« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

lundi 29 février 2016

L'Ornière, de Hermann Hesse

Quatrième de couverture :


Une petite ville d'Allemagne vers 1900. Hans Giebenrath est un garçon pas comme les autres. Surdoué, promis au plus bel avenir, il est cependant attiré par les joies simples et la nature. Victime de l'ambition démesurée d'adultes intransigeants qui espèrent au fond d'eux-mêmes pouvoir tirer profit de sa réussite, il est poussé à étudier toujours plus. Admis sur concours au séminaire protestant de Tübingen, il est rapidement brisé par les dures lois de l'école. Seul un de ses camarades de chambre, Hermann, un garçon trop brillant et frondeur pour plaire à ses maîtres, se rapproche de lui...

(Les références de page renvoient au volume Romans & Nouvelles, éd. La Pochothèque)

Le succès littéraire d’Hermann Hesse repose en grande partie, à mon avis, sur la forte identification des lecteurs aux interrogations de ses personnages principaux et aux thèmes spirituels, de recherche de soi, de liberté intérieure dans un environnement hostile, mesquin qui cherche justement à empêcher tout développement individuel, thèmes récurrents qu’il aborde dans son œuvre. L’Ornière vaut surtout par la forte identification que le lecteur ressent vis-à-vis de son personnage principal (personnellement, cela fut mon cas, et je me suis souvent reconnu dans de nombreuses situations du roman), le jeune Hans Giebenrath, un jeune adolescent pris dans l’engrenage éducatif l’encourageant sans cesse à exceller dans les matières étudiées et à « dépasser » ses camarades. On s’en doute, Hesse s’oppose à cette méthode d’enseignement, qui ne consiste qu’à travailler sans relâche, mais surtout sans plaisir, et à ingurgiter, au sens propre du terme, des savoirs dispensés avec aussi peu de plaisir par un corps enseignant qui n'ont guère conscience du mal qu'ils font avec de telles méthodes.

Le héros du roman Hans est au début du livre en train de se préparer pour un concours prestigieux, un « examen d’État ». On apprend qu’il a été poussé vers cette voie lorsque ses professeurs ont remarqué son intelligence et lui ont tout naturellement inculqué le virus de « l’ambition », ambition qu’il s’est fait sienne, épousant les attentes élevées qui ont été placées en lui. Hesse fait preuve de beaucoup d’ironie tout au long du roman, et maltraite parfois son personnage principal pour son ambition, son orgueil, sa volonté obsessionnelle de « dépasser » ses camarades, mais on incline davantage à compatir pour Hans qui on le sent a surtout été poussé dans cette voie, cet état d’esprit, par son entourage, son père bouffi d’orgueil, ses professeurs espérant qu’il se distingue et fasse l’honneur du village dans lequel il a grandi. De plus, Hans semble avoir épousé sans en avoir conscience une mentalité qui va à l’encontre de sa nature, son individualité profonde, puisqu’il est affligé de maux de tête quasi-permanents en plus de son état physique maladif (il est frêle, pâle et fatigué en permanence par les cours et devoirs qui lui sont donnés). Hans est en effet un être intelligent, probablement artiste, qui voit son développement intérieur entravé et anéanti par un environnement hostile, par des études austères qui ne lui apportent jamais de plaisir ni de satisfaction et qu’il n’effectue qu’au prix d’immenses peines qui épuisent et détériorent sa santé physique et mentale. Dans un passage du livre, Hesse évoque le combat perpétuel entre l’esprit créatif, artistique et l’institution scolaire qui bien souvent entrave le premier :
« […] entre les génies et le corps professoral, il a de toute éternité existé une faille profonde ; et ceux d’entre eux qui se révèlent à l’école sont, pour les professeurs, un objet d’horreur. Pour eux, ces génies sont de mauvais garçons ignorant le respect, commençant à fumer à l’âge de quatorze ans, tombant amoureux à quinze ans, allant au café à seize ans, lisant des livres défendus, écrivant des essais impertinents, regardant à l’occasion le professeur d’un œil moqueur […]. Un maître d’école préfère avoir dans sa classe plusieurs ânes qu’un seul génie. Et, à tout prendre, il a raison, car sa tâche n’est pas de développer des esprits extravagants, mais de former de bons latinistes, des mathématiciens convenables et de braves gens. […] chez les êtres authentiquement géniaux, les blessures finissent toujours par se cicatriser, ils deviennent des hommes et, en dépit de l’école, font de la bonne besogne ; plus tard, lorsqu’ils sont morts, auréolés des nimbes flatteurs de l’éloignement, ils sont représentés par les maîtres d’école aux générations nouvelles comme des exceptions et de nobles exceptions. C’est ainsi que se répète d’école en école la comédie de la lutte entre la lettre et l’esprit. Nous voyons constamment l’État et l’école s’efforcer, suant et soufflant, d’écraser dans l’œuf les quelques intelligences profondes, d’un plus grand prix, émergeant chaque année. Et toujours, ce sont surtout ceux qui furent haïs de leurs professeurs, chassés, ce sont ceux-là qui, dans la suite, viennent enrichir le trésor spirituel de notre peuple. Beaucoup, cependant – et qui sait combien ? -, se consument dans une résistance silencieuse et disparaissent. » (p. 214)

