« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

samedi 12 février 2022

Chéri de Colette : roman des sentiments vrais et naturels.

1/ L’éloge sans réserve par Montherlant de Colette dans ses Carnets (voir citation en fin d’article) cerne bien les enjeux de l’écriture de Colette, en même temps qu’il détruit le cliché, le préjugé tenace, que d’aucuns peuvent souvent avoir envers les auteures féminines, souvent réduites à tort (du moins pour les auteures qui ont un véritable talent littéraire), à ce que les anglophones définissent sous le terme de chick-lit ou littérature sentimentale au sens péjoratif du terme. C’est le cas notamment de Jane Austen, souvent incomprise, mal lue voire non lue en raison de tels préjugés (voir l’article que je lui ai consacré ici). Si Colette rentrait dans cette catégorie, elle n’eût pas attiré l’éloge de Montherlant, connu justement pour son mépris de toute sentimentalité, de toute exagération ou fausseté sentimentale en littérature.

2/ Ainsi, l’écriture de Colette, bien qu’elle se concentre sur l’analyse méticuleuse des sentiments (notamment amoureux) de ses personnages, en particulier de Léa, son héroïne principale, ne tombe jamais dans le cliché sentimental, le faux : « c’est ça », disait laconiquement Montherlant, pour sous-entendre que tout ce qu’écrit Colette naît d’un sentiment vrai, résultat d’un vécu et/ou d’une observation personnelle. Dans ses descriptions psychologiques, c’est un sentiment de lucidité, de vérité, de justesse qui nous saisit à leur lecture : les sentiments apparaissent, évoluent dans leur complexité, dans leurs contradictions parfois, avec naturel et vraisemblance, rappelant les meilleures romans psychologiques français, dans la tradition de La Princesse de Clèves ou d’Adolphe. Ainsi Léa tombe « amoureuse » de Chéri et ne se cache pas que c’est surtout le plaisir physique qui nourrit cet amour : plaisir du premier baiser, inattendu mais si agréable pour elle ; plaisir aussi de la beauté physique de Chéri, jeune et fort, qu’elle contemple avec délectation régulièrement. Néanmoins, elle est dans le même temps très lucide sur les défauts de Chéri : sa cruauté, moins envers elle qu’envers les autres, se manifestant par des remarques désobligeantes et blessantes et non par une violence physique concrète ; son égoïsme et son manque de considération d’autrui, liés en partie à son éducation désastreuse ; sa légèreté, son insouciance enfantines, qui le rendent dépendant d’autrui pour certaines choses du quotidien, mais qui fait également son charme aux yeux de Léa pour le côté maternel que cette insouciance exige.

3/ Colette parle tout au long du roman de l’importance de la dimension physique dans l’attachement amoureux : le physique avantageux donc de Chéri, mais aussi celui de Léa, bien que de vingt-quatre ans son aîné (ils ont respectivement 25 et 49 ans dans le présent du roman, et leur relation dure depuis 6 ans). Bien que n’entrant pas dans les détails de leurs étreintes amoureuses, par bienséance et par le biais d’ellipses, il ne fait guère de doute que leur amour est principalement physique (sans en être réduit à cela) et les deux amants y trouvent un grand plaisir, et le manque qu’ils ressentiront l’un pour l’autre suite au mariage de Chéri se manifestera d’abord et avant tout par un manque physique, en particulier le détail de l’habitude qu’a Chéri de blottir sa tête dans le bras et l’épaule de Léa, qu’il reproduit avec sa femme, et la douleur à ce même bras que Léa ressent dans son lit désormais vide.

4/ Comme les écrivains les plus subtils, Colette attache une grande importance aux détails imperceptibles, en particulier physiques, qui trahissent, traduisent mieux les sentiments des personnages, à leur insu ou malgré leur volonté de les dissimuler. Ainsi Léa, lors de son premier baiser avec Chéri, tente de se donner une contenance, un mépris, un dédain fier envers Chéri dans ses paroles et son attitude, mais des détails physiques trahissent son trouble et le plaisir qu’elle en a éprouvé et dont elle ne mesure pas encore toute la portée. Chéri surtout, souvent grossier, familier, indifférent dans ses paroles, peut à un œil superficiel apparaître comme un goujat insensible, brutal, égoïste (il l’est globalement, mais ne saurait être réduit à cela), mais il éprouve une véritable affection au final envers Léa, dont il prend progressivement conscience à partir du moment où il se sait séparé de Léa et dans l’impossibilité physique de la voir, suite au voyage impromptu et à durée indéterminée de cette dernière.

