« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

jeudi 7 mars 2024

Ma vie d’Anton Tchekhov : la vie d’un homme libre mais inconsolable.

Rester assis dans une pièce sans air, dis-je, recopier, rivaliser avec une machine à écrire, est, pour un homme de mon âge, honteux et outrageant. Qu’est-ce que cela a de commun avec la flamme sacrée ? (p. 583-584)

Vous êtes tous des gens charmants, sympathiques, mais, je ne sais pourquoi, messieurs, dès que vous vous mêlez de travail physique ou que vous vous mettez à faire le salut des paysans, cela tourne à l’esprit de secte. (p. 633)

[…] je me demandais en quoi ces gens stupides, cruels, paresseux, malhonnêtes, étaient meilleurs que les paysans ivrognes et superstitieux de Kourilovka ou que les animaux qui se retrouvaient tout désorientés quand une circonstance fortuite rompt la monotonie de leur existence, limitée par les instincts. À quoi leur avait servi tout ce qu’on avait jusqu’à présent écrit et dit, si leur âme demeurait toujours aussi enténébrée et s’ils éprouvaient la même répulsion pour la liberté que cent ou trois cents ans plus tôt ? […] Ces soixante mille habitants qui, au fil des générations, dans leurs lectures ou leurs conversations ont rencontré les idées de justice, de miséricorde, de liberté, n’arrêteront pas, jusqu’à leur mort, de mentir du matin au soir, de se faire souffrir les uns les autres, de craindre la liberté et de la haïr comme une ennemie. (p. 670-671)

Des heures entières, jusqu'à ce que sonnassent sept, huit, neuf heures, jusqu’à ce que fût tombée la nuit d’automne, noire comme la suie, je contemplais un de ses vieux gants, ou la plume dont elle se servait toujours, ou ses petits ciseaux ; je ne faisais rien et j’avais clairement conscience que, si auparavant j’avais fait quelque chose, si j’avais labouré, fauché, scié, c’était uniquement parce qu’elle l’avait désiré. Et si elle m’avait envoyé nettoyer un puits profond où j’aurais eu de l’eau jusqu’à la ceinture, j’y serais descendu sans me demander si c’était ou non nécessaire. […] Je ne regrettais pas Doubétchnia, je regrettais mon amour, entré lui aussi, visiblement, dans son automne. Quel immense bonheur c’est, d’aimer et d’être aimé, et qu’il est affreux de se sentir tomber du haut de cette haute tour ! (p. 661)

 

        Ma vie est une nouvelle surtout connue pour la distanciation que Tchekhov opère par rapport aux idées de  Tolstoï : ce dernier prônait notamment un retour au travail de la terre, ou du moins une réhabilitation de la valeur d’un tel travail, qu’il présente constamment de manière positive dans ses écrits, fictifs ou non : on pense notamment à la figure de Lévine dans Anna Karénine, sorte de double de Tolstoï qui, au lieu de se lancer dans les métiers traditionnels de la noblesse ou de la haute société, préfère se retirer dans son domaine agricole pour l’administrer lui-même et améliorer par ce biais la condition paysanne.

Néanmoins, contrairement à ce que l’on pourrait croire d’après ce que nous venons d’affirmer, il serait réducteur d’affirmer que Tolstoï idéalise la figure du paysan (ou moujik en russe), qu’il présenterait paré de toutes les vertus et dépourvu de tous les vices : il suffit pour s’en convaincre de lire la nouvelle La Matinée d’un gentilhomme rural, où Tolstoï montre sans fard les difficultés que peut rencontrer un homme soucieux d’améliorer la condition paysanne, entre les résistances et l’inertie auxquelles il se heurte, les multiples vexations et tracasseries mesquines qu’il subit, la misère et ses conséquences dont il est témoin (aspects qui se retrouveront dans la présente nouvelle de Tchekhov). Disons pour être plus nuancé que Tolstoï valorise certes le travail manuel, et en particulier le travail du paysan, qu’il encourage l’homme à y revenir, dans son idéal ascétique et de pauvreté volontaire, mais qu’il n’est pas non plus aveugle à la misère à la fois matérielle et morale des paysans de son époque (dans le contexte de surcroît de l’abolition du servage), et des conséquences plus ou moins terribles qu’elle peut avoir.

    Dans Ma vie, Tchekhov s’oppose surtout à cette vision positive du travail de la terre, qu’il attaque frontalement à travers le héros de sa nouvelle, Missaïl Polzoniov. Le travail de la terre y est présenté pour l’essentiel comme dégradant, réduisant l’homme à une bête de somme, loin du but de perfectionnement, d’élévation morale, que Tolstoï lui attribue.

J’aimais tendrement la nature, les champs, les prés, les potagers, mais le paysan qui retourne la terre avec le soc de sa charrue, qui stimule son pitoyable cheval, le paysan déguenillé, trempé, et qui allonge le cou représentait pour moi une force grossière, sauvage, laide, et chaque fois que je voyais ses gestes balourds, je me mettais involontairement à évoquer une vie passée, lointaine, légendaire, où l’homme ne connaissait pas encore l’usage du feu. (p. 641-642)

    Si sa description très péjorative des paysans (qu’il présente comme voleurs, menteurs, ivrognes) peut choquer, cette description n’est cependant pas anti-tolstoïenne puisque Tolstoï n’était pas aveugle aux défauts qu’avaient les moujiks et qu’il en fait peu ou prou la même description péjorative dans les défauts et attitudes qu’il observe dans la nouvelle susmentionnée.

À la campagne on accueille les nouveaux venus sans aménité, presque hostilement, comme à l’école. C’est ainsi que nous avions été accueillis. Les premiers temps on nous avait considérés comme des imbéciles et des niais qui avaient acheté une propriété uniquement faute de savoir où mettre leur argent. On s’était moqué de nous. Les paysans faisaient paître leurs bêtes dans notre bois et même dans notre parc, poussaient nos vaches et nos chevaux sur leurs terre, puis venaient nous réclamer des indemnités pour les dégâts. (p. 652)

Cependant, réduire Ma vie à une simple charge contre la valorisation tolstoïenne du travail manuel, paysan, serait passer à côté de la portée plus vaste de la cible (ou des cibles) qu’a en vue Tchekhov, et qui se rattache plus globalement aux thématiques qu’il n’a cessé d’aborder dans son œuvre romanesque. Ce serait aussi passer à côté de l’émouvante histoire d’amour déçu que la nouvelle comporte en son sein, amour(s) déçu(es) qui, comme souvent chez Tchekhov, est décrit avec son lot de joies et de souffrances. Ce sont ces deux aspects donc, dénonciation de certains aspects sociétaux (et concomitamment de certains comportements humains universels, qui en sont à l’origine) et histoire(s) individuelle(s) émouvante(s), que nous développerons ci-dessous.


    Si la description extrêmement péjorative des paysans retient effectivement l’attention du lecteur dans la nouvelle, au point qu’on la réduit à ce seul aspect, Tchekhov ne s’attaque pas uniquement aux mœurs grossières et mesquines des paysans, attaque que l’on pourrait interpréter comme un certain mépris de classe de son auteur. Ce serait bien mal connaître Tchekhov, dont l’esthétique repose certes sur la vérité, la description objective du monde et des personnes (dans ses aspects souvent les plus déplaisants), mais aussi sur sa compassion, sa capacité à montrer ce qu’il y a d’humain dans tel comportement ou caractère, à la nuancer et à l’atténuer quelque peu par la souffrance, la honte, les remords qu’éprouvent ces personnages. Ainsi, Tchekhov présente dans le menu détail les escroqueries, tromperies dont sont l’objet Missaïl et sa femme Maria, qui dans un élan généreux mais quelque peu naïf (surtout de la part de Maria, à l’origine de ce projet), souhaitaient améliorer la condition des paysans, en particulier en construisant une nouvelle école. Progressivement lassée, dégoûtée par de tels comportements, Maria finit par prendre en grippe, par haïr et mépriser tous les paysans qu’elle avait jusque-là quelque peu idéalisés (conviction renforcée par Stépane, un meunier de qui elle aime entendre les violentes diatribes contre les paysans), elle qui s’attendait au départ à être reçue par eux comme une bienfaitrice. Mais Missaïl, lui, ne voit pas les paysans sous un œil exclusivement négatif. Sans l'excuser ou le minimiser, il comprend leur comportement, qu'il perçoit comme davantage étant le résultat de leur ignorance que par vice délibéré, perce à jour aussi l'hypocrisie qu'ont certains de dénoncer leur immoralité, alors qu'ils en font ou en ont fait de même aussi, de manière moins voyante, ou constate le remords tardif qu'éprouvent certains d'entre eux :

Stépane se tenait debout auprès d’elles, les mains derrière le dos, et disait : « Les paysans sont-ils des hommes ? Ce ne sont pas des hommes, mais, excusez le mot, des bêtes fauves, des filous. En quoi consiste la vie d’un paysan ? Uniquement à boire et à manger, à se procurer des denrées à vil prix, à gueuler à tue-tête, comme des fous, au cabaret ; pas de bonnes conversations, de manières, de souci des formes, des malotrus, un point c’est tout. (p. 654)

Maria se rendait souvent au moulin et, visiblement, trouvait du plaisir à bavarder avec Stépane ; il se répandait en injures contre les paysans avec tant de sincérité et de conviction qu’elle se sentait attirée vers lui. (p. 655)

C’étaient en majorité des êtres nerveux, irritables, humiliés ; des êtres à l’imagination étouffée, des rustres, à l’horizon pauvre et terne, limité aux seules et mêmes pensées de la terre grise, des jours gris, du pain noir, des gens qui rusaient, mais, pareils aux oiseaux, ne cachaient que leur tête derrière l’arbre, qui ne savaient pas compter. Ils ne seraient pas venus faire les foins pour vingt roubles mais ils venaient pour un demi-seau de vodka quoique avec vingt roubles ils eussent pu en acheter quatre seaux. C’était vrai, la crasse, l’ivrognerie, la bêtise et la fourberie régnaient, mais, avec tout cela, on sentait quand même que la vie du paysan avait, au fond, une base solide, saine. Il avait beau ressembler à une lourde bête, derrière son araire, et s’abrutir de vodka, à le regarder de près on sentait quand même en lui quelque chose de nécessaire, de très important, qu’on ne trouvait pas par exemple chez Maria et chez le docteur, à savoir qu’il croyait que l’essentiel sur terre, c’était la justice et que son propre salut comme celui du peuple tout entier résidait dans la seule justice, c’est pourquoi il la chérissait plus que tout au monde. Je disais à ma femme qu’elle voyait les taches qu’il y avait sur la vitre, mais qu’elle ne voyait pas la vitre […]. Quand cette femme bonne, intelligente, pâlissait de colère et parlait avec le docteur, d’une voix qui tremblait, d’ivrognerie et de malhonnêteté, sa faculté d’oubli me laissait proprement pantois. Comment pouvait-elle oublier que son père, l’ingénieur, buvait lui aussi, buvait beaucoup, et que l’argent qui avait servi à acheter Doubétchnia avait été acquis grâce à une série de tromperies cyniques, éhontées ? Comment pouvait-elle l’oublier ? (p. 656)

On célébra un service d’actions de grâces dans la salle de classe. Puis les paysans de Kourilovka offrirent à Maria une icône et ceux de Doubétchnia des craquelins et une salière dorée. Et Maria éclata en sanglots. « Et si l’on a dit des choses qu’il ne fallait pas, et si l’on vous a mécontentés, pardonnez-nous », dit un vieillard en s’inclinant devant elle et devant moi. (p. 660)

    Mais si effectivement les paysans se comportent comme des voleurs, des ivrognes, des êtres grossiers à l’esprit étroit, Tchekhov ne réserve pas ses attaques, ses coups au seul monde paysan : c’est la société bourgeoise, boutiquière, mesquine qui est aussi l’objet de son acerbe critique, et la comparaison, le parallèle entre les paysans est fait à de multiples reprises, de manière plus ou moins explicite (voir la 3e citation en épigraphe).

    La déshumanisation de l’homme, sa réduction à une simple bête de somme, est plus simple à observer, à comprendre dans le cadre du travail manuel, mais surtout paysan. Cependant, il est plus difficile de percevoir cette même déshumanisation, ce même aspect mécanique, cette même absence de toute intelligence, dans des métiers pourtant considérés comme respectables. C’est pour cette raison que Missaïl, au début de la nouvelle, fait le désespoir de sa famille (son père et sa sœur, Cléopâtre) : il ne peut se fixer à aucun des nombreux métiers qu’il tente d’exercer, sous l’influence de son père, car il sent que tous les métiers auxquels il s’essaie l’aliènent, ne requièrent de lui, sous le couvert de respectabilité et de prestige qu’ils revêtent, qu’une capacité mécanique et répétitive (voir 1re citation en épigraphe). C’est la force de l’écriture de Tchekhov, mais aussi sa difficulté, d’accorder une part de vérité à chacun des discours de ses personnages, tout en en faisant voir les limites. Ainsi, si le père de Missaïl a raison de souligner que le travail manuel que valorise tant son fils comporte une part grossière, bestiale, allant à l’encontre de ce qu’il appelle la « flamme sacrée », il n’en est pas moins totalement aveugle à cette même aliénation qui se retrouve dans les métiers « respectables » qu’il conseille à son fils. De même, Missaïl n’a pas totalement tort quand il souligne que « la minorité [est], pour la majorité, un parasite ou une machine qui lui pompe de façon chronique le meilleur de sa sève », mais sa solution, c’est-à-dire prôner le travail manuel pour tous, de manière indifférenciée, dans une logique marxiste et communiste (qui eut de tels désastres dans l’histoire) peut apparaître comme abusive, extrémiste et dangereuse. Blagovo souligne à juste titre le côté quelque peu sectaire (voir la 2e citation en épigraphe) que peuvent prendre certains discours progressistes, leur préoccupation uniquement matérielle, négligeant les besoins, la volonté d’élévation spirituelle de l’homme. Missaïl a beau être noble et avoir par conséquent reçu une éducation conforme à sa condition, ce n’est qu’au contact du docteur Blagovo qu’il se libère, qu’il s’instruit véritablement, qu’il sent que son intelligence se libère et se développe.

Au fond, c’était le premier homme vraiment instruit que je rencontrais. Je ne puis juger si son savoir était étendu, mais il le montrait perpétuellement par désir d’en faire profiter les autres. […] c’est, je crois, le seul homme qui ait eu une influence sérieuse sur moi à cette époque. En le fréquentant et en lisant les livres qu’il me prêtait je ressentis peu à peu le besoin d’un savoir qui aurait spiritualisé mon labeur sans joie. […] La fréquentation du docteur me releva aussi moralement. Je discutais souvent avec lui et bien que j’en restasse d’ordinaire à mon opinion, grâce à lui, je remarquai peu à peu que tout n’était pas clair à mes yeux et je m’efforçai de me faire des convictions aussi précises que possible pour que les impératifs de ma conscience fussent précis et ne prêtassent à aucune confusion. (p. 626)

    Une même sclérose de l’esprit touche tous les hommes, de la noblesse à la paysannerie, et c’est cet aspect de l’homme que Tchekhov dénonce surtout, au-delà des mœurs grossières et du travail des paysans : cette étroitesse d’esprit est entre autres remarquablement symbolisée par la description du métier d’architecte de son père, métier qu’il exerce sans aucun talent ni imagination, et qui concourt à conforter, renforcer l’étroitesse d’esprit des occupants des maisons qu’il construit.