           Cette dernière phrase est capitale et pourrait résumer l’ensemble du roman présent. Hans fait partie de ces intelligences qui vont se perdre, s’éteindre dans la machine éducative qui lui est imposée, qu’il a même embrassé puisqu’il a fait siennes les attentes, l’ambition placées en lui par ses anciens professeurs. Il est le siège d’un combat invisible et inconscient en lui entre sa volonté de « réussir », son ambition implantée en lui, et une part de lui qui s’y oppose, comprenant vaguement qu’il est pris au piège. Hans a un côté « arriviste » que son seul ami dans l’internat prestigieux où il est admis suite à son concours, Hermann Heilner, lui reproche avec justesse. C’est au contact d’Heilner, et à la suite d’une expérience liée à la mort, que Hans va se rendre définitivement compte, après ses errements passés, que l’école est en train de le détruire et achèvera de le détruire s’il continue à travailler dans les conditions drastiques qui lui sont imposées. Séparé de son ami en raison de sa lâcheté (Heilner fut puni sévèrement par l’institut et Hans n’a pas osé braver le regard des autres pour soutenir son ami), Hans se rend compte de ses torts envers Heilner suite à un drame et parvient à se réconcilier avec son ancien ami.
« Hans était devenu plus sensible, plus chaleureux, plus enthousiaste. […] Ces deux garçons précoces eurent, sans le savoir et avec une pudeur intuitive, un avant-goût des tendres mystères d’un premier amour. Avec cela, leur liaison avait le charme un peu âpre de la virilité mûrissante et, comme assaisonnement non moins âcre, leur sentiment de défi, vis-à-vis de tous leurs camarades […]. Plus Hans s’attachait avec délices et ferveur à son amitié, plus l’école lui devenait étrangère. […] les professeurs virent avec mécontentement le jusqu’ici irréprochable élève Giebenrath se transformer en créature problématique, soumise à l’influence suspecte d’Heilner. » (p. 213-4)
        Signe de sa métamorphose, Hans commence à lire différemment par rapport à celle qui lui était jusqu’alors apprise. Heilner lui faisait ironiquement remarquer, dans un passage précédent :
« On nous fait lire Homère, railla-t-il, comme si l’Odyssée était un livre de cuisine. Deux vers par heure… On mâche, remâche et rumine chaque mot jusqu’à la satiété. Mais, à la fin du cours, on vous dit chaque fois : « Vous voyez avec quelle finesse, quelle subtilité le poète a su exprimer cela : vous venez de faire une incursion dans le secret de la création poétique. » Juste comme ça, un peu de sauce pour faire passer les particules et les aoristes, pour qu’on n’étouffe pas tout à fait. Vu ainsi, Homère ne me tente pas. D’ailleurs, en quoi tout ce fatras grec nous intéresse-t-il ? Si l’un de nous s’avisait une fois de vivre à la grecque, il serait promptement expulsé. Et avec ça, notre chambrée s’appelle Hellas ! Quelle ironie ! Pourquoi ne s’appelle-t-elle pas plutôt « Corbeille à papier », ou « Cage d’esclaves », ou « Tuyau de poêle » ? Toute cette histoire de classicisme n’est qu’une vaste escroquerie ! » (p. 198)
Ainsi, Hans commence à lire différemment, et somme toute vraiment pour la première fois de sa vie (à savoir une lecture stimulant directement son imagination et ses sens) et les matières qu’il suit perdent à ses yeux progressivement tout intérêt.
