« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

jeudi 26 août 2021

Suréna de Pierre Corneille : un héroïsme sublime mais bafoué par la jalousie et l’ingratitude des Grands.


          L’image scolaire que l’on garde de certains auteurs français est souvent loin de leur rendre justice. Concernant Corneille, l’image que j’en ai longtemps retenue, en me basant principalement sur Le Cid, sa pièce la plus célèbre, est celle d’un auteur où les héros dominent héroïquement leurs passions, en faisant passer leur devoir, la raison d’État au-dessus d’elles, et qui s’en trouvent au final récompensés, marquant le triomphe de la raison malgré la noblesse des sentiments. Des pièces moins célèbres, ou moins étudiées par rapport au Cid, telles Médée ou La Place royale, démentent néanmoins cette vision scolaire simpliste et réductrice, montrant un Corneille capable de façonner des héros à la moralité ambigüe, pour ne pas dire criminelle (Médée), beaucoup moins sublimes dans leurs motivations (Jason, Alidor), et de composer des dénouements tragiques ou amers.

            Suréna est à la fois une pièce dans laquelle on reconnaît les traits scolaires attribués à Corneille (héros sublimes, grandeur des sentiments, conflit entre raison d’État et passion), mais aussi une pièce qui montre qu’il est un auteur beaucoup plus fin et complexe que les clichés à travers lesquels on le réduit. Ainsi les héros de Suréna sont défaits malgré leurs vertu et mérite, la raison d’État apparaît sous un jour beaucoup plus sombre, pessimiste, dans la lignée des grands moralistes du XVIIe siècle dont Corneille est le contemporain, et les sentiments, les passions des deux héros prennent ici le dessus et sont résolument valorisés par rapport au devoir qui leur fait opposition, contrairement à ce que l’on eût pu croire si on s’en tenait au Corneille scolaire auquel nous sommes accoutumés.

           La passion dépeinte chez Corneille se démarque néanmoins de la manière dont elle est dépeinte chez Racine : alors que chez ce dernier, la passion est souvent signe de faiblesse, voire à l’origine de folie meurtrière, donc, globalement, dépeinte de manière négative, et que ses héros s’épanchent souvent en des monologues d’un lyrisme enflammé et débordant, Corneille à l’inverse présente l’amour, la passion de manière plus positive, comme le moyen même de montrer, de sublimer leur vertu, et non comme chez Racine un égarement qui leur fait perdre la raison jusqu’au meurtre. De plus, l’écriture dramatique de Corneille se caractérise par son art de la litote, de la retenue dans les sentiments, à rebours de l’écriture racinienne : ses héros tentent de contenir leurs sentiments, ou de les dissimuler, ce qui a pour effet singulier de renforcer la force des sentiments que l’on sent affleurer à la surface des mots : on ne peut imaginer deux manières d’écrire, de représenter les sentiments, plus différentes, plus radicalement opposées.
Cela fait-il des héros cornéliens des héros parfaits, et donc peu vraisemblables sur le plan humain comme j’en ai souvent eu la pensée, alors que Racine nous toucherait davantage car ses héros sont beaucoup plus faillibles, et donc plus humains et plus pathétiques ?
Là encore, Suréna dément une telle assertion hâtive : car bien que Suréna et Eurydice, le couple tragique de la pièce, aillent jusqu’au bout de leur destin tragique en restant au final fidèle à leur amour au détriment de leur devoir, cela n’aura pas été sans moments de faiblesse de leur part, en particulier pour Eurydice. Cette dernière se résout en effet dans un premier temps à épouser celui qui lui est promis, Pacorus, le fils d’Orode, roi de Parthes qui a vaincu son peuple arménien. Résolution qui eût sans doute abouti, si ce n’est pour l’excès de sincérité d’Eurydice, qui ne peut feindre d’aimer Pacorus comme ce dernier le souhaiterait, c’est-à-dire de manière complète, avec une ostensible affection, et lui avoue qu’elle en aime un autre, ce qui entraînera in fine le report indéterminé de leur mariage, Eurydice refusant de dévoiler explicitement le nom de son amant malgré l’insistance obstinée de Pacorus, et de se marier tant qu’elle restera éprise de Suréna. Eurydice de plus ne parviendra pas à « sauver » son amant car elle ne peut se résoudre à lui ordonner d’épouser Mandane, la fille d’Orode, tourmentée par ses sentiments et consciente qu’une telle union la fera terriblement souffrir voire mourir.

            L’amour, le cœur, la fidélité à l’être aimé sont les valeurs premières, absolues de Suréna : toutes les autres, en comparaison, passent au second plan, et en particulier le devoir, la raison d’État, voire même la vie. Eurydice semble dans un premier temps encline à surmonter son amour pour Suréna et à remplir son devoir, mais sa résolution vole immédiatement en éclats lorsqu’elle revoit physiquement Suréna (voir la réplique p. 1252, I, 2 ; p. 1297, V, 2). Suréna n’a lui que cure d’une vie loin d’Eurydice, quand bien même elle lui ordonnerait de vivre et d’épouser une autre (p. 1254, I, 3) : l’intensité de leur amour, qu’ils s’efforcent de contenir, d’affaiblir voire de combattre, jaillit çà et là dans des vers parmi les plus beaux composés en langue française, moins dans leur expressivité directe que par leur suggestion, à travers les détours que leur mots empruntent, les silences même, qui trahissent et démultiplient la puissance de leurs sentiments si nous lisons correctement à travers eux. Eurydice eût pu être une reine puissante, avec à sa disposition un vaste empire ; Suréna eût pu accéder à un rang, à des honneurs normalement inaccessibles eu égard à son origine plus modeste. Et néanmoins, tous deux feront au final le sacrifice d’une gloire, d’un pouvoir de tous enviables, pour rester fidèles à leur amour réciproque, quoiqu’Eurydice eût davantage tergiversé entre son cœur et son devoir, et entre sauver son amant en le poussant à épouser Mandane ou le condamner en le laissant persister dans son refus, dans un dilemme cornélien similaire à celui d’Atalide dans le Bajazet de Racine.

         En parallèle, il ne fait guère de doute que quand bien même Eurydice eût trouvé la force d’ordonner à Suréna d’épouser Mandane, il est fort probable que cela n’eût constitué qu’un sursis à son amant. Car Suréna constate qu’au-delà de sa désobéissance immédiate à l’injonction d’Orode de s’unir à sa fille et l’outrage de ce dernier face à cette insubordination, c’est surtout son mérite et sa gloire militaires exceptionnels qui le condamnent à plus ou moins long terme : les Grands ne sauraient tolérer qu’un de leurs sujets leur fassent de l’ombre et les éclipsent au niveau de la vertu, du courage et de la compétence. La raison d’État, quoique parfois discutable moralement, était néanmoins nécessaire dans Horace. Mais dans Suréna, elle a une origine plus mesquine, plus sombre : à savoir l’envie et l’orgueil d’Orode, ne supportant pas le prestige de Suréna à qui il doit en réalité tout, héros militaire aux innombrables victoires, et la jalousie incontrôlable de Pacorus, qui veut à tout prix connaître et punir le rival qu’Eurydice tente de lui dissimuler. De par cette représentation mesquine, ingrate, vaniteuse et envieuse des Grands à travers Orode et Pacorus, Corneille rejoint le pessimisme des autres moralistes du XVIIe siècle, qui observent impuissants l’orgueil et l’insolence des Grands, et le dénigrement, le mépris de la vertu qui ne fait qu’exciter l’envie et la haine de ceux qui par comparaison s’en sentent cruellement dépourvus. Toutefois, Corneille ne tombe pas dans un manichéisme trop simpliste : Orode éprouve de nombreux scrupules avant de se résoudre à éliminer son général le plus prestigieux et l’on peut, jusqu’à un certain point, comprendre sa méfiance envers un général dont le prestige pourrait à l’avenir le conduire à le trahir, à l’instar de Macbeth ; son fils en aura beaucoup moins, obstiné à arracher le secret de la bouche d’Eurydice, mais il est néanmoins présenté comme ayant des qualités qui lui ont jadis valu l’amour de Palmis, la sœur de Suréna, et son amour violent, incontrôlable qui le rend meurtrier, le rapproche davantage des personnages raciniens dont l’amour est dédaigné, tels Néron (dont il est le plus proche) dans Britannicus ou Hermione dans Andromaque.

            Un mot pour finir sur Palmis, qui s’avère être un personnage secondaire bien plus intéressant qu’elle n’en a l’air. C’est là une des réussites de Suréna, qui n’est pas sans rappeler le théâtre de Shakespeare : tous les personnages de la pièce sont intéressants et complexes, et les personnages dits secondaires ne sont pas écrasés par le couple principal au point d’être rapidement oubliés une fois la lecture achevée. Ainsi Palmis propose un contrepoint intéressant à Eurydice en particulier : elle incarne une prudence plus réaliste aux élans héroïques et empreints de sacrifice du couple principal, et est beaucoup plus démonstrative dans l’expression de ses sentiments. Par amour pour son frère Suréna, elle tente de le convaincre d’épouser Mandane par l’intermédiaire d’Eurydice, pour qu’il n’encoure pas la vengeance meurtrière d’Orode, offensé par l’affront du refus de la main de sa propre fille. La vie pour elle a plus de valeur que le sacrifice de leur vie auquel ils sont tous deux condamnés par fidélité à leur amour, moins par lâcheté que par son amour, son attachement aux deux héros. Son courage, sa détermination sont d’ailleurs visibles dans la dernière réplique de la pièce qu’elle prononce, elle qui promet de venger la mort de son frère et s’en prend de manière véhémente à Orode et Pacorus pour l’injustice et l’ignominie de l’assassinat dont ils sont les commanditaires. Enfin, son statut d’amante rejetée par Pacorus la place dans une situation intéressante au point de vue psychologique : en effet, elle continue malgré tout de l’aimer, bien qu’elle eût voulu qu’un tel amour cessât, et s’attache à lui pour tenter de le reconquérir, espérant qu’il verra que la souffrance qu’il lui cause est la même que celle qu’il ressent depuis son rejet par Eurydice, dans un mélange entre espoir et vengeance subtile (elle espère également lui donner mauvaise conscience au regard de la tristesse, de la souffrance qu’elle ressent et qu’il pourra régulièrement constater si elle le voit fréquemment). Une ambiguïté plane également dans ses rapports avec Eurydice : elle est à la fois son amie et sa rivale, et Palmis oscille entre compassion et aigreur voilée dans son exhortation à sauver Suréna par le mariage avec ceux qui leur sont promis par Orode. Sa situation n’est pas sans rappeler celle d’Héléna dans Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, dans le rejet dont elle est l’objet par son amant, et l’amour qu’elle lui conserve cependant, au profit d’une amie envers laquelle elle entretient un certain complexe d’infériorité. Elle est néanmoins beaucoup plus énergique, entreprenante, indépendante, que l’héroïne de Shakespeare, qui suivait Démétrius seulement pour le voir et dans une totale soumission.


