« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

mardi 28 décembre 2021

Les Morticoles de Léon Daudet : une médecine charlatane et inhumaine, motivée par la cupidité.

Au sortir de la lecture des Morticoles, deux préjugés, deux a priori, que nous pourrions avoir avant notre lecture, se révèlent démentis, ou du moins imparfaits :

1 – que le livre se réduirait à une attaque en règle et sans nuances de la médecine, qui serait diabolisée dans son ensemble, dans une sorte d’obscurantisme anti-médecine, anti-scientifique que d’aucuns seraient tentés de réduire le livre à partir de son synopsis. Au contraire, Daudet montre également, bien que très largement minoritaires dans la société morticole, des médecins courageux, incarnant la vision noble et idéale du médecin tel qu’il devrait être.

2 – le rapprochement avec Les Voyages de Gulliver de Jonathan Swift est souvent fait pour décrire le roman de Daudet, ce qui est en partie exact et inexact : Les Morticoles il est vrai possède une verve comique, ironique, similaire et digne du célèbre satiriste anglais, mais il s’en distingue aussi fondamentalement par une plus grande empathie envers les laissés-pour-compte, et même les Morticoles globalement pris, alors que l’œuvre de Swift est dans son cœur profondément misanthrope, ou du moins recèle un profond dégoût, mépris pour l’humanité en général.

           Ainsi, la description de la société morticole, dominée par les médecins qui ont tout pouvoir sur chaque aspect de la vie de ses individus, est largement il est vrai péjorative. Mais loin de dénoncer la médecine aveuglément et sans nuances, Daudet s’attache à dénoncer, critiquer, exposer au grand jour les dérives qu’une telle société médicalisée à outrance peut avoir : la médecine y est devenue une sorte de culte, de religion, en remplacement d’une foi religieuse qui a largement disparu depuis. Elle possède d’ailleurs tous les atours qui en font un succédané du culte religieux, divin d’avant : les statues érigées en hommage aux grands médecins du passé jalonnent l’espace public, et en particulier les académies, facultés de médecine, et des fêtes de la Matière sont régulièrement célébrées, symbolisant l’aspect, la vision purement matérialiste de la vie qu’en ont les Morticoles, dirigeants et population aux ordres compris. La croyance en Dieu est, au nom du nouveau dogme matérialiste, tenue pour ridicule car jugée irrationnelle : la vie se réduisant à un corps, le principe même d’une âme y est nié, et avec cela surtout, toutes les considérations éthiques s’y rattachant.

Les conséquences d’une telle perte de la foi chrétienne, dont Daudet à l’évidence est un fervent défenseur, les croyances de son héros, Félix Canelon, étant systématiquement valorisées et opposées aux « croyances » morticoles, et son remplacement par un matérialisme exclusif, sont assez prévisibles, ou du moins ne présentent pas un aspect neuf et surprenant, bien qu’il soit important de le rappeler sans cesse malgré son caractère d’évidence :  à savoir le culte de l’argent, puisque la vie n’ayant qu’un aspect désormais purement terrestre et matérielle, il est logique que son but unique, du moins principal, est d’en avoir le plus possible, et ce quels que soient les moyens employés.

C’est ainsi que motivés avant tout par la cupidité, l’écrasante majorité des médecins de la société morticole cherchent d’abord et avant tout à se faire le plus d’argent possible, et concomitamment, à s’attacher les postes les plus prestigieux dans la hiérarchie morticole. Ajoutons à cela aussi les différentes formes de vanité, d’orgueil, que les médecins cherchent également à satisfaire pour se donner une réputation et du prestige, là encore à rebours de l’humilité prônée par la religion chrétienne en son cœur.

Ces buts définis, les moyens, dans une société désormais areligieuse, étant secondaires, indifférents, il n’est donc pas surprenant, voire logique, que les médecins usent de tous les moyens dont ils puissent avoir idée pour satisfaire ce but, qui se substitue au but originel du médecin, qui en temps normal devrait être la santé et le bien-être du patient. Cela les amène par exemple à mener des expérimentations, des opérations hasardeuses et dangereuses sur leurs patients, au nom du « progrès de la science » : telle ou telle découverte leur permettrait en effet de voir leur nom immortalisé, voire même d’être statufié à leur mort. La science étant devenue le nouveau culte officiel de la population morticole, et l’individu étant réduit à sa matière, à sa chair, il n’est guère surprenant qu’il ne soit donc pas considéré comme un individu unique, ayant une valeur intrinsèque et irremplaçable, mais plutôt comme une sorte de bétail interchangeable dont il est indifférent s’il souffre ou non de séquelles résultant des expériences dangereuses dont il est l’objet. Cela les amène aussi à duper, tromper leur patientèle, en leur prescrivant toutes sortes de médicaments, de traitements à l’évidence inefficaces, inutiles, mais qui leur rapportent surtout beaucoup d’argent. C’est l’occasion pour Daudet, tout comme Jules Romains ou Molière dans leurs célèbres pièces satiriques de la médecine, de composer des morceaux satiriques savoureux ridiculisant la prétention, l’aplomb de ces médecins, mais également la crédulité de ceux qui les croient. Car au cœur de la crédulité de ces derniers, on retrouve une idée déjà exprimée par les deux auteurs susmentionnés, à savoir la peur in fine de mourir, que la religion jusque-là avait pour rôle d’apaiser, de soulager, mais qui se transfère de manière disproportionnée et irrationnelle au corps dans une société devenue largement incroyante et matérialiste, et qu’il s’agit sans cesse de « guérir », réparer, de maintenir dans le meilleur état possible, processus dans lequel le médecin joue un rôle central et exclusif, en substitut du prêtre de jadis. À cet égard, Burnone est un ersatz du célèbre Argan de Molière, lui qui court incessamment de médecin en médecin dans le dernier tiers du roman, que le héros Canelon revoit continuellement dans sa carrière de « domestique » auprès de divers médecins, et dont l’état, loin de s’améliorer sans surprise au vu des traitements farfelus auxquels il se soumet, voit son état se dégrader progressivement, le remède se révélant être pire que le mal, alors qu’il eût été plus sage au final de ne rien faire, et qui finira dans l’asile de fous dirigé par Ligottin à la fin du roman.