« Il ne prenait vraiment plaisir qu’à Homère et à la leçon d’histoire. Par une intuition obscure, à tâtons, il commençait à pénétrer au cœur du monde homérique. En histoire, les héros cessèrent progressivement d’être des noms et des chiffres : ils le fixaient de leurs yeux proches ardents, et avaient des lèvres vivantes, rouges ; chacun avait une physionomie, des mains qui lui étaient propres […] Lors de la lecture de l’Évangile dans le texte grec, aussi, il était souvent surpris, voire stupéfait, par la netteté et la proximité des silhouettes. Une fois, par exemple, au chapitre six de Marc, lorsque Jésus quitte le bateau avec ses disciples et lorsqu’il est dit : « Ils le reconnurent aussitôt et coururent vers lui », il voyait, lui aussi, le Fils de l’Homme sortir du bateau et le reconnaissait, non à sa silhouette, non à son visage, mais à la grande profondeur, à l’éclat de ses yeux pleins d’amour, à un très léger geste de salut ou, mieux, d’appel, de bienvenue de sa belle main effilée, hâlée, qui semblait formée et habitée par une âme à la fois bonne et ferme. Un morceau de rive, des eaux agitées, la proue d’une lourde barque surgissaient pendant un moment, puis toute l’image avait disparu, comme la buée d’une haleine en hiver. » (p. 217)
        Sans grande surprise, Hans ne parviendra dès lors plus à soutenir le rythme scolaire imposé et sera renvoyé de l’établissement lorsque ses problèmes de santé s’aggraveront. Sur bien des aspects, Hans ressemble à l’Hanno des Buddenbrook de Thomas Mann, et les thèmes de Hesse sont similaires à l’auteur de La Montagne magique, dont il était par ailleurs un grand ami. Hans est progressivement épuisé par ses études qui entravent, sont en contradiction avec son être intérieur. Hesse fait le constat amer d’une école davantage destructrice que formatrice de l’individu, qui cherche à lui inoculer « l’idéal vulgaire et creux d’une ambition sordide et épuisante ». L’école, et plus généralement l’État, la société, n’ont pas pour but l’émancipation individuelle mais d’implanter dans les esprits, selon une formule ironique de Hesse,
« des idéaux paisibles, modérés, admis par l’État. Combien d’hommes, aujourd’hui citoyens satisfaits, fonctionnaires zélés, seraient, sans ces efforts de l’école, devenus des novateurs sans cesse agités, des rêveurs stériles ! Il y avait en eux quelque chose de primitif, de déréglé, d’inculte qui devait d’abord être brisé ; une flamme dangereuse, qu’il fallait avant tout éteindre et piétiner. L’homme, tel que le produit la nature, est un être déconcertant, indéchiffrable, alarmant. Il est un torrent débouchant de montagnes inconnues ; il est une forêt vierge sans chemin, désordonnée. Et comme la forêt vierge, qui doit être éclaircie, nettoyée, contenue dans certaines limites par la violence, l’homme naturel doit être brisé par l’école, vaincu, maintenu par la force ; c’est la tâche de l’école d’en faire un membre utile de la société, selon des principes approuvés par les autorités, et d’éveiller en lui les vertus dont le développement sera complété et couronné par le dressage méticuleux de la caserne. » (p. 181)
           Pour terminer, L’Ornière, comme son titre l’indique, est un roman sur la volonté d’une société d’imposer un chemin tout tracé, et donc d’entraver le libre développement d’un être dont l’intelligence sera mutilée, tuée dans l’œuf par les souffrances du système éducatif dans lequel il est plongé. Hans ne se rend que tardivement compte de l’erreur dans laquelle il s'est retrouvé de par son entourage, son environnement qui l’ont aiguillonné à entreprendre des études difficiles pour une carrière professionnelle prestigieuse. Il fait partie des romans au caractère partiellement autobiographique de son auteur, et on reconnaît sans mal Hesse dont la personnalité est sans doute partagée entre les personnages de Hans et de Hermann. De surcroît, bien que j’en aie peu parlé, L’Ornière contient de beaux passages sur les souvenirs que Hans a de son enfance perdue, des joies qu’il a connues et qui se sont évanouies à jamais. Son contact avec la nature, et en particulier sa joie pour les parties de pêche et les baignades en plein air, sont des bouffées d’air frais dans un roman globalement oppressant.