5/ L’intensité de leur amour ne se révélera que soudainement pour les deux amants, et alors qu’ils croyaient ne pas être réellement amoureux et attachés l’un à l’autre : tous deux s’étaient accordés pour une séparation à l’amiable en prévision du mariage futur de Chéri, et pensaient rapidement oublier l’autre. Mais Léa, malgré sa fierté, sa croyance que sa liaison avec Chéri ne différait guère de celles qu’elle a eues dans son passé, ressent rapidement et cruellement son absence lorsque le soir vient et qu’elle doit se coucher seule (voir fin du point 3). Elle prendra la décision soudaine de partir, sans avertir ses connaissances de sa destination, pour ne plus évoluer près de Chéri, le temps de l’oublier. De même Chéri, après un voyage de noces d’environ trois mois se déroulant sans encombres, commencera à prendre conscience de ses sentiments lorsqu’il apprend que Léa est partie en voyage, sans savoir où ni quand elle reviendra. Tous deux, dans leur solitude morale, ne cesseront de penser à l’autre, et Colette décrit par de subtils détails (le motif des perles avec lesquelles joue Chéri dans l’incipit, un reflet bleu rappelant la couleur des yeux de Léa, un parfum rappelant la chambre de Léa) comment ce manque se manifeste par des détails concrets qui hantent par association d’idées le personnage.

6/ La vieillesse, l’âge est un motif récurrent : c’est la différence d’âge entre les deux amants, très importante, et d’autant plus scandaleuse que Chéri est le fils d’une vieille « amie » de Léa. Bien qu’encore séduisante et belle à de nombreux égards, les signes se multiplient pour Léa de la perte de sa beauté : en particulier son cou, qu’elle farde et dissimule de son mieux à Chéri. Néanmoins, Colette n’aborde pas ce sujet sous un aspect exclusivement mélancolique : Léa ne manque ainsi pas d’autodérision envers elle-même, et surtout, lorsqu’elle décrit les ravages que cette vieillesse cause à ses connaissances, avec des détails grotesques et monstrueux qui ne manquent pas de comique. La beauté encore conservée de Léa semble quelque peu le fruit d’une vie menée dans le plaisir, sans grande douleur ou du moins ressassement de ses souffrances. Si elle a connu de nombreuses liaisons, elle n’en a pas eu de chagrins excessifs, ce qui peut montrer à la fois la superficialité de ses relations, mais peut aussi témoigner d’une certaine force de caractère.

7/ Léa est une femme qui à bien des égards possède une vie intérieure : elle s’amuse à disséquer les caractères des personnes qui l’entourent, et porte un œil lucide sur le rapport qu’elle entretient avec elles. Ainsi, elle sait pourquoi elle aime Chéri, sans que cela n’occulte ses nombreux défauts qu’elle perçoit finement à travers son comportement. Elle comprend aussi les intentions souvent jalouses, cruelles, de son « amie » Charlotte Peloux, la mère de Chéri, vieille connaissance qui par habitude est devenue une « amie » bien qu’elles n’aient guère d’estime et de réelle affection l’une envers l’autre. Léa comprend très vite que la visite de Mme Peloux après son retour de voyage part d’une intention davantage malveillante qu’amicale, et procède d’une volonté de la blesser d’une manière ou d’une autre quant à sa rupture avec Chéri. Bien qu’évoluant dans un milieu aisé et mondain, Léa a un œil qui détecte et saisit le ridicule des personnes qui y évoluent, et elle est davantage lassée par sa vie mondaine qu’épanouie de par la mesquinerie ou la bêtise de la plupart des gens de ce milieu. Ainsi le roman comporte de nombreuses scènes de description grotesque, ridicule, de certains membres de ce milieu, avec un comique qui n’est pas sans rappeler Proust, sans toutefois entrer dans une analyse aussi détaillée et longue que ce dernier.

