« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

vendredi 27 septembre 2024

Les Chansons et les Heures. Le Rosaire des joies, de Marie Noël : anthologie de 13 poèmes.

Ci-dessous, une anthologie de 13 poèmes de Marie Noël publiés dans les recueils Les Chansons et les Heures et Le Rosaire des joies

1/ « Connais-moi » (p. 41)
2/ « Chant de rouge-gorge » (p. 63)
3/ « Cherche ta place » (p. 65)
4/ « L’Épouvante » (p. 76)
5/ « Fantaisie à plusieurs voix » : I. Prélude (p. 79)
6/ « Les Compagnons » (p. 111)
7/ « Prière du poète » (p. 114)
8/ « À Laudes » (p. 125)
9/ « À Tierce » (p. 129)
10/ « À None » (p. 136)
11/ « Vision », III (p. 153)
12/ « Chandeleur » (p. 193)
13/ « Les Enfants du temple » (p. 197)

 

1/ « Connais-moi » (extraits choisis)

Connais-moi si tu peux, ô passant, connais-moi !
Je suis ce que tu crois et suis tout le contraire :
La poussière sans nom que ton pied foule à terre
Et l'étoile sans nom qui peut guider ta foi.

Je suis et ne suis pas telle qu'en apparence :
Calme comme un grand lac où reposent les cieux,
Si calme qu'en plongeant tout au fond de mes yeux,
Tu te verras en leur fidèle transparence...

– Si calme, ô voyageur... Et si folle pourtant !
Flamme errante, fétu, petite feuille morte
Qui court, danse, tournoie et que la vie emporte
Je ne sais où mêlée aux vains chemins du vent. –

Sauvage, repliée en ma blancheur craintive
Comme un cygne qui sort d'une île sur les eaux,
Un jour, et lentement à travers les roseaux
S'éloigne sans jamais approcher de la rive...

– Si doucement hardie, ô voyageur, pourtant !
Un confiant moineau qui vient se laisser prendre
Et dont tu sens, les doigts serrés pour mieux l'entendre,
Tout entier dans ta main le cœur chaud et battant. – […]

Chèvre, tête indomptée, ô passant, si rétive
Que nul n'osera mettre un collier à son cou,
Que nul ne fermera sur elle son verrou,
Que nul hormis la mort ne la fera captive...

Et qui se donnera tout entière pour rien,
Pour l'amour de servir l'amour qui la dédaigne,
D'avoir un pauvre cœur qui mendie et qui craigne
Et de suivre partout son maître comme un chien...

Connais-moi ! Connais-moi ! Ce que j'ai dit, le suis-je ?
Ce que j'ai dit est faux –  Et pourtant c'était vrai !

L'air que j'ai dans le cœur est-il triste ou bien gai ?
Connais-moi si tu peux. Le pourras-tu ?... Le puis-je ?...

      Quand ma mère vanterait
      À toi son voisin, son hôte,
      Mes cent vertus à voix haute
      Sans vergogne, sans arrêt ;
      Quand mon vieux curé qui baisse
      Te raconterait tout bas
      Ce que j'ai dit à confesse...
      Tu ne me connaîtras pas.

      Ô passant, quand tu verrais
      Tous mes pleurs et tout mon rire,
      Quand j'oserais tout te dire
      Et quand tu m'écouterais,
      Quand tu suivrais à mesure
      Tous mes gestes, tous mes pas,
      Par le trou de la serrure...
      Tu ne me connaîtras pas !

      Et quand passera mon âme
      Devant ton âme un moment
      Éclairée à la grand-flamme
      Du suprême jugement,
      Et quand Dieu comme un poème
      La lira toute aux élus,
      Tu ne sauras pas lors même
      Ce qu'en ce monde je fus...

................................................................................
Tu le sauras si rien qu'un seul instant tu m'aimes !

 

2/ « Chant de rouge-gorge »

Au mois de mai j’avais le cœur si grand
Que pour l’emplir je me suis en allée
Cherchant l’amour
, sans savoir quelle allée,
Pour le rencontrer, quel chemin on prend…

Rouge-gorge, au fond du bois incolore,
Au bout des sentiers dont il te souvient,
Du printemps, sais-tu s’il en reste encore ?
               L’hiver vient…

J’allais, j’allais. Où trouver de l’amour ?
Au bas de la côte, au faîte, derrière ?
Au fond du bois, au bout de la rivière ?
Ici, là-bas, à ce prochain détour ?...

Rouge-gorge, au fond du bois incolore,
Au bout des sentiers dont il te souvient,
De l’été, sais-tu s’il en reste encore ?
              L’hiver vient…

Quand je le vis, je n’osai pas à temps
M’en approcher ou lui faire une avance ;
Je l’attendais ouvrant mon cœur immense…
Il n’est tombé qu’une goutte dedans…

Rouge-gorge, au fond du bois incolore,
Au bout des sentiers dont il te souvient,
Du soleil, sais-tu s’il en reste encore ?
              L’hiver vient…

Est-ce là tout, cette goutte, est-ce tout ?
Je voudrais bien recommencer l’année,
La goutte d’eau qui m’était destinée,
Je voudrais bien la boire encore un coup…

Rouge-gorge, au fond du bois incolore,
Au bout des sentiers dont il te souvient,
Des feuilles, sais-tu s’il en reste encore ?
              L’hiver vient…

Est-ce bien tout ?... Peut-être, dans un coin
Que j’oubliai, peut-être avant la neige,
Un peu d’amour encor le trouverai-je,
Peut-être ici, peut-être un peu plus loin…

Rouge-gorge, au fond du bois incolore,
Au bout des sentiers dont il te souvient,
Du bonheur, sais-tu s’il en reste encore ?
              L’hiver vient…

 

3/ « Cherche ta place » (extraits choisis)

Je m'en vais cheminant, cheminant, dans ce monde,
Chaque jour je franchis un nouvel horizon.
Je cherche pour m'asseoir le seuil de ma maison
Et mes frères et sœurs pour entrer dans leur ronde.

Mais las ! J'ai beau descendre et monter les chemins,
Nul toit rêveur ne m'a reconnue au passage,
Et les gens que j'ai vus ont surpris mon visage
Sans s'arrêter, sourire et me tendre les mains. 

Va plus loin, va-t-en  ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n'es pas d'ici, cherche ailleurs ta place...

J'ai vu sauter dans l'herbe et rire au nez du vent
Des filles pleines d'aise et de force divine
Qui partaient, le soleil sur l'épaule, en avant,
L'air large des pays en fleurs dans la poitrine... 

Ah ! pauvre corps frileux même sous le soleil
Qui sans te ranimer te surcharge et te blesse.
Toi qu'un insecte effraie, ô craintive faiblesse,
Honteuse d'être pâle et d'avoir tant sommeil. 

Va plus loin, va-t'en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n'es pas d'ici, cherche ailleurs ta place...
Ainsi qu’à la Saint-Jean les roses de jardin,
Fleurs doubles dont le cœur n’est plus qu’une corolle,
J’ai regardé fleurir autour de leur festin
Les reines, les beautés qu’on aime d’amour folle.

Las ! je t’ai vue aussi, toi, gauche laideron,
Mal faite, mal vêtue, âme que son corps gêne,
Herbe sans fleur que le vent sèche avec sa graine,
Et que ne goûterait pas même un puceron

Va plus loin, va-t'en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n'es pas d'ici, cherche ailleurs ta place... […]

D’autres, fermes d’esprit, têtes pleines de mots,
Connaissent tout : les dieux, les pays, leur langage,
Les causes, les effets, les remèdes, les maux,
Les mondes et leurs lois, les temps et leur ouvrage…

Tête qui fuis, et tel un grès à filtrer l’eau.
Laisse les mots se perdre à travers ta cervelle,

Ignorante qui crois que la terre est nouvelle
Tous les matins, et tous les soirs le ciel nouveau
,

Va plus loin, va-t'en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n'es pas d'ici, cherche ailleurs ta place...

D’autres ont pris leur rêve au piège et l’ont tout vif
Enfermé malgré lui dans leur strophe sonore
D’airain vaste, d’or calme ou de cristal plaintif,
Et l’applaudissement des hommes les honore

Mais toi ! Tes rêves, comme un vol de moucherons,
T’étourdissent, dansant autour de tes prunelles,
Et ta main d’écolier trop lente pour leurs ailes
Sans en saisir un seul s’égare dans leurs ronds
.

Va plus loin, va-t'en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n'es pas d'ici, cherche ailleurs ta place...

D’autres, se retirant à l’ombre de leurs cils,
Patients, cherchent la vermine de leur âme
Et pèsent dans l’angoisse avec des poids subtils
Son ombre et sa clarté, sa froidure et sa flamme.

Mais toi qui cours à Dieu comme un petit enfant,
Sans réfléchir, toi qui n’as pas d’autre science
Que d’aimer, que d’aimer et d’avoir confiance
Et de te jeter toute en ses bras qu’Il te tend
,

Va plus loin, va-t'en ! Qui te connaît ?  Passe !
Tu n'es pas d'ici, cherche ailleurs ta place...

Sans beauté ni savoir, sans force ni vertu,
Être qui par hasard ne ressemble à personne,
Je sais bien qui je suis, l’amour ne m’est pas dû
Et ne pas le trouver n’a plus rien qui m’étonne.

Mais malgré moi j’ai mal… De l’hiver à l’hiver,
Je m’en vais et partout je me sens plus lointaine,
Seule, seule, et le cœur qu’en silence je traîne
Me semble un poids trop lourd, sombre, inutile, amer

Va plus loin, va-t'en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n'es pas d'ici, cherche ailleurs ta place...

Bah ! c’est au même lieu que les chemins divers
Aboutissent enfin, le mien comme les vôtres.
Bonne à rien que le sort conduisit de travers,
Je ferai mon squelette aussi bien que les autres
.

Mais où me mettrez-vous, mon Dieu ?... Pas en enfer ;
Je n’eus pas dans le mal assez de savoir-faire.
Et pas au paradis : je n’ai rien pour vous plaire…
Hélas ! me direz-vous comme le monde hier :

Va plus loin, va-t'en ! Qui te connaît ? Passe !
Tu n'es pas d'ici, cherche ailleurs ta place...

N’aurai-je au dernier jour ni feu, ni lieu, ni toit
Où reposer enfin ma longue lassitude ?

Où m’enfermerez-vous – hélas ! que j’aurai froid ! –
Dans une lune vide avec ma solitude ?...

Mais à quoi bon, Seigneur, chercher la fin de tout ?
Vous arrangerez bien ceci sans que j’y songe.
Je m’en vais, mon chemin dénudé se prolonge…
Vous êtes quelque part pour m’arrêter au bout. 

 

4/ « L’Épouvante »

     Bon appétit, cher vieux et chère vieille !
Nous voici tous les trois rompant le même pain,
À table, assis en paix. Chers vieux, avez-vous faim ?
Qu’est-ce que notre vie hier, ce soir, demain ?
     Une chose longue et toujours pareille.

     Nos jours sur nos jours  dorment sans bouger.
Nos yeux n’attendent rien en regardant la porte.
La servante va, vient, apporte un plat, l’emporte,
C’est tout… Quel froid aigu me perce de la sorte ?
     Emportez tout ! Je ne peux plus bouger.

     Un soir, ainsi, la table sera mise
À la même lueur des mêmes chandeliers,
L’horloge hachera l’heure à coups réguliers,
Et moi, seule, entre tous nos objets familiers,
     J’aurai le cœur plein de brusque surprise.

     Je chercherai longtemps autour de moi,
À ma gauche, toi, père, et toi, mère, à ma droite ;
J’écouterai respirer la maison étroite,
Stupéfaite, perdue et l’âme maladroite
     Se heurtant partout sans savoir pourquoi.

     J’essayerai d’y voir, de tout reconnaître,
Les carreaux effrités et la tenture à fleurs,
Cherchant dans les dessins du marbre, ses couleurs,
Notre passé comme une trace de voleurs,
     Tel un chien qui suit l’odeur de son maître.

     Et chaque profil du temps ancien,
Je le retrouverai, les yeux béants, stupide,
Considérant, le cœur trahi par chaque guide,
Tous les objets présents et la demeure vide

     – Mère, laissez-moi, je ne veux plus rien. –

     Mère, toi, mère à ma droite attablée,
Tu sortiras dehors par cette porte un jour.
Les gens endimanchés t’attendront dans la cour.
Passant au milieu d’eux, tout droit et sans retour,
     Tu conduiras ta dernière assemblée.

     Ô père, un soir, comme ces étrangers
Qu’on chasse dans la nuit, un soir de sombre alerte,
T’arrachant de ton lit, chose d’un drap couverte,
On te jettera hors de ta maison ouverte…
     C’est vrai… c’est sûr… Et pourtant vous mangez.

     Vous irez errants parmi des ténèbres
– Je ne sais pas quelles ténèbres, – dans un trou,
– Je ne sais pas lequel… – Je ne saurai pas où
Vous rejoindre et vaguant çà et là comme un fou,
     Je me perdrai sur des routes funèbres.

     Et vous mangez ! Tranquilles, vous portez
La gaîté des fruits mûrs à votre lèvre blême !
Laissez-moi vous toucher, je vous ai, je vous aime…
(Pardon, je suis parfois maladroite à l’extrême
     Et sans le vouloir je vous ai heurtés).

     Êtes-vous là ? Je vous vois et j’en doute.
Je vous touche, chers vieux, êtes-vous encor là ?
Cette table, ce pain, ces vases, tout cela,
N’est-ce qu’un songe, une forme qui s’envola ?
     Une vapeur déjà dissoute ?

     Ah ! sauvons-nous vite, n’emportons rien.
D’un seul pas devançant l’heure qui nous menace,
Sans regarder derrière nous, tant qu’en l’espace
Nos pieds épouvantés trouveront de la place,
     Cachons-nous bien, vite, cachons-nous bien !

     Que n’est-il un lieu sûr, secret des hommes,
De quoi tenir tous trois dans un pli de la nuit,
Fût-ce un cachot, où conserver le temps qui fuit !
Hélas ! le ciel nous voit, la terre nous poursuit
     Partout, la mort est partout où nous sommes.