En sus de ce charlatanisme motivé comme nous l’avons dit par la cupidité, Daudet critiquera deux autres défauts majeurs de la médecine morticole : son inhumanité et sa servilité. La première découle de cette perte de croyance religieuse remplacée par un matérialisme exclusif : Daudet multiplie la description des pratiques cruelles, inhumaines auxquelles la médecine morticole s’adonne : comme l’exemple de Burnone l’a en partie montré, le remède s’avère dans bien des cas pire que le mal. Les patients sont traités non comme des hommes dotés d’une âme, mais des sortes de cobayes que l’on peut sacrifier sans scrupules au nom de la science et de son progrès. Les consultations, les visites aux patients sont dénuées de toute empathie : ainsi le séjour que Canelon effectue à l’hôpital Typhus, lors duquel il est témoin de l’indifférence, de la froideur avec lesquelles les patients sont traités ; une même absence de respect est également observable dans le traitement des cadavres, lorsque le héros travaillera brièvement dans la salle d’autopsies avec le brutal et ivrogne Trouillot. C’est même, abusant de leur position de pouvoir, un rapport brutal et/ou manipulateur qui s’instaure entre le médecin et le patient : ce dernier est, tel un héros kafkaïen, amené à patienter de longues heures avant d’avoir droit à sa consultation ; les médecins profitent également de leur situation pour tromper et manipuler leur patientèle, en particulier féminine, qu’ils n’hésitent pas à abuser sexuellement pour satisfaire leurs vices et appétit sexuels, au nez et à la barbe de leurs conjoints souvent crédules ; la multiplication enfin des traitements et opérations inutiles, que les médecins recommandent pour augmenter leurs profits et ceux de leurs confrères et affiliés, en particulier les chirurgiens et pharmaciens, dans une entente sordide motivée par le seul profit.

Enfin, la servilité des médecins, leur conformisme absolu envers leurs supérieurs et institutions officielles, et donc dans le même temps, leur totale absence de pensée indépendante, est dénoncée par Daudet dans le célèbre rituel du « Lèchement de pieds », dont il est assez tôt question dans le roman, mais qui ne sera décrite en détail qu’assez tardivement, et que le héros passera dans une scène homérique et comique marquante. Pour réussir, nul besoin pour les médecins morticoles de réussir des concours prouvant une maîtrise, une compétence dans leur domaine : il suffit d’attester de leur servilité envers leurs supérieurs, seul et unique moyen de gravir les échelons de la hiérarchie morticole, d’accéder à une position plus prestigieuse, et donc de gagner plus d’argent et de prestige, les deux seules obsessions en réalité des médecins morticoles. Une longue rivalité entre Wabanheim et Cortirac sera décrite tout au long du roman pour accéder entre autres à la succession de Sidoine, et la manière dont ils seront départagés est l’occasion pour Daudet de montrer la corruption généralisée de la société morticole, où pour parvenir, les pots-de-vin, promesses de renvois d’ascenseur, attaques diffamantes ou exhumations d’affaires compromettantes pour le rival,… sont légions (avec entre autres la complicité de la presse, à travers Le Tibia brisé dirigé par Cloaquol) et n’ont guère à voir avec le mérite qui devrait normalement motiver la nomination d’une personne donnée à un poste important.

 