mardi 9 février 2016

Hermann et Dorothée, de Goethe : résilience du couple face au malheur et à l'adversité.

Quatrième de couverture : 

« Vous avouerez que ce poème marque l'apogée de l'art de Goethe et de tout notre art moderne. J'ai vu naître cette épopée et la façon dont elle est née m'a causé presque autant d'admiration que l'œuvre elle-même. Tandis que nous autres nous sommes forcés de rassembler et de choisir péniblement nos matériaux, pour n'arriver qu'à sortir lentement quelque chose de passable, lui n'a qu'à secouer d'une main légère l'arbre de son génie pour en faire tomber les plus beaux fruits, des fruits mûrs et pesants. On ne peut s'imaginer avec quelle aisance souveraine il moissonne maintenant les fruits d'une vie si bien employée et d'une culture de tous les instants, quelle gravité et quelle sûreté il y a dans tous les pas qu'il fait, et à quel degré la clarté de ses vues sur lui-même et sur les choses le préservent de tout vain effort et inutile tâtonnement ». Lettre de Friedrich Schiller au peintre Johann Heinrich Meyer, 21 juillet 1797.


« Grand poème épique » selon ses propres dires, Hermann et Dorothée a été écrit à la suite des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister et appartient aux écrits tardifs de Goethe. Ce dernier s’est depuis longtemps distancé vis-à-vis de son héros Werther, le personnage éponyme de son premier roman, ou plutôt, il s’est définitivement écarté du mouvement Sturm und Drang (que l’on pourrait traduire littéralement comme « Tempête et Passion ») depuis son retour d’Italie. « Werther n’était qu’un dilettante de la vie, comme le dit Goethe dans sa dissertation de 1799 sur le dilettantisme, c’est le propre du dilettante de ne voir la réalité qu’à travers son sentiment et de n’attacher de prix qu’à ses passions. » (p. 34). Hermann et Dorothée, comme le dit très justement Hippolyte Loiseau qui a signé la traduction et la préface du poème épique de Goethe, est une « œuvre qui se place à côté de Wilhelm Meister dans la série des œuvres éducatives de Goethe […] il [en] sort une leçon de sagesse pratique qui a une haute portée humaine. Le travail probe, l’effort quotidien dans la sphère d’activité que la nature ou le sort ont réservée à chacun portent des fruits heureux et certains. Tous les personnages du poème de Goethe sont actifs. […] les héros mettent eux-mêmes la main à la pâte. […] Hermann et Dorothée est, peut-on dire, un hymne au travail. Le début du chant V célèbre expressément par la bouche du pasteur les mérites de la classe moyenne, celle des bourgeois et des artisans, des paysans aussi qui sans impatience, avec méthode et application, font humblement mais joyeusement leur tâche de chaque jour et de chaque saison… (p. 33-4)

        Hermann et Dorothée risque donc de déconcerter ceux qui ne connaissent de Goethe que son premier roman le plus célèbre, Les Souffrances du jeune Werther. Ses autres romans, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister et Les Affinités électives, exaltent le travail et l’activité de manière constante, mais non pas, évidemment, de manière aveugle. Le travail exalté par Goethe est un travail avant tout utile, qui vise à assurer et à améliorer concrètement la vie et le bien-être des hommes, en mettant l’accent sur le travail domestique et l’administration des terres.
« Je vis en effet heureux avec mes parents aimants, que j’aide fidèlement à régir la maison et nos terres. Je suis leur fils unique et nos affaires sont multiples. Je m’occupe de tout ce qui est champs ; mon père administre avec soin la maison [il est hôtelier], et ma mère active fait marcher tout le ménage. »

        Si Goethe consacre naturellement sa description la plus détaillée à la beauté de l’héroïne Dorothée, c’est surtout pour sa diligence à prendre soin de ses compagnons d’infortune, son activité, sa bonté, sa sagesse, elle qui fait partie des réfugiés qui ont fui les effets de la Révolution française et qui font escale là où Hermann vit avec ses parents, sur la rive droite du Rhin, que le jeune homme s'éprend de la jeune fille. Ayant constaté ses qualités dès sa première rencontre, Hermann fait croire à Dorothée, lors de leur seconde rencontre (mais qui sera la première pour nous lecteurs, la première étant rapportée sous la forme d’un récit qu’Hermann fait à sa mère), davantage par timidité que par ruse, pour ne pas avouer directement son amour, qu’il veut l’engager comme servante sur la base des qualités qu’il a remarquées chez elle.
« Mais sûrement tu as remarqué combien les domestiques, tantôt par légèreté, tantôt par manque de conscience, sont pour la maîtresse de maison une source de tourments. […] Depuis longtemps, par suite, ma mère désire avoir dans la maison une jeune fille qui ne l’aide pas seulement de son bras, mais aussi de son cœur, et qui remplacerait la fille qu’elle a prématurément perdue. Or, en te voyant en ce jour, auprès de la voiture, déployer une heureuse adresse, en voyant la force de ton bras et la santé parfaite que révèle tout ton être, en entendant tes propos si sages, je fus frappé. Je retournai en hâte à la maison et vantai à mes parents et à nos amis l’étrangère, selon son mérite. Je viens donc te dire leur souhait et le mien. – Excuse mon langage hésitant. » (p. 149)
       Considérée du simple point de vue de l’histoire, Hermann et Dorothée n’a rien de remarquable et pourrait se résumer en quelques lignes, comme le dit Hippolyte Loiseau dans une préface en tous points remarquable. Un groupe de réfugiés venant de la rive gauche du Rhin ont fui la Révolution française, dénoncée par Goethe non pour ses idées, mais pour ses débordements. Au début du poème, l’hôtelier et sa femme, les parents d’Hermann, sont restés dans leur ville désertée par des habitants curieux de voir la foule des réfugiés qui passe à proximité.
« Non, jamais, par ma foi, je n’ai vu le marché et les rues à ce point solitaires ! On dirait que le balai de la mort a passé par la ville. Il n’y est pas, à mon sens, resté cinquante de tous nos habitants. Ce que peut la curiosité ! Ainsi, chacun, prenant ses jambes à son cou, a couru voir le triste cortège des pauvres exilés. Jusqu’à la chaussée qu’ils suivent, il y a toujours bien une petite lieue, et on s’y précipite dans la brûlante poussière de midi. Ce n’est pas moi qui me déplacerais ainsi pour être témoin de la détresse de braves gens qui fuient ; abandonnant, hélas ! avec ce qu’ils ont pu sauver de leur avoir, l’autre rive du Rhin, ce beau pays, ils viennent vers nous, ayant franchi le fleuve, et traversent l’heureux coin de terre que fait notre fertile vallée et ses méandres. Tu as bien agi, ô femme, en envoyant, dans un esprit de charité, notre fils distribuer aux malheureux du vieux et de quoi manger et se rafraîchir ; car il convient aux riches de donner […] ». Ainsi, assis, bien à son aise, sous le porche de la maison sur le marché, parlait à sa femme l’hôtelier du Lion d’or. » (p. 53)

