Tout comme la jouissance d’amour, à l’instant le plus délicieux de son
épanouissement suprême, est sûre de décroître l’instant d’après et de
disparaître dans la mort, de même la
solitude totale de l’âme et l’abandon à la mélancolie sont sûrs de faire place
soudain au désir, à une nouvelle adhésion à la vie et à sa face lumineuse.
La mort et la volupté ne font qu’un. (p. 208-209)
Il contempla les statues
silencieuses, les anges et les saints minces et élancés, dans les plis raides
de leurs draperies, impassibles, inaccessibles, surhumains et pourtant créés de
la main de l’homme et de l’esprit de l’homme. Sévères et sourds, ils se dressaient
là-haut, dans leurs niches étroites, inaccessibles à toute prière, à toute
question, et cependant ils demeuraient
dans leur dignité et leur beauté qui survivaient aux générations humaines et à
leur disparition, comme une infinie consolation, un triomphe sur la mort et le
désespoir. (p. 279-280)
[Narcisse :] - Qu’est-ce que
l’art t’a apporté, que signifie-t-il pour toi ? [Goldmund :] - Le triomphe sur la vie fugitive ;
je me suis rendu compte que, de la farce et de la danse macabre de la vie
humaine, il y avait une chose qui demeurait, qui survivait, l’œuvre d’art. Elle
aussi périt bien un jour, elle est consumée, gâtée, brisée. Mais tout de même elle survit à bien des vies humaines et
constitue, au-delà de l’instant qui passe, un domaine paisible d’images et de
choses saintes. Il me semble bon et consolant d’y travailler, car c’est presque conférer aux choses éphémères
l’éternité. (p. 330)
Il examina les feuilles de la petite plante ; quelle admirable sagesse les avait ainsi rangées si joliment autour de la tige ! Les vers de Virgile étaient beaux, il les aimait, mais il y avait dans Virgile bien des vers qui n’étaient pas aussi beaux, si pleins de sens que la disposition en spirale de ces petites feuilles montant contre la tige. Quelle jouissance, quel bonheur, quel acte ravissant, noble et profond ce serait, si un homme avait le pouvoir de créer une seule fleur comme celle-ci ! Mais nul n’en était capable, aucun empereur, aucun pape et aucun saint. (p. 123)
De
cet antépénultième roman de Hermann Hesse ressort une volonté de s’ouvrir,
d’embrasser pleinement la vie sensible sous toutes ses formes et tous les
sentiments qu’elle peut inspirer (joie, souffrance, horreur), qu’il s’agisse de
la contemplation émerveillée de la nature (les fleurs, l’eau, les animaux), du bonheur
que le protagoniste, Goldmund, rencontre dans ses rapports amoureux avec les
femmes, ou de l’horreur des comportements humains qu’il aura l’occasion d’observer
lors d’une épidémie de peste.
Mais cette expérience de la vie
sensible est surtout marquée pour Goldmund par son sentiment de leur caractère
éphémère, fugitif : qu’il s’agisse des femmes, dont il passe de l’une à
l’autre tout au long du roman (bien que certaines le marqueront davantage que
d’autres), d’un paysage qu’il contemple (en particulier l’eau), ou de son
sentiment face à la vie, oscillant entre joie et désespoir. Ainsi, l’extase amoureuse en particulier n’est qu’un
instant bref de bonheur, qui décroît et disparaît sitôt ressenti (1re
citation en épigraphe). De même, Goldmund, désespéré, horrifié (mais aussi
fasciné) par l’atmosphère sinistre, apocalyptique, qui s’est installée au cours
d’une épidémie de peste, se rend compte qu’une fois cette dernière finie, la
vie humaine reprend malgré tout ses droits, retrouve ses
joies habituelles que l'on croyait disparues à jamais, comme si l’épisode douloureux, traumatisant qu’elle vient de
vivre n’avait pas eu lieu. C’est ce côté transitoire, ce changement continu des
choses, et avec eux leur oubli, leur disparition inévitables, que Goldmund ne
cesse de ressentir dans son rapport au monde et qui le rendent de manière
épisodique triste, mélancolique.
Tu es si beau et tu sembles si
gai, et pourtant au fond de tes yeux, il
n’y a point de joie, il n’y a que tristesse, comme s’ils savaient, tes yeux,
qu’il n’est pas de bonheur et que la beauté et l’amour ne restent pas longtemps
parmi nous. Tu as les plus beaux yeux qui se puissent voir et les plus tristes.
(p. 142)
Goldmund lui aussi avait bon caractère.
Il n’y avait qu’une chose qu’il ne souffrait point : quand il retombait
dans sa tristesse et ses sombres réflexions, alors il se taisait obstinément et
considérait l’autre comme n’existant pas ; alors il ne fallait ni
bavarder, ni questionner, ni consoler, il fallait le laisser à son silence. (p.
241)
Goldmund,
qui est le véritable héros et protagoniste de ce roman malgré son titre qui
semble accorder une importance égale à son maître puis ami Narcisse, est un
être sensible à cet aspect fugitif des choses de la vie, qui le prédispose à
devenir un artiste. Mais le roman débute par la méconnaissance de lui-même de
Goldmund, qui, sous la pression paternelle, se destine à une vie d’ascète dans
le monastère où il est éduqué. C’est son jeune maître Narcisse qui, bien qu’il
se destine lui-même à la vie monastique, devenant même à la fin du roman le
directeur du monastère, dissuade Goldmund de mener une telle vie, en lui
montrant qu’il a des dons, des aptitudes, un tempérament différents du sien, qui
doivent l’amener par conséquent à mener un autre type de vie. On retrouve ici
une thématique chère à Hesse, qui traverse régulièrement son œuvre : qu’il
n’y a pas de voie unique, préférable à une autre, dans la vie que l’on mène, et
que celle-ci n’est réussie que si elle est vécue conformément à notre
personnalité profonde, qu’il s’agit de (re)découvrir, ou qu’une personne tierce
peut éventuellement aider à faire découvrir. Malgré leurs caractères opposés et
leur mode vie tout aussi radicalement opposé (Narcisse restera au monastère,
sédentaire, pour mener une vie purement spirituelle et intellectuelle, alors
que Goldmund courra le monde en vagabond, pour se livrer aux expériences
sensibles de toutes sortes), Narcisse et Goldmund ont une amitié et une estime
profonde l’un pour l’autre. Et si Hesse semble leur donner une importance égale
dans le choix du titre du roman, et donc accorder une égale importance à la
part intellectuelle et sensible de l’homme qu’ils symbolisent, c’est cette
dernière qui semble prévaloir et avoir la préférence de l’auteur, comme en
atteste la réflexion sur lui-même que fait Narcisse à la fin du roman, et comme
la vie de Hesse lui-même semble le prouver, lui qui, comme Goldmund, a été un
contemplateur inlassable, émerveillé, de toutes les choses de la vie, même
celles a priori insignifiantes, et qui ne cachait pas sa préférence aux œuvres
sensibles (littérature et musique) aux traités de philosophie arides et abstraits
qu’il lisait parcimonieusement et sans grand plaisir la plupart du temps.
Le rayonnement de vie qui émanait
de ce jeune homme l’indiquait nettement : il portait tous les signes d’un individu richement doué dans ses sens
et dans son âme, d’un artiste peut-être, en tout cas d’un homme de grande
puissance affective dont c’était le destin et le bonheur de s’enflammer
promptement et de faire don de soi-même. Pourquoi donc cet être
sentimental, cet homme aux sens raffinés
et riches qui pouvait éprouver si intensément le charme d’une fleur, d’un lever
de soleil, d’un cheval, d’un vol d’oiseau, d’une musique, et les aimer,
pourquoi s’acharnait-il à vouloir être un intellectuel et un ascète ?
[…] Quand Goldmund parlait d’une truite
qu’il avait prise étant enfant, quand il décrivait un papillon, imitait le cri
d’un oiseau, racontait quelque chose d’un camarade, d’un chien d’un mendiant,
alors les images se levaient, on voyait ces êtres. (p. 48-49)
[Narcisse :] Il me semblait que tu
pouvais devenir un poète, dans ce que tu lisais et écrivais tu montrais une
certaine répugnance pour ce qui était abstrait, tu aimais tout particulièrement
dans la langue les mots et les sons qui avaient un caractère sensible,
poétique, les mots qui faisaient image. (p. 340)
Notre pensée est une constante
abstraction, elle se détourne du sensible, elle essaie de construire un monde
purement spirituel. Mais toi, tu prends justement à cœur ce qui est inconstant
et mortel et tu proclames le sens du
monde précisément dans ce qui est fugitif. Tu ne t’en détournes pas, tu t’y
abandonnes corps et âme et par ton amour passionné, tu lui donnes une valeur suprême, tu en fais le symbole de l’éternel.
Nous, penseurs, nous essayons de nous rapprocher de Dieu en excluant de lui le
monde. Toi, tu te rapproches de lui en aimant sa création et en la recréant.
(p. 358)
Ce
roman donc, conformément à ce que Hesse fait sans cesse dans ses romans et
autres écrits, fait l’éloge de la vie sensible, en se concentrant en
particulier sur les nombreuses femmes que Goldmund va rencontrer. Lui qui, au
début du roman, subissait l’influence de son père et de l’environnement
monastique où il évolue, voyait d’abord le rapport aux femmes comme un péché, une
chose dégradante, avilissante, qu’il s’agissait d’éviter à tout prix,
symbolisée par le refoulement du souvenir de sa mère, qui décida de quitter sa
famille pour mener la vie vagabonde, libre, à laquelle son mariage l’avait
brièvement arrachée, et que Goldmund imitera. Loin de considérer les rapports
amoureux, charnels, qu’il va connaître avec les femmes comme une chose
dégradante, Goldmund y puise une source de plaisir, de bonheur intense, ainsi
qu’un moyen de connaissance, une image au final de la condition humaine, à
savoir le côté éphémère de la vie ainsi que l’étrange analogie entre des
sentiments de prime abord contradictoires, en particulier entre la douleur et
la volupté. Toutes les femmes qu’il rencontrera, malgré la brièveté parfois de
ses rapports avec elles (telle que Lise, sa première amante), sont pour Golmund
source de plaisir, de joie, mais aussi de connaissance, et toutes, à ses yeux,
ont leur beauté particulière, même celles disposant d’un physique disgracieux,
à l’image de Marie, la jeune fille boiteuse qu’il est amené à revoir à
plusieurs reprises au cours de son périple.