Quel bon à rien ! Malheureusement il était le seul architecte de la ville […]. Il ne pouvait concevoir d’idée artistique qu’à partir d’un grand et d’un petit salon. […] Sa conception devait être obscure, à tout le moins compliquée, rabougrie ; chaque fois, comme sous l’impression qu’il manquait quelque chose, il avait recours à des adjonctions de diverses sortes qu’il accolait les unes aux autres et je vois, comme si c’était aujourd’hui, des vestibules étroites, des couloirs étroits, des escaliers tordus, conduisant à des entresols où l’on ne pouvait se tenir que courbé […] ; la cuisine était immanquablement au sous-sol, voûtée, avec un sol en briques. La façade avait un air têtu, revêche, les lignes étaient sèches, timides, le toit bas, aplati, et les grosses cheminées arrondies comme des brioches portaient infailliblement à leur faîte des mitres de tôle surmontées de girouettes noires et grinçantes. (p. 587)

    Une même corruption morale règne en réalité partout, et les paysans présentés comme des voleurs, des gens malhonnêtes usant de tous les procédés possibles et imaginables pour tromper autrui, ne sont guère pires en réalité que la société bourgeoise qui les méprise et les prend de haut, puisqu’ils sont moralement aussi corrompus qu’eux derrière le vernis de leur richesse. Si les peintres, les paysans avec qui Missaïl travaille font constamment des petits vols, Tchekhov n’oublie pas aussi le traitement méprisant dont ils sont l’objet par les classes dites supérieures : c’est ainsi le traitement que l’ingénieur Doljikov applique à ses subordonnés, mais aussi celui que les classes immédiatement au-dessus des peintres applique à ces derniers dans leurs rapports quotidiens avec eux. Missaïl, malgré tous ses défauts, se distingue non seulement de tous les nobles, avec qui il rompt symboliquement par le choix du métier qu’il fait (en tant que peintre en bâtiment surtout), mais aussi des autres ouvriers qu’il côtoie, en refusant ce système de vols devenu une sorte de convention tacite, mais aussi en refusant de se livrer au libertinage, à l’alcool qui sont les autres vices de ses compagnons.

[…] chaque jour il m’arrivait de faire des découvertes qui me mettaient vraiment au désespoir. Ceux de mes concitoyens, sur lesquels je n’avais, auparavant, aucune opinion, ou qui, extérieurement, me paraissaient tout à fait honnêtes, se révélaient maintenant bas, cruels, capables de toutes les vilenies. Nous, les gens du peuple, ils nous dupaient, nous trompaient sur notre salaire, nous obligeaient à attendre des heures entières dans des vestibules glacées ou à la cuisine, nous insultaient, nous traitaient avec une extrême grossièreté. […] à la poste le plus petit employé se croyait le droit de nous traiter comme des bêtes et de nous crier grossièrement et insolemment : « Tu n’as qu’à attendre ! » […] Mais surtout, ce qui me stupéfiait le plus dans ma nouvelle situation, c’était l’absence totale de justice, ce que le peuple définit par les mots : « Ils ont oublié Dieu. » Rares étaient les jours qui se passaient sans filouterie. (p. 618-619)

Nous autres, les peintres, nous avions un appétit et un sommeil solides […]  ils racontaient aussi qu’ils entraient rarement dans la maison de Dieu et que beaucoup d’entre eux ne s’étaient pas confessés depuis dix ans ; ils justifiaient ce libertinage en disant qu’un peintre parmi les homme est comme un choucas parmi les oiseaux. Ils me respectaient et avaient des égards pour moi ; ce qui leur plaisait sans doute, c’était que je ne buvais pas, ne fumais pas, menais une vie tranquille, rangée. La seule chose qui les choquait, c’est que je ne participais pas aux vols d’huile qu’ils commettaient et que je ne les accompagnais pas chez les clients pour demander des pourboires. Voler de l’huile et des couleurs chez le client était chose courante et nullement tenue pour vol […]. […] quand je voyais mes compagnons aller tous en chœur féliciter un homme de rien à l’occasion du commencement et de la fin des travaux et le remercier humblement pour les dix kopeks qu’il leur donnait, je me sentais furieux et humilié. Avec les clients, ils se conduisaient comme de rusés courtisans et presque chaque jour me faisaient penser au Polonius de Shakespeare. « Il pourrait bien pleuvoir, disait le client en regardant le ciel. – Il va pleuvoir, il va certainement pleuveoir, acquiesçaient les peintres. – Pourtant c’est pas des nuages de pluie. Il ne pleuvra peut-être pas. – Il ne pleuvra pas, Excellence ! Sûr qu’il ne pleuvra pas. » (p. 610-611)

     Si Missaïl refuse de se livrer au libertinage, c'est sans doute en partie grâce à son amour touchant pour Maria, la fille de l’ingénieur Doljikov, avec qui il vivra une brève et malheureuse histoire d’amour. Cependant, Maria n’aime pas véritablement Missaïl pour ce qu’il est, mais plutôt surtout parce que, séduite par les idées progressistes dénonçant les « privilèges » des riches (classe sociale à laquelle, ironiquement, elle appartient), il incarne ces idées progressistes qui dans le même temps idéalise le travail manuel et les classes inférieures de la société. Le lecteur attentif, et Missaïl le remarque lui-même, ne pourra s’empêcher de remarquer le caractère artificiel du discours de Maria, reprenant les poncifs, les formules toutes faites de telles idées progressistes, mais surtout les contradictions de la jeune femme, qui, tout en prêchant la simplicité, la pauvreté volontaire (reprenant les idées tolstoïennes exposées en préambule de cet article), ne peut s’empêcher de se faire belle, coquette, en témoignent les multiples descriptions que Tchekhov fait de ses toilettes élégantes et raffinées. La désillusion, puis le dégoût, le mépris qu’éprouve Maria envers les paysans vont dans le même temps signifier la fin de son amour pour Missaïl, qu’elle quitte de manière quelque peu égoïste pour reprendre sa vie libre, insouciante, tel un oiseau auquel Tchekhov la compare à deux reprises.

J’avais un vieux souvenir d’enfance que voici : un perroquet vert, qui appartenait à un de nos riches concitoyens, s’était envolé de sa cage, puis, durant un mois, le bel oiseau avait voleté à travers la ville, allant paresseusement de jardin en jardin, solitaire, sans abri. Mlle Maria me rappelait cet oiseau. (p. 631)

Elle avait une belle voix riche, puissante et, tandis qu’elle chantait, j’avais l’impression de déguster un melon mûr, savoureux, parfumé. Quand elle eut fini, on l’applaudit et elle sourit, très satisfaite, jouant du regard, feuilletant la partition, arrangeant sa robe comme un oiseau qui s’est enfin arraché à sa cage et lisse ses plumes en liberté. (p. 665)

    Missaïl néanmoins a été, et reste profondément amoureux de Maria : le bonheur, la joie qu’il ressent à ses côtés ou en pensant à elle, sont décrites avec une naïveté, une concision implicite, touchantes. Si Missaïl s’est plongé dans la désastreuse aventure de Doubétchnia avec Maria, c’est uniquement par amour pour elle. La tournure de plus en plus désastreuse de leur projet ne désespère Missaïl que dans la mesure où il sent que Maria en souffre, nonobstant la sienne propre. Missaïl est de plus d’une partialité aveugle, mais touchante envers Maria : malgré l’inexpérience, le côté chimérique des espérances de la jeune femme dans son projet, Missaïl est convaincu de l’intelligence, de la justesse des analyses de celle-ci, quand bien même la réalité les dément cruellement. Et quand Maria finit par le quitter, la souffrance qu’éprouve Missail est proportionnelle à la joie qu’il éprouva durant les débuts de son amour, (voir la 4e citation en épigraphe, p. 661) et le laisse inconsolable, lui qui, nous le comprenons, ne s’est pas remarié à la fin de la nouvelle, alors qu’Anna Blagovo le désire certainement.

Elle passa dans la salle de lecture en faisant froufrouter sa robe et moi, une fois rentré, je fus bien long à trouver le sommeil. (p. 619)

Quand Mlle Maria me criait de la pièce voisine qu’elle n’était pas prête et me priait d’attendre, je l’écoutais s’habiller ; cela me troublait et je sentais le parquet se dérober sous moi. Et quand j’apercevais dans la rue, même de loin une silhouette féminine, je ne manquais jamais de la comparer à elle ; il me semblait alors que toutes les femmes et jeunes filles de notre ville étaient vulgaires, mal fagotées, et ne savaient pas se tenir ; et ces comparaisons éveillaient en moi un sentiment de fierté : elle était mieux que toutes les autres ! Et la nuit, je nous voyais en rêve, elle et moi. (p. 635)

[…] je lui serrai longuement les mains et les baisai, retenant avec peine mes larmes et sans lui dire un mot. Et quand elle fut partie, je restai là, regardant s’éloigner les lanternes du train et la couvrant en imagination de caresses, et je disais à voix basse : « Maria, ma chérie, ma belle Maria… » (p. 666)    

En son absence, j’étais incapable de travailler, mes bras me tombaient, j’étais sans force ; notre grande cour me paraissait un désert, morne, hideux, du parc montait une rumeur de colère et, sans elle, la maison, les arbres, les chevaux n’étaient plus, pour moi, « notre maison », « nos arbres », « nos chevaux ». (p. 660)    

Cette dernière a la singularité de n’apparaître que timidement, brièvement, dans la nouvelle, à l’image de ses apparitions d’ « une minute » lors des spectacles donnés par la troupe de théâtre amateur de la ville. Et pourtant, son amour discret pour Missaïl, à qui elle n’avoua jamais directement ses sentiments, ses actions anonymes pour lui venir en aide quand il n’a plus de quoi se nourrir, son embarras quand elle lui parle, ou les silences durant leurs entrevues, dessinent en creux une femme qui certainement souffre de cet amour non réciproque, non avoué et qui sans doute restera vieille fille.

Qu’elle t’aime, si tu savais ! Elle n’a avoué cet amour qu’à moi et encore à voix basse, dans le noir. Parfois, elle m’entraînait dans une allée sombre du parc et me disait à l’oreille combien tu lui étais cher. Tu verras, elle ne se mariera jamais, parce qu’elle t’aime. (p. 675)

Parfois, près de la tombe, je rencontre Anna Blagovo. Nous nous disons bonjour et demeurons sans rien dire, ou bien nous parlons de Cléopâtre, de sa fille, de la tristesse de l’existence. Puis nous sortons du cimetière toujours sans rien dire et elle ralentit le pas exprès pour rester plus longtemps avec moi. […] Quand nous rentrons en ville, Anna Blagovo, émue et rougissante, me dit au revoir et va son chemin seule, sérieuse, austère… (p. 684)

    Un même schéma se répète pour le personnage de Cléopâtre, la sœur de Missaïl. Subtilement, Tchekhov ne nous décrit pas les sentiments croissants que la femme développe pour le docteur Blagovo, homme marié et père de trois enfants, mais le lecteur averti l'aura remarqué par les petits détails parsemés çà et là par Tchekhov dans l'attitude de la jeune femme envers le docteur et son frère, elle qui ne rend par exemple plus visite à son frère quand le docteur est absent, ou fait voir une joie inaccoutumée que son frère ne comprend pas au premier abord. Cet amour, bien que sans issue et source de souffrances puisque le docteur s’absente régulièrement sur de longues périodes, et finira par l’abandonner au profit de sa carrière, sera pourtant la seule joie de Cléopâtre dans sa vie, et lui permettra de se libérer du joug de son père, qui l’empêche de sortir à sa guise et lui a transmis des préoccupations mesquines, étroites. L’ostracisme dont souffre la jeune femme, qui sera même expulsée sans cérémonie alors qu’elle est enceinte, est certes pathétique, mais la jeune femme, tout comme son frère, ne regrette pas son amour perdu, même si dans les deux cas, l’objet de leur amour s’est montré peu digne des sentiments qu’ils ont inspiré : Maria abandonne Missaïl pour mener une vie insouciante en Amérique, et Blagovo ne semble guère éprouver de remords pour les souffrances qu’il cause à la jeune femme, et la situation à laquelle il l’a menée.

Nounou, pourquoi ai-je vécu jusqu’aujourd’hui ? Pourquoi ? Dis-moi : n’ai-je pas perdu ma jeunesse ? […] Nounou, comprends-moi, moi aussi, j’ai des besoins humains, je veux vivre, et on a fait de moi une intendante ! C’est affreux, affreux ! » (p. 626-627)

Notre bonheur l’enivrait, elle [la sœur de Missaïl, Cléopâtre], elle souriait comme si elle eût respiré une fumée enivrante et suave et, en la voyant ainsi, je compris que pour elle il n’y avait rien sur terre qu’elle plaçât plus haut que l’amour, l’amour terrestre, et qu’elle y rêvait en secret, timidement, mais sans cesse et passionnément. (p. 640)

Elle se contentait de rêver sans arrêt, ne pensait pas sérieusement à l’avenir, disait qu’il pouvait aller où bon lui semblait, et même l’abandonner, pourvu qu’il fût heureux, et qu’il lui suffisait, à elle, de ce qui avait été. (p. 676)

Elle se coucha aussitôt. Des larmes brillaient à ses cils mais elle avait un air heureux, elle dormait d’un sommeil profond et doux, et l’on sentait qu’elle était effectivement soulagée et qu’elle avait trouvé le repos. Il y avait longtemps, bien longtemps, qu’elle n’avait pas dormi ainsi. […] Elle avait envie de travailler, d’être indépendante, de vivre à son compte, et elle disait qu’elle se ferait institutrice ou infirmière, dès que sa santé le lui permettrait, et qu’elle laverait ses planchers, son linge, elle-même. (p. 671)

 

    Au final, Missaïl, à travers le récit de « sa vie », incarne, à la fin de la nouvelle, les qualités et défauts, ainsi que les épreuves caractéristiques du héros tchekhovien. Il est au départ un jeune homme aux idées politiques un peu naïves, simplistes, mais disposant d’un bon fond solide (son amour pour l’indépendance, la liberté, la justice, la dignité humaine), qui décide courageusement de choisir sa propre voie, son propre métier, et qui parvient, après des débuts et des épreuves difficiles, à y trouver sinon une certaine forme de bonheur, du moins une certaine harmonie avec ses goûts et capacités propres. À la fin de la nouvelle, il est symboliquement, malgré son métier modeste, reconnu et respecté pour ce qu’il fait, lui qui fut moqué tout au long de la nouvelle de « Petit profit ». Mais c’est également un homme mélancolique, qui a aimé passionnément et a ensuite perdu son amour, le laissant dans une tristesse inconsolable que l’on peut imaginer permanente pour le reste de sa vie…