          Ainsi Suréna constitue un magnifique chant du cygne pour Corneille, dont c’est la dernière pièce : tout en étant une pièce bien à lui et reconnaissable de par ses motifs habituels (l’opposition devoir/passion, l’intensité suggestive des sentiments), Suréna surprend par sa finesse psychologique, ses personnages bien distincts, complexes, contradictoires, mais surtout par sa vision bien plus pessimiste vis-à-vis de la raison d’État : l’héroïsme sublime y est au final bafoué, et cela de manière inéluctable, en raison de l’envie qu’il suscite parmi des Grands dont la représentation, une fois n’est pas coutume chez Corneille, est ici résolument sombre et dévalorisante.


Voici ci-dessous un florilège de citations de la pièce, classées par thématiques :

                *L’exaltation de l'amour, entre discrétion suggestive et effusions soudaines :

L’amour s’en mêla même, et tout son entretien
Sembla m’offrir son cœur, et demander le mien.
Il l’obtint, et mes yeux que charmait sa présence
Soudain avec les siens en firent confidence ;
Ces muets truchements surent lui révéler
Ce que je me forçais à lui dissimuler,
Et les mêmes regards qui m’expliquaient sa flamme
S’instruisaient dans les miens du secret de mon âme.
Ses vœux y rencontraient d’aussi tendres désirs,
Un accord imprévu confondait nos soupirs,
Et d’un mot échappé la douceur hasardée
Trouvait l’âme en tous deux toute persuadée. (p. 1244-45, I, 1)

Nous fûmes donc pour Rome, et Suréna confus
Emporta la douleur d’un indigne refus,
Il m’en parut ému, mais il sut se contraindre,
Pour tout ressentiment il ne fit que nous plaindre,
Et comme tout son cœur me demeura soumis,
Notre adieu ne fut point un adieu d’ennemis.
(p. 1245, I, 1)

« Elle est fille, et de plus, dit-il, elle est Princesse.
Je sais les droits d’un père, et connais ceux d’un Roi,
Je sais de ses devoirs l’indispensable loi,
Je sais quel rude joug dès sa plus tendre enfance
Imposent à ses vœux son rang, et sa naissance :
Son cœur n’est pas exempt d’aimer, ni de haïr,
Mais qu’il aime, ou haïsse, il lui faut obéir,
Elle m’a tout donné ce qui dépendait d’elle,
Et ma reconnaissance doit être éternelle.
 » (p. 1250, I, 2)

Plus je hais, plus je souffre, et souffre autant que j’aime. (Ibid.)

Juste Ciel, à le voir, déjà mon cœur soupire !
Amour, sur ma vertu prends un peu moins d’empire !
(p. 1252, I, 2)

Vivez, Seigneur, vivez, afin que je languisse,
Qu’à vos feux ma langueur rende longtemps justice ;
Le trépas à vos yeux me semblerait trop doux,
Et je n’ai pas encore assez souffert pour vous.
Je veux qu’un noir chagrin à pas lents me consume,
Qu’il me fasse à longs traits goûter son amertume,
Je veux, sans que la mort ose me secourir,
Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir
. (p. 1253, I, 3)

Que tout meure avec moi, Madame. Que m’importe
Qui foule après ma mort la Terre qui me porte ?
Sentiront-ils percer par un éclat nouveau,
Ces illustres Aïeux, la nuit de leur tombeau ?
Respireront-ils l’air où les feront revivre
Ces neveux, qui peut-être auront peine à les suivre,
Peut-être ne feront que les déshonorer,
Et n’en auront le sang que pour dégénérer ?
Quand nous avons perdu le jour qui nous éclaire,
Cette sorte de vie est bien imaginaire,
Et le moindre moment d’un bonheur souhaité
Vaut mieux qu’une si froide, et vaine éternité. (p. 1254, I, 3)

SURÉNA :
Quand elles me rendraient maître de tout un monde,
Absolu sur la Terre, et souverain sur l’Onde,
Mon cœur…
EURYDICE :
                        N’achevez point, l’air dont vous commencez
Pourrait à mon chagrin ne plaire pas assez,
… (p. 1255, I, 3)

Il est si naturel d’estimer ce qu’on aime
Qu’on voudrait que partout on l’estimât de même,
Et la pente est si douce à vanter ce qu’il vaut,
Que jamais on ne craint de l’élever trop haut. (p. 1263, II, 2)

Mon intrépidité n’est qu’un effort de gloire,
Que, tout fier qu’il paraît, mon cœur n’en veut pas croire,
Il est tendre, et ne rend ce tribut qu’à regret,
Au juste et dur orgueil qu’il dément en secret. (p. 1283, IV, 2)

Par pitié, par tendresse appliquez tous vos soins
À me mettre en état de l’aimer un peu moins ;
J’achèverai le reste. À quelque point qu’on aime,
Quand le feu diminue, il s’éteint de lui-même.
(p. 1284, IV, 2)

Et moi, suis-je insensible ?
Livre-t-on à mon cœur de moins rudes combats ?
Seigneur, je suis aimée, et vous ne l’êtes pas ;
Mon devoir vous prépare un assuré remède,
Quand il n’en peut souffrir au mal qui me possède,
Et pour finir le vôtre, il ne veut qu’un moment,
Quand il faut que le mien dure éternellement. (p. 1286-1287, IV, 3)

L’amour dans sa prudence est toujours indiscret,
À force de se taire il trahit son secret,
Le soin de le cacher découvre ce qu’il cache,
Et son silence dit tout ce qu’il craint qu’on sache. (p. 1288, IV, 4)

Tout m’est compté pour crime, et je dois seul au Roi
Répondre de Palmis, d’Eurydice, et de moi,
Comme si je pouvais sur une âme enflammée
Ce qu’on me voit pouvoir sur tout un corps d’Armée,
Et qu’un cœur ne fût pas plus pénible à tourner,
Que les Romains à vaincre, ou qu’un sceptre à donner.

Sans faire un nouveau crime oserai-je vous dire
Que l’empire des cœurs n’est pas de votre empire,
Et que l’Amour jaloux de son autorité
Ne reconnaît ni Roi, ni Souveraineté ?
Il hait tous les emplois où la force l’appelle,
Dès qu’on le violente, on en fait un rebelle,

Et je suis criminel de ne pas triompher,
Quand vous-même, Seigneur, ne pouvez l’étouffer ! (p. 1289, IV, 4)

EURYDICE :
Vivez, si vous m’aimez.
SURÉNA :
                                   Je vivrais pour savoir
Que vous aurez enfin rempli votre devoir,
Que d’un cœur tout à moi, que de votre personne
Pacorus sera maître, ou plutôt sa couronne ?
Ce penser m’assassine, et je cours de ce pas
Beaucoup moins à l’exil, Madame, qu’au trépas. (Ibid.)

Dans les maux où j’ai vu l’Arménie exposée,
Mon pays désolé m’a seul tyrannisée.
Esclave de l’État, victime de la paix,
Je m’étais répondu de vaincre mes souhaits,
Sans songer qu’un amour comme le nôtre extrême
S’y rend inexorable aux yeux de ce qu’on aime.
Pour le bonheur public j’ai promis, mais, hélas !
Quand j’ai promis, Seigneur, je ne vous voyais pas.
[…]
J’envisage le trône et tous ses avantages,
Et je n’y vois partout, Seigneur, que vos ouvrages ;
Sa gloire ne me peint que celle de mes fers,
Et dans ce qui m’attend je vois ce que je perds. (p. 1297, V, 2)

Et le puis-je, Madame ?
Donner ce qu’on adore à ce qu’on veut haïr,
Quel amour jusque-là put jamais se trahir ?
Savez-vous qu’à Mandane envoyer ce que j’aime,
C’est de ma propre main m’assassiner moi-même ?
(p. 1303, V, 4)


------------------------------------------------------------------------------------

                        *La vertu, l’héroïsme du couple principal :

Cessez de me traiter, Seigneur, en mercenaire,
Je n’ai jamais servi par espoir de salaire,
La gloire m’en suffit,
et le prix que reçoit… (p. 1256, II, 1)

Au seul don de la main son droit est limité,
Et mon cœur avec vous n’a point fait de traité. (p. 1261, II, 2)

Si j’ai pu faire un choix, je l’ai fait assez beau
Pour m’en faire un honneur jusque dans le tombeau,
Et quand je l’avouerai, vous aurez lieu de croire
Que tout mon avenir en aimera la gloire. (p. 1262, II, 2)