L’expérience lui apprenait que toute femme est belle et sait
dispenser des joies, que la plus insignifiante, la plus méprisée, peut cacher
en elle une ardeur et un dévouement inouïs, que celle dont la fraîcheur est
fanée vous réserve une tendresse maternelle, mélancolique et délicieuse, que
chacune a son secret et sa magie dont la découverte fait vos délices. Toutes
les femmes se trouvaient ainsi égales. Quelque charme personnel compensait la
jeunesse et la beauté absentes. (p. 208)
C’était la fille de la maison,
une enfant de quinze ans, créature douce et maladive, aux beaux yeux, mais qui
avait à la hanche une infirmité qui la faisait boiter. Elle s’appelait Marie.
La figure mal reposée, toute pâle, mais vêtue et peignée avec soin, elle lui
servit dans la cuisine du lait chaud et du pain, et semblait très triste de son
départ. Il la remercia et, en partant, déposa sur ses lèvres minces un baiser
de pitié. Elle reçut le baiser dévotement, en fermant les yeux. (p. 236)
Si dissemblables qu’elles
fussent, cette pauvre et fière enfant, cette juive, le faisait songer de
quelque manière à Lydia, la fille du chevalier. L’amour de telles femmes était
une source de douleurs. Mais un moment il lui sembla qu’il n’avait jamais aimé
personne d’autre que ces deux-là : la pauvre Lydia tourmentée d’inquiétude
et la juive dans son amertume farouche. […] mainte nuit il rêva de la beauté
brûlante de son corps svelte qui semblait destinée à s’épanouir dans le bonheur
et se trouvait pourtant vouée à la mort. Oh ! ces lèvres et ces seins
allaient-ils être la proie des « porcs » et pourrir dans les
champs ? N’était-il point de force,
de charme qui pût sauver ces fleurs précieuses ? Si, il existait, ce
charme ; ils continuaient à vivre dans son âme, il pourrait fixer leur
forme, leur donner l’éternité. (p. 276)
La
vie vagabonde de Goldmund, ses nombreuses aventures amoureuses, ne seront
néanmoins pas, contrairement au personnage-éponyme de Knulp, vaines, puisque Goldmund, par le biais de l’art (ici la
sculpture, le dessin), parvient à rendre hommage, à immortaliser la beauté,
l’essence, qu’il a saisie dans les êtres qu’il a côtoyés, des femmes certes
pour l’essentiel, mais aussi celle des hommes qui l’ont marqué. Son premier
dessin puis sa première sculpture rendent hommage à son ami Narcisse, qu’il n’a
plus vu depuis plusieurs années lorsqu’il entre dans l’atelier de maître
Niklaus. Ce sont surtout des femmes qu’il va immortaliser, ou qu’il a pour
projet d’immortaliser, lui qui est frappé çà et là par une expression, un
regard précis.
Au premier coup d’œil j’ai
reconnu dans cet apôtre notre abbé Daniel, et pas seulement son portrait, mais aussi tout ce qu’il symbolisait jadis
pour nous : la dignité, la bonté, la simplicité. […] il se dresse à nouveau ici devant moi, et
avec lui, tout ce qui nous était alors sacré et nous laisse un souvenir
inoubliable de cette période de notre vie. En me rendant cette vision, ami, tu
m’as fait un riche présent ; ce
n’est pas seulement l’abbé Daniel que tu me rends, c’est toi-même que tu me
révèles entièrement pour la première fois. Je sais maintenant qui tu es.
(p. 354)
C’était la première fois qu’il
assistait à une naissance et ses yeux ardents et étonnés restaient fixés sur le
visage de l’accouchée, enrichis soudain d’une expérience nouvelle. […] il fit
une découverte inattendue : les traits de son visage convulsé dans les
cris étaient à peine différents de ceux qu’il avait observés sur les autres
visages de femmes à l’instant de l’ivresse amoureuse. L’expression d’extrême
douleur dans une figure était plus violente certes, et la défigurait davantage
que l’expression d’extrême joie, mais au fond elle n’en était pas différente,
c’était la même contraction un peu grimaçante, le même embrasement qui
s’éteignait ensuite. Sans qu’il comprît
pourquoi, cette révélation que la douleur et la joie pouvaient se ressembler
comme des sœurs le surprit étrangement. (p. 161)
Il avait saisi au passage le regard
avec lequel Lene l’avait vu balancer et jeter au loin le corps du misérable. Un étrange regard, qu’il n’oublierait
jamais : dans ses yeux immenses, pleins d’horreur et de ravissement,
rayonnait une fierté, un triomphe, une jouissance partagée de la vengeance et
du meurtre comme il n’en avait jamais vu ni soupçonné sur un visage de
femme. Sans ce regard, pensait-il, il aurait peut-être un jour, plus tard,
après des années, oublié la figure de Lene. Ce regard avait mis sur sa face de
jeune paysanne de la grandeur, de la beauté, de l’horreur. Il y avait des mois
que ses yeux n’avaient rien vu qui fasse surgir en lui ce vœu :
« Voilà une chose qu’il faudrait dessiner ! » (p. 263)
Plus
largement, c'est la beauté des choses en apparence simples, ordinaires, qu’il représente, lui qui est capable de s’émerveiller pour un rien si l'on se place d'un point de vue profane, qu’il valorise volontiers au-dessus du savoir
livresque, pour lequel il nourrit une certaine aversion, mépris, à l’opposé de
son ami Narcisse. Goldmund par ailleurs montre surtout son côté poète, artiste,
si bien décelé par Narcisse, en faisant de surprenantes associations entre des
éléments éloignés, ou en faisant des analogies entre phénomènes
naturels et humains.
Un pétale de fleur ou un vermisseau sur le chemin contient et révèle
beaucoup plus de choses que tous les livres de la bibliothèque entière. (p.
79)
Il examina les feuilles de la
petite plante ; quelle admirable sagesse les avait ainsi rangées si
joliment autour de la tige ! Les
vers de Virgile étaient beaux, il les aimait, mais il y avait dans Virgile bien
des vers qui n’étaient pas aussi beaux, si pleins de sens que la disposition en
spirale de ces petites feuilles montant contre la tige. Quelle jouissance,
quel bonheur, quel acte ravissant, noble et profond ce serait, si un homme
avait le pouvoir de créer une seule fleur comme celle-ci ! Mais nul n’en
était capable, aucun empereur, aucun pape et aucun saint. (p. 123)
Il entendit un pivert cogner dans
l’arbre et essaya de l’épier. Longtemps il se donna une peine inutile pour
l’apercevoir. À la fin, il y réussit pourtant et le regarda un moment, là-haut,
tout seul, collé au tronc de l’arbre et qui le piquait en avançant et reculant
inlassablement la tête. Quel dommage qu’on ne puisse parler avec les
animaux ! C’aurait été chic d’interpeller le pic et de lui dire quelque
chose de gentil et peut-être d’apprendre des détails sur sa vie dans les
arbres, son travail, ses joies. Oh ! si on pouvait se métamorphoser !
(p. 112)
Les amants n’en savaient rien.
Pour eux s’était ouvert le paradis ; attirés l’un vers l’autre, enlacés
l’un dans l’autre, ils s’abîmaient dans sa nuit embaumée, voyaient poindre les
blancs secrets de ses fleurs, cueillaient de leurs mains caressantes et
reconnaissantes ses fruits tant désirés. Jamais encore le trouvère n’avait joué
sur un tel luth, jamais le luth n’avait sonné sous des doigts aussi vigoureux,
aussi experts. […] Dans sa gorge bourdonna une note de bonheur quand il vit la
dureté qui était dans ses prunelles se fondre et faire place à la faiblesse. Au fond de ses yeux passa un tendre frisson
qui s’éteignit comme le frisson argenté sur la peau des poissons mourants, un
or pâle comme l’un de ces reflets enchanteurs sur le lit du fleuve. Tout le
bonheur que peut vivre un être humain lui sembla s’y condenser. (p. 297-298)
Néanmoins,
le parcours de Goldmund tout au long du roman ne saurait se résumer à un
parcours linéaire qu’on pourrait simplifier en trois étapes : découverte
de soi – vie vagabonde – vie artistique. La phase de découverte de soi
dépassée, c’est plutôt une alternance entre vie vagabonde et vie artistique que
Goldmund connaîtra, ce dernier trouvant certes un repos, un apaisement
temporaire dans la création artistique, mais ressentant aussi douloureusement qu'une existence consacrée exclusivement à son art l’empêche simultanément de vivre, le prive
de sa liberté à laquelle il est si attaché.