           Mais Les Morticoles néanmoins ne peuvent se réduire à une pure satire de la médecine, bien que cette part il est vrai occupe la majeure partie du roman. Canelon, contrairement au Gulliver de Swift, ressent in fine de la compassion, et non un dégoût généralisé, pour la société morticole, en particulier pour les laissés-pour-compte, c’est-à-dire tous ceux n’étant pas médecins ou travaillant en relation directe avec eux. Il assiste notamment à leurs souffrances et ce qui est pire, à leur manque d’espérance, tout au long de la vie et/ou lors de leur mort, du fait de l’incroyance dans laquelle tous ont été élevés. Ces derniers sentent confusément que quelque chose d’essentiel, d’irremplaçable, leur manque, et cela, bien plus que le dénuement, la misère matérielle dans lesquels ils sont condamnés à évoluer. La croyance en la religion en effet est ridiculisée par les Morticoles, mais également toute forme d’art (peinture, musique, poésie), perçue comme irrationnelle, égarant l’esprit et l’imagination de ceux qui s’y adonnent (dans une logique que l’on peut en partie rapprocher de Platon), et les artistes, et plus généralement tous ceux n’adhérant pas aux « croyances » morticoles (à savoir le culte de la Matière et de la science) sont ainsi internés dans l’asile de Ligottin. Ainsi, le roman ne manque pas de scènes, de personnages pathétiques, dont la mort touche Canelon, et le lecteur aussi : c’est l’histoire entre autres du jeune Alfred, quatorze ans, qui mourra prématurément du fait des conditions de travail insalubres à l’usine ; c’est aussi Mlle Suzanne, une jeune fille frappée d’une phtisie foudroyante incurable ; ce sont aussi les deux jeunes femmes, de moins de vingt ans, Louise et Serpette, qui bien qu’ayant mené une misérable vie de prostituées, auront du moins la consolation de s’entraider et de se réconforter réciproquement, et à qui Canelon et son ami Trub paieront un dîner complet auquel elles n’étaient plus habituées. Mais également, de manière plus surprenante, c’est aussi la compassion que Canelon finit par ressentir même pour les médecins morticoles eux-mêmes, à travers notamment l’épisode de la mort de Wabanheim, abandonné de tous, et surtout de sa femme, et qui malgré sa position de pouvoir, mourra seul et sans la moindre compassion d’autrui, à l’exception donc du héros, alors son domestique. Daudet conclut même son roman, par la bouche toujours de Canelon, en prenant davantage en pitié les extrémités auxquelles sont arrivés les Morticoles dans leur culte de la Matière et de la science médicale, et l’appauvrissement, la sècheresse d’âme que leur « croyance » a engendrés : l’absence de toute espérance et l’angoisse ultime qui les attendra tous au moment de la mort, l’esclavage de fait dans lequel ils se trouvent vis-à-vis de la science, la haine, l’envie qui empoisonnent continuellement leur esprit dans leur quête frénétique d’argent et d’honneurs érigés en buts et fin de l’existence.

Enfin, notons au passage que Daudet dresse le portrait héroïque, quoiqu’esseulé, de deux médecins qui exercent leur profession en fonction des principes qui devraient normalement guider leur action : à savoir Charmide et Dabaisse, qui traitent, soignent leurs malades avec compassion et respect, et qui s’opposeront énergiquement à la dérive expérimentale, sans considération aucune pour la vie humaine que la médecine morticole prend de plus en plus. Ils se distingueront également lorsqu’une épidémie mortelle, créée par les médecins morticoles eux-mêmes, mais lâchée non par eux, mais par un étudiant fou voulant détruire la société, éclatera et que les médecins morticoles laisseront quant à eux mourir la population, jugée comme portion négligeable et sacrifiable, allant de l’absence de soins au refus de leur délivrer des médicaments ou d’accéder aux hôpitaux. Ils recevront même pour avoir soigné leurs malades un blâme de la médecine officielle morticole ! Et surtout, dans un des passages les plus émouvants du roman, un médecin-étudiant, Misnard (élève de Dabaisse) s’exposera consciemment au risque d’être infecté par son patient pour le sauver, ce qu’il parviendra à faire, mais en y laissant héroïquement sa vie, lui qui a été infecté à son tour. Quel héroïsme et quel sens du devoir dont beaucoup de médecins actuels devraient s’inspirer !

 

          Ainsi Daudet dans Les Morticoles fait-il moins une satire de la médecine, qu’une satire des dérives et d’une certaine forme de la médecine, gangrenée par l’arrivisme et la cupidité, indifférente aux souffrances et à la vie même de leurs patients. L’immense majorité des médecins y baigne dans une atmosphère de corruption, de haine, d’envie, de rivalités, etc., la médecine n’étant qu’un terrain comme les autres pour assouvir la soif de pouvoir et de richesses naturelle aux hommes. Daudet nous décrit avec humour, mais aussi avec une colère, une révolte certaine, des pratiques, des dérives, qui eussent semblé disproportionnées, exagérées, mais qui au final s’avèrent étonnamment justes, prophétiques, au vu du contexte sanitaire dans lequel nous nous trouvons actuellement. Car bien que certaines expériences, traitements puissent sembler fantaisistes, extravagants, l’esprit qui les anime et qu’ils révèlent (la cupidité, la crédulité du public, l’absence totale d’éthique de certains médecins) sont similaires à ce que nous traversons et constatons aujourd’hui. Mais Les Morticoles, loin d’être un roman « négatif » et critique, présente également un versant plus chaleureux, plus compatissant, à travers la figure de son héros et des quelques médecins héroïques qu’il rencontre : c’est la déploration surtout d’un monde devenu matérialiste, dépourvu de foi, dépourvu d’art, dépourvu de tout ce qui élève l’âme et nous rapproche des autres. C’est un plaidoyer certes de l’importance de la foi religieuse, mais surtout des valeurs que cette dernière entraîne (ou devrait entraîner), à savoir la compassion et la considération pour tout individu quel qu’il soit, l’humilité en lieu et place de l’orgueil et de l’arrogance, la modération de nos propres vices au lieu d’y donner libre cours etc.