     Petite minute obscure du jour,
Ni bonne, ni mauvaise, incolore, sans gloire,
Minute, vague odeur de manger et de boire,
Tintement de vaisselle et bruit vil de mâchoire,
     Minute sans ciel, sans fleur, sans amour ;

     Instant mort-né dont le néant accouche ;
Place informe du temps où tous trois nous voici
Arrivés, les yeux pleins d’horizon rétréci,
Mâchant un peu de viande et de pain, sans souci
     Que de parfois nous essuyer la bouche ;

     Petite minute, ah ! si tu pouvais,
Toujours la même en ton ennui paralysée.
Durer encor, durer toujours, jamais usée
,
Et prolonger sans fin, sans fin éternisée,
     Notre geste étroit de manger en paix !

 

5/ « Fantaisie à plusieurs voix » : I. Prélude (extraits choisis)

Mes vers, venez, mes vers, amusons-nous ensemble.
Vous êtes pour moi seule et nous avons congé
.
C’est moi qui vous le dis. Je suppose que j’ai
Le droit de vous le dire un peu si bon me semble. […]

Mes vers, laissons dehors ces gens-là. Je veux rire
Et chanter et pleurer pêle-mêle avec vous.
Écoutez-moi, répondez-moi, poursuivons-nous
Comme de chers enfants pleins d’amour à se dire
.

Je suis tellement seule… Ah ! mes vers, je sais bien
Que le Destin qui sert tant de gens à la ronde
Ne peut pas donner du bonheur à tout le monde…
Quand j’arrivai, sans doute, il ne lui restait plus rien. […]

Et j’ai beau m’y fier, nul espoir à présent,
Parmi tant de tendresse enfin désabusée
N’est assez fort, le soir, quand ma force est usée,
Pour soulever de dessus moi le temps pesant.

Je suis toute petite et n’ai pas de grand’mère
Qui m’encourage au seuil des heures quand j’ai peur
Et de ses vieilles mains ramène sur mon cœur
Le duvet tremblotant d’une pauvre chimère ;

Pas une guérisseuse au chant calme, un ami,
Un seul dont les pas clairs rassurent ma nuit sombre ;
Pas un cœur sûr, profond comme un berceau dans l’ombre
Où laisser le fol mien tomber tout endormi ; […]

Ô mes vers que voilà si plaintifs et si doux,
Puisque le Créateur ne m’a pas fait de joie,
Venez, vous que du moins à mon aide il envoie,
Je me veux inventer un bonheur avec vous.
[…]

Venez !... Vous, vous serez, vous gais, vous ingénus
Qui ne prévoyez rien, les petits camarades
Qui bousculent un beau matin mes pensers fades
Pour courir au soleil le front et les pieds nus. […]

Venez !... Vous, vous serez l’enfant sur mes genoux
Que j’allaite en secret, que je berce en cachette,
Et vous… oh ! vous !... l’époux en qui mon cœur se jette…
- Peut-être un plus réel n’est-il pas aussi doux ? […]

Venez !... Soyez-moi tous mes amis ! Mon cœur cède
Au poids de sa tendresse. Avant qu’il soit perdu,
Venez, recueillez-le, vite, mes vers, à l’aide !
Il se rompt. Comme un fruit trop mûr il s’est fendu.

Entourez-moi… J’avais dans l’âme une fontaine
Que je ne peux plus contenir.
Sa douce voix
A roulé sur la mousse en fleur, son eau lointaine
A caressé la violette au fond des bois ;

Les ailes des oiseaux y bougent, l’ombre y passe,
Puis le soleil, puis l’ombre ; elle emporte les cieux,
Tantôt pleine du bleu sans bornes de l’espace,
Tantôt du brusque noir d’un nuage anxieux ;

Elle fuit… Les ramiers qui s’envolent par couples
Y laissèrent  ce soir tomber un duvet doux.
Entourez-moi, mes vers, tendez-moi vos mains souples
Et je la répandrai toute vive sur vous.

Vous retiendrez le bond de mes sources intimes
Encor mouvant dans vos paumes aux bords étroits
Et laisserez couler mon cœur entre vos rimes
Comme de l’eau courante et pure entre les doigts
.

 

             

6/ « Les Compagnons » (extraits choisis)

J’ai regardé pousser le Printemps de ma porte…
J’avais le soleil tendre à mes pieds, sur mes mains,
Et dans les yeux au loin l’espace et les chemins
Montant au ciel avec tous les champs pour escorte.

Et dans le cœur j’avais la brise et les oiseaux.
Tous m’ont dit : « Il est temps, ma petite âme, écoute,
Écoute dans le vent, dans le sol de la route,
Les pas du fiancé qui vient des bois nouveaux. […]

« Mais si tu n’entends rien que le souffle du jour,
Nous sommes là, le ciel, les champs, l’herbe qui lève
Et nous te retiendrons prise dans notre rêve

Tu ne dois pas nous fuir pour d’autres que l’amour. » […]

Ah ! mauvais compagnons aux caresses d’aïeule,
Printemps, Brise, Soleil, las ! que m’avez-vous dit ?
Vos perfides conseils m’ont égaré l’esprit
Et me voilà perdue, et vous me laissez seule !

Alors le Vent m’a dit : « Je suis là ! Je suis là !
Et c’est pour toi mon chant, pour toi, ma petite âme ,
Ce chant passionné si doux que nulle femme
N’eut le cœur mieux bercé quand l’amour lui parla. »

« Je suis là ! je suis là ! m’a répété la Pluie,
Gai ! mes petits doigts gais frappent à ton carreau. […]

Mes pauvres compagnons, comprenez mieux ma peine,
Dormir ? J’ai travaillé du matin jusqu’au soir.
Ma quenouille est au bout de sa laine, il fait noir
Et ma maison devrait de mon œuvre être pleine. […]

La bête a dans son trou des petits à défendre.
Et moi seule je suis telle que le désert
Vide, brûlant, sans route, à tous les vents ouverts,
Qui n’a jamais produit que nuages, que cendre.

Alors le Ciel m’a dit : « Les nuages s’en vont
Sans savoir où, transis, vagabonds, solitaires,
Mais ils font en pleurant germer en bas les terres
Et colorent les fleurs que les rosiers auront. »

 

7/ « Prière du poète » (extraits choisis)

Donne de quoi chanter à moi pauvre poète
Pour les gens pressés qui vont, viennent, vont
Et qui n’ont pas le temps d’entendre dans leur tête
Les airs que la vie et la mort y font
. […]

J’ai vu les morts passer et s’en aller en terre,
Leur glas au cou, lamentable troupeau,
Et leurs yeux dans mes yeux ont fixé leur mystère.
J’ai su depuis la chanson du tombeau…

Mais si tu veux mon Dieu que pour d’autres je dise
La chanson du bonheur, la plus belle chanson,
Comment ferai-je moi qui ne l’ai pas apprise ?
Je n’en inventerai que la contrefaçon.

Donne-moi du bonheur, s’il faut que je le chante,
De quoi juste entrevoir ce que chacun en sait,
Juste de quoi rendre ma voix assez touchante,
Rien qu’un peu, presque rien, pour savoir ce que c’est.

Un peu – si peu – ce qui demeure d’or en poudre
Ou de fleur de farine au bout du petit doigt,
Rien, pas même de quoi remplir mon dé à coudre…
Pourtant de quoi remplir le monde par surcroît.

Car pour moi, qui n’en ai jamais l’habitude,
Un semblant de bonheur au bonheur est pareil,
Sa trace au loin éclairera ma solitude,
Et je prendrai son ombre en moi pour le soleil.

Donne-m’en ! Ce n’est pas, mon Dieu, pour être heureuse
Que je demande ainsi de la joie à goûter,
C’est que, pour bercer l’homme en la cité nombreuse
,
La nourrice qu’il faut doit savoir tout chanter.

Prête-m’en… Ne crains rien, à l’heure de le rendre,
Mes mains pour le garder ne le serreront pas,
Et je te laisserai, Seigneur, me le reprendre
Demain, ce soir, tout de suite, quand tu voudras… […]

Donne de quoi chanter à moi pauvre poète,
Ton petit oiseau plus fou que savant
Qui ne découvre rien de nouveau dans sa tête
Si dans son cœur tu ne l’as mis avant
.

Vous qui passez par là, si vous voulez que j’ose
Vous rapporter du ciel la plus belle chanson,
Douce comme un duvet, rose comme la rose,
Gaie au soleil comme un jour de moisson,

Si vous voulez que je la trouve toute faite,
Vite, aimez-moi, vous tous, aimez-moi bien
Avant que mon cœur las d’attendre un peu de fête
Ne soit un vieux cœur, un cœur bon à rien.

Aimez-moi, hâtez-vous… J’entends le temps qui passe…
Le temps passera… le temps est passé…
Bientôt fétu qui sèche et que nul ne ramasse
Mon cœur roulera par le vent poussé,

Sans voix, sans cœur, avec les feuilles dans l’espace.

8/ « À Laudes » (extraits choisis)

Seigneur, soyez béni pour le soleil ! Soyez
Béni pour le matin qui rit dans les foins roses
, […]

Tinte clair ! Tinte gai ! Sonne le beau matin !
Je m’en vais dire une grand’messe en la campagne.
Un coquelicot neuf sera mon sacristain,
L’enfant de chœur mal défripé qui m’accompagne,
Et j’aurai pour calice un lis de la montagne.

Mes chers frères, offrez vos œuvres au Bon Dieu.
Toi l’abeille ton miel, toi le buisson tes baies,
Toi ruisselet tes eaux, toi chèvre ton lait bleu,
Toi brebis ta toison qui fait l’aumône aux haies,
Toi mauve ton sommeil pour endormir les plaies.

Et vous les fainéants, cigales, papillons,
Oisillons qui musez sans même chercher proie
Et moi-même, pécheur qui nous éparpillons
En tirelis, nous, bons à rien, que nul n’emploie,
Offrons notre chanson légère et notre joie
.

 

9/ « À Tierce » (extraits choisis)

Combien, ô Vérité, m’es-tu nouvelle et fraîche,
Révélée à mes os sans livre, sans écrit,
Sans raison qui démontre et sans bouche qui prêche,
D’un seul baiser qui me dévore tout l’esprit !
...
Je vois… Mon cœur jaillit ! qui pourra l’en empêche !

Rien n’est vrai que d’aimer… Mon âme, épuise-toi,
Coule du puits sans fond que Jésus te révèle,
Comme un flot que toujours sa source renouvelle,
Et déborde, poussée en tous sens hors de moi.

Quels usages prudents te serviront de digue ?
Donne tout ! Donne plus et sans savoir combien
.
Ne crains pas de manquer d’amour, ne garde rien
Dans tes mains follement ouvertes de prodigue.

Qu’aimeras-tu ? Quel temps perdrons-nous à ce choix ?
Aime tout ! Tout t’est bon. Sois aveugle, mais aime !

Le plus près, le plus loin, chacun plus que toi-même
Et, comment ce miracle, ô Dieu ? tous à la fois.

Celui qui t’est pareil, celui qui t’est contraire.
Et n’aime rien uniquement pour sa beauté :
L’enchantement des yeux leur est trop vite ôté,
Du charme d’aujourd’hui demain te vient distraire.

N’aime rien pour ses pleurs : les larmes n’ont qu’un jour,
N’aime rien pour son chant : les hymnes n’ont qu’une heure.
Ô mon âme qui veux que ton amour demeure !
Aime tout ce qui fuit pour l’amour de l’amour.

Aime tout ce qui fuit sur la terre où tu passes,
Le long de ton chemin aveugle et sans arrêts :
Les herbes des fossés, les bêtes des forêts,
Les matins et les soirs, les pays, les espaces.

Aime, l’enthousiasme est fort comme la mer
Qui d’un seul mouvement emporte les navires.
Laisse aller tes destins au fil de ses délires
Sans goûter si le flot qui te pousse est amer. […]

Donne-toi tellement que tu n’existes plus
Et que dans ton secret, ton silence, ton ombre,
Rien ne bruisse plus qu’autrui ce cœur sans nombre,
Son mal, sa fièvre, au lieu de ton cœur superflu. […]

Qui pourra maintenant retrouver ta douleur ?
Rien n’en reste, rien, rien qu’un chant d’oiseau sublime.
Ah ! quelle délivrance est au fond de l’abîme !
Voici ma joie avec son glaive de vainqueur. […]

Rien n’est vrai que d’aimer et que d’aimer toujours !
Tes aimés passeront mais ton amour demeure

Malgré les renouveaux qui te changent de leurre
Et les petites morts des petites amours.

Et tant qu’il y aura des vivants, d’heure en heure
Menant leur sort à la rencontre de ton sort
Ou t’ayant devancée au-delà de la mort…
Toi-même disparais mais ton amour demeure !

Mon amour ! Mon amour ! quand ce cœur arrêté
Ne te contiendra plus… à ta source première,
À Jésus remontant d’un grand jet de lumière,
Mon amour sois mon Dieu toute l’éternité !

 

10/ « À None »

Le chemin plat et gris où pousse une herbe rase
Traîne indéfiniment deux ornières de vase…
C’est un chemin d’automne avec de hauts chardons.
Et le Pâtre y conduit son troupeau de moutons
Nombreux, sales, serrés, avec le nez en terre.
Ce leur est un chemin d’autant plus salutaire
Qu’il va tout droit en plaine à l’opposé des bois
Où l’on dit qu’en hiver le loup rôde parfois.
Ici, des chaumes secs, et là, des palissades,
Par un vent aigre et sous un ciel des plus maussades.
C’est un très bon chemin correct et sans danger.
Quand on y est, on y trouve de quoi manger
Et les moutons – l’air de moudre une patenôtre –
S’en vont par là broutant dans les pas l’un de l’autre
.

Moi, la chèvre, je suis le surplus du troupeau
Et je m’ennuie avec des gens de tout repos
Qui font tout bonnement tous une même chose
.
Je m’ennuie à mourir sur ce chemin morose.
Je n’aime pas – j’en ai le cerveau courbatu –
Marcher en foule ainsi sur un terrain battu ;

Je n’aime pas brouter l’herbe déjà tondue,
Ce petit foin sans goût, sans fleur inattendue…
Rien de nouveau, rien, rien… Tout est toujours pareil.
Pas même, pour changer, de l’ombre et du soleil,
Pas un obstacle au loin sur la campagne glabre,
Qu’on devine et qui fait que d’avance on se cabre…

Aussi, dès que le Pâtre en son grand manteau bleu
Rempli de vent cherche l’espace et rêve un peu,
Je m’échappe, je cours à travers la campagne,
Je bondis pour trouver quelque peu de montagne,
Je grimpe à des talus très hauts de chemins creux
.
On est très bien tout seul, sans moutons, si loin d’eux
Qu’ils semblent tout au fond  du val des pierres grises.
Les thyms inviolés ont des saveurs exquises…
Là, je m’empêtre en la broussaille qui sent bon,
Avec la viorne, avec la ronce, vrai crampon.
Un brin d’eau luit au creux et quelque pierre fraîche
Et voilà que j’ai soif tout d’un coup… je la lèche,
Je cours, je broute ici, puis là… je perds du temps,
Je hume l’odeur froide et sauvage des vents ;
Je ne fais point de mal, mais je fais à ma tête.
C’est juste assez pour se sentir le cœur en fête
Et j’ai tout oublié, les brebis et les loups
Et le Pâtre qui rêve avec des yeux si doux.