C’était vraiment honteux d’être ainsi berné par la vie ; c’était à en rire et à en pleurer ! Ou bien on vivait en s’abandonnant au jeu de ses sens, […] on connaissait alors mainte noble joie, mais on restait sans protection contre l’instabilité des choses humaines ; on était alors comme un champignon dans la forêt, tout resplendissant de ses riches couleurs, mais qui, demain, pourrira. Ou bien on se mettait en défense, on s’enfermait dans un atelier, on cherchait à dresser un monument à la vie fugitive : alors il fallait renoncer à la vie, on n’était plus qu’un instrument, on se mettait bien au service de l’éternel, mais on s’y desséchait et on y perdait sa liberté, sa plénitude, sa joie de vivre… (p. 302-303)
Goldmund d’ailleurs ne s’est
jamais vu, considéré comme un artiste au moment de quitter le monastère :
c’est presque malgré lui que sa vocation artistique s’impose à lui, lorsque les
êtres qu’il a aimés, ou les impressions profondes que certaines expériences lui
ont laissées, cherchent à prendre forme. Du roman émerge une image de l’artiste
au service de son art (a contrario des artistes utilisant leur art à des fins financières,
que Goldmund critique vertement), dont le processus créatif demeure obscur, mais
qui est néanmoins étroitement lié à l’expérience sensible du monde qu’en fait l’artiste,
à sa capacité à s’en émerveiller, à y trouver du mystère. Son inspiration tarie,
Goldmund refuse de devenir un artiste banal, qui ne fait que des jolies choses par
automatisme et pour gagner sa vie, s’enfermant dans une vie sédentaire terne, à
l’instar de son maître Niklaus, qu’il admire certes pour ses premières œuvres, mais
qu’il dédaigne quelque peu pour les suivantes. Dans ce roman, Hesse brosse à travers
Goldmund le portrait d’un homme ouvert au monde sensible, à sa beauté éphémère,
farouchement attaché à sa liberté personnelle, mais aussi celui d’un artiste sans
compromission, conscient des limites et des buts nobles, élevés que l’art doit sans
cesse poursuivre, qui est, pour reprendre le célèbre propos de Baudelaire que ce roman
de Hesse semble particulièrement bien illustrer, « de tirer l’éternel du transitoire »
(dans « La
Modernité », IV, in Le Peintre de la
vie moderne, 1863)
Il se disait que lui-même, comme
tous les hommes, s’écoulait, se transformait sans cesse pour se dissoudre
enfin, tandis que son image créée par
l’artiste resterait immuablement la même et pour toujours. Peut-être,
pensait-il, la source de tout art et sans doute aussi de toute pensée est-elle
la crainte de la mort. Nous la craignons, nous frissonnons en présence de
l’instabilité des choses, nous voyons avec tristesse les fleurs se faner, les
feuilles tomber chaque année, et nous sentons manifestement dans notre propre
cœur que nous sommes, nous aussi, éphémères et que nous nous fanerons bientôt.
Lorsque, comme artistes, nous créons des
formes ou bien, comme penseurs, cherchons des lois ou formulons des idées, nous
le faisons pour arriver tout de même à sauver quelque chose de la grande danse
macabre, pour fixer quelque chose qui ait plus de durée que nous-mêmes. (p.
193)
Ce n’était pas lui qui se tenait
là, sculptant une statue, c’était bien plutôt l’autre, Narcisse, qui se servait
de ses mains d’artiste pour se dégager
de la vie éphémère et changeante et manifester dans toute sa pureté son essence
intime. Les œuvres véritables […] c’est ainsi qu’elles naissent. […] Ah si
seulement la main humaine pouvait ne créer que de telles œuvres sacrées,
nécessaires, indemnes de toutes les souillures de l’intérêt et de la
vanité ! Mais il n’en était pas ainsi, il le savait depuis longtemps. On
pouvait aussi produire d’autres œuvres, de jolies choses ravissantes, exécutées
avec une grande maîtrise pour la joie
des amateurs d’art et l’ornement des églises et des hôtels de ville – de belles
choses, bien sûr, mais non pas des choses saintes, non pas des reflets de
l’âme. […] Pour lui, l’art et la mission
de l’artiste étaient sans valeur s’ils n’étaient ardents comme le soleil,
puissants comme la tempête ; s’ils n’apportaient que de la satisfaction de
l’agrément, de petits bonheurs. Ce qu’il recherchait, c’était autre chose.
(p. 204-205)
Notre pensée est une constante
abstraction, elle se détourne du sensible, elle essaie de construire un monde
purement spirituel. Mais toi, tu prends justement à cœur ce qui est inconstant
et mortel et tu proclames le sens du
monde précisément dans ce qui est fugitif. Tu ne t’en détournes pas, tu t’y
abandonnes corps et âme et par ton amour passionné, tu lui donnes une valeur suprême, tu en fais le symbole de l’éternel.
Nous, penseurs, nous essayons de nous rapprocher de Dieu en excluant de lui le
monde. Toi, tu te rapproches de lui en aimant sa création et en la recréant.
(p. 358)
-------------------------------------------
Ci-dessous, un catalogue de citations
marquantes du roman, classées par chapitres :
Chapitre I
Sans doute ce ne sont pas
toujours les désirs d’un homme qui règlent son destin et sa mission, mais
quelque chose d’autre : une prédestination. (p. 12)
[Narcisse : ] C’est la faculté
de percevoir la nature et la destinée des hommes. C’est là un don qui m’oblige
à servir les autres en les dominant. Si je n’étais né pour le cloître, je
devrais devenir juge ou homme d’État. (p. 13)
Chapitre II
Dans la solitude où l’enfermait
sa distinction, il avait tout de suite flairé en Goldmund son égal, bien qu’il
parût, en tout, son contraire. Narcisse était brun et sec ; Goldmund avait
le teint clair et florissant. Narcisse était un penseur féru d’analyse,
Goldmund un rêveur, une âme enfantine. Mais un trait commun dominait les
contraires : tous deux étaient des êtres d’élite. Tous deux se
distinguaient des autres par des dons et des signes visibles et tous deux
avaient reçu du destin une mission particulière. (p. 24-25) [écho à Demian, avec le signe de Caïn]
Il ne savait plus lui-même où il
en était. Il avait le désir, la volonté, d’être un bon élève, d’être admis
bientôt au noviciat et de devenir alors un frère pieux et doux. […] Avec quelle
stupéfaction il découvrait parfois en lui des inclinations et des dispositions blâmables :
la dissipation et la répugnance dans ses études, le goût de la rêverie et des
chimères, ou bien la somnolence pendant les leçons, l’esprit de révolte et
l’aversion qui le dressaient contre le professeur de latin, la susceptibilité,
l’impatience, la colère à l’égard de ses camarades. (p. 26)
Au centre de sa vie – c’est ce
qui lui donnait son sens – il y avait le service de l’esprit, le service de la
parole. Renonçant à tout avantage personnel il devait conduire de haut et d’une
âme égale ses élèves – et pas eux seuls – vers les sphères supérieures de
l’esprit. (p. 27)
Son vœu le plus cher eût été de
ne rien regarder d’autre que la petite aux tresses ; or, c’était
précisément cela qu’il s’interdisait. (p. 32)
« Reviens ! »
murmura-t-elle, et ses lèvres touchèrent les siennes dans un baiser d’enfant.
[…] « Plus jamais » commandait sa volonté. « Revenir
demain ! » suppliait son cœur dans un sanglot. (p. 33)
Chapitre III
Ce fut Narcisse, le penseur, qui,
d’abord, eut le plus à en souffrir. Tout, pour lui, était pensée, l’amour
aussi. Il n’avait pas le bonheur de pouvoir s’abandonner sans réfléchir à une
inclination. (p. 38)
Il avait senti indéniablement à
sa première rencontre fugitive avec la femme, au premier appel de la vie à ses
sens, au premier salut que lui avait adressé l’éternel féminin, que là se
trouvaient son ennemi et son démon, que la femme était son danger. (p. 39)
Il discernait la véritable nature
de Goldmund et la comprenait à fond, car elle était une moitié perdue de sa
propre nature. (p. 41)
Son devoir lui apparaissait clair : dévoiler ce secret à celui
qui en était porteur, le débarrasser de
sa gangue, restituer à son ami sa nature vraie. (p. 41)
Ne sais-tu pas que l’une des
voies les plus courtes qui mènent à la sainteté, c’est la vie débauchée ?
(p. 43)
Notre amitié n’a pas d’autre but,
n’a pas d’autre sens, que de te montrer comme tu es absolument différent de
moi. (p. 45)
Le rayonnement de vie qui émanait
de ce jeune homme l’indiquait nettement : il portait tous les signes d’un individu richement doué dans ses sens
et dans son âme, d’un artiste peut-être, en tout cas d’un homme de grande
puissance affective dont c’était le destin et le bonheur de s’enflammer
promptement et de faire don de soi-même. Pourquoi donc cet être
sentimental, cet homme aux sens raffinés
et riches qui pouvait éprouver si intensément le charme d’une fleur, d’un lever
de soleil, d’un cheval, d’un vol d’oiseau, d’une musique, et les aimer,
pourquoi s’acharnait-il à vouloir être un intellectuel et un ascète ?
[…] Quand Goldmund parlait d’une truite
qu’il avait prise étant enfant, quand il décrivait un papillon, imitait le cri
d’un oiseau, racontait quelque chose d’un camarade, d’un chien d’un mendiant,
alors les images se levaient, on voyait ces êtres. (p. 48-49)
Chapitre IV
Pour nous, hommes de science,
rien de plus important que d’établir des distinctions ; la science, c’est
l’art des distinctions. Ainsi, découvrir sur chaque homme les caractères qui le
distinguent des autres, c’est apprendre à le connaître. (p. 55)
Notre but n’est pas de nous fondre l’un dans l’autre, mais de discerner
l’un l’autre ce que nous sommes et d’apprendre chacun à voir et à honorer ce
qu’il est vraiment : le contraire et le complément de son ami. (p.
