« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

dimanche 31 décembre 2023

Deviens celle que tu es de Hedwig Dohm : l’éveil tardif à une vie spirituelle détachée du conformisme social.

Le désir incessant d’élévation est bien un instinct, une nécessité naturelle solaire et contraignante, une obligation, de même que le tronc de l’arbre doit chaque année s’accroître d’un nouveau cercle. Il n’est guère en notre pouvoir de ne pas nous ennoblir, de ne pas nous améliorer, de ne pas nous perfectionner. (p. 81)

Plus haut, plus haut, mon incommensurable désir croît toujours davantage. Il aspire à des mondes où aucun corps putréfié ne met en bière l’âme flamboyante. Toujours devoir ! devoir vivre ! devoir mourir ! devoir penser comme il faut ! C’est la liberté que je veux ! sans corps, sans bornes ! (p. 90)

[…] je suis éveillée maintenant, mais trop tard, alors que tout décline. L’injustice que l’on a commise à mon endroit, on l’a commise envers tout le monde. Ce qui en moi veut être délivré veut simultanément délivrer d’autres que moi. Empêche-t-on un arbre de croître, on tue aussi les fruits, on tue l’ombre qui aurait apporté de la fraîcheur aux autres. (p. 94)

 

          L’étroite association entre le féminisme et Hedwig Dohm pourrait occulter la dimension littéraire, universelle, que Deviens celle que tu es possède, au-delà d’une œuvre s’inscrivant dans le combat pour une plus grande égalité homme-femme auquel Dohm a effectivement consacré l’essentiel de son œuvre littéraire. C’est un combat plus large auquel l’auteure se livre au final dans l’œuvre présente : à celui des femmes s’ajoute aussi celui d’une réhabilitation de la personne âgée, mais aussi la « dénonciation de l’aliénation dont souffre l’être humain » (postface par Marie-France de Palacio, p. 142-143), dénonciation qui, loin de toucher seulement le lectorat féminin, trouvera un écho chez tous les lecteurs, hommes et femmes confondus.

          La littérature féministe, ou toute œuvre engagée dite féministe, a souvent pour défaut de ne guère toucher au niveau personnel le lectorat masculin. La description qui est faite de l’inégalité d’éducation entre les sexes, de la place inférieure à laquelle est astreinte la femme à tous âges par rapport à l’homme ou de la cruauté de ce dernier vis-à-vis d’elle, qu’elle se déroule dans les sociétés occidentales des siècles passés et celles d’aujourd’hui dans d’autres continents, a effectivement de quoi susciter la compassion, la révolte de tout lecteur. Mais certaines œuvres féministes perdent souvent de vue le combat plus global de l’oppression des normes sociétales envers l’individu, quel que soit son sexe, et quelle que soit la société : elles brossent souvent le portrait idéalisé des « droits de l’homme » refusés aux femmes dans certaines sociétés, droits dont l’obtention semble une finalité en soi et le moyen infaillible d’accéder à une émancipation et à un bonheur qui leur est jusque-là interdit. L’homme y est d’ailleurs souvent dépeint de manière caricaturale, unidimensionnelle, sans nuances, réduit à un vil oppresseur sans aucune qualité nuançant au moins quelque peu ce portrait. Ainsi, bon nombre d’œuvres féministes dénoncent, à juste titre, l’oppression que les femmes rencontrent dans certaines sociétés actuelles et/ou à certaines époques. Mais la libération revendiquée n’est souvent qu’une validation en creux des valeurs occidentales actuelles face à des valeurs jugées rétrogrades dans d’autres sociétés, les premières faisant l’objet d’un quasi-culte (en particulier dans ses aspects matérialistes et de libération sexuelle) et laissant dans l’ombre ses aspects aliénants touchant à la fois l’homme et la femme, en somme l’individu, l’être humain, ce que toute œuvre artistique devrait mettre en lumière.

          C’est dans ce second écueil que Deviens ce que tu es évite subtilement de tomber, faisant de ce court roman à la fois un roman féministe, mais aussi et surtout une œuvre littéraire dont la portée est universelle, car la volonté d’élévation spirituelle (illustrée par les trois citations mises en tête du présent article), la volonté de redéfinir complètement ses rapports avec autrui selon des valeurs personnelles et non celles dominantes d’Agnès Schmidt, l’héroïne du livre, sont des aspirations qui ne se limitent pas aux femmes, mais touchent tout être humain.

            Le début du roman, ou plutôt du journal tenu par l’héroïne et lu par le docteur Behrend dont elle est la patiente, s’inscrit tout d’abord dans une dimension majoritairement féministe : à travers la jeunesse d’Agnès Schmidt, c’est l’inégalité d’éducation entre les sexes, et concomitamment la place au foyer qui est prédestinée à la femme, qui est dénoncée par Dohm. Le frère d’Agnès, mort précocement, reçut une éducation complète, porteuse de tous les espoirs de ses parents, à laquelle sa sœur n’eut jamais droit. Cette dernière est très jeune conditionnée à être une bonne ménagère, obéissante, ce qu’elle sera toute sa vie jusqu’à son éveil spirituel tardif consécutif à la mort de son mari.

Mais si Agnès Schmidt ne prend que tardivement conscience de cette aliénation dont elle a souffert toute sa vie, des signes avant-coureurs témoignaient déjà de cette lutte inconsciente que son être livrait face au dressage dont il était l’objet, mais dont il n’avait jusque-là pas pleinement conscience comme étant l’origine de son mal-être existentiel. Dohm décrit ainsi l’inquiétude vague, indéfinie, que son héroïne ressentait confusément dans les rares moments de calme, de solitude que son existence lui donnait. Agnès est également douée d’une sensibilité qui a été cependant rapidement étouffée durant son enfance, mais qui ne s’est jamais vraiment éteinte, à l’origine sans doute de ce mal-être vague que nous venons de discuter, et qui lui permettra un rapport si intense avec la nature et le cosmos durant les instants de contemplation que lui permettent ses voyages, et sera aussi à l’origine de sa « folie » suite au rejet et à la moquerie dont elle fut victime de l’homme dont elle tomba « amoureuse », un médecin prénommé Johannes, qu’elle rencontra à Capri puis à nouveau dans l’asile d’aliénés où elle est internée et finira ses jours.