Mais lui, le pauvre gas, ne m’a pas oubliée.
Il me croit lasse et par derrière humiliée.
Pour me rendre courage il fait des sifflets doux,
Il m’interpelle avec de petits noms à nous…
Je l’entends, mais voilà qu’il me reste une touffe
De thym, encore une autre… Et puis en bas j’étouffe

Et je ne descendrai qu’avec l’ombre du soir
Quand les autres en file iront à l’abreuvoir,
Plus tard… un peu plus tard… pas encor tout à l’heure…

Lui m’appelle, m’appelle avec sa voix qui pleure
Et vraiment je voudrais n’avoir pas entendu,
J’en ai le cœur en amertume tout fondu…
Puis tout à coup las d’appeler, las de m’attendre,
Il a tout laissé là ! – Que le loup vienne prendre,
S’il veut, tous ces moutons dociles, les voilà ! –
Il monte à travers champs – il a tout laissé là ! –
Par les mauvais sentiers, les ronces, les broussailles,
Il se fait mal, il a les pieds nus… Des pierrailles
Le blessent jusqu’au sang mais il monte toujours,
Il approche, il me voit. Pour tant de méchants tours,
J’endurerai ce qu’il voudra de juste gaules.
Mais il me prend, il m’emporte sur ses épaules
Puis le voilà qui me dorlote avec des mots
Dont un seul suffirait à guérir tous les maux.
Et je suis triste et si honteuse de ses peines
Que je n’ose plus voir – oh ! mes lourdes fredaines ! –
Sa face pâle et ses mélancoliques yeux,
Et plus ouïr ce ton miséricordieux.
Mais tandis qu’il me porte, en secret je me serre
Sur son cou las un peu plus qu’il n’est nécessaire
Pour mêler une larme à sa pauvre sueur…

De nouveau le chemin plus morne où sans lueur
Comme un brusque rideau tombe le soir d’automne.
Toujours broutant, serrés, leur herbe monotone,
Les moutons du troupeau n’ont pas du tout bougé.
– Quand sauront-ils vraiment s’ils ont assez mangé ? –
Moi, je les suis, n’ayant plus faim, baissant la tête
Et le pis est – avouons-le pour être honnête –
Qu’un jour, c’est sûr, hélas ! ce peut être demain,
Je laisserai comme aujourd’hui ce droit chemin

Qui jusqu’en mon remords se traîne et m’exaspère
Et mon trop faible cœur déjà s’en désespère.

Mais ô divin Pasteur si demain je m’en vais
Poussée à tous hasards d’un caprice mauvais
Seule ingrate au milieu de ces bêtes fidèles,
Ô Maître, malgré tout, ô Maître, aucune d’elles
– Et vous qui savez tout certes le savez bien,
Vous que je navre et qui ne m’en voulez de rien –
De ces brebis suivant la route au clair de lune,
Pas une autant que moi, l’indocile, pas une
Ne sait ô cher Berger combien vous êtes bon.

Et simplement je me fie à votre pardon,
Moi rebelle, têtue et bien toujours la même,
Incorrigible, hélas ! hélas ! mais qui vous aime !

 

11/ « Vision », III (extraits choisis)

Elle a suivi le vent à travers la nature
          En chantant sa chanson.
Au vent elle a semé sa graine à l’aventure.
          Quelle fut sa moisson ?

Au lieu de ramasser péniblement sa gerbe,
          Pas à pas, grain par grain,
Elle a laissé sans soin pousser sa mauvaise herbe
          Et son cœur en est plein
.

Elle a passé ses beaux matins à ne rien faire,
          Et ses soirs à rêver
,
Comme si nous n’avions Seigneur pas d’autre faire
          Et pas d’âme à sauver.

Elle a mangé son saoul, dormi tout à son aise,
          Usé son superflu ;
Sans règle qui l’arrête et sans joug qui lui pèse,
          Elle a ri, chanté, lu.

Elle s’en est allée aimant tout au passage ;
          Aujourd’hui le beau temps,
Demain la pluie, un jour la chambre étroite et sage,
          Un jour les quatre vents ;

Un jour les gens de bien, les maîtres véridiques,
          Les héros et les saints ;
Un jour les têtes à l’envers, les hérétiques,
          Les fous, les assassins ;

Aujourd’hui le silence, aujourd’hui la parole ;
          Aujourd’hui la raison ;
La chimère, aujourd’hui, comme une souris folle
          Qui trotte en la maison ; […]

Et quelquefois aussi Toi Seigneur… Dans cette âme
          Gaspilleuse d’amour,
Tu passas comme un autre, un caprice de femme
          Te l’ouvrit à ton tour. […]

Tu savais qu’à son cœur tantôt fier, indocile,
          Et tantôt abattu,
Tu savais trop combien il était difficile
          D’atteindre la vertu.

Et tu la pris sur ton épaule, comme un homme
          Soulève son petit
Pour qu’au pommier trop haut il attrape la pomme
          Que Septembre y pendit…

Tu l’as portée en vain. Au rameau qui s’abaisse
          Qu’a-t-elle su saisir ?
Des feuilles, pas un fruit, nulle œuvre, sa mollesse
          S’en tenant au désir.

 

12/ « Chandeleur »

Les gens et leur destin
S’en vont tenant un cierge,
Les gens et leur destin
Dans le petit matin,

S’en vont menant dehors
La flamme dans la cire,
S’en vont menant dehors
Leur âme dans leur corps.

Les gens du genre humain,
– Où commence la route ? –
Les gens du genre humain
Tournent sur le chemin.

Tournent autour de Dieu,
Leur chandelle allumée,
Tournent autour de Dieu
Qui regarde au milieu.

La mère va devant
Avec son sacrifice,
La mère va devant
Qui présente l’enfant.

Elle apporte le fruit
De sa chair matinale,
Elle apporte le fruit
De sa douleur de nuit.

Le père a dans la main
Le poids de son offrande,
Le père a dans la main
Le prix d’un peu de pain.

La vieille qui n’a rien
Que le petit des autres,
La vieille qui n’a rien
Le leur prend et le tient.

Le vieux las et branlant
Dont le pas s’ensommeille,
Le vieux las et branlant
L’accompagne en tremblant.

À Dieu qui ne peut pas
Sans l’homme faire d’homme,
À Dieu qui ne peut pas,
Ils portent dans leurs bras

Le sang qu’ils ont donné,
L’œuvre de leur poussière,
Le sang qu’ils ont donné,
Le fils qui leur est né.

Portent l’enfant en fleur
Qui sera courte joie,
Portent l’enfant en fleur
Qui sera grand’douleur
.

L’enfant qu’il faut nourrir
Pour le conduire vivre,
L’enfant qu’il faut nourrir
Pour le mener mourir.

Les gens sur le chemin
– Le jour y voit à peine –
Les gens sur le chemin
Tournent, le cierge en main,

Et lentement s’en vont
À Dieu – La flamme tremble –
Et lentement s’en vont
À Dieu. La cire fond.

Ils passent devant Lui
– Un cierge, puis un cierge –
Ils passent devant Lui
Tout le long d’aujourd’hui.

Et Dieu, prêtre éternel
De la cérémonie,
Et Dieu, prêtre éternel
Qui descend de l’autel,

Leur reprenant des mains
La flamme avec la cire,
Leur reprenant des mains
Leurs cierges pour demain.

Dieu, dans le faible jour,
Par le vent de sa bouche,
Dieu, dans le faible jour,
Les éteint tour à tour
.

Et nul ne sait plus où,
Quand Dieu les a soufflées,
Et nul sait plus où
Les âmes sont allées.

 

13/ « Les Enfants du temple »

Je fuis quand Dieu qui se penche au bord
M’allait semer des ailes dans l’âme.
Et quand à lui je reviendrai mort
Plus n’entendrai de Lui que son blâme :
« Je t’ai cherché, je ne t’ai pas trouvé.
L’oiseau que j’avais pour toi s’est sauvé. »

– Ah ! répondrai-je, ah ! saviez-vous pas,
Père des cieux, que j’avais à faire
L’œuvre des miens qui sont ici-bas ?
À travailler au champ de mon père ?
À servir ma mère, à prêter mon dos
Au bois qui la charge, à tous ses fardeaux ?

Voyiez-vous pas mon sentier ? Pourtant
Vous me tiriez par le cœur dans l’ombre.
Je vous suivais… Mais au même instant
Ma sœur pleurait, pâle en son lit sombre ;
Mon frère est tombé… Pouvais-je, mon Dieu,
Les laisser là seuls dans leur pauvre lieu ?

Ceux qui m’ont là pour s’aider de moi
Quand vient le mal
– et le bien de même –
Ceux qui m’ont là pour s’ôter l’effroi
Quand vient le noir où l’ennemi sème,
Père, ceux à qui vous m’avez donné,
Pouvais-je en chantant les abandonner ?

Pouvais-je, ceux que vous avez mis
Pour enfermer mon âme à la ronde
Et l’empêcher de voler parmi
Vos pays d’ange au-dessus du monde,
Pouvais-je, ô Dieu, comme un saint, comme un roi,
Les repousser ? Ayez pitié de moi,

Je n’ai pas pu. Je suis resté pris
Entre leurs maux comme dans la trame
De l’araignée un moucheron gris…

jeudi 8 août 2024

Narcisse et Goldmund de Hermann Hesse : « conférer aux choses éphémères l’éternité » à travers l’œuvre d’art.

Tout comme la jouissance d’amour, à l’instant le plus délicieux de son épanouissement suprême, est sûre de décroître l’instant d’après et de disparaître dans la mort, de même la solitude totale de l’âme et l’abandon à la mélancolie sont sûrs de faire place soudain au désir, à une nouvelle adhésion à la vie et à sa face lumineuse. La mort et la volupté ne font qu’un. (p. 208-209)

Il contempla les statues silencieuses, les anges et les saints minces et élancés, dans les plis raides de leurs draperies, impassibles, inaccessibles, surhumains et pourtant créés de la main de l’homme et de l’esprit de l’homme. Sévères et sourds, ils se dressaient là-haut, dans leurs niches étroites, inaccessibles à toute prière, à toute question, et cependant ils demeuraient dans leur dignité et leur beauté qui survivaient aux générations humaines et à leur disparition, comme une infinie consolation, un triomphe sur la mort et le désespoir. (p. 279-280)

[Narcisse :] - Qu’est-ce que l’art t’a apporté, que signifie-t-il pour toi ? [Goldmund :] - Le triomphe sur la vie fugitive ; je me suis rendu compte que, de la farce et de la danse macabre de la vie humaine, il y avait une chose qui demeurait, qui survivait, l’œuvre d’art. Elle aussi périt bien un jour, elle est consumée, gâtée, brisée. Mais tout de même elle survit à bien des vies humaines et constitue, au-delà de l’instant qui passe, un domaine paisible d’images et de choses saintes. Il me semble bon et consolant d’y travailler, car c’est presque conférer aux choses éphémères l’éternité. (p. 330)

Il examina les feuilles de la petite plante ; quelle admirable sagesse les avait ainsi rangées si joliment autour de la tige ! Les vers de Virgile étaient beaux, il les aimait, mais il y avait dans Virgile bien des vers qui n’étaient pas aussi beaux, si pleins de sens que la disposition en spirale de ces petites feuilles montant contre la tige. Quelle jouissance, quel bonheur, quel acte ravissant, noble et profond ce serait, si un homme avait le pouvoir de créer une seule fleur comme celle-ci ! Mais nul n’en était capable, aucun empereur, aucun pape et aucun saint. (p. 123) 

 

       De cet antépénultième roman de Hermann Hesse ressort une volonté de s’ouvrir, d’embrasser pleinement la vie sensible sous toutes ses formes et tous les sentiments qu’elle peut inspirer (joie, souffrance, horreur), qu’il s’agisse de la contemplation émerveillée de la nature (les fleurs, l’eau, les animaux), du bonheur que le protagoniste, Goldmund, rencontre dans ses rapports amoureux avec les femmes, ou de l’horreur des comportements humains qu’il aura l’occasion d’observer lors d’une épidémie de peste.

Mais cette expérience de la vie sensible est surtout marquée pour Goldmund par son sentiment de leur caractère éphémère, fugitif : qu’il s’agisse des femmes, dont il passe de l’une à l’autre tout au long du roman (bien que certaines le marqueront davantage que d’autres), d’un paysage qu’il contemple (en particulier l’eau), ou de son sentiment face à la vie, oscillant entre joie et désespoir. Ainsi, l’extase amoureuse en particulier n’est qu’un instant bref de bonheur, qui décroît et disparaît sitôt ressenti (1re citation en épigraphe). De même, Goldmund, désespéré, horrifié (mais aussi fasciné) par l’atmosphère sinistre, apocalyptique, qui s’est installée au cours d’une épidémie de peste, se rend compte qu’une fois cette dernière finie, la vie humaine reprend malgré tout ses droits, retrouve ses joies habituelles que l'on croyait disparues à jamais, comme si l’épisode douloureux, traumatisant qu’elle vient de vivre n’avait pas eu lieu. C’est ce côté transitoire, ce changement continu des choses, et avec eux leur oubli, leur disparition inévitables, que Goldmund ne cesse de ressentir dans son rapport au monde et qui le rendent de manière épisodique triste, mélancolique.

