« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

dimanche 15 août 2021

L’Homme à l’étui, d’Anton Tchekhov : la peur de la vie et de la liberté.

         L’Homme à l’étui est une pièce emblématique du talent multiforme de Tchekhov : si ses premières nouvelles sont davantage de petites vignettes, très courtes, imprégnées d’un humour souvent grotesque, ridiculisant ses personnages sans toutefois les mépriser (avec cette tendresse si particulière à Tchekhov, diffuse et presqu’imperceptible, mais néanmoins ressentie par le lecteur), ses nouvelles parues durant sa période tardive avant sa mort prématurée, celles pour lesquelles il est le plus reconnu aujourd’hui, sont davantage matures, d’un ton plus grave et mélancolique, bien que perce toujours çà et là, mais de manière fugitive, cet héritage grotesque de ses débuts dans telle description ou situation.

Ainsi L’Homme à l’étui, bien que figurant parmi ses nouvelles tardives (datant de 1898), propose un mélange plus équilibré entre le grotesque de ses débuts et la gravité des nouvelles tardives : le personnage donnant son nom à la nouvelle, Bélikov, est décrit de manière ridicule, grotesque dans sa manie de se prémunir de tout risque, dans sa volonté de se protéger du monde extérieur, en multipliant les précautions inutiles et superflues (p. 764 et 765), ainsi que les nombreuses péripéties dans lesquelles il se trouve bien malgré lui engagé. Cette peur irrationnelle de l’imprévu, du risque de la vie, ira même jusqu’à développer chez Bélikov une tendance à la délation, liée à son respect quasi-religieux de l’ordre et des autorités chargées de le maintenir, dont les interdictions arbitraires, absurdes, le réjouissent puisqu’ils contribuent à réduire la part d’imprévu et de trouble possibles que la vie engendre intrinsèquement (p. 774).

Mais au-delà de ce personnage exagérément ridicule, qui il est vrai peut paraître peu vraisemblable, c’est toute une réflexion sur la tendance de l’homme à redouter la vie, la liberté au profit d’un besoin de sécurité, d’ordre, d’une aversion devant toute forme de risque, aussi minime soit-il, qui en vient à étouffer la vie elle-même, par le biais d’interdictions de toutes sortes, que Tchekhov nous propose. En effet, la ville dans laquelle vécut Bélikov attribuait sa paralysie morale et spirituelle à l’influence néfaste de ce dernier : mais son mal est en réalité plus profond, et Bélikov n’est au bout du compte qu’un symbole, certes grotesque et exagéré,  qui met à nu, avec une terrible lucidité de la part de Tchekhov, la peur humaine de la liberté, la tendance à l’étroitesse d’esprit, à être prisonnière de ses préjugés, à tolérer un certain ordre qui devrait être intolérable, et cela par paresse, par lâcheté, par un besoin de sécurité concomitant à une aversion au risque, à la vie, à la liberté (p. 776-777). Cette peur s’exacerbe sous l’influence de Bélikov, mais elle était sans doute en germe déjà chez les habitants : ils finissent par ne plus rien faire qui eût pu les sortir de leur léthargie, de leur ennui, et bien qu’ils eussent recouvert leur liberté à la mort de Bélikov, ils ont pris le « pli » de la servitude pourrait-on dire, en reprenant l’expression de La Boétie, et leur vie demeure aussi terne et ennuyeuse que lorsque Bélikov était encore en vie. Tchekhov excelle à forger des personnages, des symboles dont la portée, à la réflexion, est universelle, à l’image de la salle n°6 qui elle mettait en lumière la volonté naturelle de l’homme, de la société prise dans son ensemble, d’écarter, de classer comme « fous » les personnes minoritaires qui pourraient la mettre en danger, et la brutalité, le mépris avec lesquels cette mise à l’écart s’effectuait.

       À la fin de la nouvelle, le professeur Bourkine, le narrateur de cette nouvelle, s’exclame : « combien en restait-il encore, d’hommes à étui, combien y en aurait-il encore ? » (p. 776).  Et en effet, cette nouvelle capture un trait humain qui est plus que jamais visible de nos jours, signe de l’intemporalité et de la pertinence de l’œuvre de Tchekhov, qui sans cesse pointa nos faiblesses humaines avec une froide objectivité, et plaçait par-dessus tout l’exigence de vivre librement, en dehors des préjugés, des mesquineries, de notre apathie naturelle etc. tout en soulignant à quel point il est vrai qu’une telle liberté peut paraître effrayante, difficile, mais sans laquelle la vie ne vaut sans doute guère la peine d’être vécue. Tant de ses personnages ressentent, plus ou moins consciemment, cette exigence de liberté dans les vies étriquées, étouffantes qu’ils mènent, mais tant n’ont au final pas le courage d’aller au bout de cette exigence, et c’est cette impossibilité qui constitue le cœur émotionnel, si poignant, de l’œuvre de Tchekhov.


