même ! (p. 88)
VIII
Les La Trave vénéraient en moi un vase sacré ; le réceptacle de leur progéniture ; aucun doute que, le cas échéant, ils m’eussent sacrifié à cet embryon. Je perdais le sentiment de mon existence individuelle. Je n’étais que le sarment ; aux yeux de la famille, le fruit attaché à mes entrailles comptait seul. (p. 92)
Ah ! Jean l’avait bien jugée : il n’avait pas fallu longtemps pour lui passer la bride et pour la mettre au pas. (p. 93)
Mais Thérèse s’intéressait à une inflexion de voix, à un geste ; un mot parfois semblait plus lourd… Ah ! lui, peut-être, aurait-il pu l’aider à débrouiller en elle ce monde confus ; différent des autres, lui aussi avait pris un parti tragique ; à sa solitude intérieure, il avait ajouté ce désert que crée la soutane autour de l’homme qui la revêt. (p. 94)
Autant que Thérèse ait souffert à cette époque, ce fut au lendemain de ses couches qu’elle commença vraiment de ne pouvoir plus supporter la vie. Rien n’en paraissait à l’extérieur ; aucune scène entre elle et Bernard ; et elle montrait plus de déférence envers ses beaux-parents que ne faisait son mari lui-même. C’était là le tragique : qu’il n’y eût pas une raison de rupture ; l’événement était impossible à prévoir qui aurait empêché les choses d’aller leur train jusqu’à la mort. La mésentente suppose un terrain de rencontre où se heurter. […] Avaient-ils un vocabulaire commun ? Ils donnaient aux mots essentiels un sens différent. (p. 95)
Toujours un berceau attire les femmes ; mais Anne, plus qu’aucune autre, maniait l’enfant avec une profonde joie. (p. 96)
Thérèse, à ce moment de sa vie, se sentait détachée de sa fille comme de tout le reste. Elle apercevait les êtres et les choses et son propre corps et son esprit même, ainsi qu’un mirage, une vapeur suspendue en dehors d’elle. […] Rien ne l’avertissait de ce qu’elle était sur le point de commettre. Que se passa-t-il cette année-là ? Elle ne se souvient d’aucun incident, d’aucune dispute… (p. 96)
Elle trouvait injuste que les flammes choisissent toujours les pins, jamais les hommes. (p. 97)
[…] indifférente, étrangère à cette agitation, désintéressée de ce drame, comme de tout drame autre que le sien. (p. 98)
Elle s’est tue par paresse, sans doute, par fatigue. Qu’espère-t-elle à cette minute ? « Impossible que j’aie prémédité de me taire. » (p. 98)
L’acte qui, durant le déjeuner, était déjà en elle à son insu, commença alors d’émerger du fond de son être, – informe encore, mais à demi baigné de conscience. (p. 99)
Mais Thérèse n’a plus rien à examiner ; elle s’est engouffrée dans le crime béant ; elle a été aspirée par le crime… (p. 99)
Elle ne pensait plus à Jean Azévédo, ni à personne au monde. Elle traversait, seule, un tunnel, vertigineusement ; elle en était au plus obscur ; il fallait, sans réfléchir, comme une brute, sortir de ces ténèbres, de cette fumée, atteindre l’air libre, vite ! vite ! (p. 101)
IX
Et rien ne peut arriver de pire que cette indifférence, que ce détachement total qui la sépare du monde et de son être même. Oui, la mort dans la vie : elle goûte la mort autant que la peut goûter une vivante. (p. 103)
Elle répète machinalement des mots rythmés sur le trot du cheval : « Inutilité de ma vie – néant de ma vie – solitude sans bornes – destinée sans issue. » Ah ! le seul geste possible, Bernard ne le fera pas. S’il ouvrait les bras pourtant, sans rien demander ! Si elle pouvait appuyer sa tête sur une poitrine humaine, si elle pouvait pleurer contre un corps vivant ! (p. 104)
Dire qu’elle a cru qu’il existait un endroit du monde où elle aurait pu s’épanouir au milieu d’êtres qui l’eussent comprise, peut-être admirée, aimée ! Mais sa solitude lui est attachée plus étroitement qu’au lépreux son ulcère : « Nul ne peut rien pour moi ; nul ne peut rien contre moi. » (p. 104)
Les êtres que nous connaissons le mieux, comme nous les déformons dès qu’ils ne sont plus là ! Durant tout ce voyage, elle s’était efforcée, à son insu, de recréer un Bernard capable de la comprendre, d’essayer de la comprendre ; – mais, du premier coup d’œil, il lui apparaissait tel qu’il était réellement, celui qui ne s’est jamais mis, fût-ce une fois dans sa vie, à la place d’autrui ; qui ignore cet effort pour sortir de soi-même, pour voir ce que l’adversaire voit. (p. 106)
La forêt ne me fait pas peur, ni les ténèbres. Elles me connaissent, nous nous connaissons. (p. 106)
Pourquoi tout ce drame ? Cela n’aurait eu aucune importance que cet imbécile disparût du nombre des vivants. […] il est de ces campagnards ridicules hors de leur trou, et dont la vie n’importe à aucune cause, à aucune idée, à aucun être. C’est par habitude que l’on donne une importance infinie à l’existence d’un homme. (p. 107)
