« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

samedi 6 mars 2021

Pnine de Vladimir Nabokov : un protagoniste plus héroïque que ridicule.


            Pnine, bien qu’il se rattache dans une certaine mesure au genre du campus novel, est un roman beaucoup plus complexe et amusant qu’il n’en a l’air de prime abord. Nous suivons certes la vie d’un professeur de russe dans l’université fictive de Waindell, Timofeï Pnine, mais le milieu universitaire est davantage le prétexte pour Nabokov, non pas d’un sérieux quelque peu empesé, mais un moyen d’exercer sa verve comique, en plongeant le personnage-éponyme dans toutes sortes de situations loufoques et quelque peu ridicules, tout en lui permettant d’égratigner au passage deux de ses cibles favorites, à savoir le philistinisme ambiant (I, 1, p. 5) et la psychanalyse d’inspiration freudienne (II, 5, p. 38-39 ; IV, 2, p. 68 ; IV, 3, p. 70-71) dont le « Fingerbowl Test » :

« Et pour couronner le tout, l’obtention d’une allocation particulièrement généreuse permettrait au célèbre psychiatre de Waindell, le docteur Rudolph Aura, de soumettre dix mille élèves de niveau élémentaire au prétendu Fingerbowl Test, où l’on demandait à l’élève de plonger l’index dans des coupes de fluides colorés en vue de mesurer la proportion entre la partie du doigt mouillée et la partie sèche et d’élaborer de fascinants graphiques de toutes sortes. » (VI, 1, p. 109)

Se retrouvant donc malgré lui dans des situations échevelées et ridicules du fait de son étourderie et de sa maladresse, Pnine est l’objet de sarcasmes réguliers par le Nabokov-narrateur (à ne pas confondre bien sûr avec le Nabokov-auteur) qui ne cesse de le moquer et de le dénigrer. Faut-il néanmoins suivre, en tant que lecteur, ce que ce narrateur semble nous indiquer ? Ce serait je pense tomber dans un de ces pièges que Nabokov aime tendre à son lecteur, et qui participe du côté quelque peu ludique de ses romans, souvent narrés par un personnage dont le jugement partial, au degré de névrose plus ou moins important, et dont il serait une erreur d’accorder un crédit aveugle à leurs diverses inventions ou affabulations. La frontière entre le réel et le fictif est ainsi constamment brouillée, l’interprétation à faire des événements sujette à caution d’autant que le narrateur est souvent peu fiable, trop partial et bien souvent enclin à montrer, interpréter les événements à son constant avantage. Il est ainsi amusant de constater qu’à la toute fin du roman, Pnine rencontrant le Nabokov du roman  qui usurpe sa place de professeur au sein de l’université, le premier nie la véracité de leurs premières rencontres et la manière dont le second les présente, ce qui nous invite rétrospectivement à douter plus ou moins du reste du roman et de la lecture que le Nabokov-narrateur semble proposer. Ce jeu avec le lecteur, cette méfiance que nous devrions avoir vis-à-vis du narrateur, et donc vis-à-vis de la fiction qui nous est présentée, est semble-t-il un aspect totalement occulté par les mauvais lecteurs de Nabokov, en témoignent les polémiques incessantes et erronées sur Lolita, dont certains s’obstinent à y voir un roman faisant l’apologie de la pédophilie, et à voir en Nabokov un auteur pédophile. Si ce dernier roman est si mal interprété, c’est parce que Nabokov, à l’instar de son idole Flaubert, se refuse à exprimer clairement ses intentions, à guider son lecteur par la main, mais cherche plutôt à faire en sorte qu’il exerce son propre esprit critique et en déduise ses intentions par une lecture attentive et prudente, respectant l’adage flaubertien selon lequel, « l’auteur, dans son œuvre, doit être comme Dieu dans l’univers, présent partout, et visible nulle part. » (lettre à Louise Colet du 9 décembre 1852)