8/ Du roman enfin transpire, en sus de la mélancolie et du comique que j’ai essentiellement mis en avant, une certaine joie, un certain plaisir de vivre : plaisir d’aimer et de contempler le physique de l’être aimé ; plaisir d’observer lucidement la comédie de la vie, ses ridicules et ses travers ; plaisir plus simple de se faire belle, de se savoir belle ; plaisir de manger, d’être confortablement assis ou allongé, seul ou avec son amant(e) ; plaisir de sentir le soleil sur sa peau, de sentir telle odeur ou tel parfum ; plaisir de la beauté et de la douceur des vêtements portés, des bijoux portés, etc. L’écriture de Colette est très sensorielle, très matérielle, non pour en faire un catalogue froid et fastidieux, mais pour en communiquer les multiples sensations qu’elle procure, et en premier lieu le plaisir. Ainsi Léa est une femme, par souci d’être belle et de dissimuler les marques croissantes de sa vieillesse, qui porte une grande méticulosité dans ses toilettes. Elle aime vivre agréablement (son logement, et en particulier sa chambre, est particulièrement douillet et agréable dans son aménagement), qu’il s’agisse de ses relations amoureuses (avec exclusivement des hommes jeunes et attirants), de la nourriture (les descriptions dans le roman, sans être méticuleuses, dégagent néanmoins une impression de plaisir et d’abondance à son encontre) ou de sa manière de se vêtir et de se faire belle, qui participent de son assurance envers elle-même et l’envie, l’admiration qu’elle suscite chez ses rivales.

9/ Tout dans Chéri participe à en faire un roman où les personnages, les sentiments décrits semblent « naturels » pour reprendre le terme de Montherlant. L’intrigue invite à des situations, des sentiments convenus, et Colette ne tombe pas dans cet écueil puisque son écriture suit avant tout ses personnages, leurs caractères, leurs sentiments et son intérêt réside principalement sur ce point, et non dans l’intrigue qui peut paraître scandaleuse (la liaison entre une femme âgée et un jeune homme) et grivoise à certains. Le mariage de Chéri aurait pu donner lieu aux scènes traditionnelles de jalousie, que ce soit de Léa ou d’Edmée, la femme de Chéri : il n’en est rien et Léa y voit une fatalité, puisqu’elle ne peut guère concevoir de vivre mariée à Chéri du fait de leur importante différence d’âge, et accepte sans rancune le départ de son amant ; Edmée, en raison de son éducation très stricte, a un caractère souple, guère exigeant, une gentillesse qui effraie quelque peu Chéri alors qu’elle sait que ce dernier en aime une autre ; enfin Chéri, le personnage qui connaîtra l’évolution la plus importante, lui qui, en passant par la souffrance liée à l’absence de Léa, mûrira quelque peu vers la fin du roman, comme nous pouvons le voir dans son comportement moins puéril et dans la conscience de son amour envers Léa. Lui qui au début du roman, et durant la plus grande partie de ce dernier, nous apparaissait comme un être peu agréable, cruel, imbu de lui-même, nous devient plus sympathique face à la sincérité de sa souffrance et son amour pour Léa. Les scènes les plus touchantes du roman sont d’ailleurs celles où Léa se rend compte de l’amour que Chéri lui porte, moins à travers ses paroles que par ses manifestations physiques involontaires qu’elle a le don de remarquer. C’est aussi la joie qui transporte Chéri lorsqu’il apprend le retour tant espéré de Léa. Roman des sentiments vrais et naturels, Chéri est à cet égard une belle réussite.


Ci-dessous, un catalogue de citations, souvent savoureuses, du roman :

Ses contemporaines jalousaient sa santé imperturbable, les jeunes femmes, que la mode de 1912 bombait déjà du dos et du ventre, raillaient le poitrail avantageux de Léa, celles-ci et  celles-là lui enviaient Chéri.
« Eh, mon Dieu ! disait Léa, il n’y a pas de quoi. Qu’elles le prennent. Je ne l’attache pas, et il sort tout seul. »
En quoi elle mentait à demi, orgueilleuse d’une liaison – elle disait quelquefois : adoption, par penchant à la sincérité – qui durait depuis six ans. (p. 722)

Le jour où une femme m’aimera pour mon intelligence, je serai bien fichu, riposta Chéri. (p. 724)