Il m’a paru, Seigneur, si froid, si retenu…
Mais vous en jugerez quand il sera venu.
Cependant je dirai que cette retenue
Sent une âme de trouble et d’ennuis prévenue,
Que ce calme paraît assez prémédité,
Pour ne répondre pas de sa tranquillité,
Que cette indifférence a de l’inquiétude,
Et que cette froideur marque un peu trop d’étude. (p. 1269, III, 1)

Quand je vous ai servi, j’ai reçu mon salaire,
Seigneur, et n’ai rien fait qu’un sujet n’ait dû faire,
La gloire m’en demeure, et c’est l’unique prix
Que s’en est proposé le soin que j’en ai pris. (p. 1271, III, 2)

La grâce est aux grands cœurs honteuse à recevoir,
La menace n’a rien qui les puisse émouvoir.
[…]
J’ai vécu pour ma gloire, autant qu’il fallait vivre,
Et laisse un grand exemple à qui pourra me suivre
… (p. 1290, IV, 4)

Le devoir vient à bout de l’amour le plus ferme,
Les grands cœurs ont vers lui des retours éclatants,
Et quand on veut se vaincre, il y faut peu de temps.
[…]
S’il ne suit pas toujours nos souhaits, et nos soins,
Il arrive souvent quand on l’attend le moins. (p. 1292, V, 1)

Seigneur, je me vaincrai, j’y tâche, je l’espère,
J’ose dire encor plus, je m’en fais une loi,

Mais je veux que le temps en dépende de moi. (p. 1294, V, 1)

Je lui dois en sujet tout mon sang, tout mon bien,
Mais si je lui dois tout, mon cœur ne lui doit rien,
Et n’en reçoit de lois que comme autant d’outrages,
Comme autant d’attentats sur de plus doux hommages.
(p. 1296, V, 2)

Ainsi dans ce grand nœud chercher ma sûreté,
C’est inutilement faire une lâcheté,
Souiller en vain mon nom, et vouloir qu’on m’impute
D’avoir enseveli ma gloire sous ma chute.

Mais Dieux, se pourrait-il qu’ayant si bien servi
Par l’ordre de mon Roi le jour me fût ravi ? (p. 1301, V, 3)

La tendresse n’est point de l’amour d’un Héros,
Il est honteux pour lui d’écouter des sanglots,
Et parmi la douceur des plus illustres flammes,
Un peu de dureté sied bien aux grandes âmes.
(Ibid.)

------------------------------------------------------------------------------------

                *L’envie et l’ingratitude des Grands dont il faut se méfier :

PACORUS :
Mais tel chagrin pourrait me survenir,
Que je l’épouserais afin de la punir
Un amant dédaigné souvent croit beaucoup faire,
Quand il rompt le bonheur de ce qu’on lui préfère. (p. 1258-1259, II, 1)

Et dans tout ce qu’il a de nom et de fortune,
Sa fortune me pèse, et son nom m’importune.
Qu’un monarque est heureux, quand, parmi ses sujets,
Ses yeux n’ont point à voir de plus nobles sujets.
Qu’au-dessus de sa gloire il n’y connaît personne,
Et qu’il est le plus digne enfin de sa couronne.
(p. 1269, III, 1)

Pour prix de ses hauts faits, et de m’avoir fait Roi,
Son trépas… ce mot seul me fait pâlir d’effroi,
Ne m’en parlez jamais, que tout l’État périsse,
Avant que jusque-là ma vertu se ternisse,
Avant que je défère à ses raisons d’État,
Qui nommeraient justice un si lâche attentat ! (p. 1270, III, 1)

Mais sous le ciel tout change, et les plus valeureux
N’ont jamais sûreté d’être toujours heureux.
(p. 1273, III, 2)

Je ne vous saurais croire assez en mon pouvoir,
Si les nœuds de l’Hymen n’enchaînent le devoir. (p. 1274, III, 2)

Est-ce au Peuple, est-ce à vous, Suréna, de me dire,
Pour lui donner des Rois, quel sang je dois élire,
Et pour voir dans l’État tous mes ordres suivis,
Est-ce de mes sujets que je dois prendre avis ? (p. 1276, III, 2)

Du reste, en ces grands nœuds l’État qui s’intéresse
Ferme l’œil aux attraits, et l’âme à la tendresse,

La seule Politique est ce qui nous émeut,
On la suit, et l’amour s’y mêle comme il peut :
S’il vient, on l’applaudit, s’il manque, on s’en console.

C’est dont vous pouvez croire un Roi sur sa parole,
Nous ne sommes point faits pour devenir jaloux,
Ni pour être en souci, si le cœur est à nous.
Ne vous repaissez plus de ces vaines chimères,
Qui ne font les plaisirs que des âmes vulgaires
,… (p. 1279, III, 3)

Un héros arrêté n’a que deux bras à lui,
Et souvent trop de gloire est un débile appui. (p. 1280, IV, 1)

Mais s’il faut que le temps m’apprenne à vous aimer,
Il ne me l’apprendra qu’à force d’estimer,
Et si vous me forcez à perdre cette estime,
Si votre impatience ose aller jusqu’au crime... […]
J’ai part à votre gloire, et je tremble pour elle
Que vous ne la souilliez d’une tache éternelle,
Que le barbare éclat d’un indigne soupçon
Ne fasse à l’Univers détester votre nom,
Et que vous ne veuilliez sortir d’inquiétude
Par une épouvantable, et noire ingratitude. (p. 1285-1286, IV, 3)

Pensez-y mieux de grâce, et songez qu’au besoin,
Un pas hors du devoir nous peut mener bien loin.
Après ce premier pas, ce pas qui seul nous gêne,
L’amour rompt aisément le reste de sa chaîne,

Et tyran à son tour du devoir méprisé,
Il s’applaudit longtemps du joug qu’il a brisé. (p. 1287, IV, 3)

Ne me l’avouez point, en cette conjoncture
Le soupçon m’est plus doux que la vérité sûre,
L’obscurité m’en plaît, et j’aime à n’écouter
Que ce qui laisse encore liberté d’en douter. (p. 1291, V, 1)

Mon crime véritable est d’avoir aujourd’hui
Plus de nom que mon Roi, plus de vertu que lui,

Et c’est de là que part cette secrète haine
Que le temps ne rendra que plus forte, et plus pleine.
Plus on sert des ingrats, plus on s’en fait haïr,
Tout ce qu’on fait pour eux ne fait que nous trahir,
Mon visage l’offense, et ma gloire le blesse,

Jusqu’au fond de mon âme il cherche une bassesse, […] (p. 1295-1296, V, 2)
Partez, puisqu’il le faut, avec ce grand courage
Qui mérita mon cœur, et donne tant d’ombrage. (p. 1298, V, 2)

Mon vrai crime est ma gloire, et non pas mon amour,
Je l’ai dit, avec elle il croîtra chaque jour.
Plus je les servirai, plus je serai coupable,
Et s’ils veulent ma mort, elle est inévitable.
(p. 1300, V, 3)

------------------------------------------------------------------------------------

            *Les répliques de Palmis, un personnage contradictoire et fascinant :

Madame, est-il des cœurs qui tiennent contre vous ?
Est-il vœux, ni serments qu’ils ne vous sacrifient ?
Si l’ingrat me trahit, vos yeux le justifient,
Vos yeux qui sur moi-même ont un tel ascendant… (p. 1251, I, 2)

Madame, trouvez-vous ma fortune meilleure ?
Vous perdez votre amant, mais son cœur vous demeure,
Et j’éprouve en mon sort une telle rigueur,
Que la perte du mien m’enlève tout son cœur.
Ma conquête s’échappe où les vôtres grossissent,
Vous faites des captifs des miens qui s’affranchissent,
Votre empire s’augmente où se détruit le mien,

Et de toute ma gloire il ne me reste rien. (Ibid.)

Et bien qu’il vous ait plus, Seigneur, de me trahir,
Je le dis malgré moi, je ne puis vous haïr. (p. 1266, II, 3)

PACORUS :
Ah, vous ne m’aimez plus.
PALMIS :
                                               Je voudrais le pouvoir,
Mais pour ne plus aimer, que sert de le vouloir ?
J’ai pour vous trop d’amour, et je le sens renaître,
Et plus tendre, et plus fort qu’il n’a dû jamais être,… (p. 1267, II, 3)

Non, Seigneur, à son Prince attacher sa tendresse,
C’est une grandeur d’âme, et non une faiblesse,
Et lui garder un cœur qu’il lui plut mériter
N’a rien d’assez honteux pour ne s’en point vanter.
J’en ferai toujours gloire, et mon âme charmée
De l’heureux souvenir de m’être vue aimée
N’étouffera jamais l’éclat de ces beaux feux
Qu’alluma son mérite, et l’offre de ses vœux. (p. 1278, III, 3)

Je veux toujours le voir, cet ingrat qui me tue,
Non pour le triste bien de jouir de sa vue ;
Cette fausse douceur est au-dessous de moi
Et ne vaudrai jamais que je néglige un Roi.
Mais il est des plaisirs, qu’une amante trahie
Goûte au milieu des maux qui lui coûtent la vie.

Je verrai l’infidèle, inquiet, alarmé
D’un rival inconnu, mais ardemment aimé,
Rencontrer à mes yeux sa peine dans son crime,
Par les mains de l’Hymen devenir ma victime,
Et ne me regarder dans ce chagrin profond
Que le remords en l’âme, et la rougeur au front.

De mes bontés pour lui l’impitoyable image,
Qu’imprimera l’amour sur mon pâle visage,
Insultera son cœur, et dans nos entretiens
Mes pleurs et mes soupirs rappelleront les siens,
Mais qui ne serviront qu’à lui faire connaître
Qu’il pouvait être heureux, et ne saurait plus l’être
Qu’à lui faire trop tard haïr son peu de foi,
Et pour tout dire ensemble, avoir regret de moi.