56-57)
J’appelle un homme en éveil celui
qui, de toute sa conscience, de toute sa raison, se connaît lui-même, avec ses
forces et ses faiblesses intimes qui échappent à la raison, et sait compter
avec elles. (p. 58)
Les natures du genre de la
tienne, les hommes doués de sens
délicats, ceux qui ont de l’âme, les poètes, ceux pour qui toute la vie est
amour nous sont presque toujours supérieurs, à nous, chez qui domine
l’intellect. […] Vous vivez dans la
plénitude de l’être. La force de l’amour, la capacité de vivre intensément les
choses est votre lot. Nous autres, hommes d’intellect, bien que nous ayons
l’air souvent de vous diriger et de vous gouverner, nous ne vivons pas dans
l’intégrité de l’être, nous vivons dans les abstractions. À vous la plénitude de la vie, le suc des fruits, à vous le jardin de
l’amour, le beau pays de l’art. Vous êtes chez vous sur terre, nous dans le
monde des idées. (p. 59)
Chapitre V
Sa mère, c’était un sujet dont on
n’avait pas le droit de parler. On en avait honte. C’était une danseuse, une
belle femme restée tout près de la nature, d’une origine très haute, mais
impure et païenne. […] Mais elle, au bout de quelques années de docilité et de
vie régulière, s’était remise à ses anciennes pratiques, avait causé du
scandale, séduit les hommes, délaissé son foyer pendant des jours et des
semaines, s’était fait une réputation de sorcière… (p. 72)
L’adolescent semblait tout
ensemble devenu plus jeune et plus vieux depuis qu’il avait trouvé le chemin de
lui-même ; tout cela il le devait à Narcisse. (p. 74)
Et ce qu’il découvrait dans sa
mère, ce n’était pas seulement tout le charme du monde : l’azur de son
doux regard chargé d’amour, la grâce de son sourire, promesse de bonheur, le
réconfort qui coulait de ses formules de tendresse ; il y avait aussi
quelque part en elle, voilés sous cette grâce, toute l’épouvante, toutes les
ténèbres, tous les désirs avides, toute l’angoisse, tout le péché, toute la
détresse, toutes les contraintes de la naissance et de la mort. (p. 76)
Bien des faits oubliés de son
enfance remontèrent à la surface dans ces rêves. Venus d’insondables
profondeurs, de régions inaccessibles, bien des petites fleurs du souvenir
fleurirent dans l’éclat doré d’un regard exhalant un parfum lourd de prescience
confuse : souvenirs de sentiments enfantins se rapportant peut-être à des
faits réels, peut-être à des songes. (p. 77)
Une fois, il fit ce rêve :
il était grand et adulte, mais, assis par terre comme un enfant, il avait
devant lui de la glaise et modelait comme un gamin, dans cette glaise, des
figures : un petit cheval, un taureau, un petit bonhomme, une petite bonne
femme. […] Puis, lassé de ce jeu, il continua son chemin, et alors, il eut le
sentiment de quelque chose de vivant derrière lui qui s’approchait
silencieusement et se retournant, il
vit, avec une profonde surprise et un grand effroi – qui n’était cependant pas
sans joie –, ses petites figures de glaise devenues grandes et vivantes.
Immenses, géantes, elles défilèrent devant lui en silence, et, grandissant
encore, s’en allèrent par le monde… (p. 78-79)
Un pétale de fleur ou un vermisseau sur le chemin contient et révèle
beaucoup plus de choses que tous les livres de la bibliothèque entière. (p.
79)
L’intelligence aime ce qui est
fixe, ce qui a forme ; elle veut pouvoir se fier à ses signes, elle aime
ce qui est, non ce qui est en devenir ; le réel, non le possible. (p. 80)
Le but, le voici : me placer là où je puis le mieux servir, où ma
nature, mes qualités et mes dons trouveront le meilleur terrain, le plus vaste
champ d’action. Il n’est pas d’autre but. (p. 84)
La seule chose qui restait réelle
et active, c’était la vie au fond de lui-même : le martèlement anxieux de
son cœur, l’aiguillon douloureux du désir, les joies et les angoisses de ses
rêves. C’est à cela qu’il appartenait, qu’il se donnait. (p. 89)
Chapitre VI
La connaissance de la nature est
une science elle aussi, et il n’y a pas que votre grammaire idiote. (p. 90)
Il resta assis sur les cailloux
chaudes, bien tranquille pour voir revenir les lézards qui s’étaient enfuis,
sentit les herbes de la Saint-Jean et éleva leurs petits pétales contre la
lumière pour regarder leurs milles pertuis d’aiguilles. (p. 91)
Tout était incompréhensible et triste au fond, bien que tout fût beau
aussi. On ne savait rien. On vivait, on trottait sur la terre ou on
chevauchait par les bois et tant de
choses vous lançaient des regards provocants ou prometteurs ou vous
remplissaient le cœur de désirs ; une étoile dans le soir, une campanule
bleue, un lac verdâtre avec ses roseaux, le regard d’un homme ou d’une vache,
et parfois on avait le sentiment que quelque chose d’inouï allait se produire à
l’instant même, quelque chose qu’on avait longtemps souhaité, qu’un voile
qui couvrait tout allait tomber ; et
puis, cela passait et il ne se produisait rien, l’énigme ne se dénouait pas, le
charme mystérieux restait sur les choses et, à la fin, on devenait vieux…
(p. 92)
La bouche de la femme s’attardait
sur la sienne, poursuivait son jeu, taquinait, provoquait, et, finalement, elle
s’empara de ses lèvres avec une avidité furieuse, prit possession de son sang,
l’éveilla jusqu’en ses profondeurs et, dans un long jeu muet, la femme brune se
donna au jeune homme, l’initiant doucement, le laissant chercher et trouver,
excitant son ardeur et apaisant sa flamme. Au-dessus de lui se tendit la brève
et délicieuse béatitude d’amour, elle s’embrasa dans l’éclat d’une flambée
ardente, s’apaisa, s’éteignit. (p. 94)
Dès son premier baiser, j’ai
senti mon cœur se fondre en moi et me faire mal d’une douleur délicieuse. Tous
les appels que mon âme avait entendus, tous les désirs que j’avais jamais
éprouvés, tous mes rêves, toute la douce angoisse, tout le mystère qui
sommeillaient en moi s’éveillèrent ; tout était transformé, enchanté, tout
avait pris un sens. Elle m’a appris ce que c’est qu’une femme et quel secret
est enclos en elle. En une demi-heure elle m’a mûri de bien des années. J’en
sais maintenant des choses ! (p. 98-99)
Je ne m’imagine pas que je cours
là au bonheur, au plaisir sans mélange. Je le pense bien, le chemin sera dur. Mais il sera beau tout de même, je l’espère.
C’est si bon d’appartenir à une femme, de se donner tout entier. […] aimer une femme, se donner tout à elle,
l’envelopper toute en soi et se sentir tout enveloppé en elle, ce n’est pas
la même chose que ce que tu appelles « être amoureux », que ce que tu
railles un petit peu. C’est pour moi la
voie vers la vie et la voie vers le sens de la vie. (p. 100)
Maintenant, semblait-il, il était
engagé dans un monde où on ne parlait point, où on s’attirait l’un l’autre avec
des cris de hibou, où les mots n’avaient plus de sens. Il acceptait cela ;
il n’avait plus besoin de mots ni de pensée aujourd’hui, tout ce qu’il
désirait, c’était Lise, ce contact, ce bouleversement de tout l’être, aveugle, muet,
sans paroles, cet évanouissement dans les râles. (p. 104)
Tout ce qui avait de l’importance
et de la grâce, il le sentait vivement : la vigueur juvénile, la beauté
simple et saine de ce corps féminin, son ardeur qui montait et son désir. Il
avait aussi le sentiment très net qu’à présent elle voulait être aimée
autrement que la première fois, qu’elle ne voulait plus le séduire et
l’instruire, mais attendre qu’il la désire et la prenne. En silence, il laissa
passer en lui les effluves, jouissant de la montée silencieuse de la flamme
allumée en eux deux et qui faisait de leur petite couche le centre ardent où
respirait toute la nuit silencieuse. (p. 106)
Des yeux et des lèvres, il
suivait dans son ravissement les ombres délicates, les contemplant, les
baisant ; comme sous un charme elle restait sans mouvement, les yeux
baissés, dans une attitude pleine de majesté, comme si, pour la première fois à cet instant, sa beauté se découvrait
et se révélait aussi à elle-même. (p. 107)
Chapitre VII
Venues des heures d’amour de cette nuit, mille images, mille gracieuses
et tendres impressions embaumaient comme des fleurs des pays lointains. […]
Que de rêves la brune étrangère avait comblés en lui ! que de boutons elle avait fait éclore,
que de curiosités et de désirs elle avait apaisés et combien elle en avait
éveillé de nouveaux ! (p. 110)
Il entendit un pivert cogner dans
l’arbre et essaya de l’épier. Longtemps il se donna une peine inutile pour
l’apercevoir. À la fin, il y réussit pourtant et le regarda un moment, là-haut,
tout seul, collé au tronc de l’arbre et qui le piquait en avançant et reculant
inlassablement la tête. Quel dommage qu’on ne puisse parler avec les
animaux ! C’aurait été chic d’interpeller le pic et de lui dire quelque
chose de gentil et peut-être d’apprendre des détails sur sa vie dans les
arbres, son travail, ses joies. Oh ! si on pouvait se métamorphoser !
(p. 112)
Ne pas voir d’hommes, ne dire à
personne bonjour ni bonne nuit, […] ne plus contempler de jeunes filles et de
femmes, ne plus savourer aucun baiser, ne plus jouer le jeu charmant et
mystérieux des lèvres et des membres, oh ! ce serait inimaginable !