Pour en revenir au roman donc, Timofeï Pnine apparaît résolument comme un personnage ridicule, et peut-être même idiot, si nous nous contentons d’une lecture rapide et superficielle du personnage. Il enchaîne en effet les gaffes en tous genres, qui révèlent un caractère étourdi et maladroit. Ainsi, dès le début du roman, le pauvre Pnine (c’est d’ailleurs le titre que Nabokov semble-t-il voulait donner initialement au roman) se trompe de train pour se rendre à une conférence donnée, est contraint par un concours de circonstances à laisser son bagage en gare, puis se rend compte avec horreur que le papier consignant le discours qu’il allait prononcer n’est pas présent dans sa veste, et qu’il l’a échangé contre un papier contenant l’exposé d’une étudiante qu’il se proposait de corriger durant son long trajet ! Pris d’une panique subite, il devra se reposer longuement sur un banc, avant de voir la situation s’arranger sans qu’il n’en fût à l’origine. Nabokov multipliera tout au long du roman les maladresses physiques ou sociales de son personnage principal : une incompréhension téléphonique avec les Clements liée à son accent, lorsqu’il prononce « Mrs. Fire » au lieu de « Mrs. Thayer », l’embarras qu’il cause à ce même couple lors d’une apparition impromptue au sujet d’un verre à l’usage de sa toilette (chap. II, 2), sa fascination répétée pour les dernières avancées technologiques dont il est témoin, en particulier l’épisode de la machine à laver (II, 4), ou encore l’épisode amusant où Pnine se retrouve à rendre un livre à la bibliothèque car un tiers en a fait la demande, avant de se rendre compte que ce tiers est lui-même (bien que la faute en incombe, semble-t-il,  à une erreur typographique de Mrs. Thayer). Il serait donc logique, à partir de ces multiples exemples, d’en conclure que Pnine est un personnage ridicule, quelque peu idiot, qui inspire davantage de mépris que d’admiration.

Un épisode marquant cependant contredit cette impression, et n’a échappé à personne. Il s’agit de l’épisode où Pnine se remémore Mira Belotchkine, une jeune fille qu’il a connue dans son enfance principalement, et qui fut assassinée dans un camp nazi (V, 5, p. 106-107). Néanmoins, cet épisode, quoiqu’émouvant, semble l’exception plutôt que la règle : Pnine, malgré son émotion pour Mira, n’en reste pas moins globalement comique et ridicule. Et pourtant, à y regarder de plus près, et malgré les sarcasmes de son narrateur, Pnine est un personnage beaucoup plus émouvant, mais aussi beaucoup plus intelligent, et moralement héroïque, qu’il n’en a l’air. À certains égards, il est semblable à Charles Bovary, l’intelligence en plus cependant, Charles ne l’étant absolument pas, comme en témoigne le plus directement l’épisode désastreux de l’opération du pied-bot. Charles en effet est le véritable héros du roman de Flaubert, bien qu’il soit moqué de cruelle manière tout au long du roman, et plus particulièrement par le narrateur et ses camarades de classe dans l’incipit du roman, lui qui a aimé Emma d’une manière tendre et absolue, mourant de chagrin suite au suicide de cette dernière. De même, Pnine, trahi par sa femme Liza, n’en continue pas moins de l’aimer tendrement, bien qu’il ait conscience qu’elle le manipule et ne recherche que son argent, et bien qu’il voie avec lucidité ses défauts, en particulier son manque total de talent pour la poésie et son adhésion aux dérives psychanalytiques. Son rapport à Liza symbolise le mieux je pense l’intelligence et la hauteur morale de Pnine : l’ingratitude envers lui de Liza est métaphorisée avec l’épisode de l’écureuil, et Pnine se lamentant de manière émouvante que Liza ne reviendra plus :

« Je n’ai rien », gémit Pnine entre deux reniflements puissants, mouillés, « il ne me reste rien, rien, rien ! » (nofing en anglais, suivant la prononciation particulière du personnage) (II, 7, p. 47)