*****

Ci-dessous, un catalogue de citations de la nouvelle, dans l’édition Pléiade (Œuvres III), et classées par chapitres  :

               I

J’ai été employé dans diverses administrations, mais ces neuf places se ressemblaient toutes comme des gouttes d’eau : vissé sur une chaise, je devais faire des écritures, écouter des observations stupides ou grossières et attendre qu’on me congédiât. (p. 581)

Ah, que j’aurais voulu être compris ! Malgré tout, j’aime mon père et ma sœur et j’ai depuis l’enfance l’habitude bien ancrée de les consulter, une habitude si solidement ancrée que je doute de m’en défaire jamais : à tort ou à raison, j’ai perpétuellement peur de leur faire de la peine… (p. 583)

Rester assis dans une pièce sans air, dis-je, recopier, rivaliser avec une machine à écrire, est, pour un homme de mon âge, honteux et outrageant. Qu’est-ce que cela a de commun avec la flamme sacrée ? (p. 583-584)

J’avais la passion des jouissances intellectuelles, par exemple du théâtre et de la lecture, mais était-ce une aptitude au travail intellectuel ? Je ne sais. […] puis j’avais travaillé dans diverses administrations, passant la plus grande partie de ma journée à ne rien faire et l’on me disait que c’était là un travail intellectuel ; mon activité d’élève ou de fonctionnaire n’exigeait aucun effort, aucun talent, aucune capacité particulière, aucun élan créateur ; elle était machinale ; or, ce travail intellectuel-là, je le place plus bas que le travail physique, je le méprise et ne pense pas qu’il puisse être, le moins du monde, la justification d’une existence oisive, insouciante, alors qu’il n’est rien d’autre qu’un leurre, un des aspects de cette même oisiveté. Selon toute vraisemblance je n’avais jamais connu de vrai travail intellectuel. (p. 585)

Quel bon à rien ! Malheureusement il était le seul architecte de la ville […]. Il ne pouvait concevoir d’idée artistique qu’à partir d’un grand et d’un petit salon. […] Sa conception devait être obscure, à tout le moins compliquée, rabougrie ; chaque fois, comme sous l’impression qu’il manquait quelque chose, il avait recours à des adjonctions de diverses sortes qu’il accolait les unes aux autres et je vois, comme si c’était aujourd’hui, des vestibules étroites, des couloirs étroits, des escaliers tordus, conduisant à des entresols où l’on ne pouvait se tenir que courbé […] ; la cuisine était immanquablement au sous-sol, voûtée, avec un sol en briques. La façade avait un air têtu, revêche, les lignes étaient sèches, timides, le toit bas, aplati, et les grosses cheminées arrondies comme des brioches portaient infailliblement à leur faîte des mitres de tôle surmontées de girouettes noires et grinçantes. (p. 587)

Chez nous on répétait souvent : « L’argent aime à être compté », « Un sou épargné en fait deux », etc., ma sœur, écrasée par ces banalités, ne pensait qu’à réduire les dépenses, ce qui fait que nous mangions mal. (p. 588)

 

               II

J’étais aidé par un peintre ou, comme il s’appelait lui-même, par un entrepreneur de peinture, Andréï Ivanytch, un homme d’une cinquantaine d’années, grand, très maigre et pâle, la poitrine rentrée, les tempes creuses, des cernes sous les yeux, l’air assez effrayant. Il souffrait d’une sorte de consomption, à chaque automne et à chaque printemps on disait qu’il allait passer, mais, après quelques jours de lit, il se levait et disait ensuite, d’un air étonné : « Cette fois encore, je ne suis pas mort ! » On l’appelait Rédka et l’on disait que c’était son vrai nom de famille. Il aimait comme moi le théâtre… (p. 590)

À ce moment arriva la fille de l’ingénieur Doljikov, une belle blonde rondelette, mise, comme on disait chez, à la dernière mode de Paris. […] le spectacle ne commençait pas avant qu’elle ne fût apparue au premier rang, rayonnante et éblouissant tout le monde par sa toilette. […] l’on voyait qu’elle considérait nos représentations comme des amusements d’enfants. On disait qu’elle avait étudié le chant au conservatoire de Pétersbourg […]. Elle me plaisait beaucoup et, d’ordinaire, au cours des répétitions et des représentations, je ne la quittais pas des yeux. (p. 591)

Anna Blagovo, […] le visage dissimulé derrière une voilette sombre. C’était la fille du vice-président du tribunal […]. Comme elle était grande et bien fait, sa participation aux tableaux vivants était jugée indispensable, et quand elle représentait une fée ou la Gloire son visage s’empourprait de timidité ; mais elle ne jouait pas dans les pièces, ne venait aux répétitions que pour une minute, pour régler une affaire, sans entrer au salon. […] « Mon père a parlé de vous, dit-elle d’une voix sèche, sans me regarder et en rougissant. M. Doljikov lui a promis une place pour vous au chemin de fer. (p. 591-592)

Il me faut des mécaniciens, des serruriers, des terrassiers, des charpentiers, des puisatiers, et vous, vous n’êtes capable que de vous asseoir à un bureau et d’écrire, un point c’est tout ! Vous êtes tous des hommes de plume ! (p. 593)

Dans toute la ville je ne connaissais pas un honnête homme. […] Seules les jeunes filles respiraient la pureté morale ; la plupart d’entre elles avaient des aspirations élevées, l’âme honnête, pure ; mais elles ne comprenaient pas la vie et croyaient que l’on donnait les pots de vin par égard pour la valeur morale et, une fois mariées, ne tardaient pas à vieillir, à se laisser aller, et s’enlisaient sans espoir dans la fange d’une existence banale et bourgeoise. (p. 596)

 

               III

Qu’on était bien, là, en liberté ! Et comme je souhaitais me pénétrer de la conscience de la liberté, ne serait-ce que pour ce seul matin, pour ne pas penser à ce qui se passait en ville, à mes propres besoins, pour ne pas avoir envie de manger ! Rien ne m’empêchait autant de jouir de l’existence que la sensation aiguë de la faim où mes pensées les meilleures se mélangeaient bizarrement à celle d’un gruau de sarrasin, de boulettes de viande, de poisson frit. Je suis seul dans la campagne, je contemple une alouette suspendue au ciel, qui enchaîne les roulades dans une sorte de crise nerveuse, et je pense : « Il serait bon maintenant de manger une tartine de beurre ! » (p. 597-598)

La maîtresse de maison clignait tout le temps tantôt un œil tantôt l’autre, c’était étrange. Bien qu’elle parlât, mangeât, il y avait dans toute sa personne quelque chose de mort et même il émanait d’elle comme une odeur de cadavre. En elle la vie vacillait à peine, comme vacillait la conscience qu’elle était une noble… […] « Vous voyez, nous avons vendu notre propriété. Bien sûr, c’est dommage, nous y étions habitués, mais Doljikov a promis à Jean la place de chef de gare de Doubéchnia… » (p. 601)

La végétation était épaisse et le jardin semblait impénétrable, mais seulement à proximité de la maison, où se dressaient encore peupliers, pins et vieux tilleuls du même âge qu’elle, vestiges des anciennes allées ; au-delà le terrain avait été dégagé pour être fauché, ici, l’on n’étouffait plus, les toiles d’araignée ne vous entraient plus dans la bouche et les yeux, on y sentait un peu d’air ; plus on allait de l’avant, plus il y avait d’espace et merisiers, pruniers, pommiers aux larges branches […]  y poussaient à leur aise. (p. 602)

 

               IV

À en juger par son apparence, il avait encore tout de l’étudiant. Il parlait et marchait comme un étudiant, et le regard de ses yeux gris était aussi vif, aussi simple, aussi ouvert que celui d’un bon élève. […] Il était marié et père de trois enfants ; il s’était marié de bonne heure, lorsqu’il était en deuxième année de médecine, et maintenant on disait en ville qu’il n’était pas heureux en ménage et vivait séparé de sa femme. (p. 604)

Ma sœur ne parlait plus de rentrer mais elle allait et venait, tout émue, à travers l’appartement et disait : « Je m’amuse ! Ah ! ce que je m’amuse ! » Sa voix trahissait la surprise, comme s’il lui eût paru incroyable qu’elle pût, elle aussi, se sentir l’âme heureuse. C’était la première fois que je la voyais si gaie. Elle avait même embelli. […] Dans la gaieté qu’elle manifestait maintenant il y avait quelque chose d’enfantin, de naïf, comme si la joie qu’une éducation sévère avait réprimée et étouffée dans notre enfance s’était soudain réveillée dans son âme et s’était libérée. (p. 604-605)

Il [l’ingénieur Doljikov] appelait tous les hommes du peuple Pantéleï, quant aux gens comme Tchéprakov et moi, il les méprisait et les traitait par-derrière d’ivrognes, de bêtes, de canailles. D’une façon générale il était dur avec les petits employés, leur infligeait des amendes et les mettait à la porte froidement, sans explications. (p. 606)

 

               V

Personne n’était plus impitoyable à mon égard que ceux qui précisément, naguère encore, étaient de petites gens et gagnaient leur pain en trimant. […] Les gens de ma connaissance prenaient en me rencontrant un air gêné. Les uns me regardaient comme un original ou un bouffon, les autres me plaignaient, d’autres ne savaient quelle contenance adopter et j’avais du mal à les comprendre. (p. 609) à comparer à la fin où respect.

Je n’habitais plus rue Bolchaïa Dvorianskaïa, mais dans le faubourg de Makarikha, chez Karpovna, ma nourrice, une vieille personne très bonne mais more, qui prévoyait toujours quelque malheur […]. Que je me sois fait ouvrier, cela ne présageait rien de bon à son avis. « Tu es un homme perdu ! disait-elle tristement. Un homme perdu ! » Dans sa maison vivait aussi son fils adoptif, Prokofi, un garçon boucher, immense gaillard d’une trentaine d’années… (p. 609)

Nous autres, les peintres, nous avions un appétit et un sommeil solides […]  ils racontaient aussi qu’ils entraient rarement dans la maison de Dieu et que beaucoup d’entre eux ne s’étaient pas confessés depuis dix ans ; ils justifiaient ce libertinage en disant qu’un peintre parmi les homme est comme un choucas parmi les oiseaux. Ils me respectaient et avaient des égards pour moi ; ce qui leur plaisait sans doute, c’était que je ne buvais pas, ne fumais pas, menais une vie tranquille, rangée. La seule chose qui les choquait, c’est que je ne participais pas aux vols d’huile qu’ils commettaient et que je ne les accompagnais pas chez les clients pour demander des pourboires. Voler de l’huile et des couleurs chez le client était chose courante et nullement tenue pour vol […]. […] quand je voyais mes compagnons aller tous en chœur féliciter un homme de rien à l’occasion du commencement et de la fin des travaux et le remercier humblement pour les dix kopeks qu’il leur donnait, je me sentais furieux et humilié. Avec les clients, ils se conduisaient comme de rusés courtisans et presque chaque jour me faisaient penser au Polonius de Shakespeare. « Il pourrait bien pleuvoir, disait le client en regardant le ciel. – Il va pleuvoir, il va certainement pleuvoir, acquiesçaient les peintres. – Pourtant c’est pas des nuages de pluie. Il ne pleuvra peut-être pas. – Il ne pleuvra pas, Excellence ! Sûr qu’il ne pleuvra pas. » (p. 610-611)

Ma chère sœur, répondis-je, comment se reprendre quand on est convaincu d’agir selon sa conscience ? Comprends-le. (p. 612)

 

               VI

Quand nous en vînmes à parler du travail manuel, j’émis l’idée suivante : il ne faut pas que les forts asservissent les faibles, que la minorité soit, pour la majorité, un parasite ou une machine qui lui pompe de façon chronique le meilleur de sa sève, c’est-à-dire qu’il faut que tous sans exception – forts et faibles, riches et pauvres – participent également à la lutte pour la vie… (p. 613)

Le progrès est dans la loi d’amour, dans l’observance de la morale. Si vous n’asservissez personne, si vous n’êtes à charge à personne, quel autre progrès vous faut-il ? […] Si vous n’obligez pas vos proches à vous nourrir, à vous habiller, à vous voiturer, à vous défendre de vos ennemis, n’est-ce pas un progrès dans une vie entièrement fondée sur l’esclavage ? A mon avis c’est le progrès le plus tangible et peut-être l’unique progrès possible et nécessaire à l’homme. (p. 613) 

Vous savez pourquoi vous vivez : pour que les uns n’asservissent pas les autres, pour que l’artiste peintre et l’aide qui broie ses couleurs mangent le même repas. Mais c’est le côté petit-bourgeois, pot-au-feu, gris, de la vie, et cela ne vous dégoûte pas de ne vivre que pour lui ? (p. 614)

Nous parlâmes de la progression. Je dis que la question de faire le bien ou le mal, chacun la résout pour soi, sans attendre que l’humanité en arrive à la solution de cette question par la voie d’un développement progressif. […] Le servage n’existe plus, en revanche le capitalisme se développe. Et en pleine expansion des idées émancipatrices, […] la majorité nourrit, habille et défend la minorité, tout en restant elle-même affamée, sans vêtements et sans défenses. […] l’art de l’asservissement se cultive lui aussi progressivement. Nous ne fouettons plus nos domestiques à l’écurie, mais nous donnons à l’esclavage des formes raffinées, à tout le moins nous savons lui trouver une justification dans chaque cas particulier. […] nous dirions, pour nous justifier, que si l’élite, les penseurs, les grands savants, perdaient leur temps précieux à l’exercice de ces fonctions [physiologiques], un sérieux danger menacerait le progrès. (p. 615)

 

               VII

[…] chaque jour il m’arrivait de faire des découvertes qui me mettaient vraiment au désespoir. Ceux de mes concitoyens, sur lesquels je n’avais, auparavant, aucune opinion, ou qui, extérieurement, me paraissaient tout à fait honnêtes, se révélaient maintenant bas, cruels, capables de toutes les vilenies. Nous, les gens du peuple, ils nous dupaient, nous trompaient sur notre salaire, nous obligeaient à attendre des heures entières dans des vestibules glacées ou à la cuisine, nous insultaient, nous traitaient avec une extrême grossièreté. […] à la poste le plus petit employé se croyait le droit de nous traiter comme des bêtes et de nous crier grossièrement et insolemment : « Tu n’as qu’à attendre ! » […] Mais surtout, ce qui me stupéfiait le plus dans ma nouvelle situation, c’était l’absence totale de justice, ce que le peuple définit par les mots : « Ils ont oublié Dieu. » Rares étaient les jours qui se passaient sans filouterie. (p. 618-619)

Elle passa dans la salle de lecture en faisant froufrouter sa robe et moi, une fois rentré, je fus bien long à trouver le sommeil. (p. 619)

Elle riait, plaisantait, minaudait gentiment, et ce la lui allait mieux que de parler de la richesse injustement acquise, j’avais l’impression qu’elle m’avait parlé quelques instants plus tôt de richesse et de confort non pas sérieusement mais pour imiter quelqu’un. C’était une excellente actrice comique. Je la comparais intérieurement aux demoiselles de la ville et même la belle et sérieuse Anna Blagovo ne supportait pas la comparaison ; il y avait entre elles une différence énorme comme entre une belle rose cultivée et une églantine sauvage. (p. 623-624)