Ci-dessous, des extraits de cette nouvelle :

Il n’en manque par sur terre, de gens solitaires par nature qui, pareils à l’écrevisse – ermite de tempérament – ou à l’escargot, s’efforcent de rester dans leur coquille. (p. 763)

[Bélikov] était célèbre parce qu’il sortait toujours, même par très beau temps, avec son parapluie, ses caoutchoucs, immanquablement couvert d’un chaud pardessus ouatiné. Son parapluie était dans un fourreau, sa montre dans un étui en peau de chamois grise et quand il sortait son canif pour tailler un crayon, il le tirait également d’un étui. Et même sa figure semblait être dans un étui car il la dissimulait toujours dans son col relevé. Il portait des lunettes noires, un gilet de corps, se mettait du coton dans les oreilles et, quand il prenait un fiacre, il faisait relever la capote. Bref, on observait chez cet homme le désir constant et irrésistible de se mettre à l’abri sous une enveloppe, de se créer, pour ainsi dire, un étui qui l’isolât, le protégeât des influences extérieures. La réalité l’irritait, l’effrayait, le tenait en état de perpétuelle alarme… (p. 764)

Jusqu’à sa pensée qu’il tâchait de protéger dans un étui. Seuls étaient clairs à ses yeux les circulaires et les articles de journaux comportant une interdiction. Quand une circulation interdisait aux élèves de sortir après neuf heures du soir ou qu’un article interdisait l’amour physique, c’était net, défini ; c’était défendu, cela suffisait. La permission et l’autorisation dissimulaient un élément suspect, quelque chose de non élucidé et de trouble. Lorsqu’on donnait en ville l’autorisation d’ouvrir un cercle dramatique, ou une salle de lecture ou un salon de thé, il hochait la tête et disait à voix basse :
« Évidemment, bien sûr, tout cela est très bien, mais pourvu qu’il n’arrive rien. »
Les infractions de toutes sortes, les écarts, la violation des règles le plongeaient dans l’abattement, alors même qu’elles ne semblaient le concerner en rien.
(p. 764-765)

Nous, les professeurs, nous le craignions. Et son proviseur aussi. Imaginez-vous cela ; nos professeurs étaient des hommes réfléchis, des gens de très bonne qualité, nourris de Tourguéniev et de Saltykov-Chtchédrine, pourtant ce petit bonhomme toujours affublé de caoutchoucs et d’un parapluie tint pendant quinze ans le lycée dans ses mains ! Que dis-je, le lycée ? Toute la ville. […] Sous l’influence d’hommes comme Bélikov, on se mit en ville, au cours de ces dix ou quinze dernières années, à avoir peur de tout.  […] Oui. Des gens réfléchis, de très bonne qualité, […] se soumettaient, ils supportaient… (p. 765-766)

Que ne fait-on pas chez nous, en province, par ennui, que de choses inutiles, absurdes ! Cela vient de ce qu’on ne fait pas du tout ce qu’il conviendrait de faire ! Tenez, quel besoin subit de marier ce Bélikov que l’on ne pouvait même pas imaginer marié ? La femme du proviseur, celle du censeur, toutes les dames du lycée reprirent vie et même embellirent, comme si elles avaient trouvé tout à coup un but à leur existence. (p. 768-769)

Et il faut dire que la majorité de nos demoiselles épouseraient n’importe qui, pourvu qu’elles se marient. (p. 769)

Dans les choses de l’amour, en particulier dans le mariage, la suggestion joue un grand rôle. Tout le monde – ses collègues et les dames – se mit à le convaincre qu’il devait se marier, qu’il n’avait plus rien d’autre à faire dans la vie que de se marier ; nous le félicitions, tous, nous lui disions, avec des airs de sérieux, toutes sortes de banalités comme, par exemple, que le mariage est un pas grave […] cela lui tourna la tête, et il décida qu’il devait effectivement se marier. (p. 770)

Vous faites de la bicyclette et cette distraction est tout à fait inconvenante pour un éducateur de la jeunesse. […] Mais est-il besoin d’explications ? Cela ne se comprend-il pas ? Si le professeur monte à bicyclette, que reste-t-il à faire aux élèves ? Il ne leur reste plus qu’à marcher sur la tête ! Et comme aucune circulaire ne l’autorise, c’est défendu. Hier j’ai été épouvanté ! Lorsque j’ai vu votre sœur j’ai eu un éblouissement. Une femme ou une demoiselle à bicyclette, c’est affreux ! (p. 773)