« Il alla la reconduire et revint par le parc. Ah, pouvoir la tenir, la garder – telle qu’elle était – avec sa cruauté, sa vulgarité, ses yeux bleus aveuglants, sa lamentable poésie, ses pieds grassouillets, son âme impure, sèche, sordide, infantile. Tout à coup il se dit : à supposer que l’on soit réunis au Ciel (je n’y crois pas, mais supposons), comment pourrais-je éviter qu’elle vienne se vautrer sur moi, contre moi, cette chose rabougrie, désemparée, débile, à savoir son âme ? Mais on est sur terre, et je suis vivant, curieusement, et il y a quelque chose en moi et dans la vie…
Il eut l’impression, de manière tout à fait inattendue (car le désespoir humain conduit rarement à de grandes vérités), d’être sur le point de découvrir une solution simple à l’univers, mais il fut interrompu par une sollication urgente. Un écureuil sous un arbre avait aperçu Pnine dans l’allée. Esquissant un mouvement sinueux pareil à une vrille, l’intelligent animal grimpa jusqu’au bord de la vasque d’une fontaine publique et, tandis que Pnine s’approchait, pointa sa face ovale vers lui en émettant un crachotement assez grossier, joues gonflées. Pnine comprit et, après quelques tâtonnements, il trouva l’endroit où il fallait appuyer pour obtenir le résultat espéré. Le zieutant d’un air méprisant, le rongeur assoiffé se mit tout de suite à goûter à la colonne d’eau copieuse et étincelante, et il continua de boire pendant un très long moment. « Peut-être a-t-elle de la fièvre », se dit Pnine, se mettant à pleurer, calmement et de bon cœur, tout en continuant d’appuyer sur le truc et en s’efforçant de ne pas croiser l’œil importun braqué sur lui. L’écureuil, une fois qu’il eut étanché sa soif, s’enfuit sans manifester le moindre signe de reconnaissance.
 » (II, 6, p. 44-45)

On se rend également compte que Pnine évolue de manière beaucoup plus aisée, et est bien plus respecté, lorsqu’il évolue dans la société des expatriés russes avec qui il se retrouve de temps à autre : il a un ami, Chateau, avec qui il entretient une longue et solide amitié d’estime, il se montre particulièrement brillant au jeu du croquet, ce qui contraste avec sa perpétuelle maladresse lorsqu’il évolue avec ses connaissances américaines. Il est capable de conversations intelligentes et savantes aussi, ce qui finira par lui valoir l’estime de Laurence Clements, qui avait été d’abord frappé par ses excentricités :

« Il faut dire à la décharge de Laurence et de Joan que, très tôt, ils commencèrent à apprécier Pnine à sa juste valeur pninienne, et cela en dépit du fait qu’il ressemblait plus à un esprit frappeur qu’à un locataire. […] Il eut un flirt passionné avec la machine à laver de Joan. Bien qu’on lui eût défendu de s’en approcher, on n’arrêtait pas de le surprendre en train de transgresser l’interdit. Au mépris de tout décorum et de toute précaution, il l’alimentait avec tout ce qui lui tombait sous la main, son mouchoir, les torchons, un tas de slips et de chemises apportés en contrebande de sa chambre, et cela pour le simple plaisir de regarder à travers ce hublot ce qui ressemblait à un maelstrom de dauphins pris de vertige. […] Desdemona, la vieille femme de ménage noire […] surprit un jour Pnine en train de se prélasser dans la lumière supraterrestre de sa lampe à ultraviolets, ne portant rien d’autre qu’un boxer-short, des lunettes sombres et une éblouissante croix grecque sur sa large poitrine, et elle prétendit par la suite que c’était un saint. Laurence, montant un jour à son bureau […] se mit en colère en découvrant que les lumières tamisées étaient allumées […] mais bizarrement, cet après-midi-là, une référence opportune à un auteur rare, une allusion fugitive tacitement identifiée au beau milieu d’une idée vague, une voile hardie aperçue à l’horizon parvinrent insensiblement à sceller une tendre concorde mentale entre les deux hommes qui n’étaient en fait à l’aise que dans le chaleureux univers de l’érudition naturelle. » (II, 4, p. 29-30)