Si vous avez l’impression que vous avez découvert un courant social profond et qu’en le suivant, vous consacrez votre vie à des questions au goût du jour comme de libérer les insectes de la servitude ou de s’abstenir de manger de la viande rouge, alors mes compliments, mademoiselle. Nous devons nous instruire, mais pour ce qui est des courants sociaux profonds, attendons : nous ne sommes pas encore assez grands pour cela et, honnêtement, nous n’y comprenons rien. (p. 625)

Au fond, c’était le premier homme vraiment instruit que je rencontrais. Je ne puis juger si son savoir était étendu, mais il le montrait perpétuellement par désir d’en faire profiter les autres. […] c’est, je crois, le seul homme qui ait eu une influence sérieuse sur moi à cette époque. En le fréquentant et en lisant les livres qu’il me prêtait je ressentis peu à peu le besoin d’un savoir qui aurait spiritualisé mon labeur sans joie. […] La fréquentation du docteur me releva aussi moralement. Je discutais souvent avec lui et bien que j’en restasse d’ordinaire à mon opinion, grâce à lui, je remarquai peu à peu que tout n’était pas clair à mes yeux et je m’efforçai de me faire des convictions aussi précises que possible pour que les impératifs de ma conscience fussent précis et ne prêtassent à aucune confusion. (p. 626)

Nounou, pourquoi ai-je vécu jusqu’aujourd’hui ? Pourquoi ? Dis-moi : n’ai-je pas perdu ma jeunesse ? […] Nounou, comprends-moi, moi aussi, j’ai des besoins humains, je veux vivre, et on a fait de moi une intendante ! C’est affreux, affreux ! » (p. 626-627)

 

               VIII

Il [Prokofi] trompait les gens sur le poids, sur la monnaie, les cuisinières s’en apercevaient mais, assourdies par ses cris, elles ne protestaient pas, se contentant de le traiter de bourreau. (p. 629)

[…] votre conduite est incompatible avec les titres de noblesse que vous avez l’honneur de posséder. […] Je vous prie donc ou de changer de conduite et de revenir aux obligations de votre classe sociale ou, pour éviter de provoquer la tentation, de vous en aller ailleurs, où l’on ne vous connaîtra pas et où vous pourrez vous livrer à l’occupation qu’il vous plaira. Dans le cas contraire je serai obligé de prendre des mesures extrêmes. (p. 629-630)

 

               IX

J’avais un vieux souvenir d’enfance que voici : un perroquet vert, qui appartenait à un de nos riches concitoyens, s’était envolé de sa cage, puis, durant un mois, le bel oiseau avait voleté à travers la ville, allant paresseusement de jardin en jardin, solitaire, sans abri. Mlle Maria me rappelait cet oiseau. (p. 631)

Vous gagnez de l’argent, non du pain. Pourquoi ne pas vous en tenir à la lettre de vos paroles ? Il faut littéralement gagner son pain, c’est-à-dire labourer, semer, faucher, battre ou avoir une activité qui ait un rapport immédiat avec l’exploitation de la terre… (p. 632)

Je ne connaissais pas et n’aimais pas le travail de la terre, et je faillis lui dire que c’était un travail d’esclave mais je me souvins que mon père avait dit maintes fois des choses analogues et je me tus. (p. 633)

Vous êtes tous des gens charmants, sympathiques, mais, je ne sais pourquoi, messieurs, dès que vous vous mêlez de travail physique ou que vous vous mettez à faire le salut des paysans, cela tourne à l’esprit de secte. (p. 633)

Quand Mlle Maria me criait de la pièce voisine qu’elle n’était pas prête et me priait d’attendre, je l’écoutais s’habiller ; cela me troublait et je sentais le parquet se dérober sous moi. Et quand j’apercevais dans la rue, même de loin une silhouette féminine, je ne manquais jamais de la comparer à elle ; il me semblait alors que toutes les femmes et jeunes filles de notre ville étaient vulgaires, mal fagotées, et ne savaient pas se tenir ; et ces comparaisons éveillaient en moi un sentiment de fierté : elle était mieux que toutes les autres ! Et la nuit, je nous voyais en rêve, elle et moi. (p. 635)

[…] dans cette maison, on me caressait comme un grand chien malheureux, abandonné par son maître, que l’on s’amusait de moi et qu’on me chasserait comme un chien lorsqu’on en aurait assez. J’en eus honte et mal à en pleurer, comme si j’avais subi un affront et, levant les yeux au ciel, je fis serment de mettre un terme à tout cela. (p. 635)

Dans la nuit, sous la pluie, je me sentis désespérément seul, abandonné à la merci du destin, je sentis combien, en comparaison de ma solitude, de ma souffrance présente et de celle que la vie me réservait encore, tout ce que j’avais fait, souhaité, tout ce que j’avais pensé et dit jusqu’alors était mesquin. Hélas, les actes et les pensées des vivants sont loin d’être aussi importants que leurs chagrins ! (p. 636)

 

               X

Je me demandais sans cesse comment se comporteraient avec moi les gens de mon entourage une fois mis au courant de notre amour. Que dirait mon père ? Ce qui me troublait surtout, c’était la pensée que ma vie s’était compliquée, que j’avais totalement perdu la faculté de la diriger et que, pareille à un ballon léger, elle m’entraînait Dieu sait où. Je ne pensais plus à me procurer ma nourriture, à vivre, je pensais… vrai, je ne sais plus à quoi. (p. 639)

Tout ce que me disait Maria me paraissait extraordinairement intelligent et merveilleux. Ce fut le moment le plus heureux de mon existence. (p. 639)

Notre bonheur l’enivrait, elle [la sœur de Missaïl, Cléopâtre], elle souriait comme si elle eût respiré une fumée enivrante et suave et, en la voyant ainsi, je compris que pour elle il n’y avait rien sur terre qu’elle plaçât plus haut que l’amour, l’amour terrestre, et qu’elle y rêvait en secret, timidement, mais sans cesse et passionnément. (p. 640)

J’aimais tendrement la nature, les champs, les prés, les potagers, mais le paysan qui retourne la terre avec le soc de sa charrue, qui stimule son pitoyable cheval, le paysan déguenillé, trempé, et qui allonge le cou représentait pour moi une force grossière, sauvage, laide, et chaque fois que je voyais ses gestes balourds, je me mettais involontairement à évoquer une vie passée, lointaine, légendaire, où l’homme ne connaissait pas encore l’usage du feu. (p. 641-642)

 

               XI

Le chemin était boueux, glissant, il faisait froid. Pour la première fois depuis mon mariage, je me sentais attristé et dans mon esprit fatigué par cette longue journée grise, passa fugitivement l’idée que, peut-être, je ne vivais pas comme je devais. (p. 644)

 

               XII

[Moïsseï, un ouvrier et l’amant de la générale Tchéprakov] tirait les oiseaux dans le jardin sous nos fenêtres, prenait des vivres dans notre cellier, empruntait nos chevaux sans permission, nous nous indignions, commencions à nous demander si Doubétchnia était bien à nous… (p. 645)

[Ivan, le fils de la générale Tchéprakov] portait l’uniforme de receveur avec dégoût et en avait honte mais il jugeait son emploi rémunérateur parce qu’il pouvait voler les bougies et les revendre. (p. 645)

Il était mal en point, mais Maria regardait avec dégoût son visage pâle, baigné de sueur, et disait : « Faut-il donc que ces canailles passent encore un an et demi chez nous ? C’est horrible, horrible ! » (p. 646)

Pour cette femme à l’esprit sain, positif, le désordre avec son cortège de soucis mesquins, de chicanes, dans lequel nous vivions maintenant était un martyre ; je le voyais et en perdais, moi aussi, le sommeil, ma tête travaillait et les sanglots me montaient à la gorge. Je me débattais sans savoir que faire. (p. 649)

 

               XIII

À la campagne on accueille les nouveaux venus sans aménité, presque hostilement, comme à l’école. C’est ainsi que nous avions été accueillis. Les premiers temps on nous avait considérés comme des imbéciles et des niais qui avaient acheté une propriété uniquement faute de savoir où mettre leur argent. On s’était moqué de nous. Les paysans faisaient paître leurs bêtes dans notre bois et même dans notre parc, poussaient nos vaches et nos chevaux sur leurs terre, puis venaient nous réclamer des indemnités pour les dégâts. (p. 652)

Stépane se tenait debout auprès d’elles, les mains derrière le dos, et disait : « Les paysans sont-ils des hommes ? Ce ne sont pas des hommes, mais, excusez le mot, des bêtes fauves, des filous. En quoi consiste la vie d’un paysan ? Uniquement à boire et à manger, à se procurer des denrées à vil prix, à gueuler à tue-tête, comme des fous, au cabaret ; pas de bonnes conversations, de manières, de souci des formes, des malotrus, un point c’est tout. (p. 654)

Maria se rendait souvent au moulin et, visiblement, trouvait du plaisir à bavarder avec Stépane ; il se répandait en injures contre les paysans avec tant de sincérité et de conviction qu’elle se sentait attirée vers lui. (p. 655)

C’étaient en majorité des êtres nerveux, irritables, humiliés ; des êtres à l’imagination étouffée, des rustres, à l’horizon pauvre et terne, limité aux seules et mêmes pensées de la terre grise, des jours gris, du pain noir, des gens qui rusaient, mais, pareils aux oiseaux, ne cachaient que leur tête derrière l’arbre, qui ne savaient pas compter. Ils ne seraient pas venus faire les foins pour vingt roubles mais ils venaient pour un demi-seau de vodka quoique avec vingt roubles ils eussent pu en acheter quatre seaux. C’était vrai, la crasse, l’ivrognerie, la bêtise et la fourberie régnaient, mais, avec tout cela, on sentait quand même que la vie du paysan avait, au fond, une base solide, saine. Il avait beau ressembler à une lourde bête, derrière son araire, et s’abrutir de vodka, à le regarder de près on sentait quand même en lui quelque chose de nécessaire, de très important, qu’on ne trouvait pas par exemple chez Maria et chez le docteur, à savoir qu’il croyait que l’essentiel sur terre, c’était la justice et que son propre salut comme celui du peuple tout entier résidait dans la seule justice, c’est pourquoi il la chérissait plus que tout au monde. Je disais à ma femme qu’elle voyait les taches qu’il y avait sur la vitre, mais qu’elle ne voyait pas la vitre […]. Quand cette femme bonne, intelligente, pâlissait de colère et parlait avec le docteur, d’une voix qui tremblait, d’ivrognerie et de malhonnêteté, sa faculté d’oubli me laissait proprement pantois. Comment pouvait-elle oublier que son père, l’ingénieur, buvait lui aussi, buvait beaucoup, et que l’argent qui avait servi à acheter Doubétchnia avait été acquis grâce à une série de tromperies cyniques, éhontées ? Comment pouvait-elle l’oublier ? (p. 656)

 

               XIV

Ma sœur, cet être nerveux, craintif, qui vivait dans la terreur, qui ignorait la liberté, aimer un homme marié et père de famille ! (p. 658)

 

               XV

Admettons que tu travailles longtemps, très longtemps, toute ta vie, qu’au bout du compte tu obtiennes quelques résultats pratiques, que peuvent-ils, tes résultats contre des forces aussi colossales que l’ignorance grégaire, la faim, le froid, la dégénérescence ? Une goutte d’eau dans la mer ! Il faut là d’autres moyens de lutte, des moyens puissants, hardis, prompts ! (p. 659)

On célébra un service d’actions de grâces dans la salle de classe. Puis les paysans de Kourilovka offrirent à Maria une icône et ceux de Doubétchnia des craquelins et une salière dorée. Et Maria éclata en sanglots. « Et si l’on a dit des choses qu’il ne fallait pas, et si l’on vous a mécontentés, pardonnez-nous », dit un vieillard en s’inclinant devant elle et devant moi. (p. 660)

 

               XVI

En son absence, j’étais incapable de travailler, mes bras me tombaient, j’étais sans force ; notre grande cour me paraissait un désert, morne, hideux, du parc montait une rumeur de colère et, sans elle, la maison, les arbres, les chevaux n’étaient plus, pour moi, « notre maison », « nos arbres », « nos chevaux ». (p. 660)

Des heures entières, jusqu'à ce que sonnassent sept, huit, neuf heures, jusqu’à ce que fût tombée la nuit d’automne, noire comme la suie, je contemplais un de ses vieux gants, ou la plume dont elle se servait toujours, ou ses petits ciseaux ; je ne faisais rien et j’avais clairement conscience que, si auparavant j’avais fait quelque chose, si j’avais labouré, fauché, scié, c’était uniquement parce qu’elle l’avait désiré. Et si elle m’avait envoyé nettoyer un puits profond où j’aurais eu de l’eau jusqu’à la ceinture, j’y serais descendu sans me demander si c’était ou non nécessaire. […] Je ne regrettais pas Doubétchnia, je regrettais mon amour, entré lui aussi, visiblement, dans son automne. Quel immense bonheur c’est, d’aimer et d’être aimé, et qu’il est affreux de se sentir tomber du haut de cette haute tour ! (p. 661)

[…] moi je n’étais qu’un cocher qui l’avait conduite d’un divertissement à un autre. Maintenant elle n’avait plus besoin de moi, elle s’envolerait et je resterais seul. (p. 662)

Elle avait une belle voix riche, puissante et, tandis qu’elle chantait, j’avais l’impression de déguster un melon mûr, savoureux, parfumé. Quand elle eut fini, on l’applaudit et elle sourit, très satisfaite, jouant du regard, feuilletant la partition, arrangeant sa robe comme un oiseau qui s’est enfin arraché à sa cage et lisse ses plumes en liberté. (p. 665)

[…] je lui serrai longuement les mains et les baisai, retenant avec peine mes larmes et sans lui dire un mot. Et quand elle fut partie, je restai là, regardant s’éloigner les lanternes du train et la couvrant en imagination de caresses, et je disais à voix basse : « Maria, ma chérie, ma belle Maria… » (p. 666)

 

               XVII

Je suis torturée à l’idée que la moitié de ma vie s’est écoulée de façon si stupide, si lâche. Je méprise mon passé, j’en ai honte et maintenant je regarde mon père comme un ennemi. (p. 666)

Je veux monter sur les planches. Je veux vivre, en un mot, je veux boire à la coupe pleine de la vie. Je n’ai aucun talent et mon rôle tient en dix lignes, mais tout cela est incommensurablement plus beau et plus noble que de servir le thé cinq fois par jour et de regarder si la cuisinière n’a pas mangé un morceau de pain en trop. (p. 667)

Elle essayait de se montrer mondaine, désinvolte, calme, ce qui la faisait paraître maniérée et bizarre. Elle avait perdu sa simplicité et sa grâce. (p. 667)

 