               Deviens ce que tu es est donc tout d’abord le récit de l’éveil tardif à une vie spirituelle dont a été privée, ou plutôt qui a été étouffée si longtemps chez la protagoniste, vieille femme de plus cinquante ans à la mort de son mari et au moment de cet éveil qui suit le début de son veuvage. Les rôles assignés d’avance à la femme, aux différents âges de sa vie, sont d’abord dénoncés par Dohm à travers le récit rétrospectif d’Agnès Schmidt : de fille obéissante aidant aux tâches ménagères, à la grand-mère accueillie par ses filles mais méprisée implicitement par ses gendres et petits-enfants, en passant par celui de l’épouse modèle faisant passer ses enfants et son mari avant elle, Agnès n’a fait que remplir les devoirs que la société attendait d’elle, sans véritablement réfléchir. Mais au-delà de la dénonciation de la place inférieure réservée à la femme, c’est l’aspect aliénant d’une telle vie, l’absence d’identité et de personnalité qui en résultent, mais aussi la passivité, la tendance au conformisme social, la « servitude volontaire » pour reprendre l’expression de La Boétie, que Dohm décrit et met en évidence, qui rendent son propos plus universel au-delà de son combat féministe : si Agnès Schmidt est dépourvue d’identité et de personnalité propre en raison des règles auxquelles elle s’est soumise toute sa vie, il en est de même pour son mari Edouard, parfaite copie du père d’Agnès en tant que bureaucrate obscur sans personnalité, et pour les maris de ses filles Grete et Magdalene, dont les personnalités sont quasi interchangeables dans leur manière de voir la vie, non ici par défaut de l’auteure, mais plutôt par l’aspect mécanique de leur vie façonné par les valeurs de la société dans lesquelles ils vivent et auxquelles ils adhèrent sans avoir conscience de leur aspect aliénant. Cette interchangeabilité des personnes se reproduit aussi au niveau féminin : Agnès ne fait que suivre la vie qu’a menée sa propre mère, et ses filles elles-mêmes sont à leur tour le miroir de leur mère dont elles suivent les pas.

Et lui [son mari, Edouard], que savait-il de moi ? De moi, il n’y avait rien à savoir. Nous étions tous deux des gens honnêtes, qui faisaient leur devoir. (p. 37)

Grete et Magdalene, sont-elles encore tout à fait mes filles ? Elles suivent à la trace les pas de leurs maris. Elles parlent avec leurs mots, écoutent avec leurs oreilles, elles ont pris leurs opinions et leurs habitudes. (p. 41)

Magdalene est comme j’étais. Je me vois en elle comme en un miroir. Souvent, aussi, elle ne prend pas d’un plat afin que son mari ait une plus grosse part. (p. 47)

[…] c’est que je souffre, je souffre ! Est-ce là le salaire de toute une vie de courage ? En fait, étais-je si courageuse et si consciencieuse ? À vrai dire, je n’aurais guère pu être autrement ! Peut-être n’étais-je si docile que parce que depuis l’enfance on m’avait dressée ainsi. […] Une ossature toute prête, dans laquelle on contraint les arbres à pousser. Parfaitement réussi, ce tour de force ; qu’ils s’agisse d’arbres ou d’hommes, le tour de force réussira toujours. Dressage ! Le chien de berger et le chien d’attelage, eux aussi, sont courageux et consciencieux. (p. 67)

En réalité, j’ai tout fait de mon plein gré. Personne ne m’a jamais contrainte. La méconnaissance de la loi ne protège pas le bourgeois de la sanction. Il en va de même, semble-t-il, dans le domaine de la vie spirituelle. Je ne connaissais pas les lois de ma nature et je les ai violées. Et la sanction : la prison à vie ? Non, je veux sortir ! Seulement quelques gouttes prélevées à la coupe qui apaise la soif de vie, les dernières gouttes. (p. 75)

[…] j’ai été folle pendant plus de cinquante ans. Je me suis toujours déterminée par rapport aux volontés et aux opinions des autres. Selon la loi de la gravité, la pomme peut tomber jusqu’au centre de la terre si elle ne rencontre pas de résistance. De même, c’est une sorte de loi naturelle qui fait que la volonté et la puissance des autres trouvent leurs seules limites en notre résistance. J’étais un mécanisme, que des puissances étrangères mettaient en mouvement. Et maintenant je combats pour me débarrasser de cette folie. Je combats pour ma volonté, pour mon « moi-même », pour mon « Je ». (p. 73)

L’homme est-il vraiment si supérieur à la bête ? Même Tibère ? Lui, c’était une bête féroce, qui dépeçait les humains ; mais ceux qu’il mettait en pièces n’étaient aussi que des agneaux, puisqu’ils se laissaient mettre en pièces. (p. 113)

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Seule Agnès trouve le courage de briser, tardivement, ce cercle vicieux se reproduisant de génération en génération : après avoir constaté à quel point elle ne peut vivre davantage dans une famille vivant dans un conformisme qu’elle abhorre désormais, elle décide de vivre seule, de voyager, de ne plus se consacrer qu’à elle-même, à rebours du rôle attendu qui lui est assigné à son âge, celui de la grand-mère. Dans un passage marquant, Agnès revendique le devoir qu’elle a envers elle-même, avant celui qu’elle a envers autrui, et dénonce par anticipation l’argument d’égoïsme qui pourrait être lui opposé, et à propos duquel elle a brièvement mauvaise conscience, héritage de son ancien conformisme et symbole de la difficulté que tout individu a de se libérer, d’agir à contre-courant des comportements attendus. Ce passage n’est pas sans rappeler la scène finale d’Une maison de poupée d’Ibsen (que Dohm a lu et qui l’a sans doute inspiré), durant laquelle Nora décide d’abandonner son rôle de mère de famille pour se trouver elle-même, pour trouver sa vérité individuelle dans la manière dont elle veut désormais vivre sa vie, en dehors de toute injonction sociale. Au-delà donc de la simple condition féminine, c’est la condition de tout être humain que Dohm dénonce, l’aspect étouffant que les valeurs d’une société peut imposer chez l’individu, hommes et femmes confondus, réduit à remplir un rôle défini d’avance, mécanique, et surtout contraire, hostile, à toute vie intérieure, toute vie spirituelle.

Vivre pour les autres, là doit être la vraie voie, la voie juste. S’il en était ainsi, et si chacun vivait pour les autres, alors d’autres aussi auraient dû vivre pour moi ; et cela reviendrait au même, et serait même beaucoup plus simple, que chacun vive pour soi-même. Une mère ne doit être là que pour ses enfants ! Ainsi, je dois uniquement vivre et travailler pour ma fille, et ma fille doit à son tour n’être là que pour ses enfants. Quel cercle vicieux insensé et stérile. N'avais-je vraiment de devoirs qu’envers les autres, et aucun envers moi-même ? Les autres valaient-ils tous plus que moi ? […] Si j’avais rempli mes devoirs envers moi, et développé mon intelligence, mes enfants auraient progressé intellectuellement à la lumière de ma raison, et elles ne seraient pas devenues ce que j’ai été. Nos devoirs ! Ne doivent-ils pas tendre à nous rendre meilleures, plus nobles, non à nous faire régresser ?  […] Beaucoup de ce que l’on nous inculque comme devoir ne relève assurément pas de notre devoir, par exemple, le devoir d’appartenir à son mari, même lorsque notre nature s’y refuse ? Et si cela est un faux devoir, pourquoi d’autres ne le seraient-ils pas, que l’on exige de nous au nom du devoir. (p. 68-69)

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        C’est à la libération, au développement de cette vie intérieure, spirituelle, que Deviens ce que tu es, dans son titre à connotation nietzschéenne, appelle, et c’est ce message qui en fait bien plus qu’un roman féministe. La condition subalterne de la femme y est certes dénoncée, mais ce sont toutes les valeurs dominantes de la société qui sont également remises en cause : le matérialisme auquel les rapports humains se réduisent souvent, ses gendres étant impatients sous leurs apparences polies de toucher l’héritage d’Agnès ; l’amour aussi sous sa dimension purement physique, sensuelle ; les devoirs familiaux contraignants appelant au sacrifice, autres moyens de mettre dans des cases les individus qui se trouvent privés de toute liberté et initiative propres. À l’instar d’Ibsen, et à rebours des travers de certaines œuvres féministes pointés au début de cet article, ce sont toutes les fondations soi-disant morales de la société que Dohm remet en question, et c’est à une libération non seulement matérielle, mais surtout spirituelle, à laquelle l’auteure aspire et milite.