Ci-dessous, un catalogue de citations du roman, découpé en 3 parties :

    1re partie

À peine le temps de blasphémer, il m’avait fait à l’avant-bras cinq ou six piqûres d’un vaccin fort douloureux qu’il avait jusque-là adroitement dissimulé dans sa main. Les autres subirent la même opération. […] « Vos hommes et vous, capitaine, ne souffrez pas d’un mal déterminé […] mais d’une fatigue qui, chez quelques-uns, est douteuse. Mieux vaut, dans ce cas, s’astreindre à la quarantaine. » […] La manche encore relevée, nous déplorions cette funeste nécessité de la quarantaine qui frappait des hommes bien portants. (chap. I, p. 10)

Le grand, le seul, le vrai malheur, celui que je sens tendu vers votre pays, droit et terrible comme l’index d’une implacable divinité, c’est que vous avez perdu la faculté de vous émouvoir, que vous vous êtes blindés, construit une carapace factice sous laquelle vous expirez lentement. Vous grincez parce que vous n’adorez que la matière. (chap. II, p. 31)

L’or, vois-tu, c’est là le dieu, Canelon. Avec lui on paye les Crudanet, on évite les quarantaines, on se fait soigner chez soi au lieu de s’exposer à Tabard. Sans lui, on n’est guère qu’une charogne ambulante, puisque l’on appartient à tout le monde, qu’on peut vous jeter au travail, vous manœuvrer, vous meurtrir, puis vous amener ici, vous torturer, vous disjoindre, faire de vous une matière scientifique, sans qu’on ait le droit de protester. (Ibid., p. 32-33)

Et ce qui me désolait davantage, c’était l’indifférence de mes voisins, de la surveillante, des infirmiers. Tous semblaient trouver naturel que quelqu’un mourût ainsi, qu’on fermât les rideaux autour de lui, sans plus de façons. Ces Morticoles n’avaient donc point d’âme ! Aucun cœur ne battait sous leurs os desséchés ! La fin, la disparition, l’anéantissement, toutes choses que depuis mon enfance on me représentait comme mystérieuses et formidables, ne prenaient guère, sur cette terre sanglante, plus d’importance qu’un repas ou une partie de plaisir. Nul n’avait droit à la pitié. (Ibid., p. 41)

Ce que vous n’aurez pas eu sur cette terre, vous l’aurez, je le jure, autre part. Il y a en nous et tout autour de nous un être que nous ne voyons pas, que nous ne touchons pas, que nous pouvons à peine nommer, mais qui tient nos destinées et pour qui tous sont au même rang. Celui-là vous donnera une autre vie, un père et une mère, de l’amour, un ciel limpide et calme. [des mots de consolation de Canelon à Alfred, agonisant] (Ibid., p. 48)

J’étais dans un état de désespoir à hurler. Je ne concevais pas ces départs épouvantables et secs. J’avais vu des ancêtres mourir dans mon pays. Quelle différence ! On marchait sur la pointe des pieds ; il y avait de beaux draps frais, des cierges. On s’embrassait en pleurant autour du lit et l’on osait à peine lever les yeux pendant que s’accomplissait le mystère. Un prêtre venait, consolait le moribond et tout le monde. le baiser que l’on donnait à ces vieilles figures était un au revoir plus solennel que celui de chaque jour. On se sentait affiné par la douleur, capable de comprendre plus de choses ; on ornait pieusement les souvenirs et les tombes. Les morts chéris revivaient par les anniversaires. Ici des êtres jeunes disparaissaient dans la plus désolée solitude et leurs cadavres enrichissaient un charnier. (Ibid., p. 49)

Un petit brun à tête ronde, nommé Prunet, s’était attaché à moi. […] J’étudiais là […] les naissants caractères nationaux : une extrême mobilité d’esprit, beaucoup  de suffisance, une amertume innée, pas assez d’originalité ni de bonté pour résister à l’abrutissement éducatoire et méthodique. Ce petit Prunet, élevé d’une autre manière, eût fait peut-être un homme sain. Dès l’âge le plus tendre on lui avait appris l’obéissance aveugle, le respect du maître, la soumission aux lois stupides qui encombrent la société des Morticoles et qu’ils croient très supérieures à des dogmes, alors qu’elles sont plus creuses et avilissantes. (chap. III, p. 59)

J’ai rarement vu fourbe plus obséquieux et plus plat. [à propos du docteur Tismet de l’Ancre]. N’ayant pas encore de service personnel, il suivait celui de Malasvon, moins par goût pour l’hôpital que par désir de participer à la riche clientèle de notre bourreau. Pendant la visite, ce n’étaient qu’attentions feintes, cris de surprise émerveillée, des mon cher maîtres, mon maître, oui, patron, que l’on entendait d’un bout de la salle à l’autre, et Tismet prenait des airs dégagés, des attitudes de maître de danse pour nous examiner, puis, dès que Malasvon avait le dos tourné, il le traitait de vieille bête, de forban ramolli. Par-dessus tous ses vices, ce méchant bellâtre était poseur. Il eût posé pour un bois de lit, une cuvette, un pot de tisane. Il posait pour les infirmières, pour les surveillantes. […] Il posait surtout pour les dames qui assistaient Malasvon, car, chez les Morticoles, la médecine et la chirurgie sont en honneur parmi les femmes. […] Mais en face de lui, les plus hargneux faisaient merveilleuse contenance ; on paraissait le craindre et l’on répétait que, malgré ses ennemis, il arriverait à tout avant tout le monde. L’hypocrisie est la grande règle des Morticoles, société hiérarchisée, où tout s’obtient par la faveur et l’intrigue et d’où l’indépendance est bannie. (Ibid., p. 62-63)