               XVIII

[…] je me demandais en quoi ces gens stupides, cruels, paresseux, malhonnêtes, étaient meilleurs que les paysans ivrognes et superstitieux de Kourilovka ou que les animaux qui se retrouvaient tout désorientés quand une circonstance fortuite rompt la monotonie de leur existence, limitée par les instincts. […] je voyais défiler tous les gens qui avaient été lentement rayés du nombre des vivants par leurs proches et leurs parents, les chiens martyrisés jusqu’à devenir fous, les moineaux plumés par des gamins et jetés à l’eau vivants et une longue, longue série de stupides et lentes souffrances que je n’avais cessé d’observer depuis mon enfance ; et je ne comprenais pas de quoi vivaient ces soixante mille habitants, pourquoi ils disaient l’Évangile, pourquoi ils priaient, pourquoi ils lisaient des livres et des revues. À quoi leur avait servi tout ce qu’on avait jusqu’à présent écrit et dit, si leur âme demeurait toujours aussi enténébrée et s’ils éprouvaient la même répulsion pour la liberté que cent ou trois cents ans plus tôt ? […] Ces soixante mille habitants qui, au fil des générations, dans leurs lectures ou leurs conversations ont rencontré les idées de justice, de miséricorde, de liberté, n’arrêteront pas, jusqu’à leur mort, de mentir du matin au soir, de se faire souffrir les uns les autres, de craindre la liberté et de la haïr comme une ennemie. (p. 670-671)

Elle se coucha aussitôt. Des larmes brillaient à ses cils mais elle avait un air heureux, elle dormait d’un sommeil profond et doux, et l’on sentait qu’elle était effectivement soulagée et qu’elle avait trouvé le repos. Il y avait longtemps, bien longtemps, qu’elle n’avait pas dormi ainsi. […] Elle avait envie de travailler, d’être indépendante, de vivre à son compte, et elle disait qu’elle se ferait institutrice ou infirmière, dès que sa santé le lui permettrait, et qu’elle laverait ses planchers, son linge, elle-même. (p. 671)

Je languissais vivement d’elle [Maria], je ne pouvais plus me tromper moi-même et tâchais aussi de me faire tromper par les autres. Ma sœur attendait son docteur et moi, Maria… (p. 672)

 

               XIX

Qu’elle t’aime, si tu savais ! Elle n’a avoué cet amour qu’à moi et encore à voix basse, dans le noir. Parfois, elle m’entraînait dans une allée sombre du parc et me disait à l’oreille combien tu lui étais cher. Tu verras, elle ne se mariera jamais, parce qu’elle t’aime. (p. 675)

Elle se contentait de rêver sans arrêt, ne pensait pas sérieusement à l’avenir, disait qu’il pouvait aller où bon lui semblait, et même l’abandonner, pourvu qu’il fût heureux, et qu’il lui suffisait, à elle, de ce qui avait été. (p. 676)

Il faut aimer, nous devons tous aimer, – c’est bien vrai ? – sans l’amour il n’y aurait pas de vie, celui qui redoute et évite l’amour n’est pas libre. (p. 677)

[…] il se laissait entraîner par ses paroles et ne se souvenait plus ni de ma sœur, ni de son chagrin, ni de moi. C’était la vie qui l’entraînait. Pour l’une c’est l’Amérique et un anneau avec une inscription, me disais-je, pour l’autre le titre de docteur et une carrière de savant, seuls ma sœur et moi en étions restés au passé. (p. 677)

Il faut s’abrutir à boire, à jouer aux cartes, à cancaner, il faut ramper, jouer les faux dévots ou, pendant des dizaines d’années, faire des plans et encore des plans pour ne pas apercevoir toutes les horreurs qui se cachent dans ces maisons. Notre ville existe depuis des siècles, et, pendant tout ce temps, elle n’a pas donné à la patrie un seul homme utile, pas un seul ! Vous avez tué dans l’œuf tout ce qui était un tant soit peu vivant et lumineux ! C’est une ville de boutiquiers, de mastroquets, de ronds-de-cuir, de cagots, une ville superflue, inutile, que personne ne regretterait si la terre l’engloutissait soudain. (p. 681)

 

               XX

Si j’avais envie d’une bague, j’y ferais inscrire : « rien ne passe ». Je crois que rien ne passe sans laisser de traces et que le plus petit pas que nous faisons a une signification pour notre vie présente et future. Ce que j’avais enduré n’est pas arrivé pour rien. Mes grands malheurs, ma patience ont touché le cœur des gens et maintenant on ne m’appelle plus « Petit profit », on ne se moque plus de moi. […] En outre, je suis devenu un véritable ouvrier, on s’est habitué à me voir travailler de mes mains et l’on ne trouve plus bizarre que moi, un noble, je porte des seaux de peinture et pose des vitres ; au contraire, on me confie volontiers des commandes et je passe pour être habile […]. Avec moi les gens sont polis, me disent vous, et, dans les maisons où je travaille, on m’offre le thé et l’on envoie me demander si je veux manger. (p. 682)

J’ai vieilli, je suis devenu taciturne, rébarbatif, sévère, je ris rarement et l’on dit que je ressemble à Rédka, que, comme lui, j’ennuie les compagnons par mes sermons inutiles. (p. 683)

Parfois, près de la tombe, je rencontre Anna Blagovo. Nous nous disons bonjour et demeurons sans rien dire, ou bien nous parlons de Cléopâtre, de sa fille, de la tristesse de l’existence. Puis nous sortons du cimetière toujours sans rien dire et elle ralentit le pas exprès pour rester plus longtemps avec moi. […] Quand nous rentrons en ville, Anna Blagovo, émue et rougissante, me dit au revoir et va son chemin seule, sérieuse, austère… (p. 684)

vendredi 1 mars 2024

Thérèse Desqueyroux de François Mauriac : une avidité du corps et de l’esprit insatisfaite et insatiable.

Déjà, je devenais, moi aussi, exigeante, et souhaitais que chaque minute m’apportât de quoi vivre. (p. 80)

Elle ne l’entendait pas, le corps et l’âme orientés vers un autre univers où vivent des êtres avides et qui ne souhaitent que connaître, que comprendre, – et, selon un mot qu’avait répété Jean avec un air de satisfaction profonde « devenir ce qu’ils sont ». (p. 83)

Elle ne pensait plus à Jean Azévédo, ni à personne au monde. Elle traversait, seule, un tunnel, vertigineusement ; elle en était au plus obscur ; il fallait, sans réfléchir, comme une brute, sortir de ces ténèbres, de cette fumée, atteindre l’air libre, vite ! vite ! (p. 101)

Être une femme seule dans Paris, qui gagne sa vie, qui ne dépend de personne… Être sans famille ! Ne laisser qu’à son cœur le soin de choisir les siens – non selon le sang, mais selon l’esprit, et selon la chair aussi ; découvrir ses vrais parents, aussi rares, aussi disséminés fussent-ils… (p. 124)

Ce que je voulais ? Sans doute serait-il plus aisé de dire ce que je ne voulais pas ; je ne voulais pas jouer un personnage, faire des gestes, prononcer des formules, renier enfin à chaque instant une Thérèse qui… (p. 144)

 *****

    Un des aspects les plus intéressants de l’œuvre de Dostoïevski est de mettre en lumière l’éternelle insatisfaction de l’être humain, siège de désirs constants et insatiables, être fondamentalement de passions, fussent-ils irrationnels, qui ne saurait jamais se contenter d’un bonheur préfabriqué, rationnel, d’une vie lui imposant de rentrer dans des cases qui intrinsèquement s’opposent, limitent voire étouffent son individualité et sa liberté. Une part d’égocentrisme, pouvant allant jusqu’à la monstruosité, entre également dans ses personnages, qui ne vivent, ne se préoccupent que d’eux-mêmes, à rebours d’une conception humaniste de l’homme. C’est la grande leçon du narrateur des Carnets du sous-sol, qui se révolte contre toute rationalité allant à l’encontre de sa liberté (la fameuse tirade sur le « deux et deux font cinq »), qui se sent fondamentalement mal à l’aise dans la vie de bureau qu’il mène, et qui se ment à lui-même et au lecteur fictif auquel il s’adresse, ayant bien du mal lui-même à comprendre ses propres désirs et aspirations, souvent contradictoires.

    Ces trois caractéristiques (l’homme comme être désirant, égocentrique et contradictoire) peuvent également s’appliquer à Thérèse Desqueyroux, personnage qui à bien des égards présente de nombreuses similitudes avec ceux de Dostoïevski, bien qu’elle ait aussi ses caractéristiques propres, en particulier dans la part indéniablement sensuelle qui imprègne ses désirs.

    Thérèse est tout d’abord un être fondamentalement de passion, de désirs, avide de satisfactions sensuelles et spirituelles auxquelles s’oppose diamétralement le cadre de vie bourgeois qu’elle mène, et en particulier son mariage avec Bernard Desqueyroux. À plusieurs reprises, la « famille », à la fois celle de Thérèse mais aussi celle de Bernard, est dépeinte comme une entité collective qui cherche à éteindre, étouffer, non seulement la personnalité de Thérèse, mais également toute individualité. De manière symbolique, tous ceux qui se sont écartées de la « voie » tracée par la famille, soucieuse de respectabilité, d’honneur dans un cadre moral étriqué, ont vu leur nom et leur visage effacés des photographies familiales et de l’arbre généalogique (p. 26 ; p. 111), et un tel sort attend Thérèse, qui comprit ce phénomène tôt dans sa jeunesse, et s’attend à ce que sa fille Marie ne connaisse même pas son nom, déshonoré et honteux à jamais suite à son procès pour tentative de meurtre de son mari. Une métaphore courante présente ainsi la vie de Thérèse comme un « tunnel » (la citation en épigraphe, p. 101) sombre duquel elle tente de se sortir, ou comme une cage dont elle serait la captive (p. 60). À l’inverse, Bernard est sans cesse présenté comme un homme qui ne suit que la « voie » familiale, et qui n’a souci que de préserver l’honneur familial, entaché par sa femme, nonobstant toute considération personnelle (p. 108).

La libération à laquelle aspire Thérèse est à la fois sensuelle et spirituelle. Sensuelle d’abord car Thérèse est insatisfaite de son mari, avec qui elle n’éprouve que dégoût dans les rapports physiques qu’elle eut avec lui (heureusement stoppés pour elle par la maladie de cœur de Bernard, qui lui fait redouter de tels rapports). Mais cette frustration ne la fait vraiment souffrir que quand elle apprend qu’Anne, son amie d’enfance, a une aventure passionnée avec Jean Azévédo, passion qui par contraste intensifie l’insatisfaction, le manque d’amour passionné entre elle et son mari. Cette relation est d’ailleurs décrite de manière extrêmement péjorative, Thérèse comparant Bernard à un « porc » et elle à son « auge » (p. 51), et tentant de le repousser autant que possible durant la période où Bernard la possédait. Elle rêve ainsi régulièrement à un être qui la satisferait pleinement au sens physique du terme (le choix du terme « être » est significatif dans le genre indifférencié auquel il renvoie, écho à l’homosexualité de l’auteur), mais également avec qui une certaine entente, compréhension spirituelle serait possible, elle qui a jusque-là vécu avec Bernard, avec une famille, qui ne la comprend pas, la réduit à une femme originale puis hystérique, et avec qui un « vocabulaire commun » (p. 95) est impossible.

Thérèse n’avait plus besoin de lui demander si elle souffrait : elle l’entendait souffrir dans l’ombre ; mais sans aucune pitié. Pourquoi aurait-elle eu pitié ? Qu’il doit être doux de répéter un nom, un prénom qui désigne un certain être auquel on est lié par le cœur étroitement ? La seule pensée qu’il est vivant, qu’il respire, qu’il s’endort, le soir, la tête sur son bras replié, qu’il s’éveille à l’aube, que son jeune corps déplace la brume… (p. 69)

Un être était dans sa vie grâce auquel tout le reste du monde lui paraissait insignifiant ; quelqu’un que personne de son cercle ne connaissait ; une créature très humble, très obscure ; mais toute l’existence de Thérèse tournait autour de ce soleil visible pour son seul regard, et dont sa chair seule connaissait la chaleur. (p. 123-124)

Un baiser, songe-t-elle, doit arrêter le temps ; elle imagine qu’il existe dans l’amour des secondes infinies. Elle l’imagine ; elle ne le saura jamais. […] le dîner sera un repos avant ce bonheur du soir et de la nuit qu’il doit être impossible de regarder en face, tant il dépasse la puissance de notre cœur ; ainsi l’amour dont Thérèse a été plus sevrée qu’aucun créature, elle en est possédée, pénétrée. (p. 126-127)

Être passionné évoluant dans un milieu dépourvu de passions, trop calme à son goût (à l’image de la province dans laquelle elle vit), Thérèse ne trouve symboliquement le sommeil que dans les « nuits de vent » (p. 119) et aspire au bruit, à l’activité effervescente de Paris, « forêt vivante […] que creusent des passions plus forcenées qu’aucune tempête » (p. 148). Mais au-delà du manque de passion, c’est l’étroitesse d’esprit, la mesquinerie des préoccupations, les préjugés, la paresse intellectuelle de son milieu qui sont surtout à l’origine de son dégoût, de son rejet radical. La rencontre avec Jean Azévédo, loin de tourner en une banale et attendue histoire d’adultère, agit davantage dans l’esprit de Thérèse comme un révélateur de ce que Thérèse ressentait déjà au fond d’elle, mais d’une manière encore obscure, imprécise. Par contraste, la conversation, l’esprit de Jean est aux antipodes de la famille de Thérèse, et cette dernière se rend même compte, à sa propre horreur, à quel point elle a déjà perdu de son individualité au profit de sa famille qui l’a déjà modelée en grande partie à leur image, en particulier dans sa manière de penser.

Tant d’impudeur, cette facilité à se livrer, que cela me changeait de la discrétion provinciale, du silence que, chez nous, chacun garde sur sa vie intérieure ! Les ragots de Saint-Clair ne touchent qu’aux apparences : les cœurs ne se découvrent jamais. Que sais-je de Bernard, au fond ? N’y a-t-il pas en lui infiniment plus que cette caricature dont je me contente, lorsqu’il faut me le représenter ? Jean parlait et je demeurais muette : rien ne me venait aux lèvres que les phrases habituelles dans nos discussions de famille. De même qu’ici toutes les voitures sont « à la voie », c’est-à-dire assez larges pour que les roues correspondent exactement aux ornières des charrettes, toutes mes pensées, jusqu’à ce jour, avaient été « à la voie » de mon père, de mes beaux-parents. Jean Azévédo allait tête nue ; je revois cette chemise ouverte sur une poitrine d’enfant, son cou trop fort. Ai-je subi un charme physique ! Ah ! Dieu, non ! Mais il était le premier homme que je rencontrais et pour qui comptait, plus que tout, la vie de l’esprit. (p. 81)

Jean Azévédo me décrivait Paris, ses camaraderies, et j’imaginais un royaume dont la loi eût été de « devenir soi-même ». Ici vous êtes condamnée au mensonge jusqu’à la mort. » […] C’était impossible, à l’entendre, que je pusse supporter ce climat étouffant : « Regardez, me disait-il, cette immense et uniforme surface de gel où toutes les âmes ici sont prises ; parfois une crevasse découvre l’eau noire : quelqu’un s’est débattu, a disparu ; la croûte se reforme… car chacun, ici comme ailleurs, naît avec sa loi propre ; ici, comme ailleurs, chaque destinée est particulière ; et pourtant il faut se soumettre à ce morne destin commun ; quelques-uns résistent : d’où ces drames sur lesquels les familles font silence. (p. 84-85)

C’est donc à cette conception collective, familiale de la vie, aux principes moraux de surcroît étriqués, que Thérèse s’oppose fondamentalement dans son être, et avec qui, suite à la rencontre avec Jean, elle va mener une lutte à mort pour tenter de se libérer de leur joug, qui devient chaque jour de plus en plus oppressant, insupportable à ses yeux.