         Cette libération spirituelle dans le roman se fait sur plusieurs plans. Bien qu’elle occupe une place secondaire dans l’intrigue et ne soit que brièvement évoquée, la lecture des classiques est un des moyens par lesquels Agnès prend mieux conscience d’elle-même et de son angoisse existentielle. Et Dohm de suggérer que la littérature n’est pas qu’une simple évasion, un simple divertissement, dans la lignée du bovarysme, mais des trésors spirituels qui ont pour fonction de nous éclairer sur nous-mêmes, d’interroger, d’évoquer des expériences humaines universelles à travers lesquelles tout lecteur sensible trouvera un écho dans sa propre existence.

Agnès se livre surtout à un double voyage, à la fois intérieur et extérieur (postface, p. 164), via l’écriture d’un journal intime et des voyages qu’elle finance grâce à un héritage inopiné qu’elle décide, après quelques cas de conscience, de dépenser pour elle plutôt que le donner à une famille auprès de laquelle elle se sent comme une étrangère. Introspection, voyages (en particulier en Italie, dont l’ensoleillement, la lumière, dans une métaphore constante, symbolise le désir d’élévation spirituelle de l’héroïne) qui contrastent avec sa vie antérieure, où elle était sans cesse au service des autres, durant laquelle elle vécut dans un appartement symboliquement privé de lumière naturelle. Le contact avec la nature, et avec la mer en particulier, est décrit d’une manière qui est certes quelque peu attendue, mais Dohm ne se contente pas de l’émerveillement facile face à la beauté des paysages : si elle est si émue par sa contemplation, c’est parce que, tel son rapport nouveau à la lecture, elle y trouve un écho avec sa vie, ses préoccupations intérieures, ou, dans une dimension plus cosmique, s’interroge, reste interdite sur la place insignifiante de l’homme dans l’immensité de l’univers. La beauté se fait certes principalement par le truchement de la vue, mais également de l’ouïe : le bruit du vent, des tempêtes, provoque, telle la musique avec lequel il est comparé, chez Agnès une sensation obscure de contemplation pure où le Moi semble se fondre et disparaître.

Les quelques arbres sur la plage se courbent en gémissant, comme un être vivant que l’on fouetterait. Encore ! encore ! J’aime cette musique aérienne qui rappelle le son des trompettes, j’aime les sifflements, les hurlements, l’effrayante jubilation. Soupirs immenses, qui semblent vouloir forcer le sein de la nature. Dans cette volupté dithyrambique se conjuguent la plus haute affirmation de la vie et sa négation simultanée. Il y a de la folie et de l’enthousiasme dans la tempête, quelque chose qui veut sortir du cercle étroit de notre petite planète. Oui, dehors ! plus haut ! (p. 87)

Comment ? dans l’immense univers existe une minuscule petite étoile, la terre, une quêteuse d’aumônes. Sa lumière et sa chaleur, elle les reçoit des autres planètes. Et sur cette étoile, un microscopique petit être : l’homme. Et dans l’immensité de l’univers, avec ses innombrables soleils et planètes, cette petite créature serait justement celle vers laquelle tout le reste tend ? Cela, le couronnement de la création ? Invraisemblable. Que disparaisse la terre, et qu’avec elle disparaisse l’homme de la surface du globe, peut-être que l’univers n’en serait pas plus profondément perturbé que la terre ne le serait, à peu près, d’un tremblement de terre en Sicile. (p. 102)

Il doit exister des mondes où il n’y a pas d’yeux qui pleurent, pas de cœurs qui se brisent. Il doit exister des êtres exempts de misère et de peine, des êtres qui ne sont pas poussière, et qui, dans la félicité solaire, sont éternels. Une félicité que nous pressentons dans les moments d’extase, avec un ravissement effrayé. (p. 103)

Les vibrations de l’éther, le bruissement des arbres, de la mer, le chuchotement de l’herbe, le grondement de l’air, tout cela ne serait que le son produit par le frottement et la rencontre des éléments ? et pourquoi pas une langue, une langue inspirée, que nous ne comprendrions pas ? n’est-elle pas proche de la musique ? elle aussi se passe de mots et peut pourtant être si mortellement suave, si magiquement éloquente, et elle peut nous ébranler jusqu’à nous anéantir. (p. 104)

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        Enfin, la libération d’Agnès se fait également sur le plan de la redécouverte de sa féminité et de la passion, si anachroniques eu égard à sa vieillesse. Le présent roman se révèle particulièrement poignant sur cet aspect, lui qui dénonce la marginalisation, le dédain de ces vieilles personnes considérées désormais comme inutiles, a fortiori pour les femmes désormais privées de leur jeune beauté, à laquelle leur valeur est souvent réduite. Sans être une coquette extravagante voulant paraître plus jeune qu’elle ne l’est, Agnès se rend compte de l’importance qu’a pour elle la sensation de se sentir belle, et opère en même temps une transformation extérieure par le changement de vêtements et la libération de ses cheveux, symboles d’une féminité retrouvée et assumée. À défaut de rajeunir physiquement, c’est le cœur d’Agnès qui, tel un chêne reverdissant (la métaphore de l’arbre est récurrente tout au long du roman), rajeunit, bien que sa passion tardive pour un jeune docteur puisse paraître anachronique. Passion qui sans doute comporte sa dimension physique, bien que Dohm soit davantage implicite sur cet aspect, mais qui est aussi une passion spirituelle, et à laquelle la raison d’Agnès, telle celle d’Ophélie dans Hamlet, ne résistera pas quand il est déçu, détruit.

Le désir sensuel n’a généralement rien à voir avec l’individualité spirituelle, à proprement parler, de ceux qui éprouvent ce désir, et dans cette affaire, l’homme et la femme n’ont en commun que l’excitation du sang. […] Je l’aime, mais non comme une mère aime son fils, une sœur son frère, ou une femme son mari. Mon sentiment est plus libre, plus pur, c’est un sentiment de communauté intime, enthousiaste, né d’une aspiration profonde à être davantage, connaître davantage, découvrir davantage, voir plus loin. Le délicat entrelacement des états d’âme et des pensées, – car eux aussi sont une tendre jouissance –, et les baisers qui n’atteignent pas les lèvres, mais se donnent d’âme à âme, eux aussi sont une extase, un ardent ébranlement des plus infimes fibres nerveuses, des étincelles jaillissant de l’âme du monde. (p. 122-123)

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Les nombreuses images et symboles dont le roman regorge n’ont été que furtivement abordées dans le présent article, car cela a déjà été fait, de manière extensive, dans l’excellente postface rédigée par Marie-France de Palacio, et à laquelle je dois certaines des idées que j’ai développées ci-dessus.

