« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

mardi 26 décembre 2017

Un chant de Noël, de Charles Dickens

Quatrième de couverture :


Dans ces cinq contes, Dickens célèbre l’esprit de Noël, le partage et la charité, et dénonce l’injustice sociale qui exclut les pauvres de cette fête. C’est un portrait truculent de la vie quotidienne et une condamnation sans appel de l’exploitation et de la misère. Ce message social, Dickens nous le donne en douceur, par le détour du conte et du fantastique. Comme l’écrit Dominique Barbéris, « ces contes nous rendent un peu d’enfance à l’état pur, dans la vigueur native des sentiments : l’indignation et la pitié, le rire, la peur. Ils nous redonnent le bonheur oublié de nos premières lectures, ces lectures d’adhésion sans distance critique, sans réserve, non pas sceptiques et endurcies, mais merveilleusement sensibles et "crédules"».

Ce volume contient : Un chant de Noël - Le Carillon - Le Grillon du foyer - La Bataille de la vie - L'Homme hanté et le marché du fantôme.


(L'article ne concernera que le premier conte, Un chant de Noël)


        En lisant ce Chant de Noël, qui plus est au moment propice des fêtes de fin d’année, on comprend encore mieux pourquoi Dickens a été de son vivant l’auteur le plus populaire et aimé d’Angleterre, un statut que peu d’écrivains sont parvenus à atteindre dans leur pays respectif tout en y alliant une véritable valeur littéraire. Succès et mérite littéraire font rarement bon ménage, mis à part quelques exceptions telles que Tolstoï en Russie ou Hugo en France.
          Les deux plus fréquentes critiques, pas si injustifiées, auxquelles Dickens fait face sont liées à son excès de sentimentalisme et son « côté bourgeois ». Dickens aime émouvoir, provoquer l’indignation, le rire, la tristesse chez son lecteur en maniant avec une grande maîtrise tous les procédés littéraires liés au pathétique. Mais ce qui le distingue des mauvais écrivains, c’est que les scènes les plus touchantes et les plus réussies de ses récits sont écrites avec une concision et une grande part de suggestion, bien que parfois, il use de techniques plus voyantes et que d’aucuns qualifieraient de plus « grossières ».

Ainsi dans le conte qui nous intéresse, le motif du feu, tour à tour « très petit », « chétif », ou à l’inverse flamboyant, intense, reflète-t-il de manière assez évidente la chaleur du foyer dans le sens métaphorique de la gaieté et de l’amour qui y règnent.
           Ebenezer Scrooge, le personnage principal de ce conte (si célèbre en Angleterre qu’il est devenu l’archétype en Angleterre puis dans le monde du vieillard avare et grincheux au moment des fêtes de Noël, et a donné lieu à d’innombrables adaptations cinématographiques autour de sa figure), est un patron avare, qui dénigre depuis un certain nombre d’années l’esprit de Noël qu’il qualifie fréquemment de « sornettes ! », et qui dispose ainsi dans son étude d’un « très petit feu » tandis que le commis qu’il emploie pour un salaire très bas en a un « encore bien plus maigre, si menu qu’il semblait contenir un seul morceau de charbon » (p. 42).

              Toutefois, à côté de ces procédés d’insistance quelque peu voyants, Dickens fait montre d’un grand talent pour atténuer la pauvreté des foyers qu’il décrit, en particulier celui de la famille du commis, Bob Cratchit. Dickens est très fort dans la peinture, parfois en petites vignettes, de ces modestes foyers anglais, où sévissent parfois des actes de cruauté terribles (tel ce superbe passage à la fin de mon article sur La Maison d’Âpre-Vent où deux mères au foyer sont l’objet de violences conjugales) ou ici, dans lequel la pauvreté des Cratchit est dissimulée avec pudeur, à travers, comme toujours chez Dickens, le choix de petits détails pleins d’une forte suggestion :
« Ainsi se leva Mme Cratchit […] parée de sa plus belle robe, qui n’était qu’une vieille robe retournée, mais qu’elle avait enjolivée de rubans (car ils sont bon marché et font de l’effet pour quelques sous) ; et elle commença à mettre la table, aidée de Belinda Cratchit, sa seconde fille, tout aussi enrubannée qu’elle… » (p. 98)

« Ho, ho ! Un grand nuage de vapeur : le pudding était sorti du baquet. Une odeur de jour de lessive : c’était la mousseline qui l’enveloppait. L’odeur d’un restaurant qui serait à côté d’une pâtisserie voisine d’une blanchisserie : c’était le pudding ! […] Oh ! le merveilleux pudding ! Bob Cratchit déclara, et il parlait avec pondération, qu’il considérait ce pudding comme le plus grand succès de la carrière de Mme Cratchit depuis leur mariage. […] Chacun eut son mot à dire, mais personne n’insinua ou ne pensa que c’était en réalité un très petit pudding pour une si nombreuse famille. Ç’aurait été pure hérésie ; pas un seul Cratchit qui n’eût rougi de le suggérer. » (p. 102)

« Il n’y avait là rien de très élégant. Les gens de cette famille n’étaient pas beaux, ils n’étaient pas bien habillés, leurs chaussures avaient depuis longtemps cessé d’être imperméables, leurs vêtements étaient minables […] Pourtant, ils étaient heureux de vivre et pleins de gratitude, satisfaits les uns des autres et de la fête qu’ils célébraient. «  (p. 106)
            