(p. 114)
Les femmes et l’amour,
pensait-il, quelles choses étranges : les paroles sont superflues. […]
Comment donc alors ? Avec les yeux, oui, et avec un certain timbre de sa
voix un peu voilée et encore avec on ne sait quoi : une odeur peut-être,
discrètement émise par sa peau à laquelle les hommes et les femmes sentent tout
de suite qu’ils se désirent. Étrange ! Ce langage raffiné, avec quelle promptitude
il l’avait appris ! (p. 121)
Il examina les feuilles de la
petite plante ; quelle admirable sagesse les avait ainsi rangées si
joliment autour de la tige ! Les
vers de Virgile étaient beaux, il les aimait, mais il y avait dans Virgile bien
des vers qui n’étaient pas aussi beaux, si pleins de sens que la disposition en
spirale de ces petites feuilles montant contre la tige. Quelle jouissance,
quel bonheur, quel acte ravissant, noble et profond ce serait, si un homme
avait le pouvoir de créer une seule fleur comme celle-ci ! Mais nul n’en
était capable, aucun empereur, aucun pape et aucun saint. (p. 123)
« Plus tard ! dit-il,
je n’ai pas faim de pain, j’ai faim de toi. Oh ! montre ce que tu m’as
apporté de beau ! » Que de belles choses elle lui avait
apportés ! de grosses lèvres goulues, de fortes dents éclatantes, des bras
forts, rougis par le soleil, mais au-dessous du cou et plus bas, sa peau était
blanche et douce. Elle ne savait pas beaucoup de paroles, mais dans sa gorge
chantait une musique gracieuse et séduisante et, quand elle sentit sur elle ses
mains, des mains si tendres, si caressantes et si sensibles, des mains comme
elle n’en avait jamais connu, sa peau frémit et une sorte de ronron de chat se
fit entendre dans sa gorge. (p. 124)
Chapitre VIII
[…] il lui semblait étrange et un peu triste que partout l’amour fût chose
si fugitive, chez les femmes comme en lui-même, et qu’on ne mît pas plus de
temps à se dégoûter d’elles qu’à s’en éprendre. (p. 126)
Goldmund se prêtait à tout, il
était insatiable et souple comme un enfant, ouvert à toutes les séductions, et
c’est par là seulement qu’il s’exerçait lui-même une telle séduction. Sa
beauté, à elle seule, n’eût pas suffi à lui gagner si aisément les
femmes ; c’était cette naïveté enfantine, cette passivité, cette innocence
pleine de curiosité dans la concupiscence, cet absolu consentement à tout ce
qu’une femme pouvait bien désirer de lui. Il était, sans le savoir lui-même,
auprès de chaque amante, exactement tel qu’elle le souhaitait et le rêvait,
tendre et patient auprès de l’une, auprès de l’autre, emporté et entreprenant,
aujourd’hui naïf comme un gamin à la première initiation, demain raffiné et
fort averti. Il était prêt au jeu et à l’assaut, aux soupirs et au rire, à la
pudeur et au cynisme. Il ne faisait rien à une femme qu’elle ne désirât, rien à
quoi elle ne l’eût provoqué. C’était cela que toutes les femmes aux sens un peu
perspicaces flairaient tout de suite en lui, c’était là ce qui en faisait leur
favori. (p. 126-127)
Peut-être était-ce là son destin d’expérimenter à la perfection, de
mille manières et en mille variétés, la femme et l’amour. […] A quoi cela
pouvait servir, où cela menait-il, il n’en savait rien à vrai dire ; il
sentait simplement que c’était là sa voie. Pour le latin et la logique il avait
des aptitudes, certes, mais nullement étonnantes ou rares. Pour le jeu avec les
femmes, il était doué ; là il apprenait sans peine, là il n’oubliait rien,
là les expériences s’accumulaient et s’ordonnaient d’elles-mêmes. (p. 128)
Nous parlons trop. Ce n’est pas
ainsi que font ceux qui s’aiment. Je crois que tu ne m’aimes point. (p. 139)
Tu es belle et je voudrais te
montrer que je t’en sais gré. Tu me forces à te le dire avec des mots, je
pourrais te le dire mille fois mieux qu’avec des mots. Avec des mots je ne puis
rien te donner. Avec des mots je ne puis non plus rien apprendre de toi et toi
rien de moi. (p. 140)
Avec quelle rapidité tout se fanait, après s’être épanoui un
instant ! (p. 141)
Tu es si beau et tu sembles si
gai, et pourtant au fond de tes yeux, il
n’y a point de joie, il n’y a que tristesse, comme s’ils savaient, tes yeux,
qu’il n’est pas de bonheur et que la beauté et l’amour ne restent pas longtemps
parmi nous. Tu as les plus beaux yeux qui se puissent voir et les plus tristes.
(p. 142)
C’était précisément à ce puissant
attrait que la sœur avait sur ses sens qu’il percevait souvent à sa grande
surprise la différence entre le désir et
l’amour. Au début, il voyait les deux sœurs des mêmes yeux, il les trouvait
l’une et l’autre désirables, il leur avait fait la cour à toutes deux, ne les
quittant des yeux ni l’une ni l’autre. Et maintenant Lydia avait acquis sur lui
ce pouvoir ! Maintenant il l’aimait tant que, par amour, il allait jusqu’à
renoncer à la posséder pleinement ! Il
avait appris à connaître son âme et elle lui était devenue chère dans sa
naïveté, sa tendresse, sa propension à la tristesse, qui lui semblait sœur de
la sienne ; souvent il était profondément étonné et ravi de l’accord de
cette âme et de ce corps ; qu’elle fît quelque chose, prononçât un
mot, émît un vœu ou un jugement, et ses paroles, l’attitude de son âme
portaient absolument la même empreinte que la fente de ses yeux et la forme de
ses doigts. En ces instants, où il
croyait découvrir les lignes fondamentales de son être physique et moral,
Goldmund avait souvent ressenti le désir de fixer et de figurer quelques
aspects de sa personne et il avait fait des essais sur quelques feuilles qu’il
tenait soigneusement cachées, pour dessiner de mémoire, d’un trait de plume, la
silhouette de sa tête, la ligne de ses sourcils, sa main ou son genou. (p.
147-148)
C’était bête et difficile,
c’était compliqué et épuisant, de vivre de cette manière, mais c’était
merveilleux. Merveilleuse la tristesse
splendide et sombre de cet amour, sa folie, son désespoir sans issue ;
merveilleuses les nuits sans sommeil toutes remplies de pensées, tout cela
était beau et délicieux comme les signes de la douleur sur les lèvres de Lydia,
le son désespéré et résigné de sa voix, quand elle disait son amour et son
souci. (p. 149)
Et il sentait, en ces quelques
semaines, lui aussi était devenu tout
autre, bien plus vieux, pas plus sage et pourtant plus nourri d’expérience, pas
plus heureux, et pourtant beaucoup plus mûr et plus riche en son âme.
L’enfance avait pris fin. (p. 150)
Le contraste entre l’inquiétude
de son cœur et le calme, la résignation de ce monde hivernal le frappa :
avec quelle tranquillité, quelle touchante soumission les champs, les forêts,
les collines et la lande s’abandonnaient au soleil, au vent, à la pluie, à la
sécheresse, à la neige ! Qu’ils étaient beaux l’érable et le frêne sous
leur fardeau d’hiver supporté avec tant de douceur ! Ne pouvait-on devenir
comme eux, ne pouvait-on rien apprendre d’eux ? (p. 151)
Chapitre IX
C’était la première fois qu’il
assistait à une naissance et ses yeux ardents et étonnés restaient fixés sur le
visage de l’accouchée, enrichis soudain d’une expérience nouvelle. […] il fit
une découverte inattendue : les traits de son visage convulsé dans les
cris étaient à peine différents de ceux qu’il avait observés sur les autres
visages de femmes à l’instant de l’ivresse amoureuse. L’expression d’extrême
douleur dans une figure était plus violente certes, et la défigurait davantage
que l’expression d’extrême joie, mais au fond elle n’en était pas différente,
c’était la même contraction un peu grimaçante, le même embrasement qui
s’éteignait ensuite. Sans qu’il comprît
pourquoi, cette révélation que la douleur et la joie pouvaient se ressembler
comme des sœurs le surprit étrangement. (p. 161)
Peut-être Goldmund […] se
glisserait-il un jour derrière on ne sait quel mur ; il n’en resterait pas
moins sans foyer et sans but, jamais il ne se sentirait vraiment protégé et en
sûreté, toujours il se saurait entouré d’un monde mystérieusement beau et
mystérieusement sinistre, et toujours il lui faudrait prêter l’oreille à ce
silence au milieu duquel le cœur humain se trouvait si anxieux et si fragile.
(p. 168)
Mais pourtant ce n’était pas
oublié, c’était seulement une épreuve surmontée, écoulée. Il en restait quelque
chose, quelque chose d’inexprimable, d’épouvantable, mais aussi de précieux,
d’englouti au fond de lui-même, et pourtant d’inoubliable, une expérience, un
goût sur la langue, un cercle autour du cœur. En deux ans à peine il avait
épuisé les joies et les douleurs de la vie des sans-foyer : la solitude,
la liberté, l’écoute anxieuse dans la forêt parmi les bêtes sauvages, les
amours volages et infidèles, la détresse de mort dans toute son amertume. (p.
174)
Elle ajouta un tas de bons
conseils maternels qu’il s’empressa d’oublier, mais le service tendrement rendu
et le bon rire de ruse dans son visage de paysanne, il ne les oublia jamais.