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Ci-dessous, un catalogue des autres citations remarquables du roman :

 

Non, ce n’est pas la peur de la fin. Ce n’est rien de grimaçant, d’effrayant, qui me mine. C’est quelque chose de puissant, d’extraordinairement oppressant, quelque chose qui désire la lumière. (p. 22)

Des choses dignes d’être racontées dans ma vie ? Est-ce qu’il y en a ? De quelle nature ? Je suis longtemps restée là, assise, la plume à la main, à réfléchir. Rien, rien ! (p. 23)

J’ai toujours été timide et sensible. De la même façon, j’étais tout excitée lorsque, la nuit, la lune éclairait ma couche. Je me levais, montais sur la table qui se trouvait devant la fenêtre, et regardais au-dehors, le cœur battant, ce monde onirique et argenté. (p. 25)

Et chaque jour ressemblait au précédent. Ma vie se déroulait sans heurts, vite, si vite. C’est seulement quand je devais rester assise quelques heures d’affilée à ma machine à coudre que je devenais nerveuse. […] Un vague étonnement devant la femme assise, là, à sa machine à coudre, si appliquée à coudre, un sentiment d’étrangeté du moi dans cet environnement, cet habitat aimé. (p. 30)

Pourquoi le repos ne vint-il pas ? Il ne vint pas. Et peu à peu, très progressivement, cela commença, cette sensation étrange, rongeant et minant mon être, cette épouvantable sensation. (p. 34)

Et je lis, des romans comme je les aimais auparavant, dans le genre de ceux de Marlitt. Ils ne me plaisaient plus, je lis souvent de manière mécanique, sans trop savoir quoi. Cela m’est tellement égal, ce qu’il y a dedans, tellement égal. (p. 35)

Lorsque des relations de ma vie passée me rendent visite, et qu’elles parlent de leurs affaires, il me devient très pénible de les écouter […]. Si elles reviennent, ces connaissances de longue date, je leur consignerai ma porte. Je veux être seule. (p. 39)

Je connais maintenant le type de folie à laquelle je suis encline : la manie de la persécution. Mes filles, mes gendres, mes petits-enfants : tous des êtres aimables, bons, joyeux et heureux, et pourtant – pourtant – j’aimerais repartir tout de suite, rentrer à la maison. Tout est si solide chez eux, si raisonnablement clair comme le jour. (p. 40)

Une veuve, cela signifie : ton mari est mort. Tu es enterrée avec lui. Le bûcher des femmes indiennes est vraiment lourd de sens – même aujourd’hui, et pas seulement en Inde. Je n’ai aucune personnalité. Je ne suis Personne, c’est pourquoi personne ne peut m’aimer, et mes enfants non plus, ou si peu, si peu. (p. 44)

Je ne sais plus de quoi je dois parler, et je me tais, ne m’exprimant que par monosyllabes ; je ne parle que des choses les plus élémentaires, du temps, de la mine resplendissante des enfants, et je dis tout cela machinalement, seulement pour qu’on ne puisse pas me prendre pour une grincheuse et une mécontente. (p. 45)

Je lis, oh ! oui, la lecture est mon activité principale. J’avais trouvé, dans le journal, la mention de livres russes, français, scandinaves censés représenter une véritable révolution spirituelle et morale, et dépeindre la vie comme elle est vraiment. […] Je me suis plongée dans ces livres, pendant des journées entières. Par endroits, ils me captivaient au point de susciter en moi une excitation maladive, une effrayante émotion. […] Je rejette les livres puis je les reprends, peu à peu je les comprends mieux, et lentement, lentement, un nouveau monde, étranger, s’ouvre à moi, comme des étoiles émergent de la brume du soir. Puis, de nouveau j’ai cette impression étrange d’avoir déjà eu, un jour, ces pensées toutes neuves qui se trouvent dans les livres, comme si elles étaient restées tapies au fond de moi. (p. 52 à 54)

J’ai découvert quelque chose de nouveau en moi – la vanité. Edouard ne s’intéressait pas aux apparences. Il ne remarquait jamais si mon extérieur était soigné ou non. Le seul critère, pour mon habillement, était de savoir s’il était bon marché et résistant, et si les étoffes pouvaient être retournées. Maintenant, dans les rues, je tombe en arrêt devant de ravissantes et séduisantes toilettes. Peut-être mon sens esthétique s’est-il éveillé au contact des nombreuses illustrations que je regarde. Mais aussi, est-il nécessaire que je sois si repoussante ? (p. 54-55)

Je découvre que seul me fascine et m’émeut ce qui se trouve de l’autre côté du réel. Une aspiration au lointain crépusculaire, au merveilleux. (p. 57)

La terre humide et lourde semble aspirer les feuilles. Ne s’en nourrit-elle pas ? C’est aussi mon sort, de m’éteindre ainsi, absorbée par les relents de moisissure et la morosité. (p. 58)

Je remarque que je suscite parfois la raillerie, et je ne sais pas pour quelle raison. Cela m’agace. Je souffre de la peur secrète que l’on puisse remarquer la contradiction entre mon être intime et mon apparence. N’ont-ils pas décrété comment doit être l’être humain à chaque âge de sa vie ? C’est pourquoi, lorsque je vois venir des gens, je me recroqueville, afin de sembler encore plus vieille que je ne le suis. Je me donne une physionomie éteinte, comme si je ne faisais que végéter, conformément à mon grand âge. (p. 64)

N’est-il pas honteux que l’on ne prenne en considération les plus nobles qualités, chez une femme, que si elles viennent pimenter l’attrait de son jeune corps ? (p. 65)

L’enfance aussi, aussi la vieillesse, ont un droit entier et absolu à l’existence. Un être humain, et même s’il ne s’agissait que d’une femme, et même si cette femme était âgée de quatre-vingt ans, a autant le droit de vivre sa quatre-vingtième année que sa vingtième. (p. 65)

Mais je n’étais pas un « Moi ». Agnès Schmidt ! Un nom ! Une main, un pied, un corps ! Pas d’âme, pas de cerveau. J’ai vécu une vie à laquelle je n’ai pas vraiment pris part. (p. 69)

Qui et que suis-je en vérité ? Je suis curieuse de moi-même. Il me semble que je suis touchée par des étincelles, venues d’un feu inconnu, un soleil, que je ne vois pas. Je souffle sur les étincelles de toutes mes forces, afin qu’elles deviennent flammes. Mon souffle est si court. Elles s’éteignent sans faire de flammes, les étincelles… des cendres. (p. 70)

Récemment, j’ai vu un tableau : un être humain dans un cercueil. Il a soulevé le couvercle du cercueil et lève un regard figé par la terreur. Épouvantable ! Aura-t-il la force de soulever complètement le couvercle, et de sortir du cercueil, ou bien… il tombe… tombe… (p. 70-71)

Mais surtout, je veux aller de l’avant, m’élever ! Me débarrasser de ma petite âme de ménagère, saisir au vol une petite lueur de la grande âme du monde. (p. 74-75)