           Pour revenir à l’histoire proprement dite de ce Chant de Noël,  Dickens nous relate l’histoire et la transformation de Scrooge, d'homme avare à généreux, qui, la veille de Noël, reçoit la visite du fantôme de son associé mort depuis sept ans, Jacob Marley. Ce dernier l’enjoint de changer pour éviter le triste sort qui lui a été échu à sa mort, à savoir errer chargé d’une lourde chaîne composée de « coffres-forts, de clefs, de cadenas, de Grands Livres, d’exploits, et de pesantes bourses forgées dans l’acier » (p. 56). Car le supplice des fantômes tels celui de Marley, est d’errer çà et là et d’assister aux souffrances des hommes sans pouvoir leur venir en aide, malgré l’envie qui les étreint, dans ce passage typiquement « dickensien » :
« Scrooge en reconnaissait beaucoup qu’il avait rencontrés pendant leur vie. Il avait été intimement lié avec un vieux fantôme en gilet blanc, qui portait à la cheville un énorme coffre-fort et pleurait de façon déchirante parce qu’il ne pouvait venir au secours d’une pauvresse tenant un bébé dans les bras et qu’il voyait au-dessous de lui, assise sur le pas d’une porte. Leur supplice à tous était, visiblement, qu’ils essayaient d’intervenir dans les affaires des hommes, pour leur être secourables, et qu’ils en avaient perdu à jamais le pouvoir. » (p. 64)

             La morale du conte de Dickens est d’une grande simplicité et naïveté : il faut s’efforcer d’être charitable et bon tant que nous sommes en vie, afin d’être véritablement heureux par l’amour et l’estime que nos actions généreuses engendreront. Cette morale peut paraître il est vrai naïve, et exposée ainsi, quelque peu ridicule. Mais la force de Dickens, c’est qu’il parvient à nous persuader, par la seule force de son écriture, de sa maîtrise parfaite du récit, à véritablement susciter ce sentiment chez son lecteur, quelque peu désabusé et pessimiste qu’il soit. Ainsi Thackeray a-t-il loué ce conte pour la chaleur au cœur qu'il suscite, et Stevenson en a été bouleversé au point de jurer d'être plus charitable à l'avenir. En lisant Dickens, j’en ressors toujours avec un cœur plus généreux, plus compatissant, à l’instar des romans de George Eliot ou des films d’Ozu. Car Dickens ne se contente pas d’être un optimiste béat : il cherche certes à nous apporter du réconfort, de la chaleur humaine, à nous faire croire en la bonté et la générosité humaine (ou du moins à nous y inciter) mais il ne le fait pas en dénaturant complètement le monde et la réalité, comme le font les mauvais écrivains proposant une philosophie du bonheur à partir de clichés et d’un déni de la réalité.

Tous les écrits de Dickens sont en effet profondément imprégnés de la conscience que le monde est rempli d’injustices et de misères humaines en tous genres (ce qu’a très bien relevé Orwell, qui a tiré des romans de Dickens son concept de common decency), et sa grande force, c’est de nous inviter malgré tout à garder un cœur généreux, à ne pas oublier l’enfant que nous étions, les idéaux que nous avions, à l’instar de Scrooge ému lorsqu’il revoit par l’intermédiaire du « Fantôme des Noëls passés » son propre moi enfant, puis jeune adulte (lors de la scène de bal mémorable chez son ancien patron, le vieux Fezziwig), alors qu’il n’était pas encore le vieil homme avare et cynique qu’il est devenu. La magie des livres de Dickens repose en grande partie sur sa formidable capacité à persuader son lecteur de sa vision idéale de l’humanité, ou plus modestement, d’un foyer paisible »bourgeois » où la bonne humeur, la générosité et l’amour règnent. Zweig y voyait le grand défaut de l’écriture chez Dickens, coupable selon lui dans sa volonté à plaire au public de ne pas assez remettre en cause la société de son temps, et en particulier la bourgeoisie, malgré ses luttes contre les injustices et misères de son temps. Il est vrai que l’on sort moins révolté qu’apaisé, heureux, des romans de Dickens. Mais n’est-ce pas là également une des fonctions de la littérature que remplit au plus haut point le grand romancier anglais, à condition bien sûr de ne pas verser dans l'optimisme béat susmentionné ?

P-S : comme d’habitude, un petit récapitulatif sur les personnages tels qu’ils sont caractérisés par Dickens, qui a le souci du détail comme peu l’ont. Nous remarquerons entre autres une sœur potelée au col de dentelle, la longueur extravagante du cache-nez de Bob Cratchit, le monstrueux col de chemise de Peter Cratchit (le fils aîné)… ainsi que quelques petites scènes de joie décrites avec le bonheur contagieux de l’auteur :
« Le bureau se trouva fermé en un clin d’œil et le commis, avec les deux bouts de son cache-nez blanc qui lui pendaient plus bas que la taille (car il ne possédait pas de pelisse), s’élança sur la pente de Cornhill derrière une file de gamins et fit avec eux une vingtaine de glissades en l’honneur de la veille de Noël. Il regagna ensuite, à bride abattue, son domicile de Camden Town, pour y jouer à colin-maillard. » (p. 50-51)

« Quelques poneys à long poil trottaient vers eux, portant sur leur dos de petits garçons qui appelaient d’autres petits garçons montés dans des cabriolets et des carrioles rustiques conduits par des fermiers. Tous ces enfants étaient de belle humeur et ils échangeaient tant de cris d’allégresse que les vastes champs s’emplissaient d’une musique joyeuse et que l’air sec et vif riait de les entendre ! » (p. 71)