Enfin, Pnine est un personnage qui, s’il n’eût été chassé par la Russie bolchevique, eût sans doute été un brillant professeur dans son pays natal. Au lieu de cela, il est un perpétuel déraciné, exilé, sans attaches réelles, en proie régulièrement à la nostalgie et au souvenir de la Russie de son enfance, ce qui achève de le rendre définitivement attachant. En témoignent ces quelques passages, où Pnine ressent une vive joie lorsqu’il entreprend d’acheter une maison et d’avoir enfin un lieu fixe, lui qui n’a cessé de changer de logement (par exemple lors du retour d’Isabel, la fille des Clements).

« Mais Pnine n’écoutait pas. Un discret friselis dû à sa récente attaque retenait son attention fascinée. Il ne dura que l’espace de quelques battements de cœur […] et se résorba dans la modeste réalité lorsque son hôtesse distinguée l’invita à prendre place au pupitre ; mais, tout le temps qu’il dura, la vision fut si limpide ! Au milieu de la première rangée de sièges, il aperçut une de ses tantes baltes arborant les perles, les dentelles et la perruque blonde qu’elle portait toujours lors des représentations données par le grand cabotin Khodotov, qu’elle adora à distance avant de sombrer dans la folie. À côté d’elle, souriant timidement, baissant sa tête couronnée de cheveux noirs et brillants, pointant ses doux yeux bruns sous leurs sourcils de velours en direction de Pnine, était assise une de ses défuntes petites amies qui s’éventait avec un programme. Assassinés, oubliés, jamais vengés, non corrompus, immortels, plusieurs anciens amis étaient éparpillés dans l’auditorium mal éclairé au milieu de personnes plus contemporaines, comme Miss Clyde, qui, avec modestie, avait regagné sa place au premier rang. Vania Bedniachkine, fusillée par les Rouges en 1919 à Odessa parce que son père avait été un progressiste, faisait des signes enjoués à son ancien camarade d’école depuis le fond de l’auditorium. Et, dissimulés dans un coin discret, le docteur Pavel Pnine et son épouse inquiète, tous les deux un peu flous mais somme toute merveilleusement remis de leur mystérieuse dissolution, regardaient leur fils avec la même passion et la même fierté ardentes que celles qu’ils avaient affichées ce fameux soir de 1912 où, lors d’une fête de l’école commémorant la défaite de Napoléon, il avait récité (petit garçon à lunettes, seul sur scène) un poème de Pouchkine. » (I, 3, p. 19-20)
« Cette sensation de vivre tout seul dans une bâtisse indépendante était pour Pnine quelque chose de particulièrement délicieux et qui répondait étonnamment à un antique désir de son moi le plus intime, malmené et estourbi par trente-cinq années sans toit à lui. L’une des choses les plus plaisantes dans cette demeure, c’était le silence – angélique, rural et totalement garanti, fabuleux contraste, donc, par rapport aux cacophonies qui l’avaient entouré de six côtés dans les chambres qu’il louait dans ses habitations précédentes. Et cette minuscule maison était si spacieuse ! Pnine se dit, surpris et reconnaissant, que s’il n’y avait pas eu de révolution en Russie, pas d’exode, pas d’expropriation en France, pas de naturalisation en Amérique, tout – au mieux, au mieux, Timofeï ! – eût été plus ou moins comme ceci : un poste de professeur à Kharkov ou à Kazan, une maison de banlieue comme celle-ci, de vieux livres à l’intérieur, des fleurs d’arrière-saison dehors. » (VI, 4, p. 114)