(p. 176)
Chapitre X
C’était une figure de bois de la
Mère de Dieu, gracieusement penchée dans une attitude de tendresse, et la façon
dont son manteau bleu tombait de ses épaules étroites, dont elle tendait
doucement sa main virginale, dont, au-dessus de sa bouche douloureuse, ses yeux
vous regardaient, sous la voûte gracieuse du front, tout cela était si vivant,
si beau et si plein de vie intérieure, si plein d’âme, qu’il crut n’avoir
jamais rien vu de pareil. (p. 182)
Tant de douleur et tant de douceur se peignaient tout ensemble que cela
lui serrait le cœur. (p. 183)
À partir de cet instant passé
devant la douce et sainte statue de bois, Goldmund posséda ce qu’il n’avait
encore jamais possédé, ce qu’il avait souvent raillé ou envié chez les
autres : un but. Il avait un but et peut-être l’attendrait-il ; peut-être
sa vie tout entière, sa vie dissolue, allait-elle trouver un sens et une
valeur. Ce sentiment nouveau le pénétrait de joie et de crainte et lui donnait
des ailes. (p. 184)
J’ai été frappé de ce que, dans
un être humain, une certaine forme, une certaine ligne se retrouvent partout,
le front est en rapport avec le genou et l’épaule, avec la hanche ; et
tout cela est essentiellement identique à la nature profonde, à l’âme de
l’individu, dont le genou, le front, l’épaule sont ainsi faits. Et il y a encore
une chose qui m’a frappé […] : c’est que la suprême douleur et la suprême volupté s’expriment tout à fait de la
même manière. (p. 186-187)
Toute cette douleur s’est comme
muée en pur bonheur et en sourire. (p. 187)
C’était du moins ce que
l’observateur lisait sur les traits du maître : beaucoup de patience, de
métier et de réflexion, beaucoup de modestie et le sens de ce qu’il y a de
contestable dans tout travail humain, mais aussi la foi dans sa mission s’y
trouvaient inscrits. Ses mains parlaient un autre langage. Ses doigts s’appliquaient au plâtre auquel ils donnaient forme d’un
geste sûr, mais plein de sensibilité. Ils le traitaient comme ceux d’un amant
traitent l’amante qui se livre à lui : tout vibrants de sensations
amoureuses, d’une tendresse qui ne fait point de différence entre prendre et
donner, sensuels et respectueux tout ensemble… (p. 189)
Il accomplissait comme un rite sacré la tâche qui s’imposait à lui, la
tâche que lui dictait son cœur : dresser l’image de son ami pour la
conserver telle qu’elle vivait aujourd’hui dans son âme. Sans s’arrêter à cette idée, il avait le
sentiment que ce qu’il faisait là le déchargeait d’une dette, manifestait sa
gratitude. (p. 190)
Il se disait que lui-même, comme
tous les hommes, s’écoulait, se transformait sans cesse pour se dissoudre
enfin, tandis que son image créée par
l’artiste resterait immuablement la même et pour toujours. Peut-être,
pensait-il, la source de tout art et sans doute aussi de toute pensée est-elle
la crainte de la mort. Nous la craignons, nous frissonnons en présence de
l’instabilité des choses, nous voyons avec tristesse les fleurs se faner, les
feuilles tomber chaque année, et nous sentons manifestement dans notre propre
cœur que nous sommes, nous aussi, éphémères et que nous nous fanerons bientôt.
Lorsque, comme artistes, nous créons des
formes ou bien, comme penseurs, cherchons des lois ou formulons des idées, nous
le faisons pour arriver tout de même à sauver quelque chose de la grande danse
macabre, pour fixer quelque chose qui ait plus de durée que nous-mêmes. (p.
193)
Chapitre XI
À la place de la science, de la
vie monastique, de la vertu, c’étaient les
forces élémentaires de sa nature qui avaient pris possession de lui : la
sensualité, l’amour des femmes, le besoin d’indépendance, le vagabondage.
(p. 199)
Derrière les bonnes manières et
la décence se dissimulaient la froideur et l’orgueil, en sorte que son
innocence ne le touchait point et ne le désarmait pas […]. À peine s’était-il
un peu familiarisé avec sa silhouette, à peine s’en était-il fait une idée au
fond de lui-même qu’il éprouva le besoin de la fixer dans une image, non pas
sous son apparence présente, mais bien plutôt après l’éveil douloureux de sa
sensualité, non sous l’aspect d’une petite vierge, mais sous celui d’une Madeleine.
Souvent il sentait en lui le désir de voir ce visage calme, beau et impassible,
ravagé par la douleur ou la jouissance, s’ouvrant pour livrer son secret. (p.
201)
Au cours des journées passées sur
les routes, dans les nuits d’amour, aux heures d’aspiration ardente, aux heures
de danger suprême où la mort était proche, la figure maternelle s’était
lentement transformée et enrichie, s’était faite plus profonde et plus
diverse ; ce n’était plus le portrait de sa propre mère, mais ses traits
et ses couleurs avaient peu à peu composé une image de la Mère qui n’avait plus
rien de personnel, la figure d’une Ève, d’une Mère des Hommes. […] Les traits
de la tzigane Lise, de Lydia, la fille du chevalier, et bien d’autres portraits
de femmes avaient intimement pénétré l’esquisse primitive et ce n’étaient pas
seulement les visages des femmes aimées qui tous lui avaient fait des apports,
mais chaque émotion, chaque expérience, chaque aventure vécue avait réagi sur
elle, y avait ajouté quelque trait. Car cette silhouette, s’il réussissait
jamais à la rendre sensible, ne devait pas figurer une femme individuellement,
mais la Vie elle-même sous la figure de la Mère primitive. (p. 202-203)
Goldmund sculpta la statue de
Narcisse avec une profonde tendresse ; dans ce travail il se retrouvait
lui-même, avec sa mission d’artiste, son âme, chaque fois qu’il était sorti de
sa voie, ce qui n’était pas rare. (p. 203)
Ce n’était pas lui qui se tenait
là, sculptant une statue, c’était bien plutôt l’autre, Narcisse, qui se servait
de ses mains d’artiste pour se dégager
de la vie éphémère et changeante et manifester dans toute sa pureté son essence
intime. Les œuvres véritables […] c’est ainsi qu’elles naissent. […] Ah si
seulement la main humaine pouvait ne créer que de telles œuvres sacrées,
nécessaires, indemnes de toutes les souillures de l’intérêt et de la
vanité ! Mais il n’en était pas ainsi, il le savait depuis longtemps. On
pouvait aussi produire d’autres œuvres, de jolies choses ravissantes, exécutées
avec une grande maîtrise pour la joie
des amateurs d’art et l’ornement des églises et des hôtels de ville – de belles
choses, bien sûr, mais non pas des choses saintes, non pas des reflets de
l’âme. […] Pour lui, l’art et la mission
de l’artiste étaient sans valeur s’ils n’étaient ardents comme le soleil,
puissants comme la tempête ; s’ils n’apportaient que de la satisfaction de
l’agrément, de petits bonheurs. Ce qu’il recherchait, c’était autre chose.
(p. 204-205)
L’expérience lui apprenait que toute femme est belle et sait dispenser des
joies, que la plus insignifiante, la plus méprisée, peut cacher en elle une
ardeur et un dévouement inouïs, que celle dont la fraîcheur est fanée vous
réserve une tendresse maternelle, mélancolique et délicieuse, que chacune a son secret et sa magie dont
la découverte fait vos délices. Toutes les femmes se trouvaient ainsi
égales. Quelque charme personnel compensait la jeunesse et la beauté absentes.
(p. 208)
L’amour et la volupté lui
semblaient les seules choses capables de donner à la vie chaleur et prix. Il ne
savait pas ce qu’était la vanité et mettait sur le même pied un évêque et un
mendiant. […] L’amour des femmes, le jeu
des sexes, voilà ce qui pour lui était au premier plan et l’essence même de sa
tendance constante à la tristesse et au dégoût de la vie qui s’amplifiait à
chaque expérience de la fragilité et de l’instabilité de la volupté.
L’extase brève et fugitive de l’acte amoureux, sa flambée passagère dans
l’ardeur du désir, son extinction rapide, c’était pour lui le fond de toute expérience
humaine, c’était devenu le symbole de
toutes les joies et de toutes les souffrances de la vie. […] Tout comme la
jouissance d’amour, à l’instant le plus délicieux de son épanouissement
suprême, est sûre de décroître l’instant d’après et de disparaître dans la
mort, de même la solitude totale de
l’âme et l’abandon à la mélancolie sont sûrs de faire place soudain au désir, à
une nouvelle adhésion à la vie et à sa face lumineuse. La mort et la
volupté ne font qu’un. (p. 208-209)
Toutes les œuvres d’art vraiment hautes, toutes celles qui
n’étaient pas simplement des tours de passe-passe réussis, mais restaient
pénétrées de l’éternel secret, […] possédaient
ce double visage inquiétant et souriant, ce caractère masculin et féminin
tout ensemble, ce mélange d’instinct et
de pure spiritualité. (p. 210)
Mais l’art n’était pas un présent
du ciel, un don gratuit ; il coûtait très cher, il exigeait des
sacrifices. Plus de trois ans durant Goldmund lui avait immolé ce qu’il
connaissait de plus haut, de plus indispensable à côté de la volupté
amoureuse : la liberté. (p. 210)
Chapitre XII
Comme il était arrivé maintes
fois déjà il fut pris de pitié pour ces animaux et de dégoût à l’égard des
hommes ; pourquoi étaient-ils si insensibles et brutaux, si immensément bêtes
et stupides… (p. 218)
Toujours il s’était dégagé de ces
égarements, de toute cette graisse poisseuse, de cette satisfaction de
soi-même, il avait cessé de se donner de l’importance, renoncé à cette
paresseuse tranquillité de conscience, c’est cela qui l’avait jeté dans la
solitude, dans les rêveries creuses, dans le vagabondage, dans la méditation
des insondables problèmes de la souffrance, de la mort, de la vanité de tous
nos actes, qui l’avait amené à regarder fixement l’abîme. Parfois, tandis qu’il s’abandonnait à la contemplation désespérée de ce
monde de folie et d’épouvante, une joie s’était mise à fleurir tout à coup :
une violente passion d’amour, l’envie de chanter une belle chanson ou de
dessiner, ou bien en sentant une fleur, en jouant avec un chat, l’accord enfantin avec la vie s’était
rétabli. (p. 219-220)
Non, non, il n’en voulait pas de
ce bonheur satisfait des autres, des acheteurs du marché, des bourgeois, des
hommes de la vie pratique. (p. 222)
J’entends vivre et vagabonder,
sentir passer l’été et l’hiver, voir le monde et sa beauté, savourer son
horreur. (p. 223)
Il avait du goût pour l’eau, elle l’attirait sans cesse. Et quand
de là on fixait, à travers les ondes s’écoulant comme des fils de cristal, le
fond sombre et indistinct, on apercevait çà et là des choses qui brillaient
d’un éclat d’or éteint et dont les reflets vous attiraient ; des objets
indistincts, peut-être un vieux morceau d’assiette, ou bien une faucille tordue
qu’on avait jetée là, ou bien une pierre lisse et luisante, une tuile vernie
[…] jamais on ne pouvait savoir au juste
ce que c’était, mais c’était d’une beauté magique et séduisante, ce rapide
éclair, cette lumière tamisée par les eaux, reflétée un instant par l’or
englouti dans les profondeurs humides et ténébreuses. Tous les vrais mystères,
lui-semblait-il, toutes les vraies et authentiques images de l’âme étaient comme ce petit mystère des eaux, sans
contours distincts, sans forme, on ne les percevait que vaguement comme de
belles possibilités lointaines, derrière un voile, ils avaient toutes sortes de
significations. Tout comme ici, dans le demi-jour des profondeurs vertes du
fleuve quelque chose brillait de l’indicible éclat de l’or, de l’argent,
resplendissait, pour la durée d’un éclair : un rien, tout chargé pourtant
de promesses délicieuses ; de même
le profil changeant d’un être humain à peine entrevu par-derrière révélait
parfois une infinie beauté, une tristesse inouïe, ou encore : tout
comme quand une lanterne pendue la nuit sous une charrette projetait contre un
mur les ombres gigantesques des rayons de ses roues en mouvement, ce jeu des
ombres pouvait, l’espace d’un instant, s’emplir d’autant de visions,
d’événements et d’histoire que tout Virgile.