            C’est à cette occasion qu’Hermann, envoyé par ses parents pour venir en aide aux exilés, tombe amoureux de Dorothée, ce qui explique son étrange métamorphose lorsqu’il revient chez lui et parle avec une assurance et une loquacité que ses proches ne lui connaissaient pas. Après s’être enquis du sort des malheureux, le père aborde un sujet semble-t-il régulièrement discuté dans la famille, à savoir son aspiration à voir son fils épouser une jeune fille qui lui fasse honneur, c’est-à-dire pourvue d’une dot importante et d’un rang prestigieux. Hermann rejette vigoureusement la proposition de son père d’épouser une des filles du riche négociant de la ville, qu’il trouve « vaniteuses et sans cœur ». Son père s’emporte rapidement devant le refus obstiné de son fils, qui finit par s’éclipser pour éviter un conflit ouvert et violent avec son père, que Goethe dépeint prompt à s’emporter. À l’opposé, la mère d’Hermann, connaissant les excès de son mari, est également prompte à calmer son mari.
« Mais la bonne et intelligente mère répliqua du tac au tac : « Il faut avouer que tu as toujours été injuste pour notre fils, et c’est le plus mauvais moyen pour réaliser le bien que tu désires. Nous ne pouvons en effet former les enfants à notre gré. Il nous faut les garder et les aimer tels que Dieu nous les a données, les élever de notre mieux et les laisser faire. L’un a tel don, les autres en ont de différents, chacun les utilise et, en fin de compte, chacun n’est bon et heureux qu’à sa façon. Je ne veux pas qu’on dise du mal de mon Hermann, car, je le sais, il est digne des biens dont il héritera un jour, c’est un excellent maître de maison, un modèle pour les bourgeois comme pour les paysans […]. Mais, avec tes gronderies et tes blâmes, tu lui coupes bras et jambes, comme tu l’as encore fait aujourd’hui même. » Et, quittant sur-le-champ la chambre, elle alla en toute hâte à la recherche de son fils, pour le trouver en quelque endroit qu’il pût être et pour lui rendre la joie par de bonnes paroles, car il le méritait certes bien, l’excellent fils. »
           On le remarquera dans les passages cités, et qui se confirmera dans la suite de l’épopée, le style de Goethe est « tout en action. Il est sobre, presque nu. Il ne s’attarde pas aux fioritures inutiles, il peint les choses et les gens avec une netteté et une simplicité toutes sculpturales, il est réaliste et ne recule pas, au besoin, devant l’expression triviale, mais parlante. […] La plasticité de ce style est telle que la plupart des scènes d’Hermann et Dorothée s’imposent à nous comme des tableaux ou des bas-reliefs. » (p. 36-7)
Goethe avait pour ambition d’écrire une épopée dans le style homérique, bien qu’il eût conscience dès le départ que son sujet ne pourrait certes pas avoir l’ampleur du modèle grec et se cantonnât à un drame domestique, de portée modeste, et parfois qualifiée abusivement de « vulgaire pastorale » ou de « poésie pot-au-feu ». Comme chez Homère, les personnages sont désignés par un trait caractéristique, très souvent répété, le plus souvent par l’emploi d’un ou plusieurs adjectifs. Il est tour à tour question de « la sage et intelligente ménagère», « l’excellent hôtelier», « et le bon papa dit alors, en appuyant sur ces mots », « le noble et intelligent pasteur », « l’humanité de l’hôtelier s’émut, et il dit alors », « l’excellent hôtelier dit encore ces paroles, témoignant d’une pensée virile et sage », « le fils répondit avec modestie » etc.