« Ce serait trop beau, un après-midi comme ça, s’il n’y avait pas la voix de ma mère. »
Elle regarda son fils sans colère, habituée à son insolence, s’assit dignement, les pieds ballants, au fond d’une bergère trop haute pour ses jambes courtes. Elle chauffait dans sa main un verre d’eau-de-vie. Léa, balancée dans un rocking, jetait de temps en temps les yeux sur Chéri, Chéri vautré sur le rotin frais, son veston ouvert, une cigarette à demi éteinte à la lèvre, une mèche sur le sourcil, et elle le traitait flatteusement, tout bas, de belle crapule. (p. 730)

La main du dormeur se détendit et laissa tomber comme des fleurs lasses ses doigts fuselés, armés d’ongles cruels, main non point féminine, mais un peu plus belle qu’on ne l’eût voulu, main que Léa avait cent fois baisée sans servilité, baisée pour le plaisir, pour le parfum… (p. 731)

Elles se connaissaient depuis vingt-cinq ans. Intimité ennemie de femmes légères qu’un homme enrichit puis délaisse, qu’un autre homme ruine, amitié hargneuse de rivales à l’affût de la première ride et du cheveu blanc. Camaraderie de femmes positives, habiles aux jeux financiers, mais l’une avare et l’autre sybarite… Ces liens comptent. (p. 732)

Elle secoua la tête, mais seulement jusqu’à l’instant où leurs bouches se touchèrent ; alors, elle demeura tout à fait immobile et retenant son souffle comme quelqu’un qui écoute. Quand il la lâcha, elle le détacha d’elle, se leva, respira profondément et arrangea sa coiffure qui n’était pas défaite. Puis elle se retourna un peu pâle et les yeux assombris, et sur un ton de plaisanterie […] Elle lui souriait de haut, sûre d’elle, mais elle ne savait pas que quelque chose demeurait sur son visage, une sorte de palpitation très faible, de douleur attrayante, et que son sourire ressemblait à celui qui vient après une crise de larmes. (p. 737)

Léa souriait et goûtait le plaisir d’avoir chaud, de demeurer immobile et d’assister aux jeux des deux hommes, nus, jeunes, qu’elle comparait en silence : « Est-il beau, ce Patron ! Il est beau comme un immeuble. Le petit se fait joliment. Des genoux comme les siens, ça ne court pas les rues, et je m’y connais. Les reins aussi sont… non, seront merveilleux… Où diable la mère Peloux a-t-elle pêché… Et l’attache au cou ! une vraie statue. Ce qu’il est mauvais ! Il rit, on jurerait un lévrier qui va mordre... » Elle se sentait heureuse et maternelle, et baignée d’une tranquille vertu. « Je le changerais bien pour un autre », se disait-elle devant Chéri nu l’après-midi sous les tilleuls, ou Chéri nu le matin sur la couverture d’hermine, ou Chéri nu le soir au bord du bassin d’eau tiède. « Oui, tout beau qu’il est, je le changerais bien, s’il n’y avait pas une question de conscience. » (p. 741)

Par moments, la forme de cet amant qu’elle méprisait un peu lui inspirait une sorte de respect. « Être beau à ce point-là, c’est une noblesse », pensait-elle. (p. 748)

- Bien sûr, il y a elle. Il n’y a pas beaucoup d’elle, mais il y a elle.
- Et il n’y a plus moi.
Chéri n’attendait pas la petite phrase et le laissa voir. Un tournoiement maladif des prunelles, une décoloration soudaine de la bouche le défigurèrent. Il reprit haleine avec précaution pour qu’elle ne l’entendît pas respirer et redevint pareil à lui-même :

« Nounoune, il y aura toujours toi. […]
Elle ne répondit rien. Elle se pencha pour ramasser une fourche d’écaille tombée et l’enfonça dans ses cheveux en chantonnant. Elle prolongea sa chanson avec complaisance devant un miroir, fière de se dompter si aisément, d’escamoter la seule minute émue de leur séparation, fière d’avoir retenu les mots qu’il ne faut pas dire : « Parle… mendie, exige, suspends-toi… tu viens de me rendre heureuse… » (p. 753-754)

Mme Aldonza, une très vieille danseuse, aux jambes emmaillotées, souffrait de rhumatisme déformant, et portait de travers sa perruque d’un noir laqué. En face d’elle et la dominant d’une tête et demie, la baronne de la Berche carrait d’inflexibles épaules de curé paysan, un grand visage que la vieillesse virilisait à faire peur. Elle n’était que poils dans les oreilles, buissons dans le nez et sur la lèvre, phalanges velues… (p. 754-755)