C’était de cette même matière
irréelle et magique qu’étaient tissés la nuit nos rêves : un rien où se
trouvaient encloses toutes les images du monde, une onde dans le cristal de
laquelle toutes les formes des hommes, des bêtes, des anges et des démons
demeuraient sous l’aspect de possibles qui jamais ne sommeillaient. (p. 225)
Il ne parvenait pas à s’expliquer
comment il se pouvait que la plus grande précision imaginable des formes pût
agir sur l’âme exactement de la même manière que ce qu’il y avait de plus
insaisissable et de plus imprécis. (p. 226)
C’était cela que le rêve et le chef-d’œuvre suprême avaient
en commun : le mystère. (p. 227)
Il [le mystère] consiste en ce que les suprêmes contradictions du
monde, qui autrement ne peuvent s’accorder, ont scellé la paix dans cette
figure, et y coexistent : naissance et mort, bonté et cruauté, fécondité
et destruction. (p. 227)
Oh ! l’or dans l’œil d’une
carpe, le tendre et délicieux duvet argenté au bord d’une aile de papillon,
était infiniment plus beau, plus vivant, plus précieux que toute une salle
pleine de pareilles œuvres d’art. (p. 228-229)
Tout se fanait, toute joie était
vite épuisée, et il ne restait rien que des os et de la poussière. Une chose
pourtant demeurait : la Mère éternelle, vieille comme le monde et
éternellement jeune, avec son sourire d’amour, triste et cruel. De nouveau il
la vit quelques instants, géante, des étoiles dans les cheveux, assise
rêveusement au bord du monde ; d’un geste absent, elle cueillait de sa
main fleur après fleur, vie après vie, pour les laisser lentement tomber dans
l’espace infini. (p. 231)
C’était la fille de la maison,
une enfant de quinze ans, créature douce et maladive, aux beaux yeux, mais qui
avait à la hanche une infirmité qui la faisait boiter. Elle s’appelait Marie.
La figure mal reposée, toute pâle, mais vêtue et peignée avec soin, elle lui
servit dans la cuisine du lait chaud et du pain, et semblait très triste de son
départ. Il la remercia et, en partant, déposa sur ses lèvres minces un baiser
de pitié. Elle reçut le baiser dévotement, en fermant les yeux. (p. 236)
Chapitre XIII
Un vagabond […] est, dans son
cœur, un enfant, toujours il vit dans le monde naissant, avant l’aube de
l’histoire universelle, toujours sa vie est menée par quelques instincts et
quelques besoins primitifs. […] toujours il est l’adversaire et l’ennemi mortel
du possédant et du sédentaire qui le hait, le méprise et le redoute, car il est
tant de choses qu’il ne veut pas qu’on lui rappelle : l’instabilité de
toute existence, l’incessante décomposition de toute vie, la mort glacée et
inexorable dans laquelle baigne l’univers. (p. 237-238)
Dans chacun de ses rêves, dans
chacun des regards qu’il jetait sur les vallées dans leur splendeur printanière
ou dans leur tristesse d’automne, il s’emplissait de visions, il sentait en artiste, il était torturé du
désir de conjurer, par l’esprit, l’absurdité de l’existence et de lui donner un
sens. (p. 239)
Goldmund lui aussi avait bon
caractère. Il n’y avait qu’une chose qu’il ne souffrait point : quand il
retombait dans sa tristesse et ses sombres réflexions, alors il se taisait
obstinément et considérait l’autre comme n’existant pas ; alors il ne
fallait ni bavarder, ni questionner, ni consoler, il fallait le laisser à son
silence. (p. 241)
Il ne manquait pas d’horreurs
dans cette cabane et les cadavres dégageaient une puanteur infecte. Pourtant tout ceci avait pour lui un attrait
profond, c’était plein de grandeur, de destin, si vrai, si direct ;
quelque chose là-dedans gagnait sa tendresse et lui pénétrait dans l’âme. (p.
245)
Il se donna tout entier à la
contemplation des cadavres avec cet étrange mélange de cordiale pitié et de
froid esprit d’observation que montrent les artistes. (p. 246)
Ce n’était pas terrible, dit
Goldmund en hésitant, j’ai simplement vu ce qui nous attend, moi et toi et tout
le monde, même si nous n’attrapons pas la peste. (p. 249)
Il voyait déjà dans les yeux
absents de Goldmund cet égarement, cette obsession de l’âme aimantée vers
l’horrible, cette curiosité de
l’épouvante. (p. 251)
Chapitre XIV
Il avait saisi au passage le regard
avec lequel Lene l’avait vu balancer et jeter au loin le corps du misérable. Un étrange regard, qu’il n’oublierait
jamais : dans ses yeux immenses, pleins d’horreur et de ravissement,
rayonnait une fierté, un triomphe, une jouissance partagée de la vengeance et
du meurtre comme il n’en avait jamais vu ni soupçonné sur un visage de
femme. Sans ce regard, pensait-il, il aurait peut-être un jour, plus tard,
après des années, oublié la figure de Lene. Ce regard avait mis sur sa face de
jeune paysanne de la grandeur, de la beauté, de l’horreur. Il y avait des mois
que ses yeux n’avaient rien vu qui fasse surgir en lui ce vœu :
« Voilà une chose qu’il faudrait dessiner ! » (p. 263)
Je dois mourir et j’aime mieux
mourir que de voir un jour que ta couche est vide et que tu m’as abandonnée.
J’y pensais chaque matin et j’avais peur. (p. 265)
Il en avait assez de ce Robert,
si bon garçon qu’il fût, il était trop lâche et trop petit pour lui ; il
n’était pas à sa place en des temps pareils, sous les tempêtes d’un tel destin.
(p. 266)
Et le pire de tout, c’est que
chacun cherchait un bouc émissaire pour son intolérable misère. Chacun
prétendait connaître le coupable, cause de l’épidémie, ou ses auteurs
criminels. (p. 269)
Dans cette angoisse et cette
folle exaspération, partout on tuait, on brûlait, on martyrisait des innocents.
Furieux et écœuré, Goldmund regardait tout cela ; le monde semblait
ébranlé et empoisonné. On eût dit qu’il n’était plus sur terre de joie,
d’innocence, ni d’amour. (p. 270)
Mais il était poussé par une
immense curiosité qui le tenait en éveil : il ne se lassait pas de
regarder la Grande Faucheuse d’hommes, d’entendre la chanson des choses
éphémères… […] il cueillait la fleur si vite fanée de la volupté, fixait ses
regards dans les yeux fixes et ivres des femmes, les fixait dans les yeux fixes
et ivres des ivrognes… (p. 271)
[…] la chanson sauvage du trépas avait, en lui, une autre résonance.
Elle ne faisait point songer au bruit sec et dur des os qui se heurtent, elle était plus douce, séduisante ;
une mère qui vous rappelle en son sein. (p. 272)
Si dissemblables qu’elles
fussent, cette pauvre et fière enfant, cette juive, le faisait songer de
quelque manière à Lydia, la fille du chevalier. L’amour de telles femmes était
une source de douleurs. Mais un moment il lui sembla qu’il n’avait jamais aimé
personne d’autre que ces deux-là : la pauvre Lydia tourmentée d’inquiétude
et la juive dans son amertume farouche. […] mainte nuit il rêva de la beauté
brûlante de son corps svelte qui semblait destinée à s’épanouir dans le bonheur
et se trouvait pourtant vouée à la mort. Oh ! ces lèvres et ces seins
allaient-ils être la proie des « porcs » et pourrir dans les
champs ? N’était-il point de force,
de charme qui pût sauver ces fleurs précieuses ? Si, il existait, ce
charme ; ils continuaient à vivre dans son âme, il pourrait fixer leur
forme, leur donner l’éternité. (p. 276)
Il médita devant ces vénérables
statues où le cœur d’une époque depuis longtemps révolue continuait à battre et
où les angoisses et les extases de générations depuis longtemps disparues,
figées dans la pierre, persistaient après des siècles à braver l’instabilité de
la destinée humaine. (p. 278)
Mon Dieu, tu me
déconcertes ! Tu as raté ta création et tu ne tiens pas ton univers en
ordre. […] J’ai vu tant d’innocents dans la peine et tant de méchants nager
dans le bien-être. Nous as-tu donc tout à fait oubliés et abandonnés ? (p.