Voilà tout le bonheur où mon amour aspire,
Voilà contre un ingrat tout ce que je conspire,

Voilà tous les plaisirs que j’espère à le voir,
Et tous les sentiments que vous vouliez savoir. (p. 1278-1279, III, 3)
Cette mâle vigueur de constance héroïque
N’est point une vertu dont le sexe [féminin] se pique,
Ou s’il peut jusque-là porter sa fermeté,
Ce qu’il appelle amour, n’est qu’une dureté. (p. 1282, IV, 2)

Je veux que la vengeance aille à son plus haut point :
Les morts les mieux vengés ne ressuscitent point,
Et de tout l’Univers la fureur éclatante
En consolerait mal, et la sœur, et l’amante.
(p. 1299, V, 3)

Lorsque d’aucun espoir notre ardeur n’est suivie,
Doit-on être fidèle aux dépens de sa vie ? (p. 1300, V, 3)

Prince ingrat, lâche Roi ! Que fais-tu du Tonnerre,
Ciel, si tu daignes voir ce qu’on fait sur la Terre,
Et pour qui gardes-tu tes carreaux embrasés,
Si pareils Tyrans n’en sont point écrasés ?

Et vous, Madame, et vous, dont l’amour inutile,
Dont l’intrépide orgueil paraît encore tranquille,
Vous qui brûlant pour lui, sans vous déterminer,
Ne l’avez tant aimé que pour l’assassiner ;
Allez d’un tel amour, allez voir tout l’ouvrage,
En recueillir le fruit, en goûter l’avantage.
Quoi ! vous causez sa perte, et n’avez point de pleurs ! […]
Suspendez ces douleurs qui pressent de mourir,
Grands Dieux, et dans les maux où vous m’avez plongée,
Ne souffrez point ma mort que je ne sois vengée.
(p. 1304, V, 5)

dimanche 22 août 2021

Le Maître de Santiago, d’Henry de Montherlant : du refus de prostituer son âme.


        Au premier abord, Alvaro, le protagoniste de la pièce et le dit « Maître de Santiago » (un ordre de chevalerie dont le nombre de membres est en chute continue, et les valeurs guère plus respectées dans leur essence), peut paraître un être froid et orgueilleux. Froid car son affection pour sa fille Mariana se manifeste par sa franchise quant à ses rapports distants, souvent lassants avec elle de son point de vue, et orgueilleux car son refus de toute nouvelle action, quels que soient l’éclat, l’honneur ou les richesses qui lui sont promis, est perçu négativement comme un retrait davantage motivé par l’orgueil, la fierté ou l’amour-propre, dans un élan de vertu religieuse simulé qui viserait à hausser encore davantage sa réputation, à l’image de ce que La Rochefoucauld théorise sur l’origine orgueilleuse qui se dissimule majoritairement derrière nos qualités et bonnes actions. C’est ainsi cette froideur, cette absence de sentiment couplées à son orgueil qui lui sont reprochés lorsqu’Alvaro refuse catégoriquement de partir et de prendre part à la conquête du Nouveau Monde, qui lui permettraient de s’enrichir et de doter sa fille de manière avantageuse, elle que son « ami » Bernal souhaite marier à son propre fils, Jacinto, mais qui s’inquiète du manque de fortune des futurs mariés.

         Ces deux accusations néanmoins semblent peu fondées, lorsque l’on se penche plus en profondeur sur ce qui motive Alvaro dans son inaction : à savoir le refus de prostituer son âme, la volonté de la garder la plus pure possible de toute tache, de toute action infâmante et déshonorante. Alvaro n’est pas un homme qui refuse toute action : c’est ainsi que dans sa jeunesse, il a activement participé à la reconquête de l’Espagne car cette cause lui semblait juste et honorable, à savoir la sauvegarde de l’identité chrétienne de l’Espagne menacée par l’envahisseur maure. Mais l’action qui lui est proposée, à savoir la conquête de l’Amérique, lui semble d’une toute autre nature, et au final une action infâmante qui ne pourrait que ternir ce qui lui est le plus cher, à savoir son âme, sa conscience envers lui-même et Dieu, qui lui est plus chère que tout au monde, y compris sa fille. Et puis son inaction est-elle si condamnable ? Alvaro du moins refuse de prendre part à ce qu’il perçoit comme une déchéance de son propre pays, qui s’embourbe dans des désirs de conquête et de richesses qui auront pour conséquence, selon lui, de la corrompre moralement et par provoquer sa propre chute future, et les événements postérieurs lui donneront raison. Ainsi, l’inaction d’Alvaro peut être vue non comme une forme de lâcheté ou d’orgueil mal placé, mais comme une forme de résistance héroïque, bien que passive, les pressions s’exerçant sur lui se faisant croissantes au fil de la pièce.

D’autre part, l’accusation d’égoïsme froid qui est formulé à l’égard d’Alvaro vis-à-vis de sa fille Mariana permet à Montherlant de démonter et ridiculiser quelque peu nombre de conventions théâtrales et littéraires : à savoir le dénouement heureux ponctué par le mariage des jeunes amoureux, l’obstacle, majoritairement, qu’est l’opposition ou la résistance des parents, les conventions sentimentales, mièvres de l’amour.
Alvaro est d’une franchise directe, qui peut paraître brutale, dans ses rapports avec sa fille : il a pour elle certes de l’affection, mais il ne cache pas les désagréments que son éducation et sa vie avec elle lui ont causés et lui causent toujours. Il répugne à s’enrichir en vue de la doter, pointant l’hypocrisie de la convention voulant que la richesse équivaut au bonheur, mais surtout le moyen déshonorable avec lequel une telle dot serait constituée. Alvaro est loin d’être un de ces avares qui, en raison de leur vice, comme on le voit dans moult pièces de Molière, refuse de doter leur progéniture : s’il n’est pas riche, c’est parce que la richesse en elle-même lui paraît un vice, ou du moins une chose superflue, gaspilleuse de temps, par rapport à son âme et au maintien de la grandeur de cette dernière, qui est la chose la plus importante à ses yeux. Et la froideur, le supposé manque de sentiments d’Alvaro, se trouveront démentis lorsque ce dernier aimera et rendra hommage sincèrement à sa fille lorsqu’elle lui prouvera par une action sublime qu’elle est effectivement digne d’être aimée et d’être son égale.

Ainsi Alvaro n’est pas un être égoïste, dénué de tout sentiment, ou s’enorgueillissant de sa retraite religieuse : c’est d’abord un être qui place au-dessus de tout sa propre âme, sa conscience vis-à-vis de lui-même, son honneur, son intégrité. S’il paraît détaché, orgueilleux, c’est moins par une attitude hautaine mais par le constat amer et désenchanté que la société espagnole ne cesse de se déshonorer, de déchoir de ses valeurs chrétiennes dont elle se proclame mais qu’elle viole dans les faits, et qu’elle est condamnée par conséquent à moyen et long terme. Il est seul, isolé, dans sa volonté farouche d’être fidèle à ses valeurs, à ses principes, et n’accorde son estime, son affection qu’en fonction de la fidélité des autres à ces valeurs et principes qui lui sont essentiels. Les « amis » d’Alvaro n’en sont guère, eux qui le poussent à l’action déshonorante et à servir un roi moralement corrompu. Mariana seule se montrera digne de lui, et Alvaro saura lui rendre justice et reconnaître la grandeur lorsqu’elle se manifeste à ses yeux, ce qui tend à prouver qu’il n’est pas emmuré dans un orgueil aveugle et vain auquel il eût pu prêter le flanc à ceux le jugeant hâtivement.


Ci-dessous, une moisson particulièrement riche des citations marquantes de la pièce, regorgeant de considérations morales intéressantes :

Pour mon père, seul est important, ou plutôt seul est essentiel, ou plutôt seul est réel ce qui se passe à l’intérieur de l’âme. (p. 482, I, 2)

TIA CAMPANITA : Amoureuse comme vous l’êtes !
MARIANA : Je ne me sens plus amoureuse quand je vous entends dire que je le suis. (p. 483, I, 2)

Savez-vous ce que me rappelle cette neige ? Certaine scène d’une chanson de geste allemande. Un chevalier, de l’Ordre Teutonique je crois, se tient debout devant le pont-levis haussé d’un château fort. La tête basse, humblement, sous la neige qui tombe, il attend qu’on descende le pont-levis, car il vient payer la rançon de sa petite fille, retenue prisonnière dans le château. Les heures s’écoulent ; on ajourne d’heure en heure de le recevoir ; on le brocarde, la valetaille lui jette des boules de neige et des os rongés ; et il attend toujours. Lui, le superbe, lui, le féroce, la terreur de ses ennemis, il supporte tout, parce que c’est pour sa petite fille… (p. 484-485, I, 4)

BERNAL : Est-ce que le chevalier teutonique, devant le pont-levis du château, n’acceptait pas tout pour sauver sa petite fille ?
ALVARO : Il acceptait des blessures. Il n’aurait pas accepté de ternissure. (p. 501, II, 1)

La victoire est assurée, mais elle ne vaut pas la peine d’être remportée. (p. 486, I, 4)

Tout officier qui est prisonnier sur parole, et qui s’enfuit, si forte raison qu’il en puisse donner, n’est pas un homme d’honneur. (p. 487, I, 4)

Un jour, l’Espagne fut affreusement vaincue, envahie tout entière par les Mores. Tandis que la majorité de la population acceptait le joug de l’occupant, une poignée d’hommes de l’armée défaite, réfugiée dans la montagne, commençait contre les envahisseurs une lutte qui, gagnant pied à pied, au cours de huit siècles, aboutissait […] à la libération totale du territoire. Le peuple avait poursuivi tout seul la libération, abandonné à lui-même, sans le secours de ses maîtres, et quelquefois trahi par eux. (p. 488, I, 4)

Roule, torrent de l’inutilité ! […] dans toutes ces histoires de conquêtes, je me sens en plein ridicule. (ibid.)