« Dans la grand-rue, au coin de la cour, des ouvriers occupés à réparer les conduites de gaz avaient allumé un grand feu dans un brasero, autour duquel se pressait un groupe d’hommes et de gamins en haillons qui se chauffaient les mains et clignaient des yeux devant la flamme d’un air ravi. La pompe à eau, abandonnée à sa solitude, se figea par mauvaise humeur et transforma son trop-plein en glaçons misanthropiques. L’éclairage brillant des vitrines de magasins où les rameaux et les baies de houx craquaient à la chaleur des lampes, mettait un reflet rougeâtre sur le visage pâle des passants. Les commerces d’épicerie et de volailles étaient devenus un splendide divertissement, un spectacle fastueux avec lequel il était à peu près impossible de croire que des principes aussi ennuyeux que l’achat et la vente eussent le moindre rapport. Le Lord-Maire, dans sa forteresse de l’imposante Mansion House, donnait des ordres à ses cinquante cuisiniers et à ses cinquante sommeliers, afin que Noël fût célébré comme il se doit dans la maison d’un lord-maire ; et même le petit tailleur que le potentat avait condamné le lundi précédent à cinq shillings d’amende pour s’être montré dans les rues ivre et altéré de sang, mélangeait dans sa mansarde les ingrédients du pudding, tandis que sa maigre épouse, son bébé dans les bras, sortait pour acheter le bœuf. » (p. 48-49)

dimanche 16 juillet 2017

Histoire de Rasselas prince d'Abyssinie, de Samuel Johnson

Quatrième de couverture :


« Vous dont l’esprit crédule s’abandonne volontiers aux jeux de l’imagination, et poursuit avec ardeur le fantôme de l’espérance ; vous qui vous persuadez que le temps accomplira les projets que forme la jeunesse… [et qui comptez que demain pourvoiera à ce qui manque aujourd’hui] »
Ainsi commencent les aventures de Rasselas, prince d’Abyssinie, qui, en compagnie d’Imlac, abandonne le magnifique et idéal palais du bonheur pour s’enfoncer dans les vallées tourmentées de la vie et y découvrir le monde, la jeunesse dissipée du Caire, les menteurs et les hypocrites, pour y débattre du mariage, de la grandeur et de la solitude, visiter les Pyramides, voir la belle Pekuah enlevée et rançonnée par des Arabes, rencontrer un astronome fou et descendre dans les catacombes.
Ce conte sur lequel soufflent les parfums orientaux et les vents brûlants du désert, écrit dans la plus pure et la plus belle langue par le maître incontesté des lettres anglaises, Samuel Johnson, entraîne son lecteur à travers les plus importantes scènes de la vie humaine dans une réflexion empreinte de pessimisme qui n’est pas sans rappeler le Candide de Voltaire, écrit à la même époque et auquel il a été très souvent comparé.
Cette utopie à rebours, œuvre de moraliste, est l’un des textes les plus intéressants de la littérature des Lumières.



« La vie humaine est partout un état dans lequel il y a beaucoup de souffrances et peu de joies. »


         Une des rares œuvres de fiction de Samuel Johnson, souvent considéré comme le plus grand critique littéraire anglais, cette Histoire de Rasselas est un condensé de philosophie, mais rapporté sur un mode plaisant, léger, ludique, qui n’en exclut pas toutefois la grande sagesse, dans la lignée de la tradition du conte philosophique. Pour illustrer mon propos, imaginez un mélange, un condensé simultané des philosophies de Schopenhauer, Leopardi et de Montaigne (qui sont soit dit en passant mes trois « philosophes » préférés si l’on peut attacher cette étiquette aux deux derniers) et vous aurez un aperçu des « idées » philosophiques qui jalonnent ce bijou d’intelligence, d’humour et de sagesse. La comparaison avec Candide, livre que j’ai apprécié lorsque je l’ai lu il y a de cela maintenant une dizaine d’années, est certes naturelle, mais je trouve ce Rasselas bien au-dessus du conte philosophique de Voltaire. Rasselas dénonce lui aussi nombre des absurdités humaines, mais il le fait à un niveau qui nous touche bien plus directement que Candide, et pour cette raison, le conte de Johnson m’a beaucoup plus marqué et impressionné.