Voici entre autres quelques passages où les personnages, notamment celui d’Hermann, sont décrits avec simplicité mais précision par Goethe :
« Hermann a un sens droit, je le connais depuis son âge tendre et déjà comme enfant il ne tendait pas la main capricieusement vers ceci ou vers cela. Il ne désirait que ce qui lui convenait, et il s’y tenait ferme. Ne soyez pas effarouché et étonné de voir soudain apparaître ce que depuis si longtemps vous désirez [le pasteur s’adressant à l’hôtelier à propos de la volonté de son fils de se marier]. L’apparition n’a pas, en vérité, tous les dehors de ce que vous aviez rêvé. Nos désirs souvent nous cachent à nous-mêmes l’objet de nos désirs ; les dons nous viennent du ciel avec leurs formes propres. Donc ne méconnaissez pas la jeune fille qui, la première, a touché le cœur de votre fils aimé, si bon et si raisonnable. Heureux est celui à qui la première femme qu’il aime accorde sa main, celui dont le plus cher désir ne languit pas secrètement en son âme ! Oui, je le vois rien qu’à le regarder, son destin est décidé. Une véritable inclination transforme d’un coup le jeune homme en un homme fait. » (p. 113)
« Cependant, le pasteur suivit aussitôt le pharmacien, jusqu’à la brèche de la clôture, et celui-ci, d’un air fin, lui montra la jeune fille. « La voyez-vous, dit-il ? Elle a emmailloté le poupon. Je reconnais parfaitement la vieille cotonnade et la taie d’oreiller bleue qu’Hermann lui a apportée dans son ballot. Elle a, par ma foi, fait des cadeaux un prompt et judicieux emploi. Ce sont là des signes certains et tous les autres concordent. Le rouge corselet, bien lacé, soutient la rondeur du sein, et son corsage noir la serre étroitement. Le bord de la chemise est soigneusement plissé en fraise, encadrant le menton rond avec une grâce aimable. L’ovale du visage exprime bien la franchise et la sérénité, et les grosses nattes sont enroulées autour d’épingles d’argent. Encore qu’elle soit assise, nous pouvons tout de même voir qu’elle est grande et bien faite et reconnaître sa robe bleue qui descend de son corsage en plus ondoyants nombreux jusqu’à ses chevilles élégantes. Il n’y a pas de doute, c’est elle. C’est pourquoi venez, pour que nous démêlions aussi si elle est bonne et vertueuse, et si elle a toutes les vertus d’une bonne ménagère. » (p. 133)