La famille ! Thérèse laissa éteindre sa cigarette ; l’œil fixe, elle regardait cette cage aux barreaux innombrables et vivants, cette cage tapissée d’oreilles et d’yeux, où, immobile, accroupie, le menton aux genoux, les bras entourant ses jambes, elle attendrait de mourir. (p. 60)

Les La Trave vénéraient en moi un vase sacré ; le réceptacle de leur progéniture ; aucun doute que, le cas échéant, ils m’eussent sacrifié à cet embryon. Je perdais le sentiment de mon existence individuelle. Je n’étais que le sarment ; aux yeux de la famille, le fruit attaché à mes entrailles comptait seul. (p. 92)

C’est là que la compassion du lecteur touche à ses limites vis-à-vis de Thérèse : car si nous comprenons parfaitement sa volonté de s’affranchir, de s’émanciper du joug familial, les moyens sont eux certainement condamnables, en particulier sa volonté de tuer son mari à travers des surdoses d’arsenic subrepticement ajoutées au traitement pour le cœur que prend Bernard. Mais en sus de ce meurtre non abouti, c’est l’égocentrisme absolu de Thérèse qui en fait une sorte de monstre. Thérèse en effet ne se préoccupe que d’elle-même, souffre, a en horreur toute contrainte réprimant ses désirs et aspirations individuels, qui ont pour elle valeur d’absolu. Mais si le lecteur peut sans doute s’identifier, compatir à la Thérèse en quête de liberté et souffrant de la vie étouffante, étriquée qu’elle mène, il est beaucoup plus difficile néanmoins de la suivre dans son égocentrisme monstrueux qui la conduit à la fois à tenter de tuer son mari et à se montrer froide, indifférente, aux personnes qu’elle devrait aimer, en particulier son amie d’enfance, Anne de la Trave, et sa fille, Marie, tant elle est absorbée par ses problèmes, ses souffrances personnels (p. 98). C’est ce qui fait en particulier la réussite du roman, qui tient essentiellement à la complexité, à l’ambigüité de nos sentiments à l’égard de Thérèse : tour à tour, nous éprouvons de la compassion pour elle, nous pouvons nous identifier à sa quête d’émancipation et à sa révolte contre le conformisme, l’étroitesse mentale où elle vit, à son besoin d’un amour qui la comble sensuellement et spirituellement, mais nous sommes aussi révulsés par sa monstruosité criminelle, par son égocentrisme exclusif. C’est un des aspects fondamentaux de la bonne littérature que de créer des personnages quelque peu hors-normes, qui concentrent et interrogent en eux des aspects nombreux et variés de la nature humaine, et qui suscitent des réactions fortes, polarisées, parfois contradictoires chez son lecteur et selon sa sensibilité. Cet égocentrisme se manifeste en particulier par la répétition de « et moi » dans ses pensées intérieures (p. 56 ; 114-115 ; 134-135) : ainsi les malheurs, les souffrances d’autrui ne l’intéressent guère, en particulier ceux d’Anne, prise de passion pour Jean Azévédo. Au lieu de consoler, compatir pour son amie d’enfance, dont les parents voient d’un mauvais œil sa relation avec le jeune homme et font tout pour l’en éloigner, Thérèse ne peut que penser, envier le bonheur voluptueux qu’Anne a la chance de connaître, elle qui a contrario ne trouve que dégoût dans ses rapports physiques avec Bernard.

C’est donc une double monstruosité, dont Thérèse est elle-même parfaitement consciente, qui est à l’œuvre dans ce roman : monstruosité de Thérèse, indifférente, froide au malheur d’autrui, et prête à tout pour se libérer de l’oppression familiale, quitte à tuer son mari ; mais monstruosité aussi de la famille (p. 114-115), qui nie, étouffe toute velléité individuelle. L’une et l’autre sont également condamnables dans leur extrémité, n’admettant pas la nuance, de juste milieu entre la liberté individuelle et la sauvegarde de l’honneur familial, et c’est une lutte à mort qui s’engage entre elles donc, Thérèse cherchant à tuer son mari pour échapper à un mariage qu’elle vit comme une prison, et la famille cherchant à soumettre Thérèse, à la tuer spirituellement parlant en en faisant une sorte d'automate pour les rares sorties publiques permettant de sauvegarder les apparences, suite à son procès pour préserver sa respectabilité.

    Enfin, ce qui achève de rendre Thérèse si ambigüe, mais concomitamment si fascinante, c’est la part avouée de mensonge (plus ou moins volontaire) que son récit (la reconstruction qu’elle fait des événements, de son histoire personnelle qui pourraient expliquer sa tentative de meurtre), qu’elle conçoit comme une confession à Bernard, comporte intrinsèquement. La narration épouse, reproduit uniquement le point de vue de Thérèse (et des autres personnages), sans réelle intervention de l’auteur, et parce que cette dernière cherche à se faire sinon pardonner de Bernard, au moins à être comprise (ou au moins quelque peu excusée), le lecteur averti est amené à s’interroger sur la véracité des motifs exposés par Thérèse, qui tendent à atténuer quelque peu la monstruosité de son acte, en particulier dans son aspect non-prémédité. Quelle part de responsabilité Thérèse a-t-elle à titre personnel, et quelle part les circonstances ont-elles eu ? Thérèse se défend d’avoir été entraînée malgré elle dans le crime, dont l’idée a germé lors de circonstances fortuites selon elle, son mari ayant par inattention pris une double dose de médicaments pour traiter sa maladie de cœur. De même, elle minimise le rôle joué par Jean Azévédo avec qui, selon ses dires, elle n’a pas eu de liaison, mais envers qui elle semble néanmoins éprouver une certaine attirance physique (p. 78).

Thérèse, à ce moment de sa vie, se sentait détachée de sa fille comme de tout le reste. Elle apercevait les êtres et les choses et son propre corps et son esprit même, ainsi qu’un mirage, une vapeur suspendue en dehors d’elle. […] Rien ne l’avertissait de ce qu’elle était sur le point de commettre. Que se passa-t-il cette année-là ? Elle ne se souvient d’aucun incident, d’aucune dispute… (p. 96)

Mais Thérèse n’a plus rien à examiner ; elle s’est engouffrée dans le crime béant ; elle a été aspirée par le crime… (p. 99)

Au vrai, cette histoire trop bien construite demeurait sans lien avec la réalité. Cette importance qu’il lui avait plu d’attribuer aux discours du jeune Azévédo, quelle bêtise ! Comme si cela avait pu compter le moins du monde ! Non, non : elle avait obéi à une profonde loi, à une loi inexorable (p. 114)

Moi, j’aurais tant voulu que rien ne vous demeurât caché. Si vous saviez à quelle torture je me suis soumise pour voir clair… Mais toutes les raisons que j’aurais pu vous donner, comprenez-vous, à peine les eussé-je énoncées, elles m’auraient paru menteuses… » (p. 142)

 

    Pour finir, le roman surprend aussi sur un point qui achève de rendre la caractérisation des personnages particulièrement réussie : c’est, en dépit de leur traits généraux, la capacité de ses personnages, dans des circonstances précises, exceptionnelles, à agir à l’encontre de leur nature profonde. Ainsi, Thérèse, qui est essentiellement froide, égoïste, indifférente à autrui, pleure à l’idée qu’elle pourrait être tentée de tuer sa fille dans la tentation qu'elle a du suicide. Bernard, si obtus, si fermé envers Thérèse durant tout le roman, cherche brièvement à la comprendre au moment où ils s’apprêtent à se quitter définitivement. Ces moments inattendus achèvent de donner l’impression que ces personnages sont singulièrement vivants, non pas unidimensionnels, et que leurs actions, si elles sont essentiellement dictées il est vrai par leur nature profonde, peuvent également, exceptionnellement, être dictées par les circonstances dans lesquelles ils sont plongés.

Thérèse a lu que des désespérés emportent avec eux leurs enfants dans la mort ; les bonnes gens laissent choir leur journal : « Comment des choses pareilles sont-elles possibles ? » Parce qu’elle est un monstre, Thérèse sent profondément que cela est possible et que pour un rien… Elle s’agenouille, touche à peine de ses lèvres une petite main ; elle s’étonne de ce qui sourd du plus profond de son être, monte à ses yeux, brûle ses joues : quelques pauvres larmes, elle qui ne pleure jamais ! (p. 116-117)

Au moment de se séparer d’elle, il ne pouvait se défendre d’une tristesse dont il n’eût jamais convenu : rien qui lui fût plus étranger qu’un sentiment de cette sorte, provoqué par autrui (mais surtout par Thérèse… cela était impossible à imaginer). (p. 140-141)

Pourquoi avait-il cédé à ce brusque désir de comprendre ? Comme s’il y avait quoi que ce fût à comprendre, avec ces détraquées ? Mais cela lui avait échappé ; il n’avait pas réfléchi… (p. 144)

*****

Ci-dessous, un catalogue de citations du roman, à partir de l’édition Livre de poche, et classées par chapitres :

I

L’odeur de fournil et de brouillard n’était plus seulement pour elle l’odeur du soir dans une petite ville : elle y retrouvait le parfum de la vie qui lui était rendue enfin ; elle fermait les yeux au souffle de la terre endormie, herbeuse et mouillée… (p. 24-25)

Elle aspira de nouveau la nuit pluvieuse, comme un être menacé d’étouffement ; et soudain s’éveilla en elle le visage inconnu de Julie Bellade, sa grand-mère maternelle – inconnu : on eût cherché vainement chez les Larroque ou chez les Desqueyroux un portrait, un daguerréotype, une photographie de cette femme dont nul ne savait rien, sinon qu’elle était partie un jour. Thérèse imagine qu’elle aurait pu être ainsi effacée, anéantie, et que plus tard il n’eût même pas été permis à sa fille, à sa petite Marie, de retrouver dans un album la figure de celle qui l’a mise au monde. (p. 26)

« J’ai tant souffert… je suis rompue… » puis s’interrompit : à quoi bon lui parler ? Il [le père de Thérèse, Larroque] ne l’écoute pas ; ne la voit plus. Que lui importe ce que Thérèse éprouve ? Cela seul compte : son ascension vers le Sénat interrompue, compromise à cause de cette fille (toutes des hystériques quand elles ne sont pas idiotes) (p. 27)

C’était incroyable qu’elle ne comprît pas que la moindre dérogation aux usages serait leur mort. (p. 30)

 

               II

Libre… que souhaiter de plus ? Ce ne lui serait qu’un jeu de rendre possible sa vie auprès de Bernard. Se livrer à lui jusqu’au fond, ne rien laisser dans l’ombre : voilà le salut. Que tout ce qui était caché apparaisse dans la lumière, et dès ce soir. Cette résolution comble Thérèse de joie. (p. 33)

Les êtres les plus purs ignorent à quoi ils sont mêlés chaque jour, chaque nuit, et ce qui germe d’empoisonné sous leurs pas d’enfants. (p. 33)

Comment font-ils, tous ceux qui connaissent leurs crimes ?... « Moi, je ne connais pas mes crimes. Je n’ai pas voulu celui dont on me charge. Je ne sais pas ce que j’ai voulu. Je n’ai jamais su vers quoi tendait cette puissance forcenée en moi et hors de moi : ce qu’elle détruisait sur sa route, j’en étais moi-même terrifiée… » (p. 34)

Le plus précis des hommes, ce Bernard : il classe tous les sentiments, les isole, ignore entre eux ce lacis de défilés, de passages. Comment l’introduire dans ces régions indéterminées où Thérèse a vécu, a souffert ? (p. 35)

Où est le commencement de nos actes ? Notre destin, quand nous voulons l’isoler, ressemble à ces plantes qu’il est impossible d’arracher avec toutes leurs racines. (p. 36)

Tout ce qui précède mon mariage prend dans mon souvenir cet aspect de pureté ; contraste, sans doute, avec cette ineffaçable salissure des noces. […] Comment aurais-je pu savoir qua dans ces années d’avant la vie, je vivais ma vraie vie ? Pure, je l’étais : un ange, oui ! Mais un ange plein de passions. Quoi que prétendissent mes maîtresses, je souffrais, je faisais souffrir. Je jouissais du mal que je causais et de celui qui me venait de mes amies ; pure souffrance qu’aucun remords n’altérait : douleurs et joies naissent des plus innocents plaisirs. (p. 37)

Encore la pureté d’Anne de la Trave était-elle faite surtout d’ignorance. Les dames du Sacré-Cœur interposaient mille voiles entre le réel et leurs petites filles. Thérèse les méprisait de confondre vertu et ignorance… (p. 37)

 

               III

Car un mari doit être plus instruit que sa femme ; et déjà l’intelligence de Thérèse était fameuse ; un esprit fort, sans doute… mais Bernard savait à quelles raisons cède une femme… (p. 41)

Du fond d’un compartiment obscur, Thérèse regarde ces jours purs de sa vie – purs mais éclairés d’un frêle bonheur imprécis ; et cette trouble lueur de joie, elle ne savait pas alors que ce devait être son unique part en ce monde. rien ne l’avertissait que tout son lot tenait dans un salon ténébreux, au centre de l’été implacable, – sur ce canapé de reps rouge, auprès d’Anne dont les genoux rapprochés soutenaient un album de photographies. D’où lui venait ce bonheur ? Anne avait-elle un seul des goûts de Thérèse ? Elle haïssait la lecture, n’aimait que coudre, jacasser et rire. […] Aucun goût commun, hors celui d’être ensemble durant ces après-midi où le feu du ciel assiège les hommes barricadés dans une demi-ténèbre. (p. 42-43)

Une de ces cabanes, qui servent en octobre aux chasseurs de palombes, les accueillait comme naguère le salon obscur. Rien à se dire ; aucune parole : les minutes fuyaient de ces longues haltes innocentes sans que les jeunes filles songeassent plus à bouger que ne bouge le chasseur lorsqu’à l’approche d’un vol, il fait le signe du silence. Ainsi leur semblait-il qu’un seul geste aurait fait fuir leur informe et chaste bonheur. (p. 44)