Je n’ai soif que d’un immense retirement. […] je sais quelle gêne un homme qui n’a nulle ambition peut causer dans une société. […] J’attends que tout finisse. […] J’aime d’être méconnu. […] (p. 489, I, 4)

Une guerre sainte ? Dans une guerre de cette espèce, la cause qui est sainte, c’est la cause des indigènes. Or, la chevalerie est essentiellement la défense des persécutés. Si j’allais aux Indes, ce serait pour protéger les Indiens, c’est-à-dire, selon vous, pour « trahir ». Sans doute connaissez-vous l’histoire de ce soldat espagnol qui a été pendu comme traître, parce qu’il avait donné des soins à un Indien blessé. Cela est encore pire que les pires cruautés. […] je sais que c’est au cri de « Santiago ! » que l’on commet les plus odieuses infamies. Je sais que lorsque Ovando attira dans un guet-apens l’innocente et confiante reine des Indiens de Xaragua, qui ne nous voulait que du bien, le signal du forfait fut qu’il portât la main sur sa décoration de chevalier d’Alcantara, qui représentait Dieu le Père : la Reine fut pendue et les caciques brûlés vifs. Ce que notre chevalerie couvre, au Nouveau Monde, il n’y a pas de mots assez forts pour dire le haut-le-cœur que j’en ai. (p. 489-490, I, 4)

La gloire de l’Espagne a été de réduire un envahisseur dont la présence insultait sa foi, son âme, son esprit, ses coutumes. Mais des conquêtes de territoires ? Cela est tellement puéril… Et tellement absurde. Vouloir changer quelque chose dans des territoires conquis, quand il est si urgent de réformer la patrie elle-même, c’est comme vouloir changer quelque chose dans le monde extérieur, quand tout est à changer en soi. Et tellement vain. Les princes s’occupent à gagner de nouvelles possessions, qu’ils ne sauront pas comment administrer, ni comment défendre, qui, loin de leur donner de la force, les affaibliront, et qu’enfin ils perdront piteusement, après en avoir reçu un comble d’ennuis.
[…] Tout ce qui a trait au Nouveau Monde est impureté et ordure. Le Nouveau Monde pourrit tout ce qu’il touche. Et l’horrible maladie que nos compatriotes rapportent de là-bas n’est que le symbole de cette pourriture. Plus tard, quand on voudra honorer un homme, on dira de lui : « Il n’a pris part en rien aux affaires des Indes. » (p. 490, I, 4)

Mais oublions la cause du mal. D’où qu’il provienne, il y a un état de l’Espagne auquel je veux avoir le moins de part possible. L’Espagne est ma plus profonde humiliation. Je n’ai rien à faire dans un temps où l’honneur est puni, - où la générosité est punie, - où la charité est punie, - où tout ce qui est grand est rabaissé et moqué, - où partout, au premier rang, j’aperçois le rebut, - où partout le triomphe du plus bête et du plus abject est assuré. Une reine, l’Imposture, avec pour pages le Vol et le Crime, à ses pieds. L’Incapacité et l’Infamie, ses deux sœurs, se donnant la main. Les dupeurs vénérés, adorés par leurs dupes… (p. 491, I, 4)

Debout sur le seuil de l’ère nouvelle, je refuse d’entrer. […]
Je suis fatigué de ce continuel divorce entre moi et tout ce qui m’entoure. Je suis fatigué de l’indignation. J’ai soif de vivre au milieu d’autres gens que des malins, des canailles, et des imbéciles.
Avant, nous étions souillés par l’envahisseur. Maintenant, nous sommes  souillés par nous-mêmes ; nous n’avons fait que changer de drame. Ah ! pourquoi ne suis-je pas mort à Grenade, quand ma patrie était encore intacte ? Pourquoi ai-je survécu à ma patrie ? Pourquoi est-ce que je vis ? (p. 492, I, 4)

Aujourd’hui, tout ce qu’il y a de bien dans notre pays se tait. Il y a un Ordre du Silence : de celui-là aussi je devrais être Grand Maître. (p. 492, I, 4)

Savez-vous ce que c’est que la pureté ? Le savez-vous ? Regardez notre manteau de l’Ordre : il est blanc et pur comme la neige au dehors. L’épée rouge est brodée à l’emplacement du cœur, comme si elle était teinte de sang de ce cœur. Cela veut dire que la pureté, à la fin, est toujours blessée, toujours tuée, qu’elle reçoit toujours le coup de lance que reçut le cœur de Jésus sur la croix. […]  Oui, les valeurs nobles, à la fin, sont toujours vaincues ; l’histoire est le récit de leurs défaites renouvelées. Seulement, il ne faut pas que ce soit ceux mêmes qui ont pour mission de les défendre, qui les minent.
[…] Moi, mon pain est le dégoût. Dieu m’a donné à profusion la vertu d’écœurement. Cette horreur et cette lamentation qui sont ma vie et dont je me nourris… Mais vous, pleins d’indifférence ou d’indulgence pour l’ignoble, vous pactisez avec lui, vous vous faites ses complices ! (p. 493, I, 4)

Il y a encore des monstres. Jamais il n’y en eut tant. Nous en sommes pressés, surplombés, accablés. Là… là… là… Malheur aux honnêtes ! […] Malheur aux meilleurs… (p. 494, I, 4)

Jeunesse : temps des échecs. (p. 495, I, 5)

Les jeunes gens n’ont l’audace de rien, ni le respect de rien, ni l’intelligence de rien. À eux les expéditions maritimes, c’est bien ce qu’il leur faut. Mais les hautes aventures sont pour les hommes de notre âge, et les hautes aventures sont intérieures. (p. 495, I, 6)

Ô mon âme, existes-tu encore ? Ô mon âme, enfin toi et moi ! (p. 495, I, 7)

Tant de choses ne valent pas d’être dites. Et tant de gens ne valent pas que les autres choses leur soient dites. Cela fait beaucoup de silence. (p. 497, II, 1)

Vous ne savez pas à quel point je suis affamé de silence et de solitude : quelque chose de toujours plus dépouillé… Tout être humain est un obstacle pour qui tend à Dieu. Les mouvements que Dieu me fait la grâce de mettre en moi, je ne puis les percevoir que dans une abstraction complète, comme ceux qui écoutent la musique les yeux fermés. Ce qu’il me faudrait, ce sont des journées vides, si vides… Tout ce qui y entrerait, et l’amitié même, et l’affection surtout, n’y entrerait que pour les troubler. (ibid.)

Je lui ai appris un peu d’histoire : elle saura comment les empires meurent. (p. 498, II, 1)

Les enfants dégradent. Nous ne nous voyions qu’aux repas, et de chacun de ces repas je sortais un peu diminué. Jeune fille, sa vie est devenue quelque chose qu’il fallait prendre au sérieux, et qui cependant ne m’intéressait pas. […] Agacé ? Non. Fatigué. L’effort que je faisais, par charité pour elle, pour paraître m’intéresser à cette vie si étrangère à la mienne, m’épuisait. (ibid.)

Avec un peu plus d’amour je voudrais la diriger, je m’irriterais lorsqu’il me semblerait qu’elle est dans la mauvaise voie, ou inférieure à ce que j’attends d’elle. Au contraire, l’aimant raisonnablement, je ne lui demande rien, ne lui reproche rien, nous ne nous heurtons jamais. Et puis, […] je ne suis pas de ceux qui aiment leur pays en dépit de son indignité : j’aime l’Espagne en proportion de ses mérites, exactement comme je ferais pour un pays étranger. De même, que Mariana soit ma fille ne me rendra jamais exagéré en sa faveur. (p. 499, II, 1)

Je suis sévère pour ceux qui offensent mes principes, même quand ils sont de mes amis. Et indulgent pour ceux qui m’offensent en tant qu’homme. (ibid.)

Ainsi, ce que je suis aux yeux de Dieu, ce que je suis à mes propres yeux, devrait être compromis, devrait être ruiné à cause de quelque chose qui n’existe que par un de mes instants de faiblesse ! (p. 500, II, 1)

On aimait l’or parce qu’il donnait le pouvoir et qu’avec le pouvoir on faisait de grandes choses. Maintenant on aime le pouvoir parce qu’il donne l’or et qu’avec cet or on en fait de petites. (p. 502, II, 1)

J’ai été élevé à apprendre qu’il faut volontairement faire le mauvais marché. Qu’il ne faut pas se baisser pour ramasser un trésor, même si c’est de votre main qu’il s’est échappé. Qu’il ne faut jamais étendre le bras pour prendre quelque chose. Que c’est cela, et peut-être cela plus que tout, qui est signe de noblesse. J’ai la douleur d’entendre dire qu’à l’heure où l’aigle du roi Charles n’a de serres que pour aller chercher l’or, fût-ce dans des entrailles humaines, c’est chez les Indiens qu’on retrouve cette haute et sainte indifférence à l’égard des choses d’ici-bas. (ibid.)

Non, vous ne me ravirez pas ma pauvreté ! Déjà je vis dans une distraction perpétuelle de l’unique nécessaire. Et il faudrait que je passe du temps – un temps qui pourrait être employé aux affaires de mon âme – dans les soucis répugnants d’une fortune à administrer ! Je ne veux pas qu’on me dépouille de mon âme ! […] Je ne veux pas être riche ! J’aurais trop honte. (ibid.)

Quand j’agis ou réagis en chrétien, je devrais être entendu de milliards d’hommes. Mais c’est alors que je ne suis entendu de personne. Parfois il me semble que tout ce qui se passe en moi se passe si loin de toute compréhension humaine. (p. 503, II, 1)

Je ne tolère que la perfection. (ibid.)