La vieille Lilli suivait la mode, scandaleusement. Une jupe à raies, bleu révolution et blanc, contenait le bas de son corps, un petit spencer bleu béait sur un poitrail à peau gaufrée de dindon coriace ; un renard argenté ne cachait pas le cou nu, en pot de fleurs, un cou large comme un ventre et qui avait aspiré le menton… (p. 756)

Elle s’ennuyait dans son lit et tremblait légèrement. Soudain un malaise, si vif qu’elle le crut d’abord physique, la souleva, lui tordit la bouche, et lui arracha, avec une respiration rauque, un sanglot et un nom : « Chéri ! » […] Elle but, se leva, lava ses yeux enflammés, se poudra, tisonna les bûches, se recoucha. Elle se sentait circonspecte, pleine de défiance contre un ennemi qu’elle ne connaissait pas : la douleur. Trente ans de vie facile, aimable, souvent amoureuse, parfois cupide, venaient de se détacher d’elle et de la laisser, à près de cinquante ans, jeune et comme nue. Elle se moqua d’elle-même, ne perçut plus sa douleur et sourit : « Je crois que j’étais folle, tout à l’heure. Je n’ai plus rien ». Mais un mouvement de son bras gauche, involontairement ouvert et arrondi pour recevoir et abriter une tête endormie, lui rendit tout son mal et elle s’assit d’un saut. (p. 760-761)

Il but et mangea beaucoup, très occupé de paraître sérieux et blasé. Mais le moindre éclat de rire, un bris de verre, une valse vaseuse exaltaient son plaisir. Le bleu dur des boiseries miroitantes le ramenait à des souvenirs de la Riviera, aux heures où la mer trop bleue noircit à midi autour d’une plaque de soleil fondu. (p. 779)

Chéri, tout ensemble circonspect et grisé, ne cessa de parler de Léa. Il dit des choses raisonnables, imprégnées d’un bon sens conjugal. Il vanta le mariage, mais en rendant justice aux vertus de Léa. Il chanta la douceur soumise de sa jeune femme, pour trouver l’occasion de critiquer le caractère résolu de Léa : « Ah ! la bougresse, je te garantis qu’elle avait ses idées, celle-là ! » Il poussa plus loin les confidences, il alla, à l’égard de Léa, jusqu’à la sévérité, jusqu’à l’impertinence. Et pendant qu’il parlait, abrité derrière les paroles imbéciles que lui soufflait une défiance d’amant persécuté, il goûtait le bonheur subtil de parler d’elle sans danger. Un peu plus, il l’eût salie, en célébrant dans son cœur le souvenir qu’il avait d’elle, son nom doux et facile dont il s’était privé depuis six mois, toute l’image miséricordieuse de Léa, penchée sur lui, barrée de deux ou trois grandes rides graves, irréparables, belle, perdue pour lui, mais – bah ! – si présente… (p. 780)

Mais une nuit, cette nuit-là, devant la grille, il sentit dans sa gorge un grand coup que frappait son cœur : le globe électrique de la cour luisait comme une lune mauve au-dessus du perron, la porte de l’entrée de service, béante, éclairait le pavé et, au premier étage, les persiennes filtrant la lumière intérieure dessinaient un peigne d’or. Chéri s’adossa à l’arbre le plus proche et baissa la tête.
« Cela n’est pas vrai, dit-il. Je vais relever les yeux et tout sera noir. »

Il se redressa au son de la voix d’Ernest, le concierge, qui criait dans le corridor :
« Sur les 9 heures, demain matin, je monterai la grande malle noire avec Marcel, Madame ! »

Chéri se détourna précipitamment et courut jusqu’à l’avenue du Bois où il s’assit. Le globe électrique qu’il avait regardé dansait devant lui, pourpre sombre cerné d’or, sur le noir des massifs encore maigres. Il appuya la main sur son cœur et respira profondément. La nuit sentait les lilas entrouverts. Il jeta son chapeau, ouvrit son manteau, se laissa aller contre le dossier du banc, étendit les jambes et ses mains ouvertes tombèrent mollement. Un poids écrasant et suave venait de descendre sur lui.
« Ah ! dit-il tout bas, c’est le bonheur ?... je ne savais pas…
 »