           Rasselas aborde une multitude de questions essentielles sur la vie humaine, sans non plus s’y attarder avec pesanteur et avec un didactisme lassant. Je suis moi-même un paresseux en matière de lectures philosophiques et les traités de philosophie pesants, épais, mais surtout écrits dans une langue inutilement complexe, et de surcroît déconnectés des préoccupations individuelles, me rasent rapidement. Schopenhauer disait avec justesse que le bon penseur était celui qui s’exprimait clairement, dans la lignée du célèbre mot de Boileau. Ce livre de Johnson s’inscrit pleinement dans cette logique, avec cette liberté de ton qui n’est pas sans rappeler indirectement le style d’écriture de Montaigne qui, malgré les trois impressionnants volumes de ses Essais, se lit très facilement. Un autre trait qu’il partage avec l’essayiste français est ce scepticisme, ce doute permanent, cette vision selon laquelle les choses ne peuvent jamais être définitives, qu’on ne pourrait que dans de très rares cas dire que la solution à tel problème donné est celle-ci, excluant une autre. Autrement dit, la recherche de la vérité, sur un sujet ou un autre, n’admet pas de solution définitive, tout au plus peut-on constater, réfléchir sur les différents aspects et facettes que présente ce problème. Pour prendre un exemple qui illustrera mon propos, prenons le cas du mariage, discuté entre le prince et sa sœur, Nekayah, débat dans lequel ils discutent des avantages et inconvénients du mariage et du célibat.
« Les discordes domestiques […] ne sont pas inévitablement et fatalement nécessaires, mais cependant elles sont difficiles à éviter. On voit rarement toute une famille vertueuse ; le bon ne peut s’accorder avec le méchant, et les méchants entre eux s’accordent beaucoup moins encore ; les vertueux mêmes sont quelquefois d’opinions diverses, quand leurs vertus sont dissemblables et poussées à l’extrême. […] Quelques maris sont impérieux, quelques épouses sont perverses ; et, comme il est toujours plus aisé de faire le mal que de faire le bien, la sagesse ou la vertu de l’un peut rarement en rendre beaucoup heureux, tandis que la folie ou les vices de l’autre peuvent souvent en faire beaucoup de misérables.
« Si tel est, dit le Prince, l’effet général du mariage, je considérerai dorénavant comme dangereux de joindre ma destinée à celle d’une autre personne, de peur de me trouver malheureux par la faute d’autrui.
« J’en ai trouvé beaucoup, dit la Princesse, qui pour cette raison vivent dans le célibat, mais je ne me suis pas aperçue que leur prudence doive exciter l’envie. Leur vie passe comme un songe, sans amitié, sans affection, ne sachant comment remplir le jour pour lequel ils n’ont point d’occupations, ils le passent au milieu de plaisirs vicieux ou d’amusements enfantins. Ils agissent comme des êtres convaincus de leur propre infériorité, et cette conviction remplit leur esprit de rancune, et leur bouche de médisance. Ils sont bourrus au logis, malveillants hors de chez eux, et comme des créatures proscrites par la nature, ils se font un devoir et un plaisir de troubler cette société qui leur refuse ces privilèges. Vivre sans ressentir ou causer de sympathie, être heureux sans ajouter à la félicité d’autrui, ou être affligé sans goûter le baume de la pitié, c’est vivre dans une situation plus obscure que celle d’un solitaire ; ce n’est pas être retiré, mais être exclu de la société. Le mariage offre bien des peines, mais le célibat n’offre point de plaisirs.
« Que faire donc ? dit Rasselas ; plus nous avançons dans nos recherches, moins nous en atteignons le but. (p. 92-94)

         Contrairement à Candide qui se voit chassé contre son gré du château idyllique dans lequel il vivait, le prince Rasselas décide de quitter la « Vallée heureuse » dans laquelle il vit, non par la contrainte, mais de son plein gré. Cette vallée dispose pourtant de tout ce qui a priori devrait assurer le bonheur humain, une sorte d’Éden terrestre où la nourriture, les biens, abondent, un endroit où le moindre désir que puisse avoir quiconque se trouve sur-le-champ satisfait. Mais c’est précisément là que le bât blesse : Rasselas s’ennuie, ne désire plus rien (puisque ses moindres désirs sont satisfaits), et fomente rapidement le plan de s’évader de la Vallée réputée pour son difficile accès (qui la protège ainsi du monde extérieur) et par conséquent également pour en sortir.
« Mais possédant tout ce que je puis souhaiter, les jours sont pour moi toujours les mêmes, les heures se ressemblent toutes parfaitement ; excepté cependant, que la dernière me paraît encore plus ennuyeuse que celle qui l’a précédée. Que votre expérience [Rasselas s’adresse à son ami et futur guide Imlac, qui vit dans la Vallée heureuse, mais qui a connu auparavant le monde extérieur] m’apprenne à trouver maintenant les jours aussi courts que ceux de mon enfance, quand la nature était encore dans sa fraîcheur et m’offrait à chaque pas des objets toujours nouveaux. J’ai déjà trop joui ; donnez-moi quelque chose à désirer. » (p. 31)
« Quelle est, disait-il, la différence qu’il y a entre l’homme et tout le reste de la création animale ? Chacun de ces animaux errant autour de moi a les mêmes besoins corporels que ceux que j’éprouve moi-même […] Comme lui j’ai faim et soif, mais quand ces besoins sont satisfaits, je ne puis comme lui prendre du repos ; j’éprouve les mêmes besoins que lui, mais je ne peux entièrement, comme lui, les satisfaire. Les heures intermédiaires sont pour moi tristes et ennuyeuses ; il me tarde que l’appétit me revienne, pour pouvoir de nouveau occuper mon attention. L’oiseau bequette la baie ou le froment et s’envole vers le bosquet ; là, heureux en apparence, il passe sa vie à moduler une série de notes uniformes. Moi, je puis aussi entendre le joueur de luth et le chanteur, mais l’air qui me plaisait hier, aujourd’hui  m’ennuie, et demain me paraîtra insupportable. […]L’homme possède assurément, ou quelque sentiment secret qu’il ne peut satisfaire en ces lieux, ou quelque désir détaché des sens, qu’il faut qu’il contente avant de pouvoir être heureux. « Heureuses créatures, vous ne m’enviez pas la promenade que, fatigué de moi-même, je viens de faire au milieu de vous ; paisibles êtres ! je n’envie point la félicité dont vous jouissez, car elle n’est pas la félicité de l’homme. J’éprouve beaucoup de chagrins dont vous êtes exempts ; si je ne souffre pas de peines présentes, mon esprit en cherche dans l’avenir ; de douloureux souvenirs me font quelquefois tressaillir, e tje frémis souvent des maux que je prévois : sans doute la Providence équitable a contrebalancé en moi ces souffrances qui me sont particulières, par des plaisirs qui me sont aussi particuliers. 
Ces réflexions occupaient le prince durant son retour ; il les exprimait d’une voix plaintive, mais non sans paraître content de sa propre perspicacité, et soulagé de ses chagrins, autant par l’effusion de ces sentiments de délicatesse que par l’éloquence avec laquelle il les exprimait. » (p. 28)