        Goethe a un sens du détail artistique remarquable, comme en attestent les passages suivants, les plus beaux passages je pense de ce poème, consacrés à la description du cortège des réfugiés et aux deux scènes du couple héroïque :
« Qui serait capable de conter les multiples aspects de cette détresse ? Déjà de loin, avant même d’avoir atteint le bas des prairies, nous apercevions la poussière. Le convoi s’en allant de coteau en coteau se déroulait vers l’horizon à perte de vue, on n’en pouvait qu’avec peine distinguer le détail. Mais lorsque nous atteignîmes le chemin qui traverse obliquement la vallée, nous trouvâmes encore des piétons et des voitures en grande cohue et confusion. Hélas ! nous en vîmes passer sous nos yeux assez encore de ces infortunés, et nous pûmes voir par le menu combien amère est la fuite douloureuse, et combien il est pourtant joyeux le sentiment d’avoir réussi à sauver en hâte sa propre peau. Qu’il était triste le spectacle de ces biens nombreux que recèle une maison abondamment pourvue et qu’un chef de famille ordonné avait placés autour de lui aux places qui leur convenaient, toujours pour l’usage à portée de la main, car tout est nécessaire et utile ! Que c’était triste, dis-je, de voir tout cela chargé pêle-mêle sur toutes sortes de voitures et de chariots, sauvé à la hâte. Sur le haut de l’armoire, le crible et la couverture de laine, dans le pétrin le lit et un drap recouvrant le miroir. Hélas ! le danger, comme nous l’avons vu nous-mêmes il y a vingt ans lors de l’incendie, enlève à l’homme tout jugement. Il sauve les objets inutiles et laisse les choses précieuses. Ainsi, on voyait les fugitifs emporter avec un soin irréfléchi tout un bric-à-brac de vieilleries qui chargeaient lourdement les bœufs et les chevaux : de vieilles planches et des futailles, le parc aux oies et la cage à oiseaux. Et de même femmes et enfants haletaient sous le poids des paquets qu’ils traînaient, écrasés par le fardeau des corbeilles et des hottes bourrées de choses totalement inutiles. L’homme a tant de peine à se séparer du plus insignifiant des objets qui sont siens ! Et ainsi sur la route poussiéreuse s’en allait dans le désordre et la confusion la foule se bousculant. Celui-ci dont les animaux sont plus faibles voudrait marcher lentement, cet autre voudrait par contre hâter sa course. Alors c’étaient des hurlements de femmes et d’enfants qu’on bouscule, les cris du bétail, les aboiements des chiens se mêlant au tout, les lamentations des vieillards et des malades qui, juchés sur des lits tout en haut des voitures chargées à l’excès, à tout moment menaçaient de tomber. Mais voici qu’une roue grinçante sort de l’ornière, et s’égare vers le bord de la chaussée. La voiture se renverse et tombe dans le fossé, et les gens sont jetés au loin par l’élan dans les champs, poussant des cris effroyables ; par bonheur, il n’y a pas de mal. […] Ainsi la voiture gisait là, brisée, et les pauvres gens étaient abandonnés à eux-mêmes, car les autres se hâtaient de passer, ne pensant qu’à eux-mêmes, entraînés par le torrent. Nous y courûmes ; les malades et les vieillards qui, chez eux, auraient déjà eu de la peine à supporter leur vie douloureuse, nous les trouvâmes gisant sur le sol, mal en point, gémissant, se lamentant, brûlés par le soleil, étouffés par la poussière tourbillonnante. » (p. 59-61)
« Mais que je vous dise tout de suite pourquoi je suis venue puiser de l’eau à cette source qui coule pure et intarissable. Des gens imprévoyants ont troublé toute l’eau du village en faisant, sans réflexion, passer leurs chevaux et leurs bœufs dans la source qui fournit l’eau aux habitants. De même, en lavant leur linge et en se nettoyant, ils ont sali toutes les auges et souillé toutes les fontaines du village. Chacun ne pense qu’à lui et à satisfaire au plus vite ses besoins immédiats, sans penser à celui qui le suit. » Tout en parlant ainsi, elle était, avec son compagnon, parvenue au bas des larges degrés, et tous deux s’assirent sur le petit mur de la source. Elle se pencha sur l’eau pour la puiser ; lui saisit l’autre cruche et se pencha également, et ils virent leur image se balancer reflétée dans l’azur du ciel, et ils se firent signe de la tête et se saluèrent amicalement dans le miroir. (p. 147) ; « Retournons, continua-t-elle ! On blâme toujours les jeunes filles qui s’attardent à la fontaine, et pourtant on est si bien à bavarder au bord d’une source ruisselante. » Ils se levèrent donc ; tous deux se retournèrent encore pour plonger leurs regards dans la fontaine et un doux désir les saisit. Sans plus rien dire, elle prit alors les deux cruches par l’anse et remonta les marches. Hermann suivit sa bien-aimée. Il lui demanda une cruche, pour partager le fardeau. « Laissez, dit-elle, une double charge qui égalise le poids est plus aisée à porter. » (p. 151)
« Ils se levèrent donc et descendirent au long des champs, à travers les blés puissants, heureux de la clarté nocturne. Cependant, ils étaient ainsi arrivés à la vigne et ils entrèrent dans l’ombre. Et lui la guidait, lui faisant descendre les nombreuses pierres plates, non taillées, qui servaient d’escalier à l’allée couverte. Elle descendait lentement, les mains appuyées sur ses épaules, et de ses rayons vacillants, filtrant à travers le feuillage, la lune les regardait du haut du ciel, jusqu’au moment où, voilée par les nuées d’orage, elle abandonna le couple dans les ténèbres. Avec précaution, Hermann, robuste, soutenait la jeune fille qui marchait derrière lui, le dominant d’un degré. Cependant, ne connaissant pas le sentier et ses marches inégales, elle fit un faux pas ; son pied fit entendre un craquement et elle faillit tomber. Mais le jeune homme, avec sang-froid, étendit le bras en se retournant brusquement et il soutint la bien-aimée ; elle tomba doucement sur son épaule, poitrine contre poitrine, joue contre joue. Et ainsi il se tenait immobile, ainsi qu’une statue de marbre ; enchaîné par une volonté grave, il ne la serra pas plus fort qu’il ne convenait contre lui ; se raidissant seulement pour supporter le poids. Il sentait le splendide fardeau, la chaleur de son sein, le baume de son haleine passant comme un souffle sur ses propres lèvres. » (p. 163-165)