Peut-être n’avons-nous de problèmes de conscience que lorsque nous faisons quelque chose qui va à l’encontre de ce que l’opinion commune tient pour bon ? (p. 75-76)

Mais n’y a-t-il pas aussi des consciences qui sont plus finement et plus subtilement organisées, et qui parviennent à s’affranchir de la conscience collective du commun des mortels ? (p. 76)

Ce qui est certain, c’est que je n’aspire pas seulement à des contrées éloignées, mais bien plutôt à des pensées éloignées, élevées. J’aspire indiciblement à la sagesse, à la raison pure, à la connaissance. Toutes les pensées, je voudrais les penser, tous les sentiments, les ressentir. (p. 77)

Un muet doit ressentir la même chose que moi : en proie à une forte émotion, il veut parler, parler, et il ne peut pas, ne peut pas. Et personne ne m’aide, personne. Je suis seule. (p. 79)

J’ai réfléchi et réfléchi sur le but de notre existence, et n’ai rien trouvé d’autre que le lieu commun suivant : l’homme n’a pas, ne peut avoir, de but autre que celui de la pierre, de la plante, de la terre, à savoir celui de venir au monde, de croître, de disparaître. (p. 80)

Le travail frénétique de ces monstrueuses masses aquatiques, que crée-t-il ? Rien. Après, tout redevient comme avant. Et notre frénésie ? Même chose. Après, tout redevient comme avant. Et la mer continue pourtant à se déchaîner, et nous, nous continuons pourtant à nous déchaîner. (p. 82)

Je suis une chose qui commence, qui ne sera jamais achevée, jamais. (p. 83)

Je fus de nouveau attirée sur la plage sans lumière, dehors, dans l’immense, le gigantesque. Et devant cette grandiose insensibilité, dans cette Stimmung universelle si éloignée de l’humanité, je perdis le sentiment de ma personnalité et je partis à la dérive avec les flots ondoyants, dans l’incommensurable. (p. 84)

Écrivain, peut-être ? J’observe, je devine, je pense. Je voudrais créer, créer en puisant au plus profond de ma poitrine, là où coule la source, mais je n’ai pas de vase pour le remplir, et les eaux vivantes s’écoulent, s’écoulent, et le sang de mon cœur avec. Je suis capable de pleurer, amèrement, mais incapable de décrire les larmes. (p. 88-89)

Toutes les tendres étoiles de mer colorées, et les poissons argentés, je les voyais s’entrecroiser en glissant sous la surface de l’eau, et en leur milieu surgit une tête, la tête d’un mort, d’un noyé. […] ma tête. Mais non, c’était en fait la tête qui manquait sur la statue, dans le petit jardin à l’abandon. Ma tête aussi ? Je la maintiens, je la tiens des deux mains, fermement, fermement. (p. 91)

Oui, je fus semblable à cette jeune fille de la fontaine. Une amère douleur me fit venir les larmes aux yeux, pour n’avoir pas su que j’étais jolie et jeune. (p. 93)

J’aime aller dans les cimetières. Nos pensées, là, ressemblent un peu à celles que nous avons lorsque nous sommes malades. Toutes les certitudes s’évanouissent. Nous devenons clairvoyants. J’aime cela, écouter ce que disent les morts. (p. 95-96)

Dans la vie, nous recherchons toujours la hauteur. (p. 97)

L’une des particularités du jardin [Boboli, à Florence] est l’entremêlement de l’art et de la nature. Partout des statues, la plupart de marbre, quelques-unes de grès. (p. 98)

C’est vrai, le jardin Boboli est dépourvu de fleurs. Et c’est sa particularité. Seulement l’arbre et la pierre. Mais il n’a pas besoin de fleurs, il ne peut pas avoir de fleurs. Ce n’est pas leur place. Les fleurs sont une image de l’inconstance des choses, elles fanent en une nuit, comme les hommes. C’est pourquoi les hommes n’ont rien à faire non plus dans ce jardin, qui a quelque chose de permanent et semble fait pour l’éternité. (p. 100-101)

Ici, je comprends que la beauté peut être en soi et pour soi un objet d’adoration, et que ces Barbares, qui adressaient leurs prières au soleil, avaient raison. (p. 101)

Et moi, je me suis laissé entraver par des chaînes minces comme des toiles d’araignée, persuadée qu’il me serait impossible de les arracher. […] Parfois je suis mécontente d’être si fadement en bonne santé. Seuls les êtres malades savent voir à travers les choses et voir au loin. Parce que la prison de l’âme, le corps, est devenue transparente ? que les chaînes se sont desserrées ? (p. 106)

Je sais, je le sais, c’est quelque chose en moi qui est plus que moi, quelque chose qui cherche à entrer en relation avec l’âme du monde. En relation avec l’air embaumé aux scintillements dorés, là-haut, en relation avec les dieux, là, dans l’éther aux tons roses, en relation avec… Ah, mais non, ce n’est pas vrai. – Mensonges, que toutes ces vagues élucubrations de ma fantaisie. Je me mens à moi-même. Si je me jette ainsi dans l’immense, dans le grandiose, c’est seulement parce que je redoute l’étroitesse des quatre planches du cercueil. Je m’accroche à l’univers comme à une ancre de miséricorde. (p. 106)

Et, devant moi, à côté de moi, partout la mer, la bleue, un joyau liquide posé sur le sein de ce paysage d’une sauvage beauté, d’une grandiose tendresse. Dans le calme, la mer paraît plus belle que le ciel plus pâle. Le doux écoulement de cet argent bleuté est d’un rythme chantant comme les vers d’Homère. (p. 108)

Je suis bien restée toute ma vie dans une misère spirituelle, alors qu’à proximité il y avait des bibliothèques pleines de trésors pour l’esprit. (p. 111)

Comme je l’aurais aimé. Mais en fait je l’ai déjà aimé, soit en songe, soit dans le secret de mon regard intérieur, je ne sais. Je l’ai déjà aimé, enfant, tandis que je contemplais la lune avec fascination ; je l’ai aimé quand les poésies, que je lisais à l’école, m’emplissaient d’ardeur. Je l’ai aimé, plus tard, lorsque, réalisant machinalement mes tâches ménagères, j’étais parcourue d’étranges frissons nerveux. C’est un vieil amour, aussi vieux que moi-même. Il m’était prédestiné. Et maintenant nous appartenons à des générations différentes. (p. 115)

On raconte que lorsqu’un héros et empereur romain arriva à Capri, un chêne desséché recommença à verdir. C’est ainsi que, lorsqu’il paraît, mon cœur recommence à verdir et à fleurir. Recommence ? Non, il fleurit et verdit pour la première fois ! (p. 116)

[…] ce qui est étrange, n’est-ce pas le fait que cœur, esprit et peau ne se dessèchent pas dans les mêmes proportions ? Étrange ? Et pourquoi pas naturel ? C’est peut-être qu’il existe quelque chose en nous qui ne se flétrit pas, qui ne meurt pas, pas même dans la mort ? (p. 117)