Il n’y a de famille que par l’élection et l’esprit ; la famille par le sang est maudite. (p. 504, II, 1)

Bien entendu, vous croyez sans doute que vous êtes seule au monde à aimer, que vous contenez l’univers, etc. Cependant qu’est-ce que vous êtes ? Vous êtes une petite singesse, rien de plus. Et tout cet amour entre hommes et femmes est une singerie. Sachez que vous êtes enfoncée en pleine grimace, en plein ridicule, et en pleine imbécillité. (p. 505, II, 2)

Mon père est un homme d’une droiture exceptionnelle. C’est là son seul luxe, mais c’est un luxe qu’on paye cher. (p. 506, II, 3)

Il n’y a nulle affectation en mon père. Il va droit devant lui. Son salut propre, et l’Ordre, voilà sa voie : à droite et à gauche, rien. Son indifférence écrasante pour tout ce qui ne porte pas quelque marque sublime… (p. 507, II, 3)

Je ne voudrais pas une vie facile. Je voudrais une vie où l’on aurait besoin de courage. (p. 508, II, 3)

MARIANA [au sujet de son potentiel fiancé, Jacinto, le fils de Bernal] Mais croyez-vous qu’il discerne bien ce qui est important et ce qui ne l’est pas ? Car c’est cela qui est essentiel : ne donner qu’à l’un, et s’y tenir durement. (ibid.)

Allez, je sais comment on s’élève dans le monde : en foulant à chaque marche quelque chose de sacré. (p. 511, III, 1)

Avila elle-même, toute recouverte de neige, est plus que jamais la cité du recueillement. C’est le meilleur berceau pour les grandes choses. […] la germination se fait dans un profond silence, enfouie, insoupçonnée de tous. (p. 513, III, 3)

C’est un honneur que d’être oublié par une époque telle que la nôtre : le parfait mépris souhaite d’être méprisé par ce qu’il méprise, pour s’y trouver justifié. Puisse mon nom être comme ces grands nuages qu’un peu d’heures efface. (ibid.)

Que voulez-vous qu’on désire quand tout est déshonoré ? (p. 514, III, 3)

SORIA : […] les vieux, souvent, avec des apparences saintes, ont le cœur dur et orgueilleux.
ALVARO : Ce peut être aussi le détachement qui, tenant la tête haute, paraisse être de l’orgueil, alors que la vile convoitise se courbe vers la terre. Partez, Monsieur : votre univers n’est pas le nôtre. (p. 516, III, 4)

Tu faisais ton cours le long du mien dans les ténèbres ; je ne l’entendais même pas couler. Et puis, tout d’un coup, nos eaux se sont confondues, et nous roulons vers la même mer. (p. 517, III, 5)

La générosité, c’est toujours le sacrifice de soi ; il en est l’essence. (p. 518, III, 5)

Dieu ne veut ni ne cherche : il est l’éternel calme. C’est en ne voulant rien que tu refléteras Dieu. […] Et maintenant, partons pour un pays où il n’y a plus de honte, partons du vol des aigles, mon petit chevalier ! Quel voyage nous avons à accomplir, auprès duquel celui des Indes apparaît tellement sordide et grotesque ! (p. 519, III, 5)

Infinité ! Ô Infinité ! (Un long temps) Quel silence ! Le silence de la neige. Je n’ai jamais entendu un tel silence dans Avila. On dirait qu’il n’y a plus que nous deux sur la terre. (ibid.)

Si je fais mon salut et si tu fais le tien, tout est sauvé et tout est accompli.
MARIANA : Tout est sauvé et tout est accompli, car j’aperçois un Être au regard fixe, qui me regarde d’un regard insoutenable. (p. 520, III, 5)

mercredi 18 août 2021

Un ennemi du peuple, d’Henrik Ibsen : la majorité aveugle, moutonnière et/ou violente face à une vérité déplaisante.


        Vérité et mensonge sont au cœur du théâtre d’Ibsen (de ce que j’en ai lu du moins), mais il serait toutefois réducteur de dire qu’il suffirait que la vérité triomphe du mensonge pour que les choses s’arrangent pour le mieux et que les personnages mènent une vie meilleure. Car refuser de vivre dans le mensonge qui jusque-là imprégnait toute la vie d’un individu donné s’avère souvent une décision lourde de conséquences, et vivre dans la vérité, ou du moins dans la voie qui nous paraît la plus authentique par rapport à notre conscience, nos convictions, notre être personnels, s’avère systématiquement chez Ibsen être un chemin épineux, solitaire, parfois moralement discutable et ambigu (telle Nora dans Une maison de poupée) voire même destructeur pour soi et autrui (Hedda Gabler).

          Dans Un ennemi du peuple, il n’est cependant guère discutable que la cause que défend le docteur Tomas Stockmann est juste et fondée, la manière dont il la défend néanmoins l’est davantage. C’est un scandale sanitaire en effet qui est au cœur de l’intrigue de la pièce : l’établissement thermal, « Les Bains », construit par la ville natale du protagoniste, possède des eaux empoisonnées qui tueront ou rendront malades les éventuels curistes qui s’y soigneront, et les travaux qui permettront de régler le problème s’avèrent très longs et onéreux, ce qui provoquera l’appauvrissement, sinon la ruine, des habitants qui y ont investi et espéré en tirer une importante source de revenus. Mais ce scandale sanitaire sur l’empoisonnement des eaux de l’établissement thermal, et le déni de réalité de l’écrasante majorité de la population et des autorités, est surtout un révélateur, une métaphore de l’empoisonnement, de la corruption mentale de ces derniers : l’objectif d’Ibsen sans doute est de dénoncer à quel point les esprits humains sont globalement empoisonnés, débiles, lâches, vivant et préférant vivre dans le mensonge et le déni, qui sont plus rassurants, que de faire face et admettre une vérité qui leur est déplaisante.

Un ennemi du peuple s’avère donc fascinant lorsque l’on observe de près les mécanismes psychologiques de différents types de personnes qui refusent la vérité de Stockmann et s’opposent à lui :

- les autorités d’abord, personnifiées par le propre frère de Stockmann, le bailli Peter Stockmann : face à la catastrophe économique qu’engendrerait la vérité révélée par son frère, le bailli décide au final de minimiser l’importance de l’empoisonnement des eaux et des réparations qui doivent être faites. Il est vrai cependant qu’Ibsen laisse dans le doute le lecteur sur la pertinence des travaux proposés par Stockmann et ceux de son frère, mais il est vraisemblable que le premier ait raison, comme il a eu raison dans le passé face à son frère : d’abord l’opposition des autorités au projet même d’établissement thermal, puis sur le lieu idéal pour les canalisations, que le docteur eût souhaité plus haut (ce qui aurait évité les problèmes d’empoisonnement présents) mais que le bailli décida de faire plus bas, pour sans doute des raisons de coût. Le bailli et sa position d’abord d’étouffer l’affaire, puis d’en minimiser l’importance est caractéristique d’une tendance des responsables politiques à ne jamais admettre leurs erreurs passées, ou du moins leur gravité, et de faire passer l’aspect financier, économique avant l’aspect proprement sanitaire. De plus, la volonté de faire taire par l’intimidation, la menace de renvoyer son frère de son poste, et ainsi le priver de ses moyens de substance alors qu’il a une famille à nourrir, est une attitude courante que l’on peut observer aujourd’hui encore…

- la presse via les personnages d’Hovstad et de Billing. Tous deux sont en réalité des opportunistes politiques, plus préoccupés de leur intérêt personnel et financier, et emploient une rhétorique démagogique inspirée du marxisme. Le premier pense davantage au succès éditorial de son journal, et semble plus préoccupé par la bonne réception des nouvelles par le lecteur, qu’il érige en roi pourrait-on dire, que par la vérité, qui devrait être le principe directeur du journalisme. Ainsi Hovstad décide de ne plus publier l’article dénonciateur de Stockmann lorsqu’il comprend le probable mécontentement de son lectorat vis-à-vis des coûts exorbitants des travaux et la ruine qu’elle entraînerait chez son lecteur moyen. Billing quant à lui est un de ces faux révolutionnaires, qui bien que s’en prenant de manière véhémente aux autorités, n’aspire en réalité qu’à faire partie du cercle au pouvoir, en atteste sa demande d’un haut poste qu’il tente de dissimuler à ses connaissances. Ibsen détruit habilement la rhétorique marxiste, leur idéalisation des classes populaires et leur haine systématiques des élites, en lui opposant une vision plus juste d’une aristocratie de l’esprit, qui peut inclure toutes les classes, comme la bêtise n’est pas non plus le privilège des classes inférieures mais aussi largement répandue chez les élites. (p. 1039)

- les corps intermédiaires représentés par Aslaksen, l’imprimeur : en faveur sans cesse de la « modération » dans les rapports entre société civile et autorités, il se rallie lui aussi rapidement au mensonge du pouvoir face au coût trop important de la vérité de Stockmann. En sa qualité d’imprimeur, il refuse également d’imprimer les articles de Stockmann, même à compte d’auteur, exerçant ainsi de surcroît une forme de censure.

- la population dans son ensemble, facilement manipulable, moutonnière, et violente de surcroît : au début du quatrième acte, nous voyons que certains représentants de la population générale croit sur parole le journal tenu par Hovstad, Le Messager du peuple, et arrive à la conclusion qu’on ne saurait croire Stockmann en se basant sur tout, sauf les faits : à la croyance aveugle de la presse, s’ajoute le fait qu’on ne saurait croire Stockmann puisqu’il est rejeté par toutes les associations et particuliers refusant de lui prêter un local en raison de ses opinions, rejet orchestré par Aslaksen. Ils n’ont d’ailleurs jamais pu se faire une idée exacte de la version de Stockmann et n’en ont qu’une connaissance incomplète et déformée par le bailli, dont l’article est publié dans les journaux, mais pas la version première du docteur. Ainsi, aucun élément rationnel ne motive leur rejet de Stockmann et ils ne font que suivre aveuglément la « vérité » telle que construite par les trois groupes susmentionnés. La population est de surcroît violente et s’en prend physiquement à Stockmann, le conspuant puis en lui jetant régulièrement des pierres aux fenêtres de sa maison.