Tu es si beau et tu sembles si gai, et pourtant au fond de tes yeux, il n’y a point de joie, il n’y a que tristesse, comme s’ils savaient, tes yeux, qu’il n’est pas de bonheur et que la beauté et l’amour ne restent pas longtemps parmi nous. Tu as les plus beaux yeux qui se puissent voir et les plus tristes. (p. 142)

Goldmund lui aussi avait bon caractère. Il n’y avait qu’une chose qu’il ne souffrait point : quand il retombait dans sa tristesse et ses sombres réflexions, alors il se taisait obstinément et considérait l’autre comme n’existant pas ; alors il ne fallait ni bavarder, ni questionner, ni consoler, il fallait le laisser à son silence. (p. 241)

 

       Goldmund, qui est le véritable héros et protagoniste de ce roman malgré son titre qui semble accorder une importance égale à son maître puis ami Narcisse, est un être sensible à cet aspect fugitif des choses de la vie, qui le prédispose à devenir un artiste. Mais le roman débute par la méconnaissance de lui-même de Goldmund, qui, sous la pression paternelle, se destine à une vie d’ascète dans le monastère où il est éduqué. C’est son jeune maître Narcisse qui, bien qu’il se destine lui-même à la vie monastique, devenant même à la fin du roman le directeur du monastère, dissuade Goldmund de mener une telle vie, en lui montrant qu’il a des dons, des aptitudes, un tempérament différents du sien, qui doivent l’amener par conséquent à mener un autre type de vie. On retrouve ici une thématique chère à Hesse, qui traverse régulièrement son œuvre : qu’il n’y a pas de voie unique, préférable à une autre, dans la vie que l’on mène, et que celle-ci n’est réussie que si elle est vécue conformément à notre personnalité profonde, qu’il s’agit de (re)découvrir, ou qu’une personne tierce peut éventuellement aider à faire découvrir. Malgré leurs caractères opposés et leur mode vie tout aussi radicalement opposé (Narcisse restera au monastère, sédentaire, pour mener une vie purement spirituelle et intellectuelle, alors que Goldmund courra le monde en vagabond, pour se livrer aux expériences sensibles de toutes sortes), Narcisse et Goldmund ont une amitié et une estime profonde l’un pour l’autre. Et si Hesse semble leur donner une importance égale dans le choix du titre du roman, et donc accorder une égale importance à la part intellectuelle et sensible de l’homme qu’ils symbolisent, c’est cette dernière qui semble prévaloir et avoir la préférence de l’auteur, comme en atteste la réflexion sur lui-même que fait Narcisse à la fin du roman, et comme la vie de Hesse lui-même semble le prouver, lui qui, comme Goldmund, a été un contemplateur inlassable, émerveillé, de toutes les choses de la vie, même celles a priori insignifiantes, et qui ne cachait pas sa préférence aux œuvres sensibles (littérature et musique) aux traités de philosophie arides et abstraits qu’il lisait parcimonieusement et sans grand plaisir la plupart du temps.

Le rayonnement de vie qui émanait de ce jeune homme l’indiquait nettement : il portait tous les signes d’un individu richement doué dans ses sens et dans son âme, d’un artiste peut-être, en tout cas d’un homme de grande puissance affective dont c’était le destin et le bonheur de s’enflammer promptement et de faire don de soi-même. Pourquoi donc cet être sentimental, cet homme aux sens raffinés et riches qui pouvait éprouver si intensément le charme d’une fleur, d’un lever de soleil, d’un cheval, d’un vol d’oiseau, d’une musique, et les aimer, pourquoi s’acharnait-il à vouloir être un intellectuel et un ascète ? […] Quand Goldmund parlait d’une truite qu’il avait prise étant enfant, quand il décrivait un papillon, imitait le cri d’un oiseau, racontait quelque chose d’un camarade, d’un chien d’un mendiant, alors les images se levaient, on voyait ces êtres. (p. 48-49)

 [Narcisse :] Il me semblait que tu pouvais devenir un poète, dans ce que tu lisais et écrivais tu montrais une certaine répugnance pour ce qui était abstrait, tu aimais tout particulièrement dans la langue les mots et les sons qui avaient un caractère sensible, poétique, les mots qui faisaient image. (p. 340)

Notre pensée est une constante abstraction, elle se détourne du sensible, elle essaie de construire un monde purement spirituel. Mais toi, tu prends justement à cœur ce qui est inconstant et mortel et tu proclames le sens du monde précisément dans ce qui est fugitif. Tu ne t’en détournes pas, tu t’y abandonnes corps et âme et par ton amour passionné, tu lui donnes une valeur suprême, tu en fais le symbole de l’éternel. Nous, penseurs, nous essayons de nous rapprocher de Dieu en excluant de lui le monde. Toi, tu te rapproches de lui en aimant sa création et en la recréant. (p. 358)

 

         Ce roman donc, conformément à ce que Hesse fait sans cesse dans ses romans et autres écrits, fait l’éloge de la vie sensible, en se concentrant en particulier sur les nombreuses femmes que Goldmund va rencontrer. Lui qui, au début du roman, subissait l’influence de son père et de l’environnement monastique où il évolue, voyait d’abord le rapport aux femmes comme un péché, une chose dégradante, avilissante, qu’il s’agissait d’éviter à tout prix, symbolisée par le refoulement du souvenir de sa mère, qui décida de quitter sa famille pour mener la vie vagabonde, libre, à laquelle son mariage l’avait brièvement arrachée, et que Goldmund imitera. Loin de considérer les rapports amoureux, charnels, qu’il va connaître avec les femmes comme une chose dégradante, Goldmund y puise une source de plaisir, de bonheur intense, ainsi qu’un moyen de connaissance, une image au final de la condition humaine, à savoir le côté éphémère de la vie ainsi que l’étrange analogie entre des sentiments de prime abord contradictoires, en particulier entre la douleur et la volupté. Toutes les femmes qu’il rencontrera, malgré la brièveté parfois de ses rapports avec elles (telle que Lise, sa première amante), sont pour Golmund source de plaisir, de joie, mais aussi de connaissance, et toutes, à ses yeux, ont leur beauté particulière, même celles disposant d’un physique disgracieux, à l’image de Marie, la jeune fille boiteuse qu’il est amené à revoir à plusieurs reprises au cours de son périple.

L’expérience lui apprenait que toute femme est belle et sait dispenser des joies, que la plus insignifiante, la plus méprisée, peut cacher en elle une ardeur et un dévouement inouïs, que celle dont la fraîcheur est fanée vous réserve une tendresse maternelle, mélancolique et délicieuse, que chacune a son secret et sa magie dont la découverte fait vos délices. Toutes les femmes se trouvaient ainsi égales. Quelque charme personnel compensait la jeunesse et la beauté absentes. (p. 208)

C’était la fille de la maison, une enfant de quinze ans, créature douce et maladive, aux beaux yeux, mais qui avait à la hanche une infirmité qui la faisait boiter. Elle s’appelait Marie. La figure mal reposée, toute pâle, mais vêtue et peignée avec soin, elle lui servit dans la cuisine du lait chaud et du pain, et semblait très triste de son départ. Il la remercia et, en partant, déposa sur ses lèvres minces un baiser de pitié. Elle reçut le baiser dévotement, en fermant les yeux. (p. 236)

Si dissemblables qu’elles fussent, cette pauvre et fière enfant, cette juive, le faisait songer de quelque manière à Lydia, la fille du chevalier. L’amour de telles femmes était une source de douleurs. Mais un moment il lui sembla qu’il n’avait jamais aimé personne d’autre que ces deux-là : la pauvre Lydia tourmentée d’inquiétude et la juive dans son amertume farouche. […] mainte nuit il rêva de la beauté brûlante de son corps svelte qui semblait destinée à s’épanouir dans le bonheur et se trouvait pourtant vouée à la mort. Oh ! ces lèvres et ces seins allaient-ils être la proie des « porcs » et pourrir dans les champs ? N’était-il point de force, de charme qui pût sauver ces fleurs précieuses ? Si, il existait, ce charme ; ils continuaient à vivre dans son âme, il pourrait fixer leur forme, leur donner l’éternité. (p. 276)

 

         La vie vagabonde de Goldmund, ses nombreuses aventures amoureuses, ne seront néanmoins pas, contrairement au personnage-éponyme de Knulp, vaines, puisque Goldmund, par le biais de l’art (ici la sculpture, le dessin), parvient à rendre hommage, à immortaliser la beauté, l’essence, qu’il a saisie dans les êtres qu’il a côtoyés, des femmes certes pour l’essentiel, mais aussi celle des hommes qui l’ont marqué. Son premier dessin puis sa première sculpture rendent hommage à son ami Narcisse, qu’il n’a plus vu depuis plusieurs années lorsqu’il entre dans l’atelier de maître Niklaus. Ce sont surtout des femmes qu’il va immortaliser, ou qu’il a pour projet d’immortaliser, lui qui est frappé çà et là par une expression, un regard précis.

Au premier coup d’œil j’ai reconnu dans cet apôtre notre abbé Daniel, et pas seulement son portrait, mais aussi tout ce qu’il symbolisait jadis pour nous : la dignité, la bonté, la simplicité.  […] il se dresse à nouveau ici devant moi, et avec lui, tout ce qui nous était alors sacré et nous laisse un souvenir inoubliable de cette période de notre vie. En me rendant cette vision, ami, tu m’as fait un riche présent ; ce n’est pas seulement l’abbé Daniel que tu me rends, c’est toi-même que tu me révèles entièrement pour la première fois. Je sais maintenant qui tu es. (p. 354)

C’était la première fois qu’il assistait à une naissance et ses yeux ardents et étonnés restaient fixés sur le visage de l’accouchée, enrichis soudain d’une expérience nouvelle. […] il fit une découverte inattendue : les traits de son visage convulsé dans les cris étaient à peine différents de ceux qu’il avait observés sur les autres visages de femmes à l’instant de l’ivresse amoureuse. L’expression d’extrême douleur dans une figure était plus violente certes, et la défigurait davantage que l’expression d’extrême joie, mais au fond elle n’en était pas différente, c’était la même contraction un peu grimaçante, le même embrasement qui s’éteignait ensuite. Sans qu’il comprît pourquoi, cette révélation que la douleur et la joie pouvaient se ressembler comme des sœurs le surprit étrangement. (p. 161)

Il avait saisi au passage le regard avec lequel Lene l’avait vu balancer et jeter au loin le corps du misérable. Un étrange regard, qu’il n’oublierait jamais : dans ses yeux immenses, pleins d’horreur et de ravissement, rayonnait une fierté, un triomphe, une jouissance partagée de la vengeance et du meurtre comme il n’en avait jamais vu ni soupçonné sur un visage de femme. Sans ce regard, pensait-il, il aurait peut-être un jour, plus tard, après des années, oublié la figure de Lene. Ce regard avait mis sur sa face de jeune paysanne de la grandeur, de la beauté, de l’horreur. Il y avait des mois que ses yeux n’avaient rien vu qui fasse surgir en lui ce vœu : « Voilà une chose qu’il faudrait dessiner ! » (p. 263)

 

Plus largement, c'est la beauté des choses en apparence simples, ordinaires, qu’il représente, lui qui est capable de s’émerveiller pour un rien si l'on se place d'un point de vue profane, qu’il valorise volontiers au-dessus du savoir livresque, pour lequel il nourrit une certaine aversion, mépris, à l’opposé de son ami Narcisse. Goldmund par ailleurs montre surtout son côté poète, artiste, si bien décelé par Narcisse, en faisant de surprenantes associations entre des éléments éloignés, ou en faisant des analogies entre phénomènes naturels et humains.

Un pétale de fleur ou un vermisseau sur le chemin contient et révèle beaucoup plus de choses que tous les livres de la bibliothèque entière. (p. 79)

Il examina les feuilles de la petite plante ; quelle admirable sagesse les avait ainsi rangées si joliment autour de la tige ! Les vers de Virgile étaient beaux, il les aimait, mais il y avait dans Virgile bien des vers qui n’étaient pas aussi beaux, si pleins de sens que la disposition en spirale de ces petites feuilles montant contre la tige. Quelle jouissance, quel bonheur, quel acte ravissant, noble et profond ce serait, si un homme avait le pouvoir de créer une seule fleur comme celle-ci ! Mais nul n’en était capable, aucun empereur, aucun pape et aucun saint. (p. 123)

Il entendit un pivert cogner dans l’arbre et essaya de l’épier. Longtemps il se donna une peine inutile pour l’apercevoir. À la fin, il y réussit pourtant et le regarda un moment, là-haut, tout seul, collé au tronc de l’arbre et qui le piquait en avançant et reculant inlassablement la tête. Quel dommage qu’on ne puisse parler avec les animaux ! C’aurait été chic d’interpeller le pic et de lui dire quelque chose de gentil et peut-être d’apprendre des détails sur sa vie dans les arbres, son travail, ses joies. Oh ! si on pouvait se métamorphoser ! (p. 112)

Les amants n’en savaient rien. Pour eux s’était ouvert le paradis ; attirés l’un vers l’autre, enlacés l’un dans l’autre, ils s’abîmaient dans sa nuit embaumée, voyaient poindre les blancs secrets de ses fleurs, cueillaient de leurs mains caressantes et reconnaissantes ses fruits tant désirés. Jamais encore le trouvère n’avait joué sur un tel luth, jamais le luth n’avait sonné sous des doigts aussi vigoureux, aussi experts. […] Dans sa gorge bourdonna une note de bonheur quand il vit la dureté qui était dans ses prunelles se fondre et faire place à la faiblesse. Au fond de ses yeux passa un tendre frisson qui s’éteignit comme le frisson argenté sur la peau des poissons mourants, un or pâle comme l’un de ces reflets enchanteurs sur le lit du fleuve. Tout le bonheur que peut vivre un être humain lui sembla s’y condenser.  (p. 297-298)

 

           Néanmoins, le parcours de Goldmund tout au long du roman ne saurait se résumer à un parcours linéaire qu’on pourrait simplifier en trois étapes : découverte de soi – vie vagabonde – vie artistique. La phase de découverte de soi dépassée, c’est plutôt une alternance entre vie vagabonde et vie artistique que Goldmund connaîtra, ce dernier trouvant certes un repos, un apaisement temporaire dans la création artistique, mais ressentant aussi douloureusement qu'une existence consacrée exclusivement à son art l’empêche simultanément de vivre, le prive de sa liberté à laquelle il est si attaché.