Ces deux passages ci-dessus se rapprochent beaucoup de la philosophie de Leopardi, centrée sur la perpétuelle insatisfaction de l’homme, les angoisses liées à l’ennui, telle qu’on peut le lire dans son poème « Chant nocturne d’un berger errant de l’Asie » extrait de ses Chants :

O mon troupeau qui reposes, ô bienheureux
Qui ne sais pas, je crois, ta misère,
Quelle envie je te porte !
Non seulement d’aller
Presque libre de peine,
Car privations, angoisses et maux,
Tu les oublies aussitôt,
Mais surtout de n’éprouver jamais l’ennui.
Quand tu reposes à l’ombre, sur les herbes,
Tu es paisible et content ;
Et tu consumes ainsi
Sans dégoût de longs jours de l’année.
Mais moi, quand je m’étends à l’ombre, sur les herbes,
Un ennui vient m’encombrer
L’esprit, comme une pointe me brûle,
Si bien que, reposant, je ne puis davantage
Trouver demeure ou paix.
Pourtant de rien je n’ai désir,
Ni jusqu’ici de raison de pleurer.


           Un autre aspect essentiel de la philosophie leopardienne, reprise dans Rasselas, est la nécessité pour l’homme de garder des illusions, pour mieux supporter sa condition. Imlac, qui est le véritable sage du conte, au contraire du contre-guide qu’est Pangloss dans Candide, est celui qui non seulement accompagne et permet l’évasion de Rasselas, accompagné de sa sœur Nekayah (qui lui fera le même aveu de l’ennui qu’elle ressent dans la Vallée heureuse), elle-même accompagnée de sa favorite, Pekuah, mais aussi celui qui alors que le conte se conclut, se garde bien de détromper les illusions que gardent encore les héros. Le conte avait pour titre alternatif Le Choix de vie, et il est régulièrement question, au fil des pérégrinations de nos héros, du « choix d’un genre de vie », ou pour parler plus directement, d’une occupation, d’une profession, d’un but dans la vie. Le dernier chapitre qui clôt le livre, se termine par une joyeuse boutade qui ne conclut rien (le chapitre est justement intitulé « Conclusion qui ne conclut rien), qui se rit des projets fomentés par les trois héros.

« La Princesse pensait que la science était préférable à toutes les autres choses de ce bas monde ; elle désirait apprendre d’abord toutes les sciences et fonder ensuite un collège de femmes savantes qu’elle présiderait, afin que, conversant avec la vieillesse et enseignant la jeunesse, elle pût diviser son temps entre l’acquisition et la communication de la sagesse, et créer, pour la génération suivante, des modèles de prudence et des exemples de piété.
           Le Prince souhaitait avoir un petit royaume dans lequel il pût lui-même administrer la justice et voir de ses propres yeux toutes les parties de son gouvernement ; mais il ne put jamais fixer les limites de ses possessions et ajoutait toujours au nombre de ses sujets.
Imlac et l’astronome se contentaient de se laisser aller au fleuve de la vie, sans tendre à aucun port particulier.
Ils savaient bien que, de tous ces projets qu’ils avaient formés, aucun ne pouvait être exécuté. Ils délibérèrent quelque temps sur ce qu’ils avaient à faire, et résolurent que, quand l’inondation cesserait, ils retourneraient en Abyssinie. » (p. 161)

       Il serait toutefois réducteur de conclure au regard de ces passages à un nihilisme qui tournerait en dérision et se moquerait de tout en prônant la sagesse de ne rien faire. Cette conclusion n’est pas, de ce que j’ai compris, le mot final de Johnson et ne doit être vu que comme une amusante boutade. Ce serait contrevenir à l’esprit de refus de simplification des problèmes humains qui disposeraient d’une telle solution, commode et définitive. C’est sur ce point que Johnson rejoint un aspect de la philosophie de Schopenhauer, qui malgré leur perception commune de l’absurdité et de l’inutilité des activités humaines, voient toutefois ces dernières comme indispensables à la vie humaine.
«[…] quand les scrupules vous importunent, puisque dans d’autres moments vous en reconnaissez l’inutilité, ne vous arrêtez pas à les commenter, mais volez à une occupation quelconque […] et ayez toujours présent à la pensée que vous n’êtes qu’un atome de la masse de l’humanité et que vous n’avez ni vertus ni vices tels que vous dussiez être distinguée pour des faveurs ou des afflictions surnaturelles. » (p. 152)