Elle [Anne] ne souhaitait pas la voir tous les jours ; parole raisonnable à laquelle il ne fallait rien opposer ; toute protestation eût paru, à Thérèse même, incompréhensible. Anne préférait ne pas revenir ; rien ne l’en eût empêchée sans doute ; mais pourquoi se voir tous les jours ? Elles finiraient, disait-elle, par se prendre en grippe. Thérèse répondait : « Oui… oui… surtout ne t’en fais pas une obligation : reviens quand le cœur t’en dira… quand tu n’auras rien de mieux. » […] Qu’était-ce donc que cette angoisse ? Elle n’avait pas envie de lire ; elle n’avait envie de rien ; elle errait de nouveau… (p. 45)

Au vrai, pourquoi en rougir ? Les deux mille hectares de Bernard ne l’avaient pas laissée indifférente. « Elle avait toujours eu la propriété dans le sang. » […] Nul doute que cette domination sur une grande étendue de forêt l’ait séduite : « Lui aussi, d’ailleurs, était amoureux de mes pins… » Mais Thérèse avait obéi peut-être à un sentiment plus obscur qu’elle s’efforce de mettre au jour : peut-être cherchait-elle moins dans le mariage une domination, une possession, qu’un refuge. Ce qui l’y avait précipitée, n’était-ce pas une panique ? Petite fille pratique, enfant ménagère, elle avait hâte d’avoir pris son rang, trouvé sa place définitive ; elle voulait être rassurée contre elle ne savait quel péril. Jamais elle ne parut si raisonnable qu’à l’époque de ses fiançailles : elle s’incrustait dans un bloc familial, « elle se casait » ; elle entrait dans un ordre. Elle se sauvait. (p. 47)

Jamais Thérèse ne connut une telle paix – ce qu’elle croyait être la paix et qui n’était que le demi-sommeil, l’engourdissement de ce reptile dans son sein. (p. 48)

 

               IV

[…] elles allaient être séparées le soir même, et non seulement dans l’espace : à cause aussi de ce que son corps innocent allait subir d’irrémédiable. Anne demeurait sur la rive où attendent les êtres intacts ; Thérèse allait se confondre avec le troupeau de celles qui ont servi. (p. 49)

N’importe qui sait proférer des paroles menteuses ; les mensonges du corps exigent une autre science. Mimer le désir, la joie, la fatigue bienheureuse, cela n’est pas donné à tous. Thérèse sut plier son corps à ces feintes et elle y goûtait un plaisir amer. […] Comme devant un paysage enseveli sous la pluie, nous nous représentons ce qu’il eût été dans le soleil, ainsi Thérèse découvrait la volupté. (p. 50-51)

Il était enfermé dans son plaisir comme ces jeunes porcs charmants qu’il est drôle de regarder à travers la grille, lorsqu’ils reniflent de bonheur dans une auge (« c’était moi, l’auge », songe Thérèse). Il avait leur air pressé, affairé, sérieux ; il était méthodique. (p. 51)

Le désir transforme l’être qui nous approche en un monstre qui ne lui ressemble pas. Rien ne nous sépare plus de notre complice que son délire : j’ai toujours vu Bernard s’enfoncer dans le plaisir, – et moi, je faisais la morte, comme si ce fou, cet épileptique, au moindre geste eût risqué de m’étrangler. Le plus souvent, au bord de sa dernière joie, il découvrait soudain sa solitude ; le morne acharnement s’interrompait. Bernard revenait sur ses pas et me trouvait comme sur une plage où j’eusse été rejeté, les dents serrées, froide. (p. 52)

Une lettre exprime bien moins nos sentiments réels que ceux qu’il faut que nous éprouvions pour qu’elle soit lue avec joie. (p. 52)

Non, non ; ce n’était pas cette chère petite idiote, ce ne pouvait être cette couventine à l’esprit court qui avait inventé ces paroles de feu. Ce ne pouvait être de ce cœur sec – car elle avait le cœur sec : Thérèse le savait peut-être ! – qu’avait jailli ce cantique des cantiques, cette longue plainte heureuse d’une femme possédée, d’une chair presque morte de joie, dès la première atteinte. (p. 54)

Je suis heureuse et je souffre. Je suis heureuse de souffrir à cause de lui et j’aime sa douleur comme le signe de l’amour qu’il a pour moi… (p. 56)

« Elle connaît cette joie… et moi, alors ? et moi ? pourquoi pas moi ? » (p. 56)

Elle ne le haïssait pas ; mais quel désir d’être seule pour penser à sa souffrance, pour chercher l’endroit où elle souffrait ! Simplement qu’il ne soit plus là ; qu’elle puisse ne pas se forcer à manger, à sourire ; qu’elle n’ait plus ce souci de composer son visage, d’éteindre son regard ; que son esprit se fixe librement sur ce désespoir mystérieux : une créature s’évade hors de l’île déserte où tu imaginais qu’elle vivrait près de toi jusqu’à la fin ; elle franchit l’abîme qui te sépare des autres, les rejoint, – change de planète enfin… mais non : quel être a jamais changé de planète ? Anne avait toujours appartenu au monde des simples vivants : ce n’était qu’un fantôme dont Thérèse autrefois regardait la tête endormie sur ses genoux, durant leurs vacances solitaires : la véritable Anne de la Trave, elle ne l’a jamais connue, celle qui rejoint, aujourd’hui, Jean Azévédo dans une palombière abandonnée entre Saint-Clair et Argelouse. (p. 58)

La famille ! Thérèse laissa éteindre sa cigarette ; l’œil fixe, elle regardait cette cage aux barreaux innombrables et vivants, cette cage tapissée d’oreilles et d’yeux, où, immobile, accroupie, le menton aux genoux, les bras entourant ses jambes, elle attendrait de mourir. (p. 60)

Il roula de nouveau comme si la chair en lui survivait à l’esprit absent et, jusque dans le sommeil, cherchait confusément sa proie accoutumée. D’une main brutale et qui pourtant ne l’éveilla pas, de nouveau elle l’écarta… Ah ! l’écarter une fois pour toutes et à jamais ! le précipiter hors du lit, dans les ténèbres. (p. 60)

Nous nous arrêtons au bord, à l’extrême bord de la dernière caresse, mais par sa volonté, non par ma résistance ; – ou plutôt c’est lui qui me résiste, et moi qui souhaiterais atteindre ces extrémités inconnues dont il me répète que la seule approche dépasse toutes les joies ; à l’entendre, il faut toujours demeurer en deçà ; il est fier de freiner sur des pentes où il dit qu’une fois engagés, les autres glissent irrésistiblement… (p. 61)

Cette petite idiote, là-bas, à Saint-Clair, qui croyait le bonheur possible, il fallait qu’elle sût, comme Thérèse, que le bonheur n’existe pas. Si elles ne possèdent rien en commun, qu’elles aient au moins cela : l’ennui, l’absence de toute tâche haute, de tout devoir supérieur, l’impossibilité de rien attendre que les basses habitudes quotidiennes, – un isolement sans consolation. (p. 62)

 

               V

« Mais qu’est-ce qu’on lui a fourré dans la tête au couvent ? Ici, elle n’a eu que de bons exemples ; nous avons surveillé ses lectures… (p. 65)

Ah ! Tais-toi. C’est une pensée insoutenable. Et pas un mot de lui pour m’aider à vivre. J’en meurs déjà : il faut qu’à chaque instant je me rappelle ses paroles qui m’avaient donné le plus de joie ; mais à force de me les répéter, je n’arrive plus à être bien sûre qu’il les ait dites en effet… (p. 66-67)

Elle ne distinguait plus rien de particulier dans le jeune homme éblouissant de tout l’amour qu’elle lui portait. « Moi, songeait Thérèse, la passion me rendrait plus lucide ; rien ne m’échapperait de l’être dont j’aurais envie. » (p. 67)

D’un geste d’automate, Anne approchait la cuiller de sa bouche. Aucune lumière dans les yeux. Rien ni personne pour elle n’existait, hors cet absent. Un sourire parfois errait sur ses lèvres, au souvenir d’une parole entendue, d’une caresse reçue, à l’époque où dans une cabane de brandes, la main trop forte de Jean Azévédo déchirait un peu sa blouse. (p. 68)

Thérèse n’avait plus besoin de lui demander si elle souffrait : elle l’entendait souffrir dans l’ombre ; mais sans aucune pitié. Pourquoi aurait-elle eu pitié ? Qu’il doit être doux de répéter un nom, un prénom qui désigne un certain être auquel on est lié par le cœur étroitement ? La seule pensée qu’il est vivant, qu’il respire, qu’il s’endort, le soir, la tête sur son bras replié, qu’il s’éveille à l’aube, que son jeune corps déplace la brume… (p. 69)

 

               VI

Thérèse le rabrouait : elle commençait de le supporter moins aisément. Il se peut que son état de grossesse, comme le croyait Bernard, ne fût pas étranger à cette humeur. Lui-même subissait alors les premières atteintes d’une obsession si commune aux gens de sa race, bien qu’il soit rare qu’elle se manifeste avant la trentième année : cette peur de la mort d’abord étonnait chez une garçon bâti à chaux et à sable. (p. 71)

Dieu merci, il ne l’approchait plus, – l’amour lui paraissait, de tous les exercices, le plus dangereux pour son cœur. (p. 72)

N’éprouves-tu jamais, comme moi, le sentiment profond de ton inutilité ? Non ? Ne penses-tu pas que la vie des gens de notre espèce ressemblent déjà terriblement à la mort ? (p. 73)

Comment persuader Bernard que je n’ai pas aimé ce garçon ? Il va croire sûrement que je l’ai adoré. Comme tous les êtres à qui l’amour est profondément inconnu, il s’imagine qu’un crime comme celui dont on m’accuse ne peut être que passionnel. […] Bernard, tout compte fait, n’était pas si mal. Elle exécrait dans les romans la peinture d’êtres extraordinaires et tels qu’on n’en rencontre jamais dans la vie. (p. 74)

Et quel mépris des femmes ! même de Thérèse à l’époque où chacun louait son intelligence. Et depuis le drame : « Toutes des hystériques quand elles ne sont pas idiotes ! » répétait-il [le père de Thérèse, Larroque] à l’avocat. (p. 74)

Au fond (songeait Thérèse), plus croyante qu’aucun La Trave, mais en guerre ouverte contre l’Être infini qui avait permis qu’elle fût sourde et laide, qu’elle mourût sans avoir jamais été aimée ni possédée. (p. 75)

Mais Bernard avait, en outre, de l’instruction ; on disait de lui qu’il était sorti de son trou ; Thérèse elle-même se félicitait de ce qu’il était un homme avec lequel on peut causer : « En somme, très supérieur à son milieu… » Ainsi le jugea-t-elle jusqu’au jour de sa rencontre avec Jean Azévédo. (p. 76)

Mais son beau regard brûlait ; j’aimais cette grande bouche toujours un peu ouverte sur des dents aiguës : gueule d’un jeune chien qui a chaud. (p. 78)

Je mesurai d’un coup d’œil, avec stupeur, cet abîme entre la passion d’Anne et l’indifférence du garçon. (p. 78)

Il ne doutait point que Mlle de la Trave lui dût les seules heures de vraie passion qu’il lui serait sans doute donné de connaître durant sa morne existence. […] « j’ai pourvu Anne d’un capital de sensations, de rêves, – de quoi la sauver peut-être du désespoir et, en tout cas, de l’abrutissement. (p. 79)

Mais comment peut-on se fixer, madame ? Chaque minute doit apporter sa joie, – une joie différente de toutes celles qui l’ont précédée. (p. 79)

Déjà, je devenais, moi aussi, exigeante, et souhaitais que chaque minute m’apportât de quoi vivre. (p. 80)

Ce retour, qu’il me parut rapide, bien que mon compagnon ait trouvé le temps de toucher à mille sujets ! Il rajeunissait étrangement ceux que je croyais un peu connaître : par exemple, sur la question religieuse, comme je reprenais ce que j’avais accoutumé de dire en famille, il m’interrompait : « Oui, sans doute… mais c’est plus compliqué que cela… » En effet, il projetait dans le débat des clartés qui me paraissaient admirables… Etaient-elles en somme si admirables ?... Je crois bien que je vomirais aujourd’hui ce ragoût : il disait qu’il avait longtemps cru que rien n’importait hors la recherche, la poursuite de Dieu : « S’embarquer, prendre la mer, fuir comme la mort ceux qui se persuadent d’avoir trouvé, s’immobilisent, bâtissent des abris pour y dormir ; longtemps je les ai méprisés… » (p. 80)

Tant d’impudeur, cette facilité à se livrer, que cela me changeait de la discrétion provinciale, du silence que, chez nous, chacun garde sur sa vie intérieure ! Les ragots de Saint-Clair ne touchent qu’aux apparences : les cœurs ne se découvrent jamais. Que sais-je de Bernard, au fond ? N’y a-t-il pas en lui infiniment plus que cette caricature dont je me contente, lorsqu’il faut me le représenter ? Jean parlait et je demeurais muette : rien ne me venait aux lèvres que les phrases habituelles dans nos discussions de famille. De même qu’ici toutes les voitures sont « à la voie », c’est-à-dire assez larges pour que les roues correspondent exactement aux ornières des charrettes, toutes mes pensées, jusqu’à ce jour, avaient été « à la voie » de mon père, de mes beaux-parents. Jean Azévédo allait tête nue ; je revois cette chemise ouverte sur une poitrine d’enfant, son cou trop fort. Ai-je subi un charme physique ! Ah ! Dieu, non ! Mais il était le premier homme que je rencontrais et pour qui comptait, plus que tout, la vie de l’esprit. (p. 81)

 

               VII

Elle ne l’entendait pas, le corps et l’âme orientés vers un autre univers où vivent des êtres avides et qui ne souhaitent que connaître, que comprendre, – et, selon un mot qu’avait répété Jean avec un air de satisfaction profonde « devenir ce qu’ils sont ». (p. 83)

Jean Azévédo me décrivait Paris, ses camaraderies, et j’imaginais un royaume dont la loi eût été de « devenir soi-même ». Ici vous êtes condamnée au mensonge jusqu’à la mort. » […] C’était impossible, à l’entendre, que je pusse supporter ce climat étouffant : « Regardez, me disait-il, cette immense et uniforme surface de gel où toutes les âmes ici sont prises ; parfois une crevasse découvre l’eau noire : quelqu’un s’est débattu, a disparu ; la croûte se reforme… car chacun, ici comme ailleurs, naît avec sa loi propre ; ici, comme ailleurs, chaque destinée est particulière ; et pourtant il faut se soumettre à ce morne destin commun ; quelques-uns résistent : d’où ces drames sur lesquels les familles font silence. (p. 84-85)

« Mais vous ! Je sens dans toutes vos paroles une faim et une soif de sincérité… » (p. 85)

Azévédo niait qu’il existât une déchéance pire que celle de se renier. […] S’accepter, cela oblige les meilleurs d’entre nous à s’affronter eux-mêmes, mais à visage découvert et dans un combat sans ruse. Et c’est pourquoi il arrive souvent que ces affranchis se convertissent à la religion la plus étroite. (p. 85)

Ce fut surtout après le départ d’Azévédo que je l’ai connu, ce silence. […] (j’incline à croire que ce Parisien n’en pouvait plus de silence, du silence d’Argelouse, et qu’il adorait en moi son unique auditoire), dès que je l’eus quitté, je crus pénétrer dans un tunnel indéfini, m’enfoncer dans une ombre sans cesse accrue ; et parfois je me demandais si j’atteindrais enfin l’air libre avant l’asphyxie. (p. 86-87)