Tant que je reste seule, je sais qu’il n’y a rien en moi qui puisse craindre d’affronter la lumière. Mais dès que je suis au milieu des gens, je vois avec les yeux des autres, je pense avec les pensées des autres, et alors je me sens coupable d’un ridicule anachronisme, et j’ai honte. (p. 121)

La majorité des gens qualifieraient de réaliste la vie que j’ai vécue. Pour moi, ce ne fut qu’un songe sans consistance. La vie quotidienne, qui se déroule si machinalement, ce que nous mangeons, ce que nous buvons, les propos que nous tenons à tort et à travers, l’amour physique, tout cela ne me paraît qu’une ombre, quelque chose d’irréel. Indéniablement, notre corps est réaliste. Mais seulement notre corps ? […] Et ce que nous vivons à l’intérieur de nous-mêmes, ce que nous voyons en des demi-visions, ce qui chante et résonne au fond de notre poitrine, en un mot, tout ce qui est du côté de l’ange, ce ne serait pas réaliste ? (p. 123)

Chaque âge a le droit d’enclore dans son cœur ce qui est digne d’amour. (p. 124)

Une mélancolie ardente me fit pleurer. Trop tard, je comprends trop tard combien le monde est beau ! si beau ! (p. 126)

Solitude – le suaire des inutiles. L’homme dans le cercueil, qui soulève le couvercle, le soulève un peu, c’est l’image de tout notre être. Le corps – le cercueil. L’ardente aspiration à sortir, à monter ! c’est la force, qui veut soulever, veut et ne peut pas. (p. 129)

Lui aussi ! lui ! si sage, si bienveillant, si délicat ! lui aussi ! S’il n’est pas capable de s’affranchir du carcan de pensée de son siècle, qui le peut, alors ? Ce n’est pas mon époque, ce n’est pas la mienne ! Je la hais, je la hais, cette époque misérable! (p. 130)

jeudi 28 décembre 2023

Dominique d'Eugène Fromentin : une vie retirée et mélancolique marquée par le regret d’un amour perdu.

« Ce qu’il y a de plus clair pour moi, c’est que j’ai voulu me plaire, m’émouvoir encore avec des souvenirs, retrouver ma jeunesse à mesure que je m’en éloigne, et exprimer sous forme de livre une bonne partie de moi, la meilleure, qui ne trouvera jamais place dans des tableaux. » (lettre du 19 avril 1862, p. 1403)

« Amie, ma divine et sainte amie, je veux et vais écrire notre histoire commune. Depuis le premier jour jusqu’au dernier. Et chaque fois qu’un souvenir effacé luira subitement dans ma mémoire, chaque fois qu’un mot plus tendre et plus ému jaillira de mon cœur, ce seront autant de marques pour moi que tu m’entends et que tu m’assistes. » (Textes de jeunesse en prose, À Meudon, jeudi soir 18 juillet [1844], p. 872)

« […] le cœur a les mêmes ingénuités que la foi. Tous les cultes passionnés commencent ainsi. » (chapitre VI)

     

      Le souvenir, le regret d’un amour perdu domine tout entier Dominique : le personnage-éponyme, gentilhomme vivant retiré dans sa campagne natale, mène une vie discrète, mais le souvenir d’un amour de jeunesse, impossible et irrévocablement perdu, accompagne continuellement ses pensées au cours des fréquentes promenades solitaires qu’il effectue, et dont il confessera la teneur au narrateur premier du roman, dans le cadre d’un récit enchâssé à deux narrateurs. Les déclarations d’intention de Fromentin, reproduites ci-dessus, confirment cette tonalité nostalgique, cette volonté de commémorer l’amour qu’il eut dans sa jeunesse pour Jenny Béraud, tragiquement décédée à vingt-sept ans, et dont le souvenir sera l’objet pour l’auteur d’une continuelle ferveur.

Dans ce roman autobiographique où il est question d’une énième histoire d’adultère, topos de tant de romans français, il n’est cependant pas question de cruelle désillusion, ou d’une bassesse/vilenie de l’un, voire des deux membres du couple interdit, suscitant chez le lecteur un mépris définitif, à l’instar de Madame Bovary. Sans pour autant ignorer la dimension physique, sensuelle, possessive de l’amour, Fromentin dépeint au final cet amour sous un jour résolument positif, dans la transformation intérieure qu’elle provoqua chez son héros qui, bien que nostalgique de cet amour perdu, s’efforcera de s’en montrer digne par la vie retirée qu’il décida par la suite de mener, faisant le bien autour de lui à sa modeste échelle, loin des vastes ambitions politiques et artistiques qu’il eut durant sa jeunesse.

*****

Peut-être vous paraîtra-t-il assez puéril de me rappeler qu’il y a trente-cinq ans tout à l’heure, un soir que je relevais mes pièges dans un guéret labouré de la veille, il faisait tel temps, tel vent, que l’air était calme, le ciel gris, que des tourterelles de septembre passaient dans la campagne avec un battement d’ailes très sonore, et que tout autour de la plaine, les moulins à vent, dépouillés de leur toile, attendaient le vent qui ne venait pas. Vous dire comment une particularité de si peu de valeur a pu se fixer dans ma mémoire, avec la date précise de l’année et peut-être bien du jour, au point de trouver sa place en ce moment dans la conversation d’un homme plus mûr, je l’ignore ; mais si je vous cite ce fait entre mille autres, c’est afin de vous indiquer que quelque chose se dégageait déjà de ma vie extérieure, et qu’il se formait en moi je ne sais quelle mémoire spéciale assez peu sensible aux faits, mais d’une aptitude singulière à se pénétrer des impressions. (chapitre III)

Ces deux mois de séjour avec Madeleine dans notre maison solitaire, en pleine campagne, au bord de notre mer si belle en pareille saison, ce séjour unique dans mes souvenirs fut un mélange de continuelles délices et de tourments où je me purifiai. Il n’y a pas un jour qui ne soit marqué par une tentation petite ou grande, pas une minute qui n’ait eu son battement de cœur, son frisson, son espérance ou son dépit. Je pourrais vous dire aujourd’hui, moi dont c’est la grande mémoire, la date et le lieu précis de mille émotions bien légères, et dont la trace est cependant restée. Je vous montrerais tel coin du parc, tel escalier de la terrasse, tel endroit des champs, du village, de la falaise, où l’âme des choses insensibles a si bien gardé le souvenir de Madeleine et le mien, que si je l’y cherchais encore, et Dieu m’en garde, je l’y retrouverais aussi reconnaissable qu’au lendemain de notre départ. (chapitre XI)

 

          Si l’intention principale de Fromentin est, comme nous venons de le voir, de commémorer son amour pour Jenny Béraud, Dominique est plus largement un roman sur les impressions d’un être sensible, bien davantage qu’un tableau, qu’une chronique politique et sociale précise de son temps, à l’instar des grands auteurs réalistes du XIXe comme Balzac ou Zola. Deux seules choses au final sont véritablement chères aux yeux de Dominique, dont l’impression ne s’effacera jamais de lui, et qui font partie intégrante de sa personnalité : son attachement à sa terre natale, les Trembles, ainsi que son amour pour Madeleine.