           Ainsi, pris globalement, Un ennemi du peuple propose une analyse intéressante des mécanismes psychologiques humains collectifs et surtout comment une personne détenant la vérité peut être persécutée et honnie par une immense majorité contre toute rationalité : il est intéressant de noter que le rapport de Stockmann n’est jamais porté à la connaissance de la population, et que ce dernier n’a pas même l’occasion de s’exprimer, censuré par les autorités. Et il est vraisemblable que même s’il avait été lu, peu eussent accepté la vérité amère qui s’y révèle, prenant le parti, tout comme les représentants des autorités, de la presse et des corps intermédiaires, de préférer une vérité moins pénible, plus rassurante, qui ne signifierait pas leur ruine totale. Tous en effet sont victimes du « biais des coûts irrécupérables » : ils ont en effet tellement investi dans la construction de l’établissement thermal, qu’ils ne peuvent, ne veulent plus faire machine arrière dorénavant, puisque le bâtiment était synonyme à leurs yeux de richesse et prospérité. Enfin, soulignons la traditionnelle tactique du « kill the messenger » : puisque les faits rapportés par Stockmann sont difficilement contestables, il s’agit de détruire sa réputation et ses intentions à dévoiler la vérité. Le docteur ne chercherait qu’à s’enrichir en demandant une augmentation de son traitement, à provoquer une révolution, une agitation opportunistes (lui qui à deux reprises dans la pièce, avait justement affirmé son refus de tout gain personnel), et serait même un alcoolique notoire (le détail du punch au Premier Acte à cet égard s’avère moins anodin qu’il ne semble puisqu’il est repris par un de ses convives pour le calomnier).

          Enfin, soulignons une touche de comique discrète, mais originale chez Ibsen : cela tient essentiellement au caractère emporté de Stockmann, qui n’est pas sans rappeler Alceste dans Le Misanthrope. En effet, si son combat pour la vérité est louable et difficilement attaquable moralement, Stockmann a tendance à s’emporter rapidement et exagérément, en particulier lorsque devant la foule, il eût sans doute été plus judicieux de sa part de s’en tenir à son rapport, aux faits, plutôt que perdre son sang-froid et d’invectiver, de mépriser la foule ouvertement. Il a certes raison dans le fond, mais la forme est éminemment critiquable. Sa femme, Katrine, tente justement, comme Philinte, de contenir son mari dans ses emportements, mais sans succès, fût-ce par des interruptions courtes et répétées, ou d’un toussotement croissant lors de son discours au Quatrième Acte. Stockmann est de plus assez comiquement crédule lors des deux premiers actes, lorsqu’il croit aux intentions sincères des rédacteurs et d’Aslaksen, avant de découvrir leur vilenie. Ainsi, Un ennemi du peuple possède certains traits de comédie, catégorie à laquelle Ibsen a songé un temps à ranger sa pièce par ailleurs, et le dénouement, s'il est loin d'être idyllique, est moins tragique, dramatique que nombre de ses autres pièces, puisque Stockmann peut du moins compter sur le soutien de sa famille en entier, malgré l'isolement dont il souffre vis-à-vis du reste de la société qui l'a ostracisé.


Ci-dessous, un florilège des meilleures citations de la pièce :

        Premier acte

Tu as un penchant inné à suivre tes propres voies, en tout cas. Et dans une société bien ordonnée, c’est pour ainsi dire inadmissible. L’individu doit réellement s’accommoder de l’ensemble ou, plus exactement, des autorités qui sont là pour veiller au bien général. (p. 978)

Il y a tant de mensonge, aussi bien à la maison qu’à l’école. À la maison, il faut se taire, et à l’école, il faut mentir aux enfants. […] Vous ne pensez pas qu’il nous faille enseigner toutes sortes de choses auxquelles nous ne croyons pas ? (p. 983)

[…] nous autres, êtres humains, nous pouvons errer et juger comme les plus aveugles des taupes… (p. 984)

Mais savez-vous ce que c’est en réalité, ce grand établissement thermal magnifique et tant vanté et qui a coûté tant d’argent… savez-vous ce que c’est ? […] L’établissement thermal tout entier est un sépulcre blanchi et empoisonné, vous dis-je. Insalubre au dernier degré ! Toutes ces immondices là-haut dans la vallée du Moulin… tout ce qui dégage une puanteur si affreuse… cela infecte l’eau des canalisations, et cette damnée ordure filtre aussi sur la plage… […] j’ai envoyé des échantillons d’eau potable et d’eau de mer à l’université pour obtenir une analyse exacte faite par un chimiste. […] La voici ! On y constate la présence dans l’eau de matières organiques en décomposition… des infusoires en quantité. C’est absolument nocif pour la santé, que l’on se serve de cette eau à des fins internes ou externes. (p. 984-985)

Il va falloir refaire toutes les canalisations. […] L’alimentation d’eau est située trop bas, il faut la déplacer plus haut. […] tu te rappelles Petra ? Je me suis opposé à eux quand ils ont commencé de bâtir. Mais à l’époque, personne ne voulait m’écouter. (p. 986)

Non, chers amis, pas de façons. Je ne veux pas entendre parler d’apparat, quel qu’il soit. Et si le comité d’administration était d’accord pour me proposer une augmentation de traitement, je ne l’accepterai pas. (p. 987) répété (p. 1020)

        Deuxième acte

Excusez-moi, docteur, mais je crois que cela vient d’un tout autre marécage […] dans lequel pourrit toute notre vie communale. […] ce sont tous les riches, tous ceux qui ont des noms respectables et considérés en ville ; ce sont eux qui dirigent et qui règnent sur nous. […] Quand j’ai repris Le Messager du peuple, j’avais dans l’idée de faire éclater ce cercle de vieux réactionnaires obstinés qui détiennent tout le pouvoir. […] Je suis d’origine modeste, comme vous le savez. Et j’ai eu suffisamment d’occasions de voir ce dont les classes les plus basses de la société ont le plus besoin. Et c’est de participer à la conduite des affaires générales, docteur. Voilà ce qui élargit leurs capacités et leurs connaissances et le sentiment qu’elles ont d’elles-mêmes. […] je trouve qu’un journaliste se charge d’une lourde responsabilité s’il néglige une occasion favorable de libérer les masses, les petits, les opprimés. (p. 991-992)

Il pourrait bien y avoir besoin de notre renfort, nous les petits-bourgeois. Nous formons pour ainsi dire une majorité compacte ici en ville… si nous le voulons vraiment. Et c’est toujours bien d’avoir la majorité avec soi, docteur. […] je connais bien les autorités locales, moi. Les détenteurs du pouvoir n’acceptent pas de bon gré les propositions qui viennent des autres. Et c’est pourquoi je pense qu’une petite manifestation ne serait pas déplacée. […] Avec beaucoup de modération, bien entendu, docteur. Je m’efforce toujours d’agir avec modération : la modération, c’est la première vertu d’un citoyen […] Il va sans dire que cette adresse devrait être rédigée avec modération, de sorte qu’elle ne heurte pas les autorités, non plus que ceux qui ont le pouvoir, d’ailleurs. […] Pas d’opposition aux gens qui s’occupent de nous de si près. J’en ai assez vu dans ma vie. Et il n’en résulte rien de bon non plus. Mais il n’y a pas à refuser les déclarations pondérées et sincères d’un citoyen. (p. 993-994)

Mon rapport est véridique et tout à fait exact, je le sais ! Et tu le comprends fort bien, Peter. Mais c’est seulement que tu refuses de l’admettre. C’est toi qui as fait en sorte que les bâtiments des Bains et les canalisations soient placés là où ils sont. Et c’est cela… c’est cette maudite erreur que tu ne veux pas admettre. (p. 999)

STOCKMANN : […] n’est-ce pas le devoir d’un citoyen que de s’adresser au public quand il a conçu une pensée nouvelle ?
LE BAILLI : Oh ! le public n’a aucun besoin d’idées neuves. Ce qui satisfait le mieux le public, ce sont les bonnes vieilles idées reçues. (p. 1000-1001)

STOCKMANN : Cela va trop loin ! Moi, comme médecin, comme homme de science, il ne me serait pas permis de… ?
LE BAILLI : L’affaire que l’on traite ici n’est pas purement scientifique. C’est une affaire complexe. Elle est à la fois technique et économique.
STOCKMANN : Eh ! par le diable, peu m’importe ce qu’elle peut être ! Je veux avoir la liberté de m’exprimer sur toutes les situations possibles, dans le monde entier ! […]
LE BAILLI : Je te l’interdis, moi… moi, ton supérieur. Et quand je t’interdis quelque chose, tu n’as plus qu’à obéir. [… Sinon] je ne pourrai empêcher que tu sois renvoyé. (p. 1002-1003)

Cette source est empoisonnée, mon brave ! Es-tu fou ? Nous vivons ici du commerce des immondices et de la pourriture ! Notre vie sociale florissante tire ses revenus d’un mensonge ! (p. 1004)

Si j’étais lamentablement lâche au point de tomber aux pieds de ce Peter et de sa damnée clique… est-ce qu’il me resterait jamais un moment heureux dans ma vie ? […] voilà ce que ces esclaves de bureaucrates peuvent déclencher sur un homme honorable et libre ! Est-ce que ce n’est pas épouvantable, Katrine ? […] Non, quand le monde entier s’effondrerait, je ne courberai pas la nuque sous le joug. […] Je veux avoir le droit de regarder mes garçons en face lorsqu’un jour ils seront des adultes libres. (p. 1005-1006)

        Troisième acte

[…] je vais raser leur forteresse aux yeux du public épris de justice ! […] c’est la société toute entière qu’il faut purifier, désinfecter… (p. 1009)