La compassion, le meilleur des remèdes, la compassion, pour laquelle il ne faut ni brevets, ni diplômes, ni études, que l’on ne met pas dans des pots, que l’on n’ingurgite pas de force, qui ne se trafique pas, musique idéale pour le défilé terrestre, ciel pur qui tire les visages en haut, hors de la boue et de la poussière, confond les riches et les pauvres et souvent favorise les pauvres, qui ignore toute règle de raison et de logique et va même contre la justice. (p. 63)

C’est, pensais-je, l’histoire de mon pied. Malasvon me le découpe pour le guérir au nom de la science, mais Tabard me l’avait démoli au nom de la science. Le mieux eût été de le laisser tranquille. Ces gens-là se plaisent à contrarier la nature et, ensuite, à parer ses coups. […] Cependant les Morticoles se préoccupent d’étudier les maux qu’ils ont causés et de panser les plaies physiques. Le plus souvent ils les empirent. Quant aux plaies morales, au dégoût, à la révolte, à la haine, ils ne s’en soucient point, tout abrutis qu’ils sont de matérialisme. [...] « vous aussi avez vos idoles, vos belles inventions de téléphones, télégraphes, systèmes d’égouts que vous m’exposez avec tant d’orgueil, et croyez-vous que ces idoles ne dévorent pas une masse de chair humaine dans les petits sacrifices journaliers nécessités par leur entretien […] et dans les gros sacrifices périodiques appelés catastrophes ? Ne croyez-vous pas que ce progrès, dont vous avez plein la bouche et qui n’existe que dans vos rêves, est la plus forte chimère à trompe d’éléphant, ventre de léopard et pieds fourchus devant laquelle les hommes se soient agenouillés ? Une seule chose progresse, votre orgueil monstrueux, source de votre misère passée, présente et future et qui vous mènera à votre perte. » (Ibid., p. 75-76)

C’est l’amour qui crée les êtres. Sans lui les humains ne sont que poussière. Mais lui rend cette cendre vivace, fait d’une crête de mur une forêt, d’une anfractuosité de roche un jardin et d’un coin de terre un paradis. Je le vis bien pour Magaduque [un compagnon ami d’enfance de Canelon, mort chez les Morticoles, et dont le cadavre atterrit dans le charnier où Canelon travaille, et lui fait prendre conscience de l’inhumanité avec laquelle les Morticoles, et lui pendant un moment, traitent les cadavres humains.] (Ibid.,p. 82-83)

Ici, l’instruction est tellement répandue qu’elle enseigne aux enfants dès le berceau tout ce qu’ils doivent craindre des tares héréditaires. Ainsi vos Morticoles ont-ils la sensation perpétuelle du prisonnier qui voit mener son compagnon au supplice, et prennent-ils en haine leurs ancêtres, causes de leur ruine, miroirs de leur propre destin. Dites aux gens qu’ils sont libres, qu’ils ne dépendent de personne et ils se croient libres, et ils le deviennent […]. Dites-leur qu’ils sont en cage et ils se le persuadent ; ils admettent que leurs mouvements, leurs gestes, leurs idées sont réglés, administrés, préétablis ; ils se figent dans l’automate. Voilà où mène votre matérialisme. Vous n’êtes frappés que par les empreintes et vous les accentuez en insistant sur elles. Vous vous empêtrez de liens plus durs que la mort et vous les détaillez avec complaisance. Cet esclavage est votre œuvre et vous y ajoutez par l’étude. […] Et vous vous irritez que ces malheureux se refusent à vos constatations. Mais parbleu, ils voudraient avoir une existence individuelle. (Ibid., p. 90)

L’hôpital Typhus est une belle école. Il prouve comme l’humanité est malléable, prompte à toutes les empreintes, comme la révolte, la violence et la haine sont les filles de l’injustice. Ah ! Morticoles, les pires d’entre vous sont encore plus bêtes que méchants ! Ils croient aux formules toutes faites, rigides et fausses. La plupart de leurs vices sortent de l’orgueil. Quel bipède parlant est donc supérieur à un autre ? Quel droit donne un parchemin ? Qu’est-ce qu’une loi, sinon un contrat librement consenti et où les deux s’engagent ? (Ibid., p. 93)

Pistonner, dans l’argot morticole, signifie pousser ses élèves aux examens, en dépit de toute justice. Ainsi les ambitieux aplatis comme Quignon arrivent à toutes les situations avant les Barbasse et les Misnard. (Ibid., p. 101)

Quant à vous, mes élèves [c’est Dabaisse qui parle, l’un des rares médecins intègres], je vous dis ceci : ayez pitié des malades et respectez-les. C’est la moitié de votre devoir. Être savant, c’est quelque chose. Être très bon, c’est encore mieux. […] Je renie les procédés barbares qui grandissent la renommée de l’opérateur aux dépens du patient et sacrifient l’humanité à la science. […] Le sacrifice est ma loi. Si vous la suivez, vous irez peut-être moins vite que les autres, mais je vous prédis de délicieuses consolations intimes. (chap. V, p. 118)