Je ne cède pas à des considérations personnelles. Moi, je m’efface : la famille compte seule. L’intérêt de la famille a toujours dicté toutes mes décisions. J’ai consenti, pour l’honneur de ma famille, à tromper la justice de mon pays. (p. 108)
Rien n’est vraiment grave pour les êtres incapables d’aimer ; parce qu’il était sans amour, Bernard n’avait éprouvé que cette sorte de joie tremblante, après un grand péril écarté […] l’approche de la mort avait accru merveilleusement le goût qu’il avait des propriétés, de la chasse, de l’automobile, de ce qui se mange et de ce qui se boit : la vie, enfin ! (p. 110)
L’opprobre, dans ce cas, ne pouvait être évité par la famille, qu’en s’amputant du membre gangrené, en le rejetant, en le reniant, à la face des hommes. (p. 111)
X
Au vrai, cette histoire trop bien construite demeurait sans lien avec la réalité. Cette importance qu’il lui avait plu d’attribuer aux discours du jeune Azévédo, quelle bêtise ! Comme si cela avait pu compter le moins du monde ! Non, non : elle avait obéi à une profonde loi, à une loi inexorable ; elle n’avait pas détruit cette famille, c’était elle qui serait donc détruire ; ils avaient raison de la considérer comme un monstre, mais elle aussi les jugeait monstrueux. Sans que rien ne parût au-dehors, ils allaient, avec une lente méthode, l’anéantir. « Contre moi, désormais, cette puissante mécanique familiale sera montée, – faute de n’avoir su ni l’enrayer ni sortir à temps des rouages. Inutile de chercher d’autres raisons que celle-ci : « parce que c’était eux, parce que c’était moi… » Me masquer, sauver la face, donner le change, cet effort que je pus accomplir moins de deux années, j’imagine que d’autres êtres (qui sont mes semblables) y persévèrent souvent jusqu’à la mort, sauvés par l’accoutumance peut-être, chloroformés par l’habitude, abrutis, endormis contre le sein de la famille maternelle et toute-puissante. Mais moi, mais moi, mais moi… » (p. 114-115)
Mais elle n’a pas d’argent ; des milliers de pins lui appartiennent en vain : sans l’entremise de Bernard, elle ne peut toucher un sou. Autant vaudrait s’enfoncer à travers la lande, comme avait fait Daguerre, cet assassin traqué pour qui Thérèse enfant avait éprouvé tant de pitié… (p. 115)
Thérèse a lu que des désespérés emportent avec eux leurs enfants dans la mort ; les bonnes gens laissent choir leur journal : « Comment des choses pareilles sont-elles possibles ? » Parce qu’elle est un monstre, Thérèse sent profondément que cela est possible et que pour un rien… Elle s’agenouille, touche à peine de ses lèvres une petite main ; elle s’étonne de ce qui sourd du plus profond de son être, monte à ses yeux, brûle ses joues : quelques pauvres larmes, elle qui ne pleure jamais ! (p. 116-117)
Campagne trempée d’aurore. Comment renoncer à tant de lumière ? Qu’est-ce que la mort ? On ne sait pas ce qu’est la mort. Thérèse n’est pas assurée du néant. Thérèse n’est pas absolument sûre qu’il n’y ait personne. Thérèse se hait de ressentir une telle terreur. Elle qui n’hésitait pas à y précipiter autrui, se cabre devant le néant. Que sa lâcheté l’humilie ! (p. 117)
XI
Combien d’heures demeurait-elle étendue, sans que la délivrât le sommeil ! Le silence d’Argelouse l’empêchait de dormir : elle préférait les nuits de vent, – cette plainte indéfinie des cimes recèle une douceur humaine. Thérèse s’abandonnait à ce bercement. Les nuits troublées de l’équinoxe l’endormaient mieux que les nuits calmes. (p. 119-120)
Un être était dans sa vie grâce auquel tout le reste du monde lui paraissait insignifiant ; quelqu’un que personne de son cercle ne connaissait ; une créature très humble, très obscure ; mais toute l’existence de Thérèse tournait autour de ce soleil visible pour son seul regard, et dont sa chair seule connaissait la chaleur. (p. 123-124)
Être une femme seule dans Paris, qui gagne sa vie, qui ne dépend de personne… Être sans famille ! Ne laisser qu’à son cœur le soin de choisir les siens – non selon le sang, mais selon l’esprit, et selon la chair aussi ; découvrir ses vrais parents, aussi rares, aussi disséminés fussent-ils… (p. 124)
Thérèse était sans désir de sommeil et ses songes en devenaient plus précis ; avec méthode, elle cherchait, dans son passé, des visages oubliés, des bouches qu’elle avait chéries de loin des corps indistincts que des rencontres fortuites, des hasards nocturnes avaient rapprochés de son corps innocent. Elle composait un bonheur, elle inventait une joie, elle créait de toutes pièces un impossible amour. (p. 125)