PETRA [fille de Stockmann] à HOVSTAD : [votre livre] traite de la façon dont une direction surnaturelle s’occupe des prétendues bonnes gens d’ici-bas et mène toutes choses pour leur bien final… et dont les prétendues mauvaises gens reçoivent leur châtiment. […] Vous voulez être celui qui donnerait au peuple une chose pareille ? Vous-même, vous n’en croyez pas un mot. Vous savez fort bien que cela ne se passe pas ainsi dans la réalité. (p. 1013)

        Quatrième acte

LE TROISIÈME BOURGEOIS : Mais on dit qu’il [Stockmann] a tort. C’est dans Le Messager du peuple.
LE DEUXIÈME BOURGEOIS : Oui, il doit sûrement avoir tort car on n’a pas voulu lui prêter de salle, ni à l’Association des petits propriétaires ni au Club. […]
UN AUTRE HOMME, au même endroit : Prêtez seulement attention à l’imprimeur Aslaksen, et faites comme lui. (p. 1026)

LE BAILLI : Je propose donc que l’assemblée refuse au médecin des Bains de lire ou d’exposer sa vision de l’affaire. […] Dans mon compte rendu publié par Le Messager du peuple, j’ai fait connaître au public les faits les plus importants, de sorte que tous les citoyens honnêtes puissent aisément se faire un jugement. On en conclura que la proposition du médecin des Bains… outre le fait qu’elle représente un désaveu des notables de ce lieu… revient, au fond, à alourdir les charges des contribuables de la ville d’un débours de cent mille couronnes au moins.

        Désapprobation, quelques sifflets…

ASLAKSEN, agitant la clochette : […] Je suis aussi d’avis que les agissements du docteur reposent sur une arrière-pensée. Il veut faire passer la direction en d’autres mains. […] je suis un ami de la démocratie pour peu qu’elle ne coûte pas trop cher aux contribuables. […]
HOVSTAD : […] nous nous sommes aperçus que nous nous étions laissé gagner par une fausse idée […] disons par une idée assez peu solide. Le compte rendu du bailli l’a montré. J’espère que personne ici présent ne doute de mes positions libérales. L’attitude du Messager du peuple dans les grandes questions politiques est bien connue de tous. […] un journal doit procéder avec une certaine prudence […] et dans la présente affaire, il est parfaitement indubitable que le docteur Stockmann a l’opinion publique contre lui. Mais quelle est la première et la plus haute obligation d’un rédacteur, messieurs ? N’est-elle pas d’agir en accord avec ses lecteurs ? N’a-t-il pas reçu pour ainsi dire un mandat tacite pour œuvrer courageusement et fidèlement à promouvoir le bien-être de ceux qui partagent ses opinions ? […] il y a encore des considérations qui me poussent à le combattre et, si possible, à l’arrêter sur la voie fatidique où il s’est engagé : ce sont des considérations envers sa famille…
STOCKMANN : Tenez-vous-en aux canalisations et à l’égout ! (p. 1029 à 1031)

STOCKMANN : Je veux vous communiquer une découverte d’une tout autre portée que les broutilles comme l’empoisonnement de nos canalisations et le terrain pestilentiel sur lequel est situé notre établissement thermal.
DE NOMBREUSES VOIX, criant : Ne parlez pas des Bains ! Nous ne voulons pas entendre ça ! Rien là-dessus !
STOCKMANN : J’ai dit que je veux parler de la grande découverte que j’ai faites ces derniers jours… la découverte que toutes les sources de notre vie spirituelle sont empoisonnées et que notre société tout entière repose sur le sol pestilentiel du mensonge. […] hier matin… non, en fait, c’était avant-hier soir… les yeux de mon esprit se sont largement ouverts, et la première chose que j’ai vue, c’est la bêtise incommensurable des autorités… […] Je veux seulement dire que je me suis aperçu de l’incommensurable cochonnerie dont les notables s’étaient rendus coupables dans les Bains. Les notables, je ne peux absolument pas les supporter… j’en ai assez vu, des gens de ce genres, dans ma vie. C’est comme des boucs dans une jeune plantation d’arbres. Ils font des dégâts partout. Ils barrent le chemin à tout homme libre, où qu’il aille… et je voudrais bien que nous puissions les exterminer comme les autres animaux nuisibles… […] Je m’étonne de n’avoir eu que maintenant une vision véridique de ces messieurs. Car j’ai eu presque chaque jour un exemplaire tellement magnifique sous les yeux, ici, en ville… mon frère Peter… lent d’esprit et coriace de préjugés… (p. 1031 à 1033)

Les plus dangereux ennemis de la vérité et de la liberté parmi nous, c’est la majorité compacte. Oui, la maudite majorité compacte, libérale… c’est elle ! […] C’est la majorité dans notre société qui me prive de ma liberté et qui veut m’interdire d’exprimer la vérité. […] La majorité n’a jamais le droit pour elle. Jamais, dis-je ! C’est là un de ces mensonges sociaux contre lesquels un homme libre et qui pense doit s’insurger. Qui est-ce qui constitue la majorité dans un pays ? Est-ce que ce sont les gens intelligents ou les imbéciles ? Je pense que nous sommes tous d’accord pour dire que les imbéciles forment une majorité écrasante sur toute la terre. Mais par le diable, il serait injuste que les imbéciles règnent sur les intelligents ! (Vacarme et cris.) Oui, oui. Vous pouvez bien crier plus fort que moi, mais vous ne pouvez pas me contredire. La majorité a le pouvoir… malheureusement… mais le droit, elle ne l’a pas. C’est moi qui ai raison ainsi que quelques autres, des isolés. La minorité a toujours raison. […] je pense aux rares personnes, aux isolés parmi nous qui se sont approprié toutes les jeunes vérités en germe. […] ils se battent en faveur des vérités qui sont trop récemment nées dans le monde de la conscience pour avoir quelque majorité. […] J’ai l’intention de faire une révolution contre le mensonge qui veut que la majorité détienne la vérité. […] la masse, la majorité, cette majorité compacte du diable… c’est elle, dis-je, qui empoisonne les sources de notre vie spirituelle et empeste le sol sous nos pieds. (p. 1035-1036)

Les vérités que la masse et la foule reconnaissent, ce sont les vérités que les avant-gardes tenaient pour sûres du temps de nos grand-pères. (p. 1036)

Je m’en tiendrai à une vérité reconnue qui, au fond, est un affreux mensonge, mais dont M. Hovstad et Le Messager du peuple et tous les lecteurs du Messager du peuple vivent tout de même. […] la doctrine qui veut que la foule, la masse, la plèbe sont le noyau du peuple… qu’elles sont le peuple même… que les hommes du commun, ces ignorants et incultes de la société, ont le même droit de juger et d’approuver, de gouverner et de décider que les personnalités distinguées et isolées du monde spirituel. (p. 1036-1037)

Ce type de commun dont je parle ne se trouve pas seulement dans les profondeurs du peuple, il grouille et fourmille tout autour de vous… jusqu’aux sommets de la société. Vous n’avez qu’à regarder votre joli bailli bien comme il faut ! Mon frère Peter est tout aussi un homme du commun que quiconque… […] et ce n’est pas parce que, tout comme moi, il descend d’un vieux pirate affreux de Poméranie ou des environs… car c’est bien notre cas… […] mais il l’est parce qu’il pense comme ses supérieurs et parce qu’il professe les opinions de ses supérieurs. Les gens qui agissent ainsi, ce sont des hommes du commun spirituels. […] le libéralisme est à peu près la même chose que la morale. C’est pourquoi je dis qu’il est totalement indéfendable que Le Messager du peuple proclame jour après jour cette fausse doctrine qui dit que c’est la masse et la foule, la majorité compacte qui détient le libéralisme et la morale… et que les vices, la dépravation, toutes les ordures spirituelles suinteraient de la culture…(p. 1039)

Cinquième acte

Il [le propriétaire qui expulse la famille Stockmann] le fait à regret, mais il n’ose pas faire autrement…. À cause de ses concitoyens… par égard pour l’opinion publique… par solidarité… il n’ose pas heurter certains hommes influents. […] Ils sont lâches, tous, dans cette ville. Personne n’ose rien faire par égard pour tous les autres. […] Le pire, c’est que tout le monde est esclave des partis, d’un bout à l’autre du pays. (p. 1045)

[…] la moitié de la population est folle à lier. Et si l’autre moitié n’a pas perdu la raison, c’est parce que ce sont des couillons et qu’ils n’ont pas de raison à perdre. […] Est-ce qu’ils ne retournent pas les idées en tous sens ? Est-ce qu’ils ne touillent pas le juste et l’injuste dans la même bouillie ? Est-ce qu’ils n’appellent pas « mensonge » ce dont moi, je sais que c’est la vérité ? Mais le plus faux de tout, c’est que des adultes, des libéraux, circulent en groupes en s’imaginant, tant eux-mêmes que les autres, que ce sont des esprits libres ! (p. 1046)

[…] s’il arrive un jour une bataille sérieuse, importante pour le pays, vous verrez que l’opinion publique prendre ses jambes à son cou et la majorité compacte s’enfuira comme un troupeau de moutons. (p. 1048)

Un parti, c’est comme un hachoir à viande : cela moud toutes les têtes pour en faire une bouillie, et c’est pour cela qu’ils ont tous des têtes de bouillie ou de chair à saucisse, tous autant qu’ils sont ! (p. 1049)

Il n’y a qu’une seule chose au monde qu’un homme libre n’a pas le droit de faire. […] Un homme libre n’a pas le droit de se cochonner comme un misérable. Il n’a pas le droit de se comporter de telle sorte qu’il doive se cracher au visage ! (p. 1051)

L’homme le plus fort au monde, c’est celui qui est le plus seul. (p. 1062)