      La préconisation de l’activité n’est cependant pas aussi simple : celle-ci ne doit pas être grossière, sous peine de dégoûter et de lasser rapidement, mais aussi ne pas être accaparante au point de basculer dans un état de folie plus ou moins avancé (c'est ce qui arrive à l'astronome qui croit, à force d'être enfermé dans ses études, que le lever et le coucher du soleil dépendent de son travail). Dans un épisode du conte, le prince se mêle à la jeunesse égyptienne qu’il envie par son côté toujours heureux en apparence pour observer leurs occupations. Dans un autre épisode, la même situation se reproduit lorsque Pekuah fait le récit de sa captivité, dont l'observation des activités des courtisanes reclues d'un grand seigneur.
« […] tous lui paraissaient également heureux. Dans quelque société qu’il allât, il rencontrait bonté et gaieté, entendait la chanson joyeuse et les éclats de gens exempts d’inquiétudes. Il commença à croire qu’une abondance universelle régnait sur la terre, qu’on ne refusait rien au besoin ou au mérite, que chaque main donnait avec profusion, et que la bienveillance était le guide de tous les cœurs ; « et qui donc, disait-il, laisserait-on dans le malheur ? »
Imlac, ne voulant pas détruire l’espoir de l’inexpérience, le laissait dans cette agréable erreur, jusqu’à ce qu’un jour, après quelques moments de silence, le Prince lui dit : « Je ne sais pourquoi je suis plus malheureux qu’aucun de nos amis. Je les vois toujours joyeux, tandis que mon esprit est inquiet et sans repos. Les plaisirs que je parais goûter le plus ne me contentent point. Je vis au milieu de gens enjoués, moins pour jouir de leur compagnie que pour me fuir moi-même ; et pour cacher ma tristesse, je ne suis que bruyant. »
« Tout homme, dit Imlac, peut, en examinant ses sentiments, juger de ceux des autres ; quand vous apercevrez que votre gaieté est forcée, cela peut justement vous induire à supposer que celle de vos compagnons n’est pas sincère. L’envie est ordinairement réciproque. Nous sommes longtemps à nous convaincre que l’on ne peut trouver le bonheur, et chacun croit que tous les autres le possèdent, pour conserver l’espoir de pouvoir le posséder soi-même. […] cependant, soyez-en persuadé, il n’y en avait pas un qui ne redoutât le moment où la solitude le livrerait à la tyrannie de la réflexion. » […]
«  La jeunesse, s’écriait [le Prince], est le temps de la gaieté : je vais me joindre à ces jeunes gens dont le seul soin est de contenter leurs désirs, et de passer leur temps dans des amusements continuels. »
Il fut promptement admis dans ce genre de société ; mais il en revint quelques jours après fatigué et dégoûté. Leur joie était sans motif ; l’esprit n’avait aucune part dans leurs plaisirs, qui étaient grossiers et sensuels ; leur conduite était à la fois basse et dissolue ; ils se moquaient de l’ordre et des lois, mais ils étaient effrayés à l’idée de l’autorité, et l’œil de la sagesse les confondait.
Le Prince s’aperçut bientôt qu’il ne pouvait être heureux dans un genre de vie qu’il méprisait. Il pensait qu’un être raisonnable ne devait point agir sans motif, et être gai ou triste par hasard. « Le bonheur, disait-il, doit être quelque chose de solide et de permanent, sans crainte ni incertitude. »
Mais ces jeunes compagnons avaient tellement mérité ces égards […] qu’il ne pouvait les quitter sans les prévenir […]
« […] L’homme dans les premières années de sa vie doit se pourvoir pour les dernières. Considérons que la jeunesse est de peu de durée, et que dans un âge plus mûr, quand cesseront les enchantements de l’imagination et que les agréables chimères ne danseront plus autour de nous, il ne nous restera pour toute consolation que l’estime des gens sages et la facilité de faire le bien. […] vivons comme des hommes qui seront vieux un jour, pour lesquels les maux les plus terribles seraient de compter leurs années par des sottises, et de ne se ressouvenir de la brillante santé de la jeunesse que par les maladies, suites de leurs excès. »
Ils se regardèrent l’un l’autre en silence pendant quelques instants, et enfin le congédièrent par un chorus général de rires prolongés. » (p. 70-74) 
« Les distractions de ces femmes […] n’étaient que des jeux enfantins, incapables de captiver l’attention d’un esprit accoutumé à des occupations plus sérieuses. Je pouvais partager les amusements qui leur plaisaient le plus en usant de ma seule faculté sensitive, tandis que mes facultés intellectuelles étaient toutes dirigées vers le Caire. Elles couraient de chambre en chambre, comme l’oiseau dans sa cage sautille de fil en fil. Elles dansaient pour le seul plaisir de se mouvoir, comme l’agneau bondit dans la prairie. Tantôt l’une d’elle feignait de s’être blessée, afin d’effrayer ses compagnes, tantôt elle se cachait pour que les autres la cherchassent. Elles passaient une partie de leur temps à suivre des yeux les progrès que faisaient des corps légers flottant sur le fleuve et à remarquer les différentes formes sous lesquelles les nuages s’étendaient dans les cieux. […] Si c’eût été un plaisir pour moi d’entendre les plaintes de chacune d’elle contre les autres, j’aurais eu souvent de longs récits à écouter ; mais les motifs de leur animosité étaient si frivoles que je ne pouvais entendre leur discours jusqu’à la fin. » (p. 129-130)

       Pour Schopenhauer, c’est une consolation relative d’être en mesure d’apprendre et de jouir de plaisirs intellectuels ou artistiques, puisqu’elle satisfait au besoin de savoir et d’apprendre, mais surtout délassent de notre ennui.
« La science est certainement une source de plaisirs, ainsi que le prouve le désir naturel qu’ont les hommes d’étendre leurs idées. L’ignorance est une pure privation qui ne peut rien produire, c’est un vide dans lequel l’âme gît inactive et s’engourdit faute d’attraction. Sans savoir pourquoi, nous avons du plaisir à apprendre, tandis qu’oublier nous cause de la peine. C’est ce qui me porte à conclure que si rien ne contrecarre la conséquence naturelle du savoir, on devient plus heureux, à mesure que l’esprit s’ouvre à une plus grande carrière (p. 55)