Chaque année cette cérémonie [la fête de la Matière] donnait lieu à des discussions et rivalités effroyables, tant les Morticoles ont développé le sentiment vaniteux de la hiérarchie et des préséances, adorent la pompe, les discours, les estrades, tout ce qui hisse, décore et panache la stupidité et la faiblesse humaines. (chap. VI, p. 133)

Les naïfs font leur malle, se transportent dans ces coûteux établissements [d’eau] et absorbent, pendant une période déterminée, des verres d’eau, des bains et des douches à diverses températures. Ils boivent aussi l’illusion. Mais ils deviennent la proie d’hôteliers rapaces et des cupides médecins de villes d’eaux. Ils sont bernés, tondus, exploités avec méthode, cependant qu’on leur vante la source et ses vertus miraculeuses. S’ils avouent n’éprouver nul bienfait, on leur répond : « Ce sera pour l’année prochaine ; l’eau n’agit qu’après deux saisons. » Se plaignent-ils de souffrances nouvelles, on leur objecte que c’est l’effet d’une première cure… » (Ibid., p. 139)

Au-dessus de la porte, une lanterne rouge éclairait ce mot : INCURABLES. Donc les Morticoles ont la cruauté d’inscrire ces irrémédiables syllabes au fronton des asiles. Ils suppriment l’espoir, attente dorée du ciel, l’espoir qui délie la douleur… (Ibid., p. 139)

Ils adoptent ainsi périodiquement de vastes hypothèses qui modifient leurs connaissances de fond en comble. Après un stade de lutte, ces théories deviennent un dogme, un article de foi qu’on ne peut plus renier, sans être tenu pour un âne et un hérétique. Il est curieux que la religion prête ses formes aux esprits irréligieux. Alors ce peuple incrédule les supporte avec peine, s’en dégoûte et cherche un autre système qui détruit le précédent, le remplace et règne à son tour. Les doctrines dont ils se targuent ne sont donc qu’une suite de ruines méprisées par les jeunes générations et dorées par le soleil de l’indifférence. (chap. VII, p. 153)

Bradilin dirigeait un service d’enfants. Il s’y trouvait plus à l’abri pour ses cruelles tentatives, les marmots ne pouvant ni se défendre, ni se plaindre. […] Ils sont morts sans le baiser chaud d’une maman, morts par la faute du bourreau médical qui leur injecta des poisons nouveaux, dans des souffrances affreuses, raconte la surveillante, la tête basse, honteuse de surveiller ces meurtres ! (Ibid., p. 155-156)

Il est juste d’ajouter qu’ils les exaspèrent [les maladies], les cultivent comme des plantes rares, ne s’occupent jamais de les atténuer, mais toujours d’en tirer profit ou gloriole. (chap. VIII, p. 158)

Mensonge sur hypocrisie, hypocrisie sur mensonge, tout cela évolue et moutonne en une énorme masse humaine où l’on chercherait en vain un grain de pitié, un atome de bonté, une goutte d’intelligence. (Ibid., p. 162)

 

                2e partie

Quignon ne m’avait point ménagé ses conseils : « Canelon, soyez plat. Moi, j’ai fait route par la bassesse. J’ai, jusqu’ici, réussi à merveille. […] Mettez-vous dans la tête qu’un chef influent ne peut se tromper, que l’on doit s’agenouiller devant chacun de ses actes, chacune de ses paroles. […] tout professeur morticole a sa marotte, sa faiblesse et sa haine. Découvrez cette marotte, chatouillez cette faiblesse, surtout flattez cette haine, et vous arriverez, vous serez riche et puissant. (chap. I, p. 173)

Quant aux futurs docteurs, mes condisciples, on les bourre de formules toutes faites, suivant des procédés infaillibles. On leur apprend à ne jamais rien juger par eux-mêmes, mais toujours d’après la parole du maître. […] Quand ils sortent de là, ils sont mûrs pour la servitude, munis d’arguments spécieux, d’axiomes vides, d’une fausse expérience. De plus, ils ont le perpétuel et dissolvant spectacle de la corruption et de l’intrigue. […] À chaque instant, ils voient triompher le retors, le scélérat, évincer celui qui n’a pas déployé la malhonnête adresse nécessaire. Comment échapperaient-ils à pareille pression ? Ils finissent par trouver le monstrueux naturel, adoptent et prêchent un optimisme veule, se guident par l’envie jalouse, haïssent et fuient les indépendants. (Ibid., p. 179)

Quelle erreur bizarre est celle de tous ces gens-là, qui s’imaginent plus renseignés parce qu’ils ont détraqué la montre, étiqueté les parties du mystère ? (Ibid., p. 182)

Les examens, que l’on passait très vite et au hasard, ne comptaient pas. On jugeait de l’aptitude des élèves et des maîtres à toutes les fonctions en leur faisant lécher les pieds de professeurs tirés au sort. […] Ces curieuses coutumes sont basées sur ce fait que les Morticoles demandent surtout une grande souplesse d’échine et une forte dose de mépris de soi-même à ceux qui briguent les hauts emplois. (Ibid., p. 187-188)