Comme si un être cédait à des raisons, à des raisonnements lorsqu’il s’agit de sa vie même ! (p. 88)

 

               VIII

Les La Trave vénéraient en moi un vase sacré ; le réceptacle de leur progéniture ; aucun doute que, le cas échéant, ils m’eussent sacrifié à cet embryon. Je perdais le sentiment de mon existence individuelle. Je n’étais que le sarment ; aux yeux de la famille, le fruit attaché à mes entrailles comptait seul. (p. 92)

Ah ! Jean l’avait bien jugée : il n’avait pas fallu longtemps pour lui passer la bride et pour la mettre au pas. (p. 93)

Mais Thérèse s’intéressait à une inflexion de voix, à un geste ; un mot parfois semblait plus lourd… Ah ! lui, peut-être, aurait-il pu l’aider à débrouiller en elle ce monde confus ; différent des autres, lui aussi avait pris un parti tragique ; à sa solitude intérieure, il avait ajouté ce désert que crée la soutane autour de l’homme qui la revêt. (p. 94)

Autant que Thérèse ait souffert à cette époque, ce fut au lendemain de ses couches qu’elle commença vraiment de ne pouvoir plus supporter la vie. Rien n’en paraissait à l’extérieur ; aucune scène entre elle et Bernard ; et elle montrait plus de déférence envers ses beaux-parents que ne faisait son mari lui-même. C’était là le tragique : qu’il n’y eût pas une raison de rupture ; l’événement était impossible à prévoir qui aurait empêché les choses d’aller leur train jusqu’à la mort. La mésentente suppose un terrain de rencontre où se heurter. […] Avaient-ils un vocabulaire commun ? Ils donnaient aux mots essentiels un sens différent. (p. 95)

Toujours un berceau attire les femmes ; mais Anne, plus qu’aucune autre, maniait l’enfant avec une profonde joie. (p. 96)

Thérèse, à ce moment de sa vie, se sentait détachée de sa fille comme de tout le reste. Elle apercevait les êtres et les choses et son propre corps et son esprit même, ainsi qu’un mirage, une vapeur suspendue en dehors d’elle. […] Rien ne l’avertissait de ce qu’elle était sur le point de commettre. Que se passa-t-il cette année-là ? Elle ne se souvient d’aucun incident, d’aucune dispute… (p. 96)

Elle trouvait injuste que les flammes choisissent toujours les pins, jamais les hommes. (p. 97)

[…] indifférente, étrangère à cette agitation, désintéressée de ce drame, comme de tout drame autre que le sien. (p. 98)

Elle s’est tue par paresse, sans doute, par fatigue. Qu’espère-t-elle à cette minute ? « Impossible que j’aie prémédité de me taire. » (p. 98)

L’acte qui, durant le déjeuner, était déjà en elle à son insu, commença alors d’émerger du fond de son être, – informe encore, mais à demi baigné de conscience. (p. 99)

Mais Thérèse n’a plus rien à examiner ; elle s’est engouffrée dans le crime béant ; elle a été aspirée par le crime… (p. 99)

Elle ne pensait plus à Jean Azévédo, ni à personne au monde. Elle traversait, seule, un tunnel, vertigineusement ; elle en était au plus obscur ; il fallait, sans réfléchir, comme une brute, sortir de ces ténèbres, de cette fumée, atteindre l’air libre, vite ! vite ! (p. 101)

 

               IX

Et rien ne peut arriver de pire que cette indifférence, que ce détachement total qui la sépare du monde et de son être même. Oui, la mort dans la vie : elle goûte la mort autant que la peut goûter une vivante. (p. 103)

Elle répète machinalement des mots rythmés sur le trot du cheval : « Inutilité de ma vie – néant de ma vie – solitude sans bornes – destinée sans issue. » Ah ! le seul geste possible, Bernard ne le fera pas. S’il ouvrait les bras pourtant, sans rien demander ! Si elle pouvait appuyer sa tête sur une poitrine humaine, si elle pouvait pleurer contre un corps vivant ! (p. 104)

Dire qu’elle a cru qu’il existait un endroit du monde où elle aurait pu s’épanouir au milieu d’êtres qui l’eussent comprise, peut-être admirée, aimée ! Mais sa solitude lui est attachée plus étroitement qu’au lépreux son ulcère : « Nul ne peut rien pour moi ; nul ne peut rien contre moi. » (p. 104)

Les êtres que nous connaissons le mieux, comme nous les déformons dès qu’ils ne sont plus là ! Durant tout ce voyage, elle s’était efforcée, à son insu, de recréer un Bernard capable de la comprendre, d’essayer de la comprendre ; – mais, du premier coup d’œil, il lui apparaissait tel qu’il était réellement, celui qui ne s’est jamais mis, fût-ce une fois dans sa vie, à la place d’autrui ; qui ignore cet effort pour sortir de soi-même, pour voir ce que l’adversaire voit. (p. 106)

La forêt ne me fait pas peur, ni les ténèbres. Elles me connaissent, nous nous connaissons. (p. 106)

Pourquoi tout ce drame ? Cela n’aurait eu aucune importance que cet imbécile disparût du nombre des vivants. […] il est de ces campagnards ridicules hors de leur trou, et dont la vie n’importe à aucune cause, à aucune idée, à aucun être. C’est par habitude que l’on donne une importance infinie à l’existence d’un homme. (p. 107)

Je ne cède pas à des considérations personnelles. Moi, je m’efface : la famille compte seule. L’intérêt de la famille a toujours dicté toutes mes décisions. J’ai consenti, pour l’honneur de ma famille, à tromper la justice de mon pays. (p. 108)

Rien n’est vraiment grave pour les êtres incapables d’aimer ; parce qu’il était sans amour, Bernard n’avait éprouvé que cette sorte de joie tremblante, après un grand péril écarté […] l’approche de la mort avait accru merveilleusement le goût qu’il avait des propriétés, de la chasse, de l’automobile, de ce qui se mange et de ce qui se boit : la vie, enfin ! (p. 110)

L’opprobre, dans ce cas, ne pouvait être évité par la famille, qu’en s’amputant du membre gangrené, en le rejetant, en le reniant, à la face des hommes. (p. 111)

 

               X

Au vrai, cette histoire trop bien construite demeurait sans lien avec la réalité. Cette importance qu’il lui avait plu d’attribuer aux discours du jeune Azévédo, quelle bêtise ! Comme si cela avait pu compter le moins du monde ! Non, non : elle avait obéi à une profonde loi, à une loi inexorable ; elle n’avait pas détruit cette famille, c’était elle qui serait donc  détruire ; ils avaient raison de la considérer comme un monstre, mais elle aussi les jugeait monstrueux. Sans que rien ne parût au-dehors, ils allaient, avec une lente méthode, l’anéantir. « Contre moi, désormais, cette puissante mécanique familiale sera montée, – faute de n’avoir su ni l’enrayer ni sortir à temps des rouages. Inutile de chercher d’autres raisons que celle-ci : « parce que c’était eux, parce que c’était moi… » Me masquer, sauver la face, donner le change, cet effort que je pus accomplir moins de deux années, j’imagine que d’autres êtres (qui sont mes semblables) y persévèrent souvent jusqu’à la mort, sauvés par l’accoutumance peut-être, chloroformés par l’habitude, abrutis, endormis contre le sein de la famille maternelle et toute-puissante. Mais moi, mais moi, mais moi… » (p. 114-115)

Mais elle n’a pas d’argent ; des milliers de pins lui appartiennent en vain : sans l’entremise de Bernard, elle ne peut toucher un sou. Autant vaudrait s’enfoncer à travers la lande, comme avait fait Daguerre, cet assassin traqué pour qui Thérèse enfant avait éprouvé tant de pitié… (p. 115)

Thérèse a lu que des désespérés emportent avec eux leurs enfants dans la mort ; les bonnes gens laissent choir leur journal : « Comment des choses pareilles sont-elles possibles ? » Parce qu’elle est un monstre, Thérèse sent profondément que cela est possible et que pour un rien… Elle s’agenouille, touche à peine de ses lèvres une petite main ; elle s’étonne de ce qui sourd du plus profond de son être, monte à ses yeux, brûle ses joues : quelques pauvres larmes, elle qui ne pleure jamais ! (p. 116-117)

Campagne trempée d’aurore. Comment renoncer à tant de lumière ? Qu’est-ce que la mort ? On ne sait pas ce qu’est la mort. Thérèse n’est pas assurée du néant. Thérèse n’est pas absolument sûre qu’il n’y ait personne. Thérèse se hait de ressentir une telle terreur. Elle qui n’hésitait pas à y précipiter autrui, se cabre devant le néant. Que sa lâcheté l’humilie ! (p. 117)

 

               XI

Combien d’heures demeurait-elle étendue, sans que la délivrât le sommeil ! Le silence d’Argelouse l’empêchait de dormir : elle préférait les nuits de vent, – cette plainte indéfinie des cimes recèle une douceur humaine. Thérèse s’abandonnait à ce bercement. Les nuits troublées de l’équinoxe l’endormaient mieux que les nuits calmes. (p. 119-120)

Un être était dans sa vie grâce auquel tout le reste du monde lui paraissait insignifiant ; quelqu’un que personne de son cercle ne connaissait ; une créature très humble, très obscure ; mais toute l’existence de Thérèse tournait autour de ce soleil visible pour son seul regard, et dont sa chair seule connaissait la chaleur. (p. 123-124)

Être une femme seule dans Paris, qui gagne sa vie, qui ne dépend de personne… Être sans famille ! Ne laisser qu’à son cœur le soin de choisir les siens – non selon le sang, mais selon l’esprit, et selon la chair aussi ; découvrir ses vrais parents, aussi rares, aussi disséminés fussent-ils… (p. 124)

Thérèse était sans désir de sommeil et ses songes en devenaient plus précis ; avec méthode, elle cherchait, dans son passé, des visages oubliés, des bouches qu’elle avait chéries de loin des corps indistincts que des rencontres fortuites, des hasards nocturnes avaient rapprochés de son corps innocent. Elle composait un bonheur, elle inventait une joie, elle créait de toutes pièces un impossible amour. (p. 125)

Un baiser, songe-t-elle, doit arrêter le temps ; elle imagine qu’il existe dans l’amour des secondes infinies. Elle l’imagine ; elle ne le saura jamais. […] le dîner sera un repos avant ce bonheur du soir et de la nuit qu’il doit être impossible de regarder en face, tant il dépasse la puissance de notre cœur ; ainsi l’amour dont Thérèse a été plus sevrée qu’aucun créature, elle en est possédée, pénétrée. (p. 126-127)

Sans que ce fût selon une volonté délibérée, sa douleur devenait ainsi son occupation et – qui sait ? – sa raison d’être au monde. (p. 128)

 

               XII

M. Bernard s’y connaît pour dresser les mauvais chiens. Tu sais, quand il leur met le « collier de force » ? Celle-là, ça n’a pas été long de la rendre comme une chienne couchante. (p. 130)

Thérèse, en effet, mettait tout son effort dans le renoncement au songe, au sommeil, à l’anéantissement. Elle  s’obligeait à marcher, à manger, mais surtout à redevenir lucide, à voir avec ses yeux de chair les choses, les êtres ; – et comme elle fût revenue dans une lande incendiée par elle, qu’elle eût foulé cette cendre, qu’elle se fût promenée à travers les pins brûlés et noirs, elle essaierait aussi de parler, de sourire, au milieu de cette famille, – de sa famille. (p. 130-131)

Thérèse suscitait le drame, – pire que le drame : le fait divers ; il fallait qu’elle fût criminelle ou victime… (p. 133)

Elle me méprise parce que je ne lui ai pas d’abord parlé de Marie. Comment lui expliquer ? Elle ne comprendrait pas que je suis remplie de moi-même, que je m’occupe tout entière. Anne, elle, n’attend que d’avoir des enfants pour s’anéantir en eux, comme a fait sa mère, comme font toutes les femmes de la famille. Moi, il faut toujours que je me retrouve ; je m’efforce de me rejoindre… Anne oubliera son adolescence contre la mienne, les caresses de Jean Azévédo, dès le premier vagissement du marmot que va lui faire ce gnome, sans même enlever sa jaquette. Les femmes de la famille aspirent à perdre toute existence individuelle. C’est beau, ce don total à l’espèce ; je sens la beauté de cet effacement, de cet anéantissement… Mais moi, mais moi… » (p. 134-135)

Thérèse, affirmait-il, ne ruait que dans les brancards. Libre, peut-être n’y aurait-il pas plus raisonnable. Il fallait, en tout cas, en courir la chance. (p. 138)

Les époux s’étonnaient de ce qu’entre eux subsistait si peu de gêne. Thérèse songeait que les êtres nous deviennent supportables dès que nous sommes sûrs de pouvoir les quitter. (p. 138-139)

 

               XIII

Au moment de se séparer d’elle, il ne pouvait se défendre d’une tristesse dont il n’eût jamais convenu : rien qui lui fût plus étranger qu’un sentiment de cette sorte, provoqué par autrui (mais surtout par Thérèse… cela était impossible à imaginer). (p. 140-141)

Moi, j’aurais tant voulu que rien ne vous demeurât caché. Si vous saviez à quelle torture je me suis soumise pour voir clair… Mais toutes les raisons que j’aurais pu vous donner, comprenez-vous, à peine les eussé-je énoncées, elles m’auraient paru menteuses… » (p. 142)

Pourquoi avait-il cédé à ce brusque désir de comprendre ? Comme s’il y avait quoi que ce fût à comprendre, avec ces détraquées ? Mais cela lui avait échappé ; il n’avait pas réfléchi… (p. 144)

Elle mit une passion étrange à se charger : pour avoir agi en somnambule, il fallait, à l’entendre, que depuis des mois elle eût accueilli dans son cœur, qu’elle eût nourri des pensées criminelles. D’ailleurs, le premier geste accompli, avec quelle fureur lucide elle avait poursuivi son dessein ! avec quelle ténacité ! (p. 144)

Ce que je voulais ? Sans doute serait-il plus aisé de dire ce que je ne voulais pas ; je ne voulais pas jouer un personnage, faire des gestes, prononcer des formules, renier enfin à chaque instant une Thérèse qui… (p. 144)

Mais Bernard, un instant ému, n’éprouvait plus que l’horreur des gestes inaccoutumées, des paroles différentes de celles qu’il est d’usage d’échanger chaque jour. Bernard était « à la voie », comme ses carrioles : il avait besoin de ses ornières ; quand il les aura retrouvées, ce soir même, dans la salle à manger de Saint-Clair, il goûtera le calme, la paix. (p. 146)

Rien ne l’intéressait que ce vit, que les êtres de sang et de chair. « Ce n’est pas la ville de pierres que je chéris, ni les conférences, ni les musées, c’est la forêt vivante qui s’y agite, et que creusent des passions plus forcenées qu’aucune tempête. (p. 148)