Un baiser, songe-t-elle, doit arrêter le temps ; elle imagine qu’il existe dans l’amour des secondes infinies. Elle l’imagine ; elle ne le saura jamais. […] le dîner sera un repos avant ce bonheur du soir et de la nuit qu’il doit être impossible de regarder en face, tant il dépasse la puissance de notre cœur ; ainsi l’amour dont Thérèse a été plus sevrée qu’aucun créature, elle en est possédée, pénétrée. (p. 126-127)
Sans que ce fût selon une volonté délibérée, sa douleur devenait ainsi son occupation et – qui sait ? – sa raison d’être au monde. (p. 128)
XII
M. Bernard s’y connaît pour dresser les mauvais chiens. Tu sais, quand il leur met le « collier de force » ? Celle-là, ça n’a pas été long de la rendre comme une chienne couchante. (p. 130)
Thérèse, en effet, mettait tout son effort dans le renoncement au songe, au sommeil, à l’anéantissement. Elle s’obligeait à marcher, à manger, mais surtout à redevenir lucide, à voir avec ses yeux de chair les choses, les êtres ; – et comme elle fût revenue dans une lande incendiée par elle, qu’elle eût foulé cette cendre, qu’elle se fût promenée à travers les pins brûlés et noirs, elle essaierait aussi de parler, de sourire, au milieu de cette famille, – de sa famille. (p. 130-131)
Thérèse suscitait le drame, – pire que le drame : le fait divers ; il fallait qu’elle fût criminelle ou victime… (p. 133)
Elle me méprise parce que je ne lui ai pas d’abord parlé de Marie. Comment lui expliquer ? Elle ne comprendrait pas que je suis remplie de moi-même, que je m’occupe tout entière. Anne, elle, n’attend que d’avoir des enfants pour s’anéantir en eux, comme a fait sa mère, comme font toutes les femmes de la famille. Moi, il faut toujours que je me retrouve ; je m’efforce de me rejoindre… Anne oubliera son adolescence contre la mienne, les caresses de Jean Azévédo, dès le premier vagissement du marmot que va lui faire ce gnome, sans même enlever sa jaquette. Les femmes de la famille aspirent à perdre toute existence individuelle. C’est beau, ce don total à l’espèce ; je sens la beauté de cet effacement, de cet anéantissement… Mais moi, mais moi… » (p. 134-135)
Thérèse, affirmait-il, ne ruait que dans les brancards. Libre, peut-être n’y aurait-il pas plus raisonnable. Il fallait, en tout cas, en courir la chance. (p. 138)
Les époux s’étonnaient de ce qu’entre eux subsistait si peu de gêne. Thérèse songeait que les êtres nous deviennent supportables dès que nous sommes sûrs de pouvoir les quitter. (p. 138-139)
XIII
Au moment de se séparer d’elle, il ne pouvait se défendre d’une tristesse dont il n’eût jamais convenu : rien qui lui fût plus étranger qu’un sentiment de cette sorte, provoqué par autrui (mais surtout par Thérèse… cela était impossible à imaginer). (p. 140-141)
Moi, j’aurais tant voulu que rien ne vous demeurât caché. Si vous saviez à quelle torture je me suis soumise pour voir clair… Mais toutes les raisons que j’aurais pu vous donner, comprenez-vous, à peine les eussé-je énoncées, elles m’auraient paru menteuses… » (p. 142)
Pourquoi avait-il cédé à ce brusque désir de comprendre ? Comme s’il y avait quoi que ce fût à comprendre, avec ces détraquées ? Mais cela lui avait échappé ; il n’avait pas réfléchi… (p. 144)
Elle mit une passion étrange à se charger : pour avoir agi en somnambule, il fallait, à l’entendre, que depuis des mois elle eût accueilli dans son cœur, qu’elle eût nourri des pensées criminelles. D’ailleurs, le premier geste accompli, avec quelle fureur lucide elle avait poursuivi son dessein ! avec quelle ténacité ! (p. 144)
Ce que je voulais ? Sans doute serait-il plus aisé de dire ce que je ne voulais pas ; je ne voulais pas jouer un personnage, faire des gestes, prononcer des formules, renier enfin à chaque instant une Thérèse qui… (p. 144)
Mais Bernard, un instant ému, n’éprouvait plus que l’horreur des gestes inaccoutumées, des paroles différentes de celles qu’il est d’usage d’échanger chaque jour. Bernard était « à la voie », comme ses carrioles : il avait besoin de ses ornières ; quand il les aura retrouvées, ce soir même, dans la salle à manger de Saint-Clair, il goûtera le calme, la paix. (p. 146)
Rien ne l’intéressait que ce vit, que les êtres de sang et de chair. « Ce n’est pas la ville de pierres que je chéris, ni les conférences, ni les musées, c’est la forêt vivante qui s’y agite, et que creusent des passions plus forcenées qu’aucune tempête. (p. 148)
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