         Le savoir est néanmoins inutile, impossible source de consolation face aux malheurs inévitables qui frapperont l’être humain. C’est là que réside principalement la sagesse du livre, qui se refuse lui-même toute prétention à la consolation, toute prétention à se présenter comme un vade-mecum apportant une réponse, un mode de vie qui nous préserverait du malheur. Tout au plus le livre se présente-t-il comme une sorte d’essai à la Montaigne, abordant une multitude de sujets au gré de la fantaisie de l’auteur, qui l’avait d’ailleurs écrit dans cet esprit, sans même selon la légende toute relecture, avec une volonté, malgré les sujets graves abordés, d’égayer son lecteur, avec un ton primesautier souvent ironique. Le prince, lors d’un épisode, rencontre en effet un philosophe qui l’impressionne par son savoir et sa rhétorique. Mais tout ce savoir ne lui sera d’aucun secours pour lui-même lorsque sa fille mourra et que le philosophe balaie ses propres belles phrases qu’il avait prononcées sur la prétendue sagesse à prendre stoïquement les malheurs humains qui nous frappent.
« Ne soyez pas si prompt, dit Imlac, à croire et admirer les professeurs de morale : ils parlent comme des anges, mais ils vivent comme des hommes.
[…] Rasselas trouva le philosophe, les yeux humides, le visage pâle, dans une chambre où le jour n’entrait qu’à demi : « Monsieur, dit-il, vous venez dans un moment où toute consolation humaine est inutile ; ce que je souffre est sans remède, ce que j’ai perdu ne peut m’être rendu. Ma fille, ma fille unique, dont la tendresse promettait de charmer mes vieux jours, mourut d’une fièvre la nuit dernière. Mes projets, mes résolutions, mes espérances, sont déçus : je suis maintenant un être abandonnée, détaché de la société. »
« Monsieur, dit le Prince, la mort est un événement dont le sage ne peut être surpris : nous savons qu’elle est toujours auprès de nous et nous devrions conséquemment toujours l’attendre. – Jeune homme, répondit le philosophe, vous parlez comme celui qui n’a jamais ressenti les angoisses de la séparation. – Avez-vous donc oublié les préceptes que vous recommandiez si fortement ? La sagesse n’a-t-elle pas la force d’armer le cœur contre les calamités ? Considérez que les choses extérieures sont naturellement variables, mais que la vérité et la raison ne changent jamais. – Quelles consolations peuvent m’offrir la vérité et la raison […], de quelle utilité me sont-elles maintenant, si ce n’est pour me dire que ma fille ne me sera point rendue ? »
Le Prince, qui avait trop d’humanité pour insulter au malheur en le blâmant, s’en alla, convaincu du vide des phrases de la rhétorique, et du peu d’efficacité des périodes polies et des sentences étudiées. » (p. 76-77)

         Si Rasselas est à mes yeux un livre si brillant sur la sagesse, c’est parce qu’il ne prétend nullement nous livrer des préceptes qui nous consoleraient, nous permettraient de mieux vivre. Johnson est conscient, comme les philosophes avec qui je l’ai comparé, que la philosophie est impuissante face aux calamités humaines, qu’aucune consolation n’est à chercher de ce côté. Il se contente, comme Montaigne, de représenter les diverses facettes des problèmes liés à la condition humaine, sur des aspects divers comme le bonheur, la vie en société, notre appréhension de la folie, de la mort, de la perte de nos êtres proches, etc. autant de thèmes qui font écho à l’expérience et aux préoccupations de chacun. Ce livre est toutefois remarquable qu’en dépit de ces thématiques, il est extrêmement plaisant à lire, refusant de se prendre outre mesure au sérieux, se moquant du savoir en lui-même, pointant les faiblesses et illusions humaines, non pas pour les dénoncer mais pour constater leur permanence, pour les relativiser, voire même en souligner la nécessité.
Imlac est le représentant déformé de Johnson qui, après s’être installé dans la Vallée heureuse après une vie de tumultes dans le monde extérieur, accepte de servir de guide pour le prince et la princesse, par ennui, puis de retourner dans cette vallée pour y trouver du repos après les nombreuses péripéties de nos héros, donnant l’impression qu’il n’y a eu nulle évolution depuis le début du roman. Johnson termine son roman sur une boutade, un éloge de la paresse, du repos, lui qui se distingue pourtant pour avoir été un des hommes les plus actifs de son temps (ayant rédigé le fameux A Dictionary of the English Language à lui tout seul), mais qui se plaignait en permanence de sa tendance à la paresse, à l’oisiveté…


Voici d’autres passages remarquables du livre :
« As-tu enfin trouvé le bonheur ? dit Rasselas [à Imlac au début du roman, sur la retraite qu’il a choisie en Abyssinie] Parle-moi avec franchise, es-tu content de ta condition ? ou plutôt ne désires-tu pas reprendre le cours de tes voyages et de tes recherches ? Tous les habitants de cette vallée vantent leur sort et, à la visite annuelle de l’Empereur, ils en invitent d’autres à partager leur félicité.
                « Grand Prince, dit Imlac, […] je ne connais pas un seul de vos gens qui ne déplore l’heure à laquelle il est entré dans cette retraite. Je suis moins à plaindre qu’eux, parce que j’ai l’esprit rempli de mille images que je puis varier et combiner à loisir. Je peux égayer ma solitude, en étudiant de nouveau ce qui commence déjà à s’effacer de ma mémoire […] ; encore finis-je par considérer que les connaissances que j’acquiers sont à présent inutiles, et que je ne puis plus jouir d’aucun des plaisirs dont j’ai joui. Mais ceux sur l’esprit desquels le présent seul fait impression, sont rongés par des passions envieuses, ou demeurent stupides dans la tristesse d’un vide continuel.
« Quelles passions, dit le Prince, peuvent corrompre ceux qui n’ont point de rivaux ? Dans cette vallée, la méchanceté est sans pouvoir et il n’y a point d’envie, là où les plaisirs sont communs. »
« Il peut exister une communauté de possessions matérielles, dit Imlac, mais non pas d’amour et d’estime. Il arrive nécessairement que l’un plaît que l’autre et celui qui est méprisé sera toujours envieux, mais beaucoup plus envieux et malveillant encore, s’il est condamné à vivre en présence de ceux qui le méprisent. S’ils cherchent à attirer les autres dans une situation qu’ils savent être malheureuse, cela vient de la malveillance naturelle à laquelle est encline la misère sans espoir. Fatigués d’eux-mêmes et les uns des autres, ils s’attendent à trouver du soulagement dans de nouveaux compagnons. Ils sont envieux d’une liberté que leur sottise leur a fait perdre, et verraient avec plaisir tout le genre humain emprisonné comme eux. » (p. 59-60)