Et bien que Nabokov n’entre pas dans le détail après que Pnine a appris son licenciement, qui a pour conséquence l’impossibilité pour lui d’acheter cette maison qui lui eût fait tant de bien, il nous appartient à nous lecteur d’imaginer l’immense tristesse que Pnine a sans doute ressenti lorsqu’il se retrouve forcé, à nouveau, à changer de lieu et à se fixer ailleurs, lui qui rêvait enfin de se fixer, comme il le confie à un Hagen pris de remords d’avoir provoqué indirectement son licenciement par sa mutation/promotion. C’est ce licenciement, qui est davantage dû à la cruauté et à l’indifférence de certains personnages, qui achève de rendre sympathique Pnine, et par contraste, de rendre monstrueux d’autres (en particulier Cockerell et Blorenge, respectivement directeurs des départements de littérature anglaise et française) qui considèrent Pnine comme une sorte d’ovni, idiot et ridicule de surcroît. Ces derniers, égoïstes et vaniteux, ne font qu’une lecture superficielle de Pnine, ne voyant pas sa profonde intelligence et humanité, et ne voyant que ses défauts superficiels que j’ai déjà listés plus haut.


Voilà donc avec Pnine un grand roman de Nabokov, beaucoup plus subtil et malicieux qu’il n’en a l’air de prime abord : malgré les pièges narratifs de Nabokov, qui s’ingénie à jouer avec son lecteur, il ne faut pas voir en Pnine un personnage naïf, idiot et ridicule, une image qui serait réductrice et fausse, mais un personnage qui malgré ses défauts superficiels mais voyants, est beaucoup plus intelligent, attachant et digne de notre compassion de par son statut de déraciné, d’exilé permanent et des moqueries mesquines dont il est l’objet.

 

Annexes :

 La similitude dans l'expression du visage entre l'enfant et le Christ (au IV, 5, p. 74) :

- Gertrude Käsebier, Mère et enfant (1897)
- Rembrandt, Les Pèlerins d'Emmaüs (1648)




Le tableau d’Edgar Degas, Le Champ de courses. Jockeys amateurs près d'une voiture (1876) (au IV, 5, p. 75)


3 tableaux ayant des miroirs convexes (au IV, 5, p. 76)

- Jan Van Eyck, Les Époux Arnolfini (1434)
- Petrus Christus, Un orfèvre dans son atelier, peut-être saint Éloi (1449)
- Hans Memling, La Vierge à la pomme (partie gauche du Diptyque de Maarten van Nieuwenhove) (1487)


 

Laurence Clements comparé au chanoine dans le tableau de Jan Van Eyck, La Vierge au chanoine Van der Paele (1436) (au VI, 7, p. 122)


Deux papillons mentionnés :

- le Lycaeides melissa samuelis Nabokov (1944), ou Karner Blue (au V, 4, p. 101)
- le Argynnis paphia, ou Tabac d’Espagne (au VII, 2, p. 141)



Un poème de Pouchkine : « Que j’erre dans les rues bruyantes... » (au III, 3, p. 52-53)

Que j'erre dans les rues bruyantes
ou visite une église pleine
ou m'égaie avec des fêtards,
je suis tout à mes rêveries.

Je pense au cours furieux des ans
et que tous, autant que nous sommes,
nous descendrons sous la voûte éternelle
et pour certains déjà l'heure a sonné.

Si je vois un chêne isolé,
je songe que ce patriarche
vivra quand je serai oubli,
comme il a vu mourir nos pères.

Caressant un petit enfant,
je lui adresse mes adieux.
Il convient de laisser ma place :
je pourrirai, tu fleuriras.

J'ai pris le pli de méditer
le moindre jour, la moindre année,
en m'efforçant de deviner
la date de la mort prochaine.

Où le destin me prendra-t-il :
au combat, en voyage, en mer ?
A moins que le vallon voisin
ne recueille ma cendre froide ?

S'il n'importe au corps insensible
en quel lieu sa chair se défait,
j'aimerais, moi, que le repos
m'attendit près d'un lieu aimé

où la vie, toujours jeune, rie
aux portes de ma sépulture,
où la nature indifférente
resplendisse éternellement.