Le début du roman se concentre surtout sur le rapport fusionnel entre Dominique et la nature dans le domaine des Trembles, dans laquelle il passe le plus clair de son temps, puis sur le déracinement que constituent pour lui les débuts d’une éducation formelle, le confinant d’abord à l’intérieur puis le forçant à partir pour Paris, ville dans laquelle il ne se sentira jamais tout à fait à l’aise.

Je grandis au milieu de ces braves gens, surveillé de loin par une sœur de mon père, Mme Ceyssac, qui ne vint qu’un peu plus tard s’établir aux Trembles, dès que les soins de ma fortune et de mon éducation réclamèrent décidément sa présence. Elle trouva en moi un enfant sauvage, inculte, en pleine ignorance, facile à soumettre, plus difficile à convaincre, vagabond dans toute la force du terme, sans nulle idée de discipline et de travail, et qui, la première fois qu’on lui parla d’étude et d’emploi du temps, demeura bouche béante, étonné que la vie ne se bornât pas au plaisir de courir les champs.

Et quant aux seuls compagnons que j’eusse alors, c’étaient des fils de paysans du voisinage, ou trop paresseux pour suivre l’école, ou trop petits pour être mis au travail de la terre, et qui tous m’encourageaient de leur propre exemple dans la plus parfaite insouciance en fait d’avenir. La seule éducation qui me fût agréable, le seul enseignement qui ne me coûtât pas de révolte, et, notez-le bien, le seul qui dût porter des fruits durables et positifs, me venait d’eux. J’apprenais confusément, de routine, cette quantité de petits faits qui sont la science et le charme de la vie de campagne. J’avais, pour profiter d’un pareil enseignement, toutes les aptitudes désirables : une santé robuste, des yeux de paysan, c’est-à-dire des yeux parfaits, une oreille exercée de bonne heure aux moindres bruits, des jambes infatigables, avec cela l’amour des choses qui se passent en plein air, le souci de ce qu’on observe, de ce qu’on voit, de ce qu’on écoute, peu de goût pour les histoires qu’on lit, la plus grande curiosité pour celles qui se racontent ; le merveilleux des livres m’intéressait moins que celui des légendes, et je mettais les superstitions locales bien au-dessus des contes de fées.

Imaginez qu’avant de partir pour le collège, où j’allai tard, pas un seul jour je ne perdis de vue ce clocher que vous voyez là-bas, vivant aux mêmes lieux, dans les mêmes habitudes, que je retrouve aujourd’hui les objets d’autrefois comme autrefois, et dans l’acception qui me les fit connaître et me les fit aimer. Sachez que pas un seul souvenir de cette époque n’est effacé, je devrais dire affaibli. Et ne vous étonnez pas si je divague en vous parlant de réminiscences qui ont la puissance certaine de me rajeunir au point de me rendre enfant. Aussi bien il y a des noms, des noms de lieux surtout, que je n’ai jamais pu prononcer de sang-froid : le nom des Trembles est de ce nombre. (chapitre III)

Le campagnard en outre persistait et ne pouvait se résoudre à se dépouiller de lui-même, parce qu’il avait changé de milieu. N’en déplaise à ceux qui pourraient nier l’influence du terroir, je sentais qu’il y avait en moi je ne sais quoi de local et de résistant que je ne transplanterais jamais qu’à demi, et si le désir de m’acclimater m’était venu, les mille liens indéracinables des origines m’auraient averti par de continuelles et vaines souffrances que c’était peine inutile. Je vivais à Paris comme dans une hôtellerie où je pouvais demeurer longtemps, où je pourrais mourir, mais où je ne serais jamais que de passage. Ombrageux, retiré, sociable seulement avec les compagnons de mes habitudes, dans une constante défiance des contacts nouveaux, le plus possible j’évitais ce terrible frottement de la vie parisienne qui polit les caractères et les aplanit jusqu’à l’usure. Je ne fus pas davantage aveuglé par ce qu’elle a d’éblouissant, ni troublé par ce qu’elle a de contradictoire, ni séduit par ce qu’elle promet à tous les jeunes appétits, comme aux naïves ambitions. Pour me garantir contre ses atteintes, j’avais d’abord un défaut qui valait une qualité, c’était la peur de ce que j’ignorais, et cet incorrigible effroi des épreuves me donnait pour ainsi dire toutes les perspicacités de l’expérience. (chapitre IX)

C’est dans son enfance aux Trembles et la sensibilité qu’il y développe que se trouve déjà le futur drame de Dominique dans son histoire d’amour impossible pour Madeleine : le jeune homme y acquiert une inclination contemplative, propice à la réminiscence et à la nostalgie, répugnant à l’action (ou ne passant à l’action que de manière brusque, à l’instar d’Hamlet), ainsi qu’un rapport singulier au temps, indissociablement lié à ses impressions et faisant fi du reste. Le temps du récit est ainsi à deux vitesses, Fromentin s’attardant longuement sur les moments décisifs de la relation entre Dominique et Madeleine ou sur les pensées du premier méditant sur son amour pour cette dernière, et se contentant de brefs résumés et ellipses quant à ce qui touche le reste de la vie extérieure de son héros, comme si celle-ci n’avait guère d’importance à ses yeux rétrospectivement.

Confusément j’apercevais bien que ce qui délectait ainsi mon jeune précepteur, c’était le spectacle même du jeu de la vie, le mécanisme des sentiments, le conflit des intérêts, des ambitions, des vices ; mais, je le répète, il était assez indifférent pour moi que ce monde fût un échiquier, comme me le disait encore Augustin, que la vie fût une partie jouée bien ou mal, et qu’il y eût des règles pour un pareil jeu. (chapitre III)

Le mal était fait, si l’on peut appeler un mal le don cruel d’assister à sa vie comme à un spectacle donné par un autre, et j’entrai dans la vie sans la haïr, quoiqu’elle m’ait fait beaucoup pâtir, avec un ennemi inséparable, bien intime et positivement mortel : c’était moi-même. (chapitre IV)

C’est ainsi que les tentatives littéraires de Dominique, s’efforçant de suivre les pas de son ami et mentor Augustin, fruits d’un long effort solitaire, sont même tournées en dérision par ce dernier, qui n’y voit que productions médiocres dont il brûlera la majeure partie. Sa période de célébrité éphémère, dans l’activité politique, sera de même réduite à son insignifiance par Dominique, sévère et constant critique de lui-même. Les quelques mois de libertinage auxquels il cède par dépit, dont Dominique a honte avec le recul et qui auront leurs répercussions dans la scène du théâtre, sont de même évoqués implicitement et très brièvement. Tout au final dans la vie extérieure de Dominique n’est que réaction, est à comprendre par rapport à son amour pour Madeleine : le travail dans lequel il se lance, au niveau littéraire et politique, n’est qu’une tentative pour lui d’oublier Madeleine et/ou de lui prouver sa valeur dont elle est sûre, mais dont il doute constamment.