« il est du ressort de la poésie de peindre la nature et les passions, qui sont toujours les mêmes, de ce que les premiers écrivains s’emparant des objets les plus frappants pour la description, et pour la fiction des objets les plus vraisemblables, ne laissèrent à ceux qui vinrent après eux que la transcription des mêmes événements et la combinaison nouvelle des mêmes images. […] je découvris bientôt qu’on ne peut s’illustrer en imitant. Mon amour pour la perfection me fit fixer mon attention sur la nature et sur la vie humaine. La nature devait être mon sujet, les hommes mes auditeurs, car je ne pouvais décrire ce que je n’avais point vu […] Il est du ressort d’un poète d’examiner non la chose, mais son espèce, de remarquer les propriétés générales et les formes les plus ostensibles ; il ne compte pas les bariolages de la tulipe, il ne décrit pas les nuances de la verdure des forêts. […] Il doit omettre ces détails minutieux, admis par les uns, négligés par les autres, pour s’attacher aux traits caractéristiques qui sont également évidents pour les vigilants comme pour les insouciants. Mais la connaissance de la nature n’est que la moitié de la tâche d’un poète. Son art exige qu’il apprécie également le bonheur et la misère de chacun d’eux, qu’il observe le pouvoir de toutes les passions dans toutes leurs combinaisons, et qu’il décrive les variations de l’esprit humain, suivant qu’il est modifié par les différentes institutions et par l’influence accidentelle du climat ou des mœurs, depuis la vivacité de l’enfance jusqu’à la décrépitude sans espoir. Il est nécessaire qu’il se dépouille des préjugés de son âge et de ceux de son pays ; il doit considérer le bien et le mal dans leur état abstrait et invariable, négliger les lois et opinions de son siècle et remonter aux vérités générales et sublimes qui sont toujours les mêmes : il faut donc qu’il se contente des lents progrès que fait son nom, qu’il méprise les louanges de ses contemporains et s’en rapporte, pour ses titres de mérites, à la justice de la postérité. Il doit écrire comme l’interprète de la nature et le législateur de l’espèce humaine, se regarder comme commandant aux pensées et aux mœurs des générations futures et se considérer comme un être supérieur qui n’est subordonné ni au temps ni aux lieux.
Son travail ne finit point encore là : il faut qu’il possède plusieurs langues et plusieurs sciences et que son style, pour exprimer convenablement ses pensées, se familiarise, par une pratique continuelle, avec toutes les délicatesses du discours et les grâces de l’harmonie. » (p. 50-52)

« J’ai, à la vérité, vécu quinze ans dans la solitude, dit l’ermite, mais je ne désire point que mon exemple me fasse des imitateurs. [… je résolus de finir mes jours paisiblement, convaincu que le monde n’était plein que de pièges, de discorde et de misère. […] Pendant les premiers temps de ma retraite, je me réjouissais, comme, à son entrée dans le port, se réjouit le marin battu par la tempête ; j’étais enchanté de ce changement soudain du tumulte et de l’activité de la guerre, avec la tranquillité et le repos de ma solitude. Quand le charme de la nouveauté fut détruit, je passai mon temps à examiner les plantes […] Mais cette occupation est devenue pour moi monotone et ennuyeuse. Je suis, depuis quelque temps, irrésolu et distrait : mon esprit est troublé par mille doutes embarrassants et par des vanités imaginaires, qui l’obsèdent sans cesse, parce que je n’ai aucune occasion de délassement ou de distraction […] et commence à m’apercevoir que ce fut plutôt le ressentiment que la dévotion qui me conduisit dans cette solitude. Mon imagination s’égare dans de folles représentations, et je regrette d’avoir tant perdu pour obtenir si peu. Dans la retraite, si j’évite l’exemple des méchants, j’ai aussi besoin des conseils et de la conversation des bons. Après avoir longtemps comparé les avantages et les désavantages de la société, je me suis décidé à rentrer dès demain dans le monde. La vie d’un solitaire sera peut-être pieuse, mais certainement malheureuse. » (p. 82-83)

Et voici un extrait de son essai Le Paresseux, trouvé parmi les très bonnes notes écrites par l’éditeur sur ce texte :
« Comment le mal vint-il dans le monde ? pour la raison que la vie est submergée d’une variété sans limites de misères. Pourquoi le seul être pensant de ce globe est-il destiné à penser à son malheur et à passer son temps, de l’enfance à la vieillesse, dans la crainte ou dans la souffrance du malheur, est une question qui a longtemps préoccupé les philosophes et à laquelle la philosophie n’a jamais pu répondre. »