1. Les médecins se tiendront à l’écart et laisseront décimer les malades riches et pauvres. Il serait insensé de hasarder la classe supérieure morticole pour un bénéfice illusoire, car la marche du contage est si aiguë que tous les soins seraient précaires ;
2. Empêcher par la force les riches de sortir de chez eux. Conduire en prison ceux qui désobéissent. Envoyer, dans tous les domiciles, des escouades sanitaires chargées d’inonder d’antiseptiques, de flamber les objets de literie, les vêtements, meubles, etc., d’achever les agonisants et les suspects ;
3. Brûler les quartiers pauvres contaminés. Interdire aux pauvres l’entrée des hôpitaux où leur présence serait meurtrière. Laisser mourir dans la rue et faire ramasser par les perquisiteurs les citoyens surpris par le mal. (chap. II, p. 208)

On racontait que Charmide et Dabaisse avaient désobéi, soigné des malades en ville. Un blâme leur serait infligé. Près de moi, le pharmacien Banarrita harcelait Cloaquol [journal officiel morticole] : « Moi, j’ai carrément fermé boutique. Les passants faisaient la queue devant mes volets, demandaient en grâce des médicaments, mais, bernique, va-t’en voir si j’ai la colique ! (Ibid., p. 215-216)

En réalité, l’influence politique, c’est-à-dire d’un homme sur les hommes, est tout chez les Morticoles, alors qu’ils simulent des préoccupations exclusivement scientifiques. Les dons de ruse, d’audace, de souplesse sont mille fois préférables au talent et au génie. Celui qui l’aura emporté à tous les Lèchements et qui saura grouper sa platitude en tyrannie […] est certain de sortir vainqueur de toutes les épreuves. […] ses théories, fausses ou vraies, font la loi dans les examens, dans les hôpitaux, dans la justice, dans les livres. Les Morticoles sont des autoritaires déguisés en libertaires. Ils sont simplistes et aiment qu’un certain nombre de découvertes leur donnent la sécurité dans l’ennui. De ceux qu’ils ont choisis, ils admettent tout, même les erreurs séniles, et ils ne reviennent jamais sur le compte du pilleur d’épaves qu’ils ont ainsi sacré grand homme. Ainsi cette science dont ils se targuent n’a chez eux aucune variété, porte la marque universelle d’un esprit égoïste et étroit. (chap. III, p. 230)

Il s’acharnait, en science, à un certain nombre de formules aussi arrêtées que dangereuses et peu originales ; […] chacun finissait par y croire et par admettre des merveilles qu’on n’avait pas le temps de contrôler. Ainsi se créent les dogmes scientifiques, les plus implacables, les plus étroits, que l’on impose aux générations […]. Devant ces idoles s’agenouille dévotement le bon public. (Ibid., p. 232)

Si vous léchez à la perfection, si vous suivez, d’une langue inlassable et savante, le contour, la cambrure, les orteils de son ignoble patte, vous ne manquerez pas de l’attendrir. Comment ! Il sera aussi repoussant que possible. Il exhalera un infâme parfum. Et il vous verra d’autant plus acharné à votre devoir ! Qui résisterait à ce zèle ? Quel Morticole aurait le cœur assez dur pour ne pas fondre devant un tel courage ? C’est la beauté de cette épreuve. Elle étale le caractère du candidat. Pas d’ambiguïté, pas d’erreur. Ma situation, ma prépondérance à la Faculté, à l’Académie, au Parlement, tout cela tient à ma langue si charnue, si rose, si douce, que les maîtres s’en félicitaient. (Ibid., p. 237-238)

Il importe de flétrir tout de suite, et avec la dernière énergie, cet inconscient [Dabaisse parle de Bradilin se livrant à des expérimentations dangereuses] qui ose augmenter la somme des maux humains et s’en vante. Ainsi on a voué à la mort un jeune homme de quatorze ans ! Mais c’est un meurtre, un meurtre odieux ! On a traité ce pauvre enfant comme un cobaye ! Je le déclare, M. Bradilin est un monstre ; je déclare aussi que, si vous ne votez pas immédiatement un ordre de flétrissure condamnant ces assassinats scientifiques, je quitte une compagnie où nous sommes les lâches complices d’un bourreau ! (Ibid., p. 244-245)

Je [la réponse de Bradilin à Dabaisse et Charmide] regrette surtout qu’ils se soient servis à mon égard de termes que vous condamnerez, messieurs, car il s’agit du progrès universel, de ce progrès vers lequel s’avancent, d’un pas si fier les doctes compagnies morticoles. Que deviendrons-nous, si le vain attirail d’un idéalisme suranné, si une morale étroite arrêtaient notre essor et paralysaient nos travaux ? (Ibid., p. 245)


                3e partie

Pour lui [le docteur Wabanheim], comme pour la plupart de ses collègues, la médecine était le moyen de dominer d’arriver à tous les honneurs. De la science en elle-même, il se souciait comme de la morale. Mais il ne négligeait aucun des avantages qu’elle procure. […] Là je compris la force de la corruption. Celle-ci est admise, réglée, tarifée et ne provoque plus le scandale. (chap. I, p. 257)