C’était vraiment honteux d’être ainsi berné par la vie ; c’était à en rire et à en pleurer ! Ou bien on vivait en s’abandonnant au jeu de ses sens, […] on connaissait alors mainte noble joie, mais on restait sans protection contre l’instabilité des choses humaines ; on était alors comme un champignon dans la forêt, tout resplendissant de ses riches couleurs, mais qui, demain, pourrira. Ou bien on se mettait en défense, on s’enfermait dans un atelier, on cherchait à dresser un monument à la vie fugitive : alors il fallait renoncer à la vie, on n’était plus qu’un instrument, on se mettait bien au service de l’éternel, mais on s’y desséchait et on y perdait sa liberté, sa plénitude, sa joie de vivre… (p. 302-303)

    

        Goldmund d’ailleurs ne s’est jamais vu, considéré comme un artiste au moment de quitter le monastère : c’est presque malgré lui que sa vocation artistique s’impose à lui, lorsque les êtres qu’il a aimés, ou les impressions profondes que certaines expériences lui ont laissées, cherchent à prendre forme. Du roman émerge une image de l’artiste au service de son art (a contrario des artistes utilisant leur art à des fins financières, que Goldmund critique vertement), dont le processus créatif demeure obscur, mais qui est néanmoins étroitement lié à l’expérience sensible du monde qu’en fait l’artiste, à sa capacité à s’en émerveiller, à y trouver du mystère. Son inspiration tarie, Goldmund refuse de devenir un artiste banal, qui ne fait que des jolies choses par automatisme et pour gagner sa vie, s’enfermant dans une vie sédentaire terne, à l’instar de son maître Niklaus, qu’il admire certes pour ses premières œuvres, mais qu’il dédaigne quelque peu pour les suivantes. Dans ce roman, Hesse brosse à travers Goldmund le portrait d’un homme ouvert au monde sensible, à sa beauté éphémère, farouchement attaché à sa liberté personnelle, mais aussi celui d’un artiste sans compromission, conscient des limites et des buts nobles, élevés que l’art doit sans cesse poursuivre, qui est, pour reprendre le célèbre propos de Baudelaire que ce roman de Hesse semble particulièrement bien illustrer, « de tirer l’éternel du transitoire » (dans « La Modernité », IV, in Le Peintre de la vie moderne, 1863)

Il se disait que lui-même, comme tous les hommes, s’écoulait, se transformait sans cesse pour se dissoudre enfin, tandis que son image créée par l’artiste resterait immuablement la même et pour toujours. Peut-être, pensait-il, la source de tout art et sans doute aussi de toute pensée est-elle la crainte de la mort. Nous la craignons, nous frissonnons en présence de l’instabilité des choses, nous voyons avec tristesse les fleurs se faner, les feuilles tomber chaque année, et nous sentons manifestement dans notre propre cœur que nous sommes, nous aussi, éphémères et que nous nous fanerons bientôt. Lorsque, comme artistes, nous créons des formes ou bien, comme penseurs, cherchons des lois ou formulons des idées, nous le faisons pour arriver tout de même à sauver quelque chose de la grande danse macabre, pour fixer quelque chose qui ait plus de durée que nous-mêmes. (p. 193)

Ce n’était pas lui qui se tenait là, sculptant une statue, c’était bien plutôt l’autre, Narcisse, qui se servait de ses mains d’artiste pour se dégager de la vie éphémère et changeante et manifester dans toute sa pureté son essence intime. Les œuvres véritables […] c’est ainsi qu’elles naissent. […] Ah si seulement la main humaine pouvait ne créer que de telles œuvres sacrées, nécessaires, indemnes de toutes les souillures de l’intérêt et de la vanité ! Mais il n’en était pas ainsi, il le savait depuis longtemps. On pouvait aussi produire d’autres œuvres, de jolies choses ravissantes, exécutées avec une  grande maîtrise pour la joie des amateurs d’art et l’ornement des églises et des hôtels de ville – de belles choses, bien sûr, mais non pas des choses saintes, non pas des reflets de l’âme. […] Pour lui, l’art et la mission de l’artiste étaient sans valeur s’ils n’étaient ardents comme le soleil, puissants comme la tempête ; s’ils n’apportaient que de la satisfaction de l’agrément, de petits bonheurs. Ce qu’il recherchait, c’était autre chose. (p. 204-205)

Notre pensée est une constante abstraction, elle se détourne du sensible, elle essaie de construire un monde purement spirituel. Mais toi, tu prends justement à cœur ce qui est inconstant et mortel et tu proclames le sens du monde précisément dans ce qui est fugitif. Tu ne t’en détournes pas, tu t’y abandonnes corps et âme et par ton amour passionné, tu lui donnes une valeur suprême, tu en fais le symbole de l’éternel. Nous, penseurs, nous essayons de nous rapprocher de Dieu en excluant de lui le monde. Toi, tu te rapproches de lui en aimant sa création et en la recréant. (p. 358)

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Ci-dessous, un catalogue de citations marquantes du roman, classées par chapitres :

    Chapitre I

Sans doute ce ne sont pas toujours les désirs d’un homme qui règlent son destin et sa mission, mais quelque chose d’autre : une prédestination. (p. 12)

[Narcisse : ] C’est la faculté de percevoir la nature et la destinée des hommes. C’est là un don qui m’oblige à servir les autres en les dominant. Si je n’étais né pour le cloître, je devrais devenir juge ou homme d’État. (p. 13)

 

    Chapitre II

Dans la solitude où l’enfermait sa distinction, il avait tout de suite flairé en Goldmund son égal, bien qu’il parût, en tout, son contraire. Narcisse était brun et sec ; Goldmund avait le teint clair et florissant. Narcisse était un penseur féru d’analyse, Goldmund un rêveur, une âme enfantine. Mais un trait commun dominait les contraires : tous deux étaient des êtres d’élite. Tous deux se distinguaient des autres par des dons et des signes visibles et tous deux avaient reçu du destin une mission particulière. (p. 24-25) [écho à Demian, avec le signe de Caïn]

Il ne savait plus lui-même où il en était. Il avait le désir, la volonté, d’être un bon élève, d’être admis bientôt au noviciat et de devenir alors un frère pieux et doux. […] Avec quelle stupéfaction il découvrait parfois en lui des inclinations et des dispositions blâmables : la dissipation et la répugnance dans ses études, le goût de la rêverie et des chimères, ou bien la somnolence pendant les leçons, l’esprit de révolte et l’aversion qui le dressaient contre le professeur de latin, la susceptibilité, l’impatience, la colère à l’égard de ses camarades. (p. 26)

Au centre de sa vie – c’est ce qui lui donnait son sens – il y avait le service de l’esprit, le service de la parole. Renonçant à tout avantage personnel il devait conduire de haut et d’une âme égale ses élèves – et pas eux seuls – vers les sphères supérieures de l’esprit. (p. 27)

Son vœu le plus cher eût été de ne rien regarder d’autre que la petite aux tresses ; or, c’était précisément cela qu’il s’interdisait. (p. 32)

« Reviens ! » murmura-t-elle, et ses lèvres touchèrent les siennes dans un baiser d’enfant. […] « Plus jamais » commandait sa volonté. « Revenir demain ! » suppliait son cœur dans un sanglot. (p. 33)

 

    Chapitre III

Ce fut Narcisse, le penseur, qui, d’abord, eut le plus à en souffrir. Tout, pour lui, était pensée, l’amour aussi. Il n’avait pas le bonheur de pouvoir s’abandonner sans réfléchir à une inclination. (p. 38)

Il avait senti indéniablement à sa première rencontre fugitive avec la femme, au premier appel de la vie à ses sens, au premier salut que lui avait adressé l’éternel féminin, que là se trouvaient son ennemi et son démon, que la femme était son danger. (p. 39)

Il discernait la véritable nature de Goldmund et la comprenait à fond, car elle était une moitié perdue de sa propre nature. (p. 41)

Son devoir lui apparaissait clair : dévoiler ce secret à celui qui en était porteur, le débarrasser de sa gangue, restituer à son ami sa nature vraie. (p. 41)

Ne sais-tu pas que l’une des voies les plus courtes qui mènent à la sainteté, c’est la vie débauchée ? (p. 43)

Notre amitié n’a pas d’autre but, n’a pas d’autre sens, que de te montrer comme tu es absolument différent de moi. (p. 45)

Le rayonnement de vie qui émanait de ce jeune homme l’indiquait nettement : il portait tous les signes d’un individu richement doué dans ses sens et dans son âme, d’un artiste peut-être, en tout cas d’un homme de grande puissance affective dont c’était le destin et le bonheur de s’enflammer promptement et de faire don de soi-même. Pourquoi donc cet être sentimental, cet homme aux sens raffinés et riches qui pouvait éprouver si intensément le charme d’une fleur, d’un lever de soleil, d’un cheval, d’un vol d’oiseau, d’une musique, et les aimer, pourquoi s’acharnait-il à vouloir être un intellectuel et un ascète ? […] Quand Goldmund parlait d’une truite qu’il avait prise étant enfant, quand il décrivait un papillon, imitait le cri d’un oiseau, racontait quelque chose d’un camarade, d’un chien d’un mendiant, alors les images se levaient, on voyait ces êtres. (p. 48-49)

 

    Chapitre IV

Pour nous, hommes de science, rien de plus important que d’établir des distinctions ; la science, c’est l’art des distinctions. Ainsi, découvrir sur chaque homme les caractères qui le distinguent des autres, c’est apprendre à le connaître. (p. 55)

Notre but n’est pas de nous fondre l’un dans l’autre, mais de discerner l’un l’autre ce que nous sommes et d’apprendre chacun à voir et à honorer ce qu’il est vraiment : le contraire et le complément de son ami. (p. 56-57)

J’appelle un homme en éveil celui qui, de toute sa conscience, de toute sa raison, se connaît lui-même, avec ses forces et ses faiblesses intimes qui échappent à la raison, et sait compter avec elles. (p. 58)

Les natures du genre de la tienne, les hommes doués de sens délicats, ceux qui ont de l’âme, les poètes, ceux pour qui toute la vie est amour nous sont presque toujours supérieurs, à nous, chez qui domine l’intellect. […] Vous vivez dans la plénitude de l’être. La force de l’amour, la capacité de vivre intensément les choses est votre lot. Nous autres, hommes d’intellect, bien que nous ayons l’air souvent de vous diriger et de vous gouverner, nous ne vivons pas dans l’intégrité de l’être, nous vivons dans les abstractions. À vous la plénitude de la vie, le suc des fruits, à vous le jardin de l’amour, le beau pays de l’art. Vous êtes chez vous sur terre, nous dans le monde des idées. (p. 59)

 

    Chapitre V

Sa mère, c’était un sujet dont on n’avait pas le droit de parler. On en avait honte. C’était une danseuse, une belle femme restée tout près de la nature, d’une origine très haute, mais impure et païenne. […] Mais elle, au bout de quelques années de docilité et de vie régulière, s’était remise à ses anciennes pratiques, avait causé du scandale, séduit les hommes, délaissé son foyer pendant des jours et des semaines, s’était fait une réputation de sorcière… (p. 72)

L’adolescent semblait tout ensemble devenu plus jeune et plus vieux depuis qu’il avait trouvé le chemin de lui-même ; tout cela il le devait à Narcisse. (p. 74)

Et ce qu’il découvrait dans sa mère, ce n’était pas seulement tout le charme du monde : l’azur de son doux regard chargé d’amour, la grâce de son sourire, promesse de bonheur, le réconfort qui coulait de ses formules de tendresse ; il y avait aussi quelque part en elle, voilés sous cette grâce, toute l’épouvante, toutes les ténèbres, tous les désirs avides, toute l’angoisse, tout le péché, toute la détresse, toutes les contraintes de la naissance et de la mort. (p. 76)

Bien des faits oubliés de son enfance remontèrent à la surface dans ces rêves. Venus d’insondables profondeurs, de régions inaccessibles, bien des petites fleurs du souvenir fleurirent dans l’éclat doré d’un regard exhalant un parfum lourd de prescience confuse : souvenirs de sentiments enfantins se rapportant peut-être à des faits réels, peut-être à des songes. (p. 77)

Une fois, il fit ce rêve : il était grand et adulte, mais, assis par terre comme un enfant, il avait devant lui de la glaise et modelait comme un gamin, dans cette glaise, des figures : un petit cheval, un taureau, un petit bonhomme, une petite bonne femme. […] Puis, lassé de ce jeu, il continua son chemin, et alors, il eut le sentiment de quelque chose de vivant derrière lui qui s’approchait silencieusement et se retournant, il vit, avec une profonde surprise et un grand effroi – qui n’était cependant pas sans joie –, ses petites figures de glaise devenues grandes et vivantes. Immenses, géantes, elles défilèrent devant lui en silence, et, grandissant encore, s’en allèrent par le monde… (p. 78-79)

Un pétale de fleur ou un vermisseau sur le chemin contient et révèle beaucoup plus de choses que tous les livres de la bibliothèque entière. (p. 79)

L’intelligence aime ce qui est fixe, ce qui a forme ; elle veut pouvoir se fier à ses signes, elle aime ce qui est, non ce qui est en devenir ; le réel, non le possible. (p. 80)

Le but, le voici : me placer là où je puis le mieux servir, où ma nature, mes qualités et mes dons trouveront le meilleur terrain, le plus vaste champ d’action. Il n’est pas d’autre but. (p. 84)

La seule chose qui restait réelle et active, c’était la vie au fond de lui-même : le martèlement anxieux de son cœur, l’aiguillon douloureux du désir, les joies et les angoisses de ses rêves. C’est à cela qu’il appartenait, qu’il se donnait. (p. 89)

 

    Chapitre VI

La connaissance de la nature est une science elle aussi, et il n’y a pas que votre grammaire idiote. (p. 90)

Il resta assis sur les cailloux chaudes, bien tranquille pour voir revenir les lézards qui s’étaient enfuis, sentit les herbes de la Saint-Jean et éleva leurs petits pétales contre la lumière pour regarder leurs milles pertuis d’aiguilles. (p. 91)

Tout était incompréhensible et triste au fond, bien que tout fût beau aussi. On ne savait rien. On vivait, on trottait sur la terre ou on chevauchait par les bois et tant de choses vous lançaient des regards provocants ou prometteurs ou vous remplissaient le cœur de désirs ; une étoile dans le soir, une campanule bleue, un lac verdâtre avec ses roseaux, le regard d’un homme ou d’une vache, et parfois on avait le sentiment que quelque chose d’inouï allait se produire à l’instant même, quelque chose qu’on avait longtemps souhaité, qu’un voile qui couvrait tout allait tomber ; et puis, cela passait et il ne se produisait rien, l’énigme ne se dénouait pas, le charme mystérieux restait sur les choses et, à la fin, on devenait vieux… (p. 92)

La bouche de la femme s’attardait sur la sienne, poursuivait son jeu, taquinait, provoquait, et, finalement, elle s’empara de ses lèvres avec une avidité furieuse, prit possession de son sang, l’éveilla jusqu’en ses profondeurs et, dans un long jeu muet, la femme brune se donna au jeune homme, l’initiant doucement, le laissant chercher et trouver, excitant son ardeur et apaisant sa flamme. Au-dessus de lui se tendit la brève et délicieuse béatitude d’amour, elle s’embrasa dans l’éclat d’une flambée ardente, s’apaisa, s’éteignit. (p. 94)