Bien que relativement court (environ 70 pages), Hermann et Dorothée est une œuvre caractéristique des écrits plus tardifs de Goethe, pétrie de sagesse pratique. Hermann devient un homme dont les qualités en sommeil s’éveillent grâce à son amour pour Dorothée. De taciturne, peut-être même un peu lourd, rustre dans ses manières, il revient métamorphosé de sa rencontre avec Dorothée. Hermann et Dorothée est également un éloge de la domesticité, du soutien mutuel que s’apportent mari et femme dans des temps difficiles s’ils sont bien assortis. C’est l’épisode de la rencontre des parents d’Hermann, au lendemain d’un incendie qui a ravagé leur village, mais le couple qu’ils ont formé leur ont permis de surmonter l’adversité, le malheur qui les a frappés en commun pour s’élever à la situation prospère qu’ils transmettront à leur fils. Dans le contexte de danger qui plane sur l’Allemagne des suites de la Révolution française, Hermann et Dorothée décident de s’unir, comme les parents du premier, pour mieux faire face à l’adversité et au malheur qui peut à tout moment les frapper. Je terminerai cet article sur quelques passages, parmi les très nombreux qui parsèment le poème, où l’on retrouve cette sagesse dont je viens de parler :

« Les hommes sont, par ma foi, ainsi faits ! Tous tant qu’ils sont aiment à s’en aller béer au malheur de leurs semblables. Ne les voit-on pas courir vers le feu, qui darde vers le ciel ses flammes dévastatrices, ou encore le criminel qu’on mène à la mort selon les rites de la justice ? Et l’on s’en va en promeneurs contempler la misère des pauvres exilés ! Et personne ne se dit qu’un semblable destin peut l’atteindre, peut-être demain, ou au moins quelque jour à venir. » (p. 57)
« Aujourd’hui encore je me souviens avec plaisir de la charpente à demi consumée et j’ai toujours dans les yeux la splendeur du soleil montant au ciel, car cette journée me donna un époux. Bientôt, les ruines n’étant pas encore relevées, le fils de ma jeunesse me fut donné par surcroît. C’est pourquoi, Hermann, je te loue d’avoir ainsi confiance dans la vie, d’arrêter ta pensée sur une jeune fille en des temps si tristes et d’oser en pleine guerre méditer une demande en mariage. » (p. 75)
« Que serait une maison, que serait une ville, si un chacun ne pensait avec joie à conserver, à renouveler, mais aussi à améliorer, suivant les leçons du temps et de l’étranger ? Il ne faut tout de même pas que l’homme sorte du sol ainsi qu’un champignon et pourrisse rapidement à la place même où il est né, ne laissant aucune trace de sa vie et de son activité ! » (p. 85)

« Continue seulement, dit alors la mère intelligente, à tout me raconter, les plus grandes comme les plus petites choses, car les hommes sont violents ; ils ne pensent jamais qu’aux solutions extrêmes, et dans leur violence, les obstacles les écartent aisément du droit chemin. » (p. 101)

« Je le sais, l’homme doit toujours tendre à l’idéal, et nous le voyons, en fait, viser à s’élever ; du moins il recherche la nouveauté, mais n’exagérons pas ? Car en même temps que le désir du mieux et du nouveau, la nature nous a aussi donné l’instinct de conservation et la volupté des vieilles habitudes. Tout état est bon qui est naturel et conforme à la raison. L’homme a beaucoup de désirs tout en ayant peu de besoins, car la vie est courte, et limitée la destinée des mortels. »
(p. 109)

« Que notre union, Dorothée, soit d’autant plus ferme que tout tremble davantage autour de nous. Nous voulons tenir bon et durer, nous voulons tenir ferme l’un à l’autre, et garder les beaux biens que nous possédons. L’homme qui, dans une époque où tout vacille, est lui-même vacillant en ses sentiments, augmente le mal et le répand toujours davantage. Mais celui qui demeure ferme en sa volonté, il façonne le monde à son image. […] Tu es à moi, et maintenant ce qui est à moi est plus mien que jamais. Je ne veux pas le garder mesquinement, je ne veux pas en jouir avec crainte, mais courageusement et vigoureusement. » (p. 185)