Entre ce dernier et lui [Wabanheim et le pharmacien Banarrita], le complot était simple. Banarrita fabriquait une drogue quelconque, l’étiquetait d’un titre pompeux et la soumettait à Wabanheim. Aussitôt, celui-ci la préconisait pour toutes les maladies, la recommandait dans ses livres, dans sa conversation. Elle revenait sur toutes ses ordonnances, et on ne la trouvait que chez Banarrita, qui, s’il la choisissait simple et peu coûteuse, la faisait payer un prix exorbitant. Il partageait le bénéfice avec son lanceur. […] Les Morticoles se passionnent pour les médicaments nouveaux. […] Mes indignations l’amusaient. […] « Nous serions bien sots de ne point tondre ces agneaux, puisqu’ils s’offrent à nous avec insistance et se désespèrent si nous les renvoyons à la saine nature. » (Ibid., p. 261)

Je compris en un éclair que toute la méchanceté des Morticoles repose sur un immense malentendu. Ils sont pareils à ces sauvages que des racines vénéneuses rendent à jamais féroces et sanguinaires. Leur racine, à eux, c’est la science. (Ibid., p. 273)

Le malade se livre sans méfiance, confie son corps et son âme aux mains expertes du docteur. Désormais, celui-ci la tient. Il peut la déshonorer à son gré. Il est inattaquable, couvert par ce secret professionnel qu’il viole à chaque instant, ôte et remet comme une veste. (chap. II, p. 284)

Il [l’avocat Méderbe, défendant le docteur Sorniude contre M. de Sigoin, dont la femme s’est vue amputée de ses ovaires] pouvait suer l’infamie, saliver la haine et pisser la couardise, on laisserait son éloquence nager sur ces affreux liquide, sa réputation grandirait. Tels sont les produits d’une haute, d’une sublime civilisation ! (Ibid., p. 294)

J’eus pitié de lui : « Rentrez donc chez vous, monsieur Burnone, et mangez à votre guise ; ce sont les remèdes qui vous tuent. » (chap. III, p. 312)

Plat comme un crabe avec cela, il [Avigdeuse, rival de Clapier], il l’a toujours emporté de haute langue dans les Lèchements, et il avait pour cet exercice une passion telle, qu’il léchait sans nécessité, par plaisir, et dans l’intervalle des compétitions académiques. Quant à sa science, elle est nulle. (Ibid., p. 315)

Trub me décrivit les mœurs d’Avigdeuse, jumelles de celles de Clapier : ces deux Tartufes sont présidents de sociétés similaires, qui donnent aux Morticoles l’apparence de la vertu […] et où ils trouvent de la chair fraîche, de l’argent, des décorations. […] Dans cette démocratie matérialiste, la charité et l’hypocrisie s’associent, comme des voleurs de grand chemin, pour détrousser la vertu et le vice, et tous ces masques de cannibales ont le pli de l’attendrissement. (Ibid., p. 317)

La soif de l’or altère. La faim de l’or remplace celle du pain. La digestion de l’or amène sur les peaux des tares ineffaçables, des eczémas rebelles, des plaques multicolores. […] la réponse du Sphinx morticole me fut révélée subitement. La conscience est remplie par la foi. Où la foi diminue et baisse, l’amour de l’or se précipite et crée les différences de classe, les fléaux du luxe et de l’oisiveté, l’alcoolisme, par le désir de colorer la triste vie avec le rêve. […] L’or provoque aussi le mensonge, l’injustice, l’envie, la haine, toutes les grandes maladies sociales. Ainsi, cette race morticole, du jour où la foi déclina, était destinée à se dégrader et à périr. Elle eut l’instinct sourd de son sort et chercha à combler le vide de sa conscience. Elle crut la science une sauvegarde. Mais la science elle-même fut bien vite absorbée par l’or. De là sortirent l’industrie farouche et tous les trafics financiers. La science est devenue menaçante. Elle s’est redressée de tout son corps débile, s’est acharnée à cette foi dont elle redoutait le fantôme. Ceci explique le culte de la Matière et les cérémonies religieuses détournées de leur sens. (Ibid., p. 323-324)

L’indépendance, voilà ce que redoutent surtout les Morticoles. Pour lutter contre les esprits libres, ils ont imaginé les maisons de fous, bien préférables encore aux hôpitaux-prisons. Les quelques révoltés trouvent là un tombeau discret, un asile sûr. (chap. IV, p. 347)

Que l’exemple des Morticoles, cité par nous, serve à tout le monde ! Les malheureux ont cru que la Matière suffisait à tout ; ils vous [Dieu] ont chassé de leurs âmes. Votre vengeance, c’est leur état de mensonge, de haine et de misère. Se croyant libres, ils sont esclaves ; se croyant immortels par la connaissance, ils sont les plus ignorants et les plus éphémères des hommes, car la haute vérité leur échappe, laquelle n’est qu’en vous et ne vient que de vous. Accablés de maux, aveugles et sourds, ils tâtonneront sans cesse dans une obscurité meurtrière, tandis que les simples d’esprit et de cœur verront clair, auront des émotions pures et la béatitude éternelle. (Ibid., p. 358-359)

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