Dès son premier baiser, j’ai senti mon cœur se fondre en moi et me faire mal d’une douleur délicieuse. Tous les appels que mon âme avait entendus, tous les désirs que j’avais jamais éprouvés, tous mes rêves, toute la douce angoisse, tout le mystère qui sommeillaient en moi s’éveillèrent ; tout était transformé, enchanté, tout avait pris un sens. Elle m’a appris ce que c’est qu’une femme et quel secret est enclos en elle. En une demi-heure elle m’a mûri de bien des années. J’en sais maintenant des choses ! (p. 98-99)

Je ne m’imagine pas que je cours là au bonheur, au plaisir sans mélange. Je le pense bien, le chemin sera dur. Mais il sera beau tout de même, je l’espère. C’est si bon d’appartenir à une femme, de se donner tout entier. […] aimer une femme, se donner tout à elle, l’envelopper toute en soi et se sentir tout enveloppé en elle, ce n’est pas la même chose que ce que tu appelles « être amoureux », que ce que tu railles un petit peu. C’est pour moi la voie vers la vie et la voie vers le sens de la vie. (p. 100)

Maintenant, semblait-il, il était engagé dans un monde où on ne parlait point, où on s’attirait l’un l’autre avec des cris de hibou, où les mots n’avaient plus de sens. Il acceptait cela ; il n’avait plus besoin de mots ni de pensée aujourd’hui, tout ce qu’il désirait, c’était Lise, ce contact, ce bouleversement de tout l’être, aveugle, muet, sans paroles, cet évanouissement dans les râles. (p. 104)

Tout ce qui avait de l’importance et de la grâce, il le sentait vivement : la vigueur juvénile, la beauté simple et saine de ce corps féminin, son ardeur qui montait et son désir. Il avait aussi le sentiment très net qu’à présent elle voulait être aimée autrement que la première fois, qu’elle ne voulait plus le séduire et l’instruire, mais attendre qu’il la désire et la prenne. En silence, il laissa passer en lui les effluves, jouissant de la montée silencieuse de la flamme allumée en eux deux et qui faisait de leur petite couche le centre ardent où respirait toute la nuit silencieuse. (p. 106)

Des yeux et des lèvres, il suivait dans son ravissement les ombres délicates, les contemplant, les baisant ; comme sous un charme elle restait sans mouvement, les yeux baissés, dans une attitude pleine de majesté, comme si, pour la première fois à cet instant, sa beauté se découvrait et se révélait aussi à elle-même. (p. 107)

 

    Chapitre VII

Venues des heures d’amour de cette nuit, mille images, mille gracieuses et tendres impressions embaumaient comme des fleurs des pays lointains. […] Que de rêves la brune étrangère avait comblés en lui ! que de boutons elle avait fait éclore, que de curiosités et de désirs elle avait apaisés et combien elle en avait éveillé de nouveaux ! (p. 110)

Il entendit un pivert cogner dans l’arbre et essaya de l’épier. Longtemps il se donna une peine inutile pour l’apercevoir. À la fin, il y réussit pourtant et le regarda un moment, là-haut, tout seul, collé au tronc de l’arbre et qui le piquait en avançant et reculant inlassablement la tête. Quel dommage qu’on ne puisse parler avec les animaux ! C’aurait été chic d’interpeller le pic et de lui dire quelque chose de gentil et peut-être d’apprendre des détails sur sa vie dans les arbres, son travail, ses joies. Oh ! si on pouvait se métamorphoser ! (p. 112)

Ne pas voir d’hommes, ne dire à personne bonjour ni bonne nuit, […] ne plus contempler de jeunes filles et de femmes, ne plus savourer aucun baiser, ne plus jouer le jeu charmant et mystérieux des lèvres et des membres, oh ! ce serait inimaginable ! (p. 114)

Les femmes et l’amour, pensait-il, quelles choses étranges : les paroles sont superflues. […] Comment donc alors ? Avec les yeux, oui, et avec un certain timbre de sa voix un peu voilée et encore avec on ne sait quoi : une odeur peut-être, discrètement émise par sa peau à laquelle les hommes et les femmes sentent tout de suite qu’ils se désirent. Étrange ! Ce langage raffiné, avec quelle promptitude il l’avait appris ! (p. 121)

Il examina les feuilles de la petite plante ; quelle admirable sagesse les avait ainsi rangées si joliment autour de la tige ! Les vers de Virgile étaient beaux, il les aimait, mais il y avait dans Virgile bien des vers qui n’étaient pas aussi beaux, si pleins de sens que la disposition en spirale de ces petites feuilles montant contre la tige. Quelle jouissance, quel bonheur, quel acte ravissant, noble et profond ce serait, si un homme avait le pouvoir de créer une seule fleur comme celle-ci ! Mais nul n’en était capable, aucun empereur, aucun pape et aucun saint. (p. 123)

« Plus tard ! dit-il, je n’ai pas faim de pain, j’ai faim de toi. Oh ! montre ce que tu m’as apporté de beau ! » Que de belles choses elle lui avait apportés ! de grosses lèvres goulues, de fortes dents éclatantes, des bras forts, rougis par le soleil, mais au-dessous du cou et plus bas, sa peau était blanche et douce. Elle ne savait pas beaucoup de paroles, mais dans sa gorge chantait une musique gracieuse et séduisante et, quand elle sentit sur elle ses mains, des mains si tendres, si caressantes et si sensibles, des mains comme elle n’en avait jamais connu, sa peau frémit et une sorte de ronron de chat se fit entendre dans sa gorge. (p. 124)

 

    Chapitre VIII

[…] il lui semblait étrange et un peu triste que partout l’amour fût chose si fugitive, chez les femmes comme en lui-même, et qu’on ne mît pas plus de temps à se dégoûter d’elles qu’à s’en éprendre. (p. 126)

Goldmund se prêtait à tout, il était insatiable et souple comme un enfant, ouvert à toutes les séductions, et c’est par là seulement qu’il s’exerçait lui-même une telle séduction. Sa beauté, à elle seule, n’eût pas suffi à lui gagner si aisément les femmes ; c’était cette naïveté enfantine, cette passivité, cette innocence pleine de curiosité dans la concupiscence, cet absolu consentement à tout ce qu’une femme pouvait bien désirer de lui. Il était, sans le savoir lui-même, auprès de chaque amante, exactement tel qu’elle le souhaitait et le rêvait, tendre et patient auprès de l’une, auprès de l’autre, emporté et entreprenant, aujourd’hui naïf comme un gamin à la première initiation, demain raffiné et fort averti. Il était prêt au jeu et à l’assaut, aux soupirs et au rire, à la pudeur et au cynisme. Il ne faisait rien à une femme qu’elle ne désirât, rien à quoi elle ne l’eût provoqué. C’était cela que toutes les femmes aux sens un peu perspicaces flairaient tout de suite en lui, c’était là ce qui en faisait leur favori. (p. 126-127)

Peut-être était-ce là son destin d’expérimenter à la perfection, de mille manières et en mille variétés, la femme et l’amour. […] A quoi cela pouvait servir, où cela menait-il, il n’en savait rien à vrai dire ; il sentait simplement que c’était là sa voie. Pour le latin et la logique il avait des aptitudes, certes, mais nullement étonnantes ou rares. Pour le jeu avec les femmes, il était doué ; là il apprenait sans peine, là il n’oubliait rien, là les expériences s’accumulaient et s’ordonnaient d’elles-mêmes. (p. 128)

Nous parlons trop. Ce n’est pas ainsi que font ceux qui s’aiment. Je crois que tu ne m’aimes point. (p. 139)

Tu es belle et je voudrais te montrer que je t’en sais gré. Tu me forces à te le dire avec des mots, je pourrais te le dire mille fois mieux qu’avec des mots. Avec des mots je ne puis rien te donner. Avec des mots je ne puis non plus rien apprendre de toi et toi rien de moi. (p. 140)

Avec quelle rapidité tout se fanait, après s’être épanoui un instant ! (p. 141)

Tu es si beau et tu sembles si gai, et pourtant au fond de tes yeux, il n’y a point de joie, il n’y a que tristesse, comme s’ils savaient, tes yeux, qu’il n’est pas de bonheur et que la beauté et l’amour ne restent pas longtemps parmi nous. Tu as les plus beaux yeux qui se puissent voir et les plus tristes. (p. 142)

C’était précisément à ce puissant attrait que la sœur avait sur ses sens qu’il percevait souvent à sa grande surprise la différence entre le désir et l’amour. Au début, il voyait les deux sœurs des mêmes yeux, il les trouvait l’une et l’autre désirables, il leur avait fait la cour à toutes deux, ne les quittant des yeux ni l’une ni l’autre. Et maintenant Lydia avait acquis sur lui ce pouvoir ! Maintenant il l’aimait tant que, par amour, il allait jusqu’à renoncer à la posséder pleinement ! Il avait appris à connaître son âme et elle lui était devenue chère dans sa naïveté, sa tendresse, sa propension à la tristesse, qui lui semblait sœur de la sienne ; souvent il était profondément étonné et ravi de l’accord de cette âme et de ce corps ; qu’elle fît quelque chose, prononçât un mot, émît un vœu ou un jugement, et ses paroles, l’attitude de son âme portaient absolument la même empreinte que la fente de ses yeux et la forme de ses doigts. En ces instants, où il croyait découvrir les lignes fondamentales de son être physique et moral, Goldmund avait souvent ressenti le désir de fixer et de figurer quelques aspects de sa personne et il avait fait des essais sur quelques feuilles qu’il tenait soigneusement cachées, pour dessiner de mémoire, d’un trait de plume, la silhouette de sa tête, la ligne de ses sourcils, sa main ou son genou. (p. 147-148)

C’était bête et difficile, c’était compliqué et épuisant, de vivre de cette manière, mais c’était merveilleux. Merveilleuse la tristesse splendide et sombre de cet amour, sa folie, son désespoir sans issue ; merveilleuses les nuits sans sommeil toutes remplies de pensées, tout cela était beau et délicieux comme les signes de la douleur sur les lèvres de Lydia, le son désespéré et résigné de sa voix, quand elle disait son amour et son souci. (p. 149)

Et il sentait, en ces quelques semaines, lui aussi était devenu tout autre, bien plus vieux, pas plus sage et pourtant plus nourri d’expérience, pas plus heureux, et pourtant beaucoup plus mûr et plus riche en son âme. L’enfance avait pris fin. (p. 150)

Le contraste entre l’inquiétude de son cœur et le calme, la résignation de ce monde hivernal le frappa : avec quelle tranquillité, quelle touchante soumission les champs, les forêts, les collines et la lande s’abandonnaient au soleil, au vent, à la pluie, à la sécheresse, à la neige ! Qu’ils étaient beaux l’érable et le frêne sous leur fardeau d’hiver supporté avec tant de douceur ! Ne pouvait-on devenir comme eux, ne pouvait-on rien apprendre d’eux ? (p. 151)

 

    Chapitre IX

C’était la première fois qu’il assistait à une naissance et ses yeux ardents et étonnés restaient fixés sur le visage de l’accouchée, enrichis soudain d’une expérience nouvelle. […] il fit une découverte inattendue : les traits de son visage convulsé dans les cris étaient à peine différents de ceux qu’il avait observés sur les autres visages de femmes à l’instant de l’ivresse amoureuse. L’expression d’extrême douleur dans une figure était plus violente certes, et la défigurait davantage que l’expression d’extrême joie, mais au fond elle n’en était pas différente, c’était la même contraction un peu grimaçante, le même embrasement qui s’éteignait ensuite. Sans qu’il comprît pourquoi, cette révélation que la douleur et la joie pouvaient se ressembler comme des sœurs le surprit étrangement. (p. 161)

Peut-être Goldmund […] se glisserait-il un jour derrière on ne sait quel mur ; il n’en resterait pas moins sans foyer et sans but, jamais il ne se sentirait vraiment protégé et en sûreté, toujours il se saurait entouré d’un monde mystérieusement beau et mystérieusement sinistre, et toujours il lui faudrait prêter l’oreille à ce silence au milieu duquel le cœur humain se trouvait si anxieux et si fragile. (p. 168)

Mais pourtant ce n’était pas oublié, c’était seulement une épreuve surmontée, écoulée. Il en restait quelque chose, quelque chose d’inexprimable, d’épouvantable, mais aussi de précieux, d’englouti au fond de lui-même, et pourtant d’inoubliable, une expérience, un goût sur la langue, un cercle autour du cœur. En deux ans à peine il avait épuisé les joies et les douleurs de la vie des sans-foyer : la solitude, la liberté, l’écoute anxieuse dans la forêt parmi les bêtes sauvages, les amours volages et infidèles, la détresse de mort dans toute son amertume. (p. 174)

Elle ajouta un tas de bons conseils maternels qu’il s’empressa d’oublier, mais le service tendrement rendu et le bon rire de ruse dans son visage de paysanne, il ne les oublia jamais. (p. 176)

 

    Chapitre X

C’était une figure de bois de la Mère de Dieu, gracieusement penchée dans une attitude de tendresse, et la façon dont son manteau bleu tombait de ses épaules étroites, dont elle tendait doucement sa main virginale, dont, au-dessus de sa bouche douloureuse, ses yeux vous regardaient, sous la voûte gracieuse du front, tout cela était si vivant, si beau et si plein de vie intérieure, si plein d’âme, qu’il crut n’avoir jamais rien vu de pareil. (p. 182)

Tant de douleur et tant de douceur se peignaient tout ensemble que cela lui serrait le cœur. (p. 183)

À partir de cet instant passé devant la douce et sainte statue de bois, Goldmund posséda ce qu’il n’avait encore jamais possédé, ce qu’il avait souvent raillé ou envié chez les autres : un but. Il avait un but et peut-être l’attendrait-il ; peut-être sa vie tout entière, sa vie dissolue, allait-elle trouver un sens et une valeur. Ce sentiment nouveau le pénétrait de joie et de crainte et lui donnait des ailes. (p. 184)

J’ai été frappé de ce que, dans un être humain, une certaine forme, une certaine ligne se retrouvent partout, le front est en rapport avec le genou et l’épaule, avec la hanche ; et tout cela est essentiellement identique à la nature profonde, à l’âme de l’individu, dont le genou, le front, l’épaule sont ainsi faits. Et il y a encore une chose qui m’a frappé […] : c’est que la suprême douleur et la suprême volupté s’expriment tout à fait de la même manière. (p. 186-187)