Vous êtes jeune, vous avez l’avenir devant vous, il faut vous conduire très, très prudemment, vous en prenez tellement à votre aise, oh ! ce que vous en prenez à votre aise ! […] Le proviseur saura que vous et votre sœur faites de la bicyclette, puis cela ira aux oreilles de l’inspecteur…
[…] – Que ma sœur et moi nous fassions de la bicyclette, cela ne regarde personne ! dit Kovalenko en devenant cramoisi. Celui qui viendra se mêler de mes affaires personnelles, je l’enverrai à tous les diables, nom d’un chien !
Bélikov pâlit et se leva.
« Si vous le prenez sur ce ton, je ne puis poursuivre, dit-il. Et je vous prie de ne jamais parler ainsi de nos supérieurs en ma présence. Vous vous devez de témoigner du respect aux autorités.
- Ai-je mal parlé d’elles ? demanda Kovalenko en le regardant avec colère. Laissez-moi tranquille, je vous prie. Je suis un honnête homme et je ne veux pas parler avec un monsieur comme vous. Je n’aime pas les cafards. […]
- Vous pouvez dire ce qu’il vous plaira, dit-il en sortant sur le palier. Je dois vous prévenir : peut-être quelqu’un a-t-il entendu notre conversation et pour qu’on ne déforme pas mes propos et qu’il n’arrive rien, je suis obligé d’en rapporter le contenu à M. le proviseur... dans ses grandes lignes. Je suis contraint de le faire.
- Rapporter ? Vas-y donc ! » (p. 774)

Au bout d’un mois Bélikov mourut [par honte d’avoir été moqué par Varia, le voyant dégringoler de l’escalier, poussé par Kovalenko, et peur d’être à nouveau caricaturé]. Tout le monde assista à son enterrement, c’est-à-dire les deux lycées et le séminaire. Dans son cercueil il avait une expression douce, agréable, gaie même, comme s’il était heureux d’avoir enfin été mis dans un étui dont il ne sortirait jamais. Oui, il avait atteint son idéal. Et, comme pour l’honorer, le temps, pendant son enterrement, fut maussade, pluvieux, et nous avions tous des caoutchoucs et des parapluies. (p. 775-776)

J’avoue qu’enterrer des gens comme Bélikov est une grande satisfaction. En revenant du cimetière nous avions des airs réservés, confits, personne ne voulait extérioriser ce sentiment de satisfaction, sentiment analogue à celui que nous éprouvions jadis, dans notre enfance, quand nos parents s’en allaient et que nous pouvions courir des heures dans le jardin, savourant notre entière liberté. Ah ! la liberté, la liberté ! Même une allusion, même un faible espoir qu’elle puisse exister donne des ailes à l’âme, n’est-ce pas ?
Nous revînmes du cimetière dans de bonnes dispositions d’esprit. Mais une semaine ne s’était pas écoulée que la vie avait repris son cours, aussi grise, aussi lassante, aussi absurde, une vie qu’aucune circulaire n’interdisait, mais qui n’était pas entièrement permise non plus ; cela n’alla pas mieux. Eh oui, on avait bien enterré Bélikov, mais combien en restait-il encore, d’hommes à étui, combien y en aurait-il encore ! (p. 776)

Il était déjà minuit. On apercevait à droite tout le village, la longue rue s’étendait au loin sur près de cinq verstes. Tout était plongé dans un calme et profond sommeil ; pas un mouvement, pas un bruit, on ne parvenait à croire que la nature pût être aussi sereine. Lorsque, par une nuit de lune, on aperçoit la large rue d’un village avec ses fermes, ses meules de foin, ses saules endormis, l’âme s’apaise ; au cœur de son repos, déchargée, dans les ombres de la nuit, des labeurs, des soucis et du chagrin, elle est douce, triste et belle, il semble que les étoiles même la regardent d’un air tendre et émerveillé, que le mal n’existe plus sur terre et que tout y est bon. À gauche, au bout du village, on aperçoit la plaine ; on la voyait s’étendre au loin, jusqu’à l’horizon, et tout son espace, inondé par la clarté de la lune, n’était troublé par aucun mouvement, par aucun bruit.
- Voilà précisément la question. […] habiter la ville, dans son air confiné, à l’étroit, écrire des papiers inutiles, jouer au wint, n’est-ce pas vivre dans un étui ? Passer son temps au milieu d’oisifs, de chicaneurs, de femmes bêtes, futiles, dire et écouter toutes sortes de balivernes, n’est-ce pas vivre dans un étui ? […] Voir et entendre mentir […], et se faire traiter d’imbécile parce qu’on tolère ce mensonge ; supporter les affronts, les humiliations, ne pas oser déclarer nettement que l’on est du côté des gens honnêtes, libres, mentir soi-même, sourire, et tout cela pour une bouchée de pain, pour un coin au chaud, pour une pauvre petite place qui ne vaut pas un liard, - non, on ne peut plus vivre ainsi ! (p. 777)

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