279)
Il contempla les statues
silencieuses, les anges et les saints minces et élancés, dans les plis raides
de leurs draperies, impassibles, inaccessibles, surhumains et pourtant créés de
la main de l’homme et de l’esprit de l’homme. Sévères et sourds, ils se
dressaient là-haut, dans leurs niches étroites, inaccessibles à toute prière, à
toute question, et cependant ils
demeuraient dans leur dignité et leur beauté qui survivaient aux générations
humaines et à leur disparition, comme une infinie consolation, un triomphe sur
la mort et le désespoir. (p. 279-280)
Chapitre XV
Comme tout passait donc si
vite ! Il n’y a pas longtemps, les feux brûlaient là pour préserver de la
peste, et les odieux valets des hôpitaux régnaient en maîtres ; et
maintenant la vie avait repris son cours, on riait, on faisait des
plaisanteries… (p. 283)
C’était ainsi, les impressions tristes passaient comme les autres, la
douleur, le désespoir passaient comme la joie, ils s’atténuaient,
pâlissaient, perdaient leur profondeur et leur prix et, à la fin, un jour
venait où on ne pouvait plus retrouver ce que c’était qui vous avait fait,
jadis, tant de peine. (p. 287)
Sentir ainsi s’écouler ses
visions, sentir sa main leur donner une forme, se rendre maître d’elles lui fit
un bien infini. (p. 291)
C’était beau de se montrer à
cette femme et de lui proposer le combat. C’était beau de sacrifier sa liberté
à une telle beauté. C’était un sentiment magnifique et exaltant de risquer sa
vie sur cet unique dé. (p. 293)
Les amants n’en savaient rien.
Pour eux s’était ouvert le paradis ; attirés l’un vers l’autre, enlacés
l’un dans l’autre, ils s’abîmaient dans sa nuit embaumée, voyaient poindre les
blancs secrets de ses fleurs, cueillaient de leurs mains caressantes et
reconnaissantes ses fruits tant désirés. Jamais encore le trouvère n’avait joué
sur un tel luth, jamais le luth n’avait sonné sous des doigts aussi vigoureux,
aussi experts. […] Dans sa gorge bourdonna une note de bonheur quand il vit la
dureté qui était dans ses prunelles se fondre et faire place à la faiblesse. Au fond de ses yeux passa un tendre frisson
qui s’éteignit comme le frisson argenté sur la peau des poissons mourants, un
or pâle comme l’un de ces reflets enchanteurs sur le lit du fleuve. Tout le
bonheur que peut vivre un être humain lui sembla s’y condenser. (p. 297-298)
Chapitre XVI
Aujourd’hui il ne voulait pas
voir un être humain, il ne se laisserait distraire par rien, passerait la douce
journée d’automne dehors dans la compagnie des fleurs et des nuages. (p. 300)
Et si demain la mort venait le
prendre, tout cela se désagrégerait, tout ce livre d’images, plein de femmes et
d’amour, de matins d’été et de nuits d’hiver s’effacerait. Le temps était venu
de faire œuvre qui dure, de créer quelque chose qui reste après lui et lui
survive. (p. 302)
C’était vraiment honteux d’être
ainsi berné par la vie ; c’était à en rire et à en pleurer ! Ou bien
on vivait en s’abandonnant au jeu de ses sens, […] on connaissait alors mainte
noble joie, mais on restait sans protection contre l’instabilité des choses
humaines ; on était alors comme un champignon dans la forêt, tout
resplendissant de ses riches couleurs, mais qui, demain, pourrira. Ou bien on
se mettait en défense, on s’enfermait dans un atelier, on cherchait à dresser
un monument à la vie fugitive : alors il fallait renoncer à la vie, on
n’était plus qu’un instrument, on se mettait bien au service de l’éternel, mais
on s’y desséchait et on y perdait sa liberté, sa plénitude, sa joie de
vivre ; c’était le cas de maître Niklaus. (p. 302-303)
Mais qu’il y eût ou non une
éternité, il ne la désirait point ; il n’aspirait qu’à cette vie fragile
et fugitive, qu’à respirer, qu’à demeurer dans sa peau, il ne voulait que
vivre. (p. 313)
Chapitre XVII
- Qu’est-ce que l’art t’a
apporté, que signifie-t-il pour toi ? - Le triomphe sur la vie fugitive ; je me suis rendu compte que,
de la farce et de la danse macabre de la vie humaine, il y avait une chose qui
demeurait, qui survivait, l’œuvre d’art. Elle aussi périt bien un jour, elle
est consumée, gâtée, brisée. Mais tout de même elle survit à bien des vies humaines et constitue, au-delà de
l’instant qui passe, un domaine paisible d’images et de choses saintes. Il me
semble bon et consolant d’y travailler, car c’est presque conférer aux choses éphémères l’éternité. (p. 330)
La vision première qui prend
forme dans une belle œuvre d’art, ce n’est pas une personne réelle, vivante,
bien qu’elle en puisse être le sujet. La vision première n’est pas chair et
sang, elle est esprit ; elle réside dans l’âme de l’artiste. (p. 331)
Tu as parlé de visions premières,
donc d’images qui n’existent nulle part que dans l’esprit créateur, mais qui
peuvent être réalisées dans la matière et rendues visibles. Longtemps avant
qu’une image artistique soit visible et prenne une réalité, elle existe dans
l’âme de l’artiste. Cette image première, c’est précisément ce que les Anciens
appellent une « idée ». (p. 331)
Il en était ainsi, lui
sembla-t-il, de sa vie entière : adieux, fuites, oubli, il restait là les
mains vides, le cœur glacé. (p. 335)
Chapitre XVIII
Mais les arbres de la cour, les
portails et les fenêtres, le moulin et sa roue, les dalles des couloirs, les
buissons de roses fanées dans le promenoir, les nids de cigognes sur le grenier
à blé et le réfectoire le connaissaient, eux. À tous les détours le parfum du
passé, sa première jeunesse se présentaient à lui avec une émouvante douceur.
(p. 337)
Il me semblait que tu pouvais
devenir un poète, dans ce que tu lisais et écrivais tu montrais une certaine
répugnance pour ce qui était abstrait, tu aimais tout particulièrement dans la
langue les mots et les sons qui avaient un caractère sensible, poétique, les
mots qui faisaient image. (p. 340)
La pensée n’a absolument rien à
voir avec les représentations. Elle ne se réalise pas en images, mais en
concepts et en formules. (p. 341)
Un être humain s’acquitte de sa tâche la plus haute, la plus normale,
en cherchant à mettre en valeur les dons qu’il a reçus de la nature. C’est
pour cela que je t’ai dit si souvent jadis : n’essaie pas de singer le
penseur ou l’ascète, sois plutôt toi-même, cherche à te réaliser toi-même. (p.
342)
Nous autres, nous sommes
changeants, en devenir, nous sommes un ensemble de possibles, il n’y a pas pour
nous de perfection, pas d’être absolu. Mais là où nous passons de la puissance
à l’acte, de la possibilité à la réalisation, nous avons part à l’être
véritable, nous nous rapprochons d’un pas du divin et de la perfection. Se
réaliser, c’est cela. (p. 342-343)
Laisse-moi donc
« penser » et juge ma pensée sur ses effets comme je jugerai ta
qualité d’artiste sur tes œuvres. (p. 345)
Dans le ravissement et le
désespoir il se donnait à son œuvre comme à la conquête d’une femme rebelle à
l’amour, il luttait avec elle, souple et obstiné comme un pêcheur lutte avec un
gros brochet, chaque résistance était pour lui un enseignement et rendait sa
sensibilité plus fine. Il oublia tout le reste… (p. 348-349)
Au premier coup d’œil j’ai
reconnu dans cet apôtre notre abbé Daniel, et pas seulement son portrait, mais aussi tout ce qu’il symbolisait jadis
pour nous : la dignité, la bonté, la simplicité. […] il se dresse à nouveau ici devant moi, et
avec lui, tout ce qui nous était alors sacré et nous laisse un souvenir
inoubliable de cette période de notre vie. En me rendant cette vision, ami, tu
m’as fait un riche présent ; ce
n’est pas seulement l’abbé Daniel que tu me rends, c’est toi-même que tu me
révèles entièrement pour la première fois. Je sais maintenant qui tu es.
(p. 354)
Chapitre XIX
Notre pensée est une constante
abstraction, elle se détourne du sensible, elle essaie de construire un monde
purement spirituel. Mais toi, tu prends justement à cœur ce qui est inconstant
et mortel et tu proclames le sens du
monde précisément dans ce qui est fugitif. Tu ne t’en détournes pas, tu t’y
abandonnes corps et âme et par ton amour passionné, tu lui donnes une valeur suprême, tu en fais le symbole de l’éternel.
Nous, penseurs, nous essayons de nous rapprocher de Dieu en excluant de lui le
monde. Toi, tu te rapproches de lui en aimant sa création et en la recréant.
(p. 358)
Il y a une chose commune à tous
les hommes de bonne volonté. C’est que toutes nos œuvres, en fin de compte,
nous font honte, qu’il nous faut toujours recommencer par le commencement et
que le sacrifice doit toujours se renouveler. (p. 359)
Il se sentait vieux, il se
sentait affreusement semblable à maître Niklaus. Il s’observait lui-même avec
répugnance, il était devenu un sédentaire, il n’était plus un aigle ou un
lièvre, il était maintenant un animal domestique. (p. 361)
Oui, dit Goldmund, la statue est
tout à fait réussie, mais écoute, Narcisse : pour qu’elle atteigne à cette
beauté, il a fallu toute ma jeunesse, mes courses vagabondes, mes amours, ma
quête de tant de femmes. C’est là la source où j’ai puisé. (p. 363)
Cet artiste au cœur tourmenté de
conflits et de détresse n’avait-il pas dressé pour d’innombrables générations
présentes et futures les symboles de leur misère et de leur effort, des formes
auxquelles le recueillement et la vénération, l’angoisse et l’aspiration
d’innombrables humains pouvaient s’adresser pour trouver en elles consécration
et réconfort ? […] Pas de verbiage, pas de doctrine, pas de commentaires,
d’exhortations : rien que de la vie à l’état pur, sublimée. (p. 368)
Chapitre XX
Toi, j’ai pu t’aimer, toi seul
entre tous les hommes. Tu ne peux pas mesurer ce que cela représente. C’est la
source dans le désert, l’arbre en fleur dans la brousse. C’est à toi seul que
je dois de n’avoir pas un cœur desséché, d’avoir gardé en moi une place
accessible à la grâce. (p. 377)
Non, si je suis curieux de
mourir, c’est que c’est toujours ma conviction ou mon rêve que je suis en route
vers ma mère. J’espère que la mort sera une grande volupté, aussi grande que
celle du premier acte d’amour. (p. 379)