Toute cette douleur s’est comme muée en pur bonheur et en sourire. (p. 187)

C’était du moins ce que l’observateur lisait sur les traits du maître : beaucoup de patience, de métier et de réflexion, beaucoup de modestie et le sens de ce qu’il y a de contestable dans tout travail humain, mais aussi la foi dans sa mission s’y trouvaient inscrits. Ses mains parlaient un autre langage. Ses doigts s’appliquaient au plâtre auquel ils donnaient forme d’un geste sûr, mais plein de sensibilité. Ils le traitaient comme ceux d’un amant traitent l’amante qui se livre à lui : tout vibrants de sensations amoureuses, d’une tendresse qui ne fait point de différence entre prendre et donner, sensuels et respectueux tout ensemble… (p. 189)

Il accomplissait comme un rite sacré la tâche qui s’imposait à lui, la tâche que lui dictait son cœur : dresser l’image de son ami pour la conserver telle qu’elle vivait aujourd’hui dans son âme. Sans s’arrêter à cette idée, il avait le sentiment que ce qu’il faisait là le déchargeait d’une dette, manifestait sa gratitude. (p. 190)

Il se disait que lui-même, comme tous les hommes, s’écoulait, se transformait sans cesse pour se dissoudre enfin, tandis que son image créée par l’artiste resterait immuablement la même et pour toujours. Peut-être, pensait-il, la source de tout art et sans doute aussi de toute pensée est-elle la crainte de la mort. Nous la craignons, nous frissonnons en présence de l’instabilité des choses, nous voyons avec tristesse les fleurs se faner, les feuilles tomber chaque année, et nous sentons manifestement dans notre propre cœur que nous sommes, nous aussi, éphémères et que nous nous fanerons bientôt. Lorsque, comme artistes, nous créons des formes ou bien, comme penseurs, cherchons des lois ou formulons des idées, nous le faisons pour arriver tout de même à sauver quelque chose de la grande danse macabre, pour fixer quelque chose qui ait plus de durée que nous-mêmes. (p. 193)

 

    Chapitre XI

À la place de la science, de la vie monastique, de la vertu, c’étaient les forces élémentaires de sa nature qui avaient pris possession de lui : la sensualité, l’amour des femmes, le besoin d’indépendance, le vagabondage. (p. 199)

Derrière les bonnes manières et la décence se dissimulaient la froideur et l’orgueil, en sorte que son innocence ne le touchait point et ne le désarmait pas […]. À peine s’était-il un peu familiarisé avec sa silhouette, à peine s’en était-il fait une idée au fond de lui-même qu’il éprouva le besoin de la fixer dans une image, non pas sous son apparence présente, mais bien plutôt après l’éveil douloureux de sa sensualité, non sous l’aspect d’une petite vierge, mais sous celui d’une Madeleine. Souvent il sentait en lui le désir de voir ce visage calme, beau et impassible, ravagé par la douleur ou la jouissance, s’ouvrant pour livrer son secret. (p. 201)

Au cours des journées passées sur les routes, dans les nuits d’amour, aux heures d’aspiration ardente, aux heures de danger suprême où la mort était proche, la figure maternelle s’était lentement transformée et enrichie, s’était faite plus profonde et plus diverse ; ce n’était plus le portrait de sa propre mère, mais ses traits et ses couleurs avaient peu à peu composé une image de la Mère qui n’avait plus rien de personnel, la figure d’une Ève, d’une Mère des Hommes. […] Les traits de la tzigane Lise, de Lydia, la fille du chevalier, et bien d’autres portraits de femmes avaient intimement pénétré l’esquisse primitive et ce n’étaient pas seulement les visages des femmes aimées qui tous lui avaient fait des apports, mais chaque émotion, chaque expérience, chaque aventure vécue avait réagi sur elle, y avait ajouté quelque trait. Car cette silhouette, s’il réussissait jamais à la rendre sensible, ne devait pas figurer une femme individuellement, mais la Vie elle-même sous la figure de la Mère primitive. (p. 202-203)

Goldmund sculpta la statue de Narcisse avec une profonde tendresse ; dans ce travail il se retrouvait lui-même, avec sa mission d’artiste, son âme, chaque fois qu’il était sorti de sa voie, ce qui n’était pas rare. (p. 203)

Ce n’était pas lui qui se tenait là, sculptant une statue, c’était bien plutôt l’autre, Narcisse, qui se servait de ses mains d’artiste pour se dégager de la vie éphémère et changeante et manifester dans toute sa pureté son essence intime. Les œuvres véritables […] c’est ainsi qu’elles naissent. […] Ah si seulement la main humaine pouvait ne créer que de telles œuvres sacrées, nécessaires, indemnes de toutes les souillures de l’intérêt et de la vanité ! Mais il n’en était pas ainsi, il le savait depuis longtemps. On pouvait aussi produire d’autres œuvres, de jolies choses ravissantes, exécutées avec une  grande maîtrise pour la joie des amateurs d’art et l’ornement des églises et des hôtels de ville – de belles choses, bien sûr, mais non pas des choses saintes, non pas des reflets de l’âme. […] Pour lui, l’art et la mission de l’artiste étaient sans valeur s’ils n’étaient ardents comme le soleil, puissants comme la tempête ; s’ils n’apportaient que de la satisfaction de l’agrément, de petits bonheurs. Ce qu’il recherchait, c’était autre chose. (p. 204-205)

L’expérience lui apprenait que toute femme est belle et sait dispenser des joies, que la plus insignifiante, la plus méprisée, peut cacher en elle une ardeur et un dévouement inouïs, que celle dont la fraîcheur est fanée vous réserve une tendresse maternelle, mélancolique et délicieuse, que chacune a son secret et sa magie dont la découverte fait vos délices. Toutes les femmes se trouvaient ainsi égales. Quelque charme personnel compensait la jeunesse et la beauté absentes. (p. 208)

L’amour et la volupté lui semblaient les seules choses capables de donner à la vie chaleur et prix. Il ne savait pas ce qu’était la vanité et mettait sur le même pied un évêque et un mendiant. […] L’amour des femmes, le jeu des sexes, voilà ce qui pour lui était au premier plan et l’essence même de sa tendance constante à la tristesse et au dégoût de la vie qui s’amplifiait à chaque expérience de la fragilité et de l’instabilité de la volupté. L’extase brève et fugitive de l’acte amoureux, sa flambée passagère dans l’ardeur du désir, son extinction rapide, c’était pour lui le fond de toute expérience humaine, c’était devenu le symbole de toutes les joies et de toutes les souffrances de la vie. […] Tout comme la jouissance d’amour, à l’instant le plus délicieux de son épanouissement suprême, est sûre de décroître l’instant d’après et de disparaître dans la mort, de même la solitude totale de l’âme et l’abandon à la mélancolie sont sûrs de faire place soudain au désir, à une nouvelle adhésion à la vie et à sa face lumineuse. La mort et la volupté ne font qu’un. (p. 208-209)

Toutes les œuvres d’art vraiment hautes, toutes celles qui n’étaient pas simplement des tours de passe-passe réussis, mais restaient pénétrées de l’éternel secret, […] possédaient ce double visage inquiétant et souriant, ce caractère masculin et féminin tout ensemble, ce mélange d’instinct et de pure spiritualité. (p. 210)

Mais l’art n’était pas un présent du ciel, un don gratuit ; il coûtait très cher, il exigeait des sacrifices. Plus de trois ans durant Goldmund lui avait immolé ce qu’il connaissait de plus haut, de plus indispensable à côté de la volupté amoureuse : la liberté. (p. 210)

 

    Chapitre XII

Comme il était arrivé maintes fois déjà il fut pris de pitié pour ces animaux et de dégoût à l’égard des hommes ; pourquoi étaient-ils si insensibles et brutaux, si immensément bêtes et stupides… (p. 218)

Toujours il s’était dégagé de ces égarements, de toute cette graisse poisseuse, de cette satisfaction de soi-même, il avait cessé de se donner de l’importance, renoncé à cette paresseuse tranquillité de conscience, c’est cela qui l’avait jeté dans la solitude, dans les rêveries creuses, dans le vagabondage, dans la méditation des insondables problèmes de la souffrance, de la mort, de la vanité de tous nos actes, qui l’avait amené à regarder fixement l’abîme. Parfois, tandis qu’il s’abandonnait à la contemplation désespérée de ce monde de folie et d’épouvante, une joie s’était mise à fleurir tout à coup : une violente passion d’amour, l’envie de chanter une belle chanson ou de dessiner, ou bien en sentant une fleur, en jouant avec un chat, l’accord enfantin avec la vie s’était rétabli. (p. 219-220)

Non, non, il n’en voulait pas de ce bonheur satisfait des autres, des acheteurs du marché, des bourgeois, des hommes de la vie pratique. (p. 222)

J’entends vivre et vagabonder, sentir passer l’été et l’hiver, voir le monde et sa beauté, savourer son horreur. (p. 223)

Il avait du goût pour l’eau, elle l’attirait sans cesse. Et quand de là on fixait, à travers les ondes s’écoulant comme des fils de cristal, le fond sombre et indistinct, on apercevait çà et là des choses qui brillaient d’un éclat d’or éteint et dont les reflets vous attiraient ; des objets indistincts, peut-être un vieux morceau d’assiette, ou bien une faucille tordue qu’on avait jetée là, ou bien une pierre lisse et luisante, une tuile vernie […] jamais on ne pouvait savoir au juste ce que c’était, mais c’était d’une beauté magique et séduisante, ce rapide éclair, cette lumière tamisée par les eaux, reflétée un instant par l’or englouti dans les profondeurs humides et ténébreuses. Tous les vrais mystères, lui-semblait-il, toutes les vraies et authentiques images de l’âme étaient comme ce petit mystère des eaux, sans contours distincts, sans forme, on ne les percevait que vaguement comme de belles possibilités lointaines, derrière un voile, ils avaient toutes sortes de significations. Tout comme ici, dans le demi-jour des profondeurs vertes du fleuve quelque chose brillait de l’indicible éclat de l’or, de l’argent, resplendissait, pour la durée d’un éclair : un rien, tout chargé pourtant de promesses délicieuses ; de même le profil changeant d’un être humain à peine entrevu par-derrière révélait parfois une infinie beauté, une tristesse inouïe, ou encore : tout comme quand une lanterne pendue la nuit sous une charrette projetait contre un mur les ombres gigantesques des rayons de ses roues en mouvement, ce jeu des ombres pouvait, l’espace d’un instant, s’emplir d’autant de visions, d’événements et d’histoire que tout Virgile.  C’était de cette même matière irréelle et magique qu’étaient tissés la nuit nos rêves : un rien où se trouvaient encloses toutes les images du monde, une onde dans le cristal de laquelle toutes les formes des hommes, des bêtes, des anges et des démons demeuraient sous l’aspect de possibles qui jamais ne sommeillaient. (p. 225)

Il ne parvenait pas à s’expliquer comment il se pouvait que la plus grande précision imaginable des formes pût agir sur l’âme exactement de la même manière que ce qu’il y avait de plus insaisissable et de plus imprécis. (p. 226)

C’était cela que le rêve et le chef-d’œuvre suprême avaient en commun : le mystère. (p. 227)

Il [le mystère] consiste en ce que les suprêmes contradictions du monde, qui autrement ne peuvent s’accorder, ont scellé la paix dans cette figure, et y coexistent : naissance et mort, bonté et cruauté, fécondité et destruction. (p. 227)

Oh ! l’or dans l’œil d’une carpe, le tendre et délicieux duvet argenté au bord d’une aile de papillon, était infiniment plus beau, plus vivant, plus précieux que toute une salle pleine de pareilles œuvres d’art. (p. 228-229)

Tout se fanait, toute joie était vite épuisée, et il ne restait rien que des os et de la poussière. Une chose pourtant demeurait : la Mère éternelle, vieille comme le monde et éternellement jeune, avec son sourire d’amour, triste et cruel. De nouveau il la vit quelques instants, géante, des étoiles dans les cheveux, assise rêveusement au bord du monde ; d’un geste absent, elle cueillait de sa main fleur après fleur, vie après vie, pour les laisser lentement tomber dans l’espace infini. (p. 231)

C’était la fille de la maison, une enfant de quinze ans, créature douce et maladive, aux beaux yeux, mais qui avait à la hanche une infirmité qui la faisait boiter. Elle s’appelait Marie. La figure mal reposée, toute pâle, mais vêtue et peignée avec soin, elle lui servit dans la cuisine du lait chaud et du pain, et semblait très triste de son départ. Il la remercia et, en partant, déposa sur ses lèvres minces un baiser de pitié. Elle reçut le baiser dévotement, en fermant les yeux. (p. 236)

 

    Chapitre XIII

Un vagabond […] est, dans son cœur, un enfant, toujours il vit dans le monde naissant, avant l’aube de l’histoire universelle, toujours sa vie est menée par quelques instincts et quelques besoins primitifs. […] toujours il est l’adversaire et l’ennemi mortel du possédant et du sédentaire qui le hait, le méprise et le redoute, car il est tant de choses qu’il ne veut pas qu’on lui rappelle : l’instabilité de toute existence, l’incessante décomposition de toute vie, la mort glacée et inexorable dans laquelle baigne l’univers. (p. 237-238)

Dans chacun de ses rêves, dans chacun des regards qu’il jetait sur les vallées dans leur splendeur printanière ou dans leur tristesse d’automne, il s’emplissait de visions, il sentait en artiste, il était torturé du désir de conjurer, par l’esprit, l’absurdité de l’existence et de lui donner un sens. (p. 239)

Goldmund lui aussi avait bon caractère. Il n’y avait qu’une chose qu’il ne souffrait point : quand il retombait dans sa tristesse et ses sombres réflexions, alors il se taisait obstinément et considérait l’autre comme n’existant pas ; alors il ne fallait ni bavarder, ni questionner, ni consoler, il fallait le laisser à son silence. (p. 241)

Il ne manquait pas d’horreurs dans cette cabane et les cadavres dégageaient une puanteur infecte. Pourtant tout ceci avait pour lui un attrait profond, c’était plein de grandeur, de destin, si vrai, si direct ; quelque chose là-dedans gagnait sa tendresse et lui pénétrait dans l’âme. (p. 245)

Il se donna tout entier à la contemplation des cadavres avec cet étrange mélange de cordiale pitié et de froid esprit d’observation que montrent les artistes. (p. 246)