Il eut le temps de se prendre en pitié et en mépris, pour tout ce qu’il n’avait pas savouré pendant sa vie misérable de jeune homme riche au petit cœur, puis il cessa de penser pendant un instant ou pendant une heure. Il put croire, après, qu’il ne désirait plus rien au monde, pas même d’aller chez Léa. (p. 786-787)

Elle contemplait, écoutait sa vieille ennemie avec une satisfaction ébahie. Ces grands yeux inhumains, cette bouche bavarde, ce bref corps replet et remuant, tout cela, en face d’elle, n’était venu que pour mettre sa fermeté à l’épreuve, l’humilier comme autrefois, toujours comme autrefois. Mais comme autrefois Léa saurait répondre, mépriser, sourire, se redresser. Déjà ce poids triste qui la chargeait hier et les jours d’avant semblait fondre. Une lumière normale, connue, baignait le salon et jouait dans les rideaux. « Voilà, songea Léa allègrement. Deux femmes un peu plus vieilles que l’an passé, la méchanceté habituelle et les propos routiniers, la méfiance bonasse, les repas en commun ; des journaux financiers le matin, des potins scandaleux l’après-midi – il faut bien recommencer tout ça puisque c’est la vie, puisque c’est ma vie. Des Aldonzas et des La Berche, et des Lili et quelques vieux messieurs sans foyer, tout le lot serré autour d’une table à jeu, où le verre de fine et le jeu de cartes vont voisiner, peut-être, avec une paire de petits chaussons, commencés pour un enfant qui vivra bientôt… Recommençons, puisque c’est dans l’ordre. Allons-y gaiement, puisque j’y retombe à l’aise comme dans l’empreinte d’une chute ancienne… » (p. 798)

« C’est bien fait pour moi, on ne garde pas un amant six ans à mon âge. Six ans ! J’ai gâché ce qui restait de moi. De ces six ans-là, je pouvais tirer deux ou trois petits bonheurs si commodes, au lieu d’un grand regret… Une liaison de six ans, c’est comme de suivre un mari aux colonies : quand on en revient, personne ne vous reconnaît et on ne sait plus porter la toilette. » (p. 806)

Il ne bougea pas. Il craignait, en remuant, d’émietter un reste de joie, un plaisir optique qu’il goûtait au rose de braise des rideaux, aux volutes, acier et cuivre, du lit étincelant dans l’air coloré de la chambre. Son grand bonheur de la veille lui semblait réfugié, fondu et tout petit, dans un reflet, dans l’arc-en-ciel qui dansait au flanc d’un cristal rempli d’eau. (p. 817)

« Ah ! tu peux te vanter, dit-il soudain, tu peux te vanter de m’avoir, depuis trois mois surtout, fait mener une vie… une vie…
- Moi ?...
- Et qui donc, sinon toi ? Une porte qui s’ouvre, c’était Nounoune ; le téléphone, c’était Nounoune ; une lettre dans la boîte du jardin : peut-être Nounoune… Jusque dans le vin que je buvais, je te cherchais, et je ne trouvais jamais le Pommery de chez toi… Et la nuit, donc… ah ! là ! là !... » (p. 824)


Et pour conclure, l’éloge de Montherlant, qu’on trouvera dans ses Essais (éd. Pléiade, p. 1131-1132) :

Colette. Elle est « authentique », elle possède ce style qu’on a envie de ne pas appeler style, tant les écrivains non doués (fussent-ils de talent) nous ont habitué à évoquer par ce mot de « style » une expression voulue, artificielle, voire sentant l’huile. […] L’écrivain de style naturel est le seul miracle des lettres. […] Mais trente volumes où toutes les notations sont vraies, humaines, trente volumes sans l’ombre de littérature, de chiqué, tant de poésie répandue, et dans la simplicité et la santé, tant de finesse imperceptible, rien en deçà, rien au-delà, jamais une « bêtise », quelque chose de si parfait dans un tel manque de prétention, est-ce que cela n’est pas de l’intelligence, de la vraie, celle qui est vivante, qui ne s’isole pas pour se regarder et s’admirer, et la seule intelligence dont aient besoin ceux qui vivent ? […] « C’est ça. » Deux syllabes, mais nul autre éloge ne les vaut.

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