Ce n’était pas terrible, dit Goldmund en hésitant, j’ai simplement vu ce qui nous attend, moi et toi et tout le monde, même si nous n’attrapons pas la peste. (p. 249)

Il voyait déjà dans les yeux absents de Goldmund cet égarement, cette obsession de l’âme aimantée vers l’horrible, cette curiosité de l’épouvante. (p. 251)

 

    Chapitre XIV

Il avait saisi au passage le regard avec lequel Lene l’avait vu balancer et jeter au loin le corps du misérable. Un étrange regard, qu’il n’oublierait jamais : dans ses yeux immenses, pleins d’horreur et de ravissement, rayonnait une fierté, un triomphe, une jouissance partagée de la vengeance et du meurtre comme il n’en avait jamais vu ni soupçonné sur un visage de femme. Sans ce regard, pensait-il, il aurait peut-être un jour, plus tard, après des années, oublié la figure de Lene. Ce regard avait mis sur sa face de jeune paysanne de la grandeur, de la beauté, de l’horreur. Il y avait des mois que ses yeux n’avaient rien vu qui fasse surgir en lui ce vœu : « Voilà une chose qu’il faudrait dessiner ! » (p. 263)

Je dois mourir et j’aime mieux mourir que de voir un jour que ta couche est vide et que tu m’as abandonnée. J’y pensais chaque matin et j’avais peur. (p. 265)

Il en avait assez de ce Robert, si bon garçon qu’il fût, il était trop lâche et trop petit pour lui ; il n’était pas à sa place en des temps pareils, sous les tempêtes d’un tel destin. (p. 266)

Et le pire de tout, c’est que chacun cherchait un bouc émissaire pour son intolérable misère. Chacun prétendait connaître le coupable, cause de l’épidémie, ou ses auteurs criminels. (p. 269)

Dans cette angoisse et cette folle exaspération, partout on tuait, on brûlait, on martyrisait des innocents. Furieux et écœuré, Goldmund regardait tout cela ; le monde semblait ébranlé et empoisonné. On eût dit qu’il n’était plus sur terre de joie, d’innocence, ni d’amour. (p. 270)

Mais il était poussé par une immense curiosité qui le tenait en éveil : il ne se lassait pas de regarder la Grande Faucheuse d’hommes, d’entendre la chanson des choses éphémères… […] il cueillait la fleur si vite fanée de la volupté, fixait ses regards dans les yeux fixes et ivres des femmes, les fixait dans les yeux fixes et ivres des ivrognes… (p. 271)

[…] la chanson sauvage du trépas avait, en lui, une autre résonance. Elle ne faisait point songer au bruit sec et dur des os qui se heurtent, elle était plus douce, séduisante ; une mère qui vous rappelle en son sein. (p. 272)

Si dissemblables qu’elles fussent, cette pauvre et fière enfant, cette juive, le faisait songer de quelque manière à Lydia, la fille du chevalier. L’amour de telles femmes était une source de douleurs. Mais un moment il lui sembla qu’il n’avait jamais aimé personne d’autre que ces deux-là : la pauvre Lydia tourmentée d’inquiétude et la juive dans son amertume farouche. […] mainte nuit il rêva de la beauté brûlante de son corps svelte qui semblait destinée à s’épanouir dans le bonheur et se trouvait pourtant vouée à la mort. Oh ! ces lèvres et ces seins allaient-ils être la proie des « porcs » et pourrir dans les champs ? N’était-il point de force, de charme qui pût sauver ces fleurs précieuses ? Si, il existait, ce charme ; ils continuaient à vivre dans son âme, il pourrait fixer leur forme, leur donner l’éternité. (p. 276)

Il médita devant ces vénérables statues où le cœur d’une époque depuis longtemps révolue continuait à battre et où les angoisses et les extases de générations depuis longtemps disparues, figées dans la pierre, persistaient après des siècles à braver l’instabilité de la destinée humaine. (p. 278)

Mon Dieu, tu me déconcertes ! Tu as raté ta création et tu ne tiens pas ton univers en ordre. […] J’ai vu tant d’innocents dans la peine et tant de méchants nager dans le bien-être. Nous as-tu donc tout à fait oubliés et abandonnés ? (p. 279)

Il contempla les statues silencieuses, les anges et les saints minces et élancés, dans les plis raides de leurs draperies, impassibles, inaccessibles, surhumains et pourtant créés de la main de l’homme et de l’esprit de l’homme. Sévères et sourds, ils se dressaient là-haut, dans leurs niches étroites, inaccessibles à toute prière, à toute question, et cependant ils demeuraient dans leur dignité et leur beauté qui survivaient aux générations humaines et à leur disparition, comme une infinie consolation, un triomphe sur la mort et le désespoir. (p. 279-280)

 

    Chapitre XV

Comme tout passait donc si vite ! Il n’y a pas longtemps, les feux brûlaient là pour préserver de la peste, et les odieux valets des hôpitaux régnaient en maîtres ; et maintenant la vie avait repris son cours, on riait, on faisait des plaisanteries… (p. 283)

C’était ainsi, les impressions tristes passaient comme les autres, la douleur, le désespoir passaient comme la joie, ils s’atténuaient, pâlissaient, perdaient leur profondeur et leur prix et, à la fin, un jour venait où on ne pouvait plus retrouver ce que c’était qui vous avait fait, jadis, tant de peine. (p. 287)

Sentir ainsi s’écouler ses visions, sentir sa main leur donner une forme, se rendre maître d’elles lui fit un bien infini. (p. 291)

C’était beau de se montrer à cette femme et de lui proposer le combat. C’était beau de sacrifier sa liberté à une telle beauté. C’était un sentiment magnifique et exaltant de risquer sa vie sur cet unique dé. (p. 293)

Les amants n’en savaient rien. Pour eux s’était ouvert le paradis ; attirés l’un vers l’autre, enlacés l’un dans l’autre, ils s’abîmaient dans sa nuit embaumée, voyaient poindre les blancs secrets de ses fleurs, cueillaient de leurs mains caressantes et reconnaissantes ses fruits tant désirés. Jamais encore le trouvère n’avait joué sur un tel luth, jamais le luth n’avait sonné sous des doigts aussi vigoureux, aussi experts. […] Dans sa gorge bourdonna une note de bonheur quand il vit la dureté qui était dans ses prunelles se fondre et faire place à la faiblesse. Au fond de ses yeux passa un tendre frisson qui s’éteignit comme le frisson argenté sur la peau des poissons mourants, un or pâle comme l’un de ces reflets enchanteurs sur le lit du fleuve. Tout le bonheur que peut vivre un être humain lui sembla s’y condenser.  (p. 297-298)

 

    Chapitre XVI

Aujourd’hui il ne voulait pas voir un être humain, il ne se laisserait distraire par rien, passerait la douce journée d’automne dehors dans la compagnie des fleurs et des nuages. (p. 300)

Et si demain la mort venait le prendre, tout cela se désagrégerait, tout ce livre d’images, plein de femmes et d’amour, de matins d’été et de nuits d’hiver s’effacerait. Le temps était venu de faire œuvre qui dure, de créer quelque chose qui reste après lui et lui survive. (p. 302)

C’était vraiment honteux d’être ainsi berné par la vie ; c’était à en rire et à en pleurer ! Ou bien on vivait en s’abandonnant au jeu de ses sens, […] on connaissait alors mainte noble joie, mais on restait sans protection contre l’instabilité des choses humaines ; on était alors comme un champignon dans la forêt, tout resplendissant de ses riches couleurs, mais qui, demain, pourrira. Ou bien on se mettait en défense, on s’enfermait dans un atelier, on cherchait à dresser un monument à la vie fugitive : alors il fallait renoncer à la vie, on n’était plus qu’un instrument, on se mettait bien au service de l’éternel, mais on s’y desséchait et on y perdait sa liberté, sa plénitude, sa joie de vivre ; c’était le cas de maître Niklaus. (p. 302-303)

Mais qu’il y eût ou non une éternité, il ne la désirait point ; il n’aspirait qu’à cette vie fragile et fugitive, qu’à respirer, qu’à demeurer dans sa peau, il ne voulait que vivre. (p. 313)

 

    Chapitre XVII

- Qu’est-ce que l’art t’a apporté, que signifie-t-il pour toi ? - Le triomphe sur la vie fugitive ; je me suis rendu compte que, de la farce et de la danse macabre de la vie humaine, il y avait une chose qui demeurait, qui survivait, l’œuvre d’art. Elle aussi périt bien un jour, elle est consumée, gâtée, brisée. Mais tout de même elle survit à bien des vies humaines et constitue, au-delà de l’instant qui passe, un domaine paisible d’images et de choses saintes. Il me semble bon et consolant d’y travailler, car c’est presque conférer aux choses éphémères l’éternité. (p. 330)

La vision première qui prend forme dans une belle œuvre d’art, ce n’est pas une personne réelle, vivante, bien qu’elle en puisse être le sujet. La vision première n’est pas chair et sang, elle est esprit ; elle réside dans l’âme de l’artiste. (p. 331)

Tu as parlé de visions premières, donc d’images qui n’existent nulle part que dans l’esprit créateur, mais qui peuvent être réalisées dans la matière et rendues visibles. Longtemps avant qu’une image artistique soit visible et prenne une réalité, elle existe dans l’âme de l’artiste. Cette image première, c’est précisément ce que les Anciens appellent une « idée ». (p. 331)

Il en était ainsi, lui sembla-t-il, de sa vie entière : adieux, fuites, oubli, il restait là les mains vides, le cœur glacé. (p. 335)

 

    Chapitre XVIII

Mais les arbres de la cour, les portails et les fenêtres, le moulin et sa roue, les dalles des couloirs, les buissons de roses fanées dans le promenoir, les nids de cigognes sur le grenier à blé et le réfectoire le connaissaient, eux. À tous les détours le parfum du passé, sa première jeunesse se présentaient à lui avec une émouvante douceur. (p. 337)

Il me semblait que tu pouvais devenir un poète, dans ce que tu lisais et écrivais tu montrais une certaine répugnance pour ce qui était abstrait, tu aimais tout particulièrement dans la langue les mots et les sons qui avaient un caractère sensible, poétique, les mots qui faisaient image. (p. 340)

La pensée n’a absolument rien à voir avec les représentations. Elle ne se réalise pas en images, mais en concepts et en formules. (p. 341)

Un être humain s’acquitte de sa tâche la plus haute, la plus normale, en cherchant à mettre en valeur les dons qu’il a reçus de la nature. C’est pour cela que je t’ai dit si souvent jadis : n’essaie pas de singer le penseur ou l’ascète, sois plutôt toi-même, cherche à te réaliser toi-même. (p. 342)

Nous autres, nous sommes changeants, en devenir, nous sommes un ensemble de possibles, il n’y a pas pour nous de perfection, pas d’être absolu. Mais là où nous passons de la puissance à l’acte, de la possibilité à la réalisation, nous avons part à l’être véritable, nous nous rapprochons d’un pas du divin et de la perfection. Se réaliser, c’est cela. (p. 342-343)

Laisse-moi donc « penser » et juge ma pensée sur ses effets comme je jugerai ta qualité d’artiste sur tes œuvres. (p. 345)

Dans le ravissement et le désespoir il se donnait à son œuvre comme à la conquête d’une femme rebelle à l’amour, il luttait avec elle, souple et obstiné comme un pêcheur lutte avec un gros brochet, chaque résistance était pour lui un enseignement et rendait sa sensibilité plus fine. Il oublia tout le reste… (p. 348-349)

Au premier coup d’œil j’ai reconnu dans cet apôtre notre abbé Daniel, et pas seulement son portrait, mais aussi tout ce qu’il symbolisait jadis pour nous : la dignité, la bonté, la simplicité.  […] il se dresse à nouveau ici devant moi, et avec lui, tout ce qui nous était alors sacré et nous laisse un souvenir inoubliable de cette période de notre vie. En me rendant cette vision, ami, tu m’as fait un riche présent ; ce n’est pas seulement l’abbé Daniel que tu me rends, c’est toi-même que tu me révèles entièrement pour la première fois. Je sais maintenant qui tu es. (p. 354)

 

    Chapitre XIX

Notre pensée est une constante abstraction, elle se détourne du sensible, elle essaie de construire un monde purement spirituel. Mais toi, tu prends justement à cœur ce qui est inconstant et mortel et tu proclames le sens du monde précisément dans ce qui est fugitif. Tu ne t’en détournes pas, tu t’y abandonnes corps et âme et par ton amour passionné, tu lui donnes une valeur suprême, tu en fais le symbole de l’éternel. Nous, penseurs, nous essayons de nous rapprocher de Dieu en excluant de lui le monde. Toi, tu te rapproches de lui en aimant sa création et en la recréant. (p. 358)

Il y a une chose commune à tous les hommes de bonne volonté. C’est que toutes nos œuvres, en fin de compte, nous font honte, qu’il nous faut toujours recommencer par le commencement et que le sacrifice doit toujours se renouveler. (p. 359)

Il se sentait vieux, il se sentait affreusement semblable à maître Niklaus. Il s’observait lui-même avec répugnance, il était devenu un sédentaire, il n’était plus un aigle ou un lièvre, il était maintenant un animal domestique. (p. 361)

Oui, dit Goldmund, la statue est tout à fait réussie, mais écoute, Narcisse : pour qu’elle atteigne à cette beauté, il a fallu toute ma jeunesse, mes courses vagabondes, mes amours, ma quête de tant de femmes. C’est là la source où j’ai puisé. (p. 363)

Cet artiste au cœur tourmenté de conflits et de détresse n’avait-il pas dressé pour d’innombrables générations présentes et futures les symboles de leur misère et de leur effort, des formes auxquelles le recueillement et la vénération, l’angoisse et l’aspiration d’innombrables humains pouvaient s’adresser pour trouver en elles consécration et réconfort ? […] Pas de verbiage, pas de doctrine, pas de commentaires, d’exhortations : rien que de la vie à l’état pur, sublimée. (p. 368)

 

    Chapitre XX

Toi, j’ai pu t’aimer, toi seul entre tous les hommes. Tu ne peux pas mesurer ce que cela représente. C’est la source dans le désert, l’arbre en fleur dans la brousse. C’est à toi seul que je dois de n’avoir pas un cœur desséché, d’avoir gardé en moi une place accessible à la grâce. (p. 377)

Non, si je suis curieux de mourir, c’est que c’est toujours ma conviction ou mon rêve que je suis en route vers ma mère. J’espère que la mort sera une grande volupté, aussi grande que celle du premier acte d’amour. (p. 379)