       L’amour que se porte réciproquement Dominique et Madeleine est globalement, en dépit de certains aspects déplaisants, positif : c’est Madeleine qui pousse Dominique à concrétiser les promesses de son talent, dont celui-ci a toujours douté et auquel il renoncera à la fin du récit, contrairement à Fromentin. Elle tente, en vain, de lui faire oublier son amour, ou du moins d’atténuer ses souffrances, en prenant le risque de le voir fréquemment, pour le lasser d’elle. Dans cet amour, c’est une volonté d’élever l’autre, d’en faire ressortir la meilleure part, et l’oubli de soi au profit de l’autre, qui prédomine. C’est aussi, pour Dominique, un moyen de constater la vanité de la plupart des activités humaines, auxquelles il inclut ses propres ambitions littéraires et politiques : revenu de ses chimères, séparé pour toujours de celle qu’il aime, Dominique s’efforce malgré tout de tendre au bien, à la fois pour se montrer digne de celle qu’il a aimé, et pour atténuer le sentiment d’inutilité de sa propre existence. L’amour de Dominique est ainsi indissociable d’une certaine dimension morale, et c’est l'une des raisons sans doute pour laquelle il ne peut se résoudre à la posséder (en sus de sa nature contemplative, rétive à l'action et propice à la nostalgie), alors que l’occasion s’en présente à lui vers la fin du roman, comme l’avait prédit avec justesse son ami Olivier plus tôt dans le roman.

Grâce à cette absence de raison, je devrais dire à cette cécité, je me plongeai dans les mois qui suivirent, comme si j’étais entré dans un infini. Imaginez un vrai printemps, rapide et déjà très ardent, comme toutes les saisons tardives, plein de riantes erreurs, de floraisons généreuses, d’imprévoyances, de joies parfaites. Autant je m’étais étroitement replié sur moi-même avant cette subite éclosion qui me surprenait dans l’engourdissement de la véritable enfance, autant je mis de promptitude à m’épanouir. Je ne demandai point s’il m’était permis de m’offrir ; je me donnai sans réserve, et dans des effusions où je prodiguai ce qu’il y avait en moi de sincèrement intelligent, de meilleur, surtout de plus inflammable. Je vous peindrais mal ce rare et court moment de désintéressement total qui peut servir d’excuse à bien des accès d’égoïsme où je tombai depuis, et pendant lequel ma vie brûla tout entière en manière d’offrande, et flamba sous les pieds de Madeleine, pure et seulement parfumée de bons instincts, comme un feu d’autel. (chapitre VI)

Son premier mot était une question : « Comment allez-vous » Ce Comment allez-vous ? signifiait : « Êtes-vous plus sage ? » Quelquefois je lui répondais par un demi-mensonge courageux qui ne la trompait guère, mais qui alors éveillait en elle des curiosités et des inquiétudes d’un autre genre. Elle prenait mon bras, et nous marchions sous les arbres, nous taisant par intervalles, ou causant avec le calme apparent de deux amis qui se sont rencontrés par hasard. Elle me dévoilait, pendant ces heures de douce et brûlante étreinte, elle me révélait, comme autant de merveilles, des trésors de dévouement, d’abnégation, des ressources de prévoyance presque égales aux profondeurs de sa charité. Elle disciplinait ma vie mal réglée, ou plutôt déréglée et portée sans mesure à tous les excès contraires du travail acharné ou de la pure inertie. Elles gourmandait mes lâchetés, s’indignait de mes défaillances et me reprochait les invectives dont je m’accablais à plaisir, parce qu’elle voyait, disait-elle, les inquiétudes d’un esprit mal équilibré et plus perplexe encore qu’équitable. Si j’avais été capable de concevoir les moindres ambitions un peu fortes, ce qu’elle me communiquait de vrai courage aurait dû les allumer en moi comme un incendie. (chapitre XIII)

Je me composais pour ainsi dire une sorte de recueil salutaire parmi ce que l’esprit humain a laissé de plus fortifiant, de plus pur au point de vue moral, de plus exemplaire en fait de raison. Enfin j’avais promis à Madeleine d’essayer mes forces, et ce serment, je voulais le tenir, ne fût-ce que pour lui prouver ce qu’il y avait en moi de puissance sans emploi, et pour qu’elle pût bien mesurer la durée et l’énergie d’une ambition qui n’était au fond que de l’amour converti. (chapitre XVI)

*****

Ton lot est de regretter toujours, de ne désirer jamais. (chapitre IX)

Quoi que tu en dises, tu aimes les romans, les imbroglios, les situations scabreuses ; tu as juste assez de force pour friser les difficultés sans avaries, assez de faiblesse pour en savourer délicatement les transes. Tu te donnes à toi-même toutes les émotions extrêmes, depuis la peur d’être un malhonnête homme jusqu’au plaisir orgueilleux de te sentir quasiment un héros. Ta vie est tracée, je la vois d’ici ; tu iras jusqu’au bout, tu mèneras ton aventure aussi loin qu’on peut aller sans commettre une scélératesse, tu caresseras cette idée délicieuse de te sentir à deux doigts d’une faute et de l’éviter. Veux-tu que je dise tout ? Madeleine un jour tombera dans tes bras en te demandant grâce ; tu auras la joie sans pareille de voir une sainte créature s’évanouir de lassitude à tes pieds ; tu l’épargneras, j’en suis sûr, et tu t’en iras, la mort dans l’âme, pleurer sa perte pendant des années. (chapitre XIV, p. 529)

C’est sur cet aspect que le roman diffère profondément de la relation entre Fromentin et Jenny Béraud : si ces derniers ont bel et bien été amants, le couple du roman ne le sera jamais véritablement, restant au seuil de l’adultère. Car ce qui importait sans doute le plus aux yeux de Fromentin, ce n’était pas une restitution plus ou moins fidèle des événements de sa propre vie dans le roman, mais celle de ses impressions, de la transformation intérieure que son amour a suscité en lui, seule vérité qui lui importait et qui importe à tout bon romancier, qui est de restituer la « vérité par le mensonge », pour reprendre la formule paradoxale de Vargas Llosa.

Si donc dans le roman, Dominique refuse d’entraîner Madeleine dans l’adultère, c’est parce qu’il a conscience du mal que cela lui ferait, mal qu’il se refuse à commettre par respect et amour pour elle, bien qu’il y entre selon lui une certaine part d’instinct également. C’est également la raison pour laquelle, plus tôt dans le roman, il décide de ne plus voir Madeleine, constatant qu’elle est elle-même tourmentée par la tournure que prenait leur relation, durant la période où elle le voyait secrètement pour apaiser ses souffrances. Aussi fort que soit son amour, ce dernier ne saurait être assouvi aux dépens, au détriment de l’autre, et c’est cette dimension de son amour que Fromentin voulait sans doute surtout restituer à travers le roman, au-delà de la fidèle restitution des événements qui eurent lieu dans sa relation avec Jenny Béraud.

          Néanmoins, Fromentin n’exclut pas dans son roman les aspects beaucoup moins reluisants de son amour, bien qu’il soit présenté globalement, comme nous l’avons dit, dans une lumière positive. La scène du premier bal est ainsi marquante par la convoitise sensuelle de Dominique apercevant Madeleine dans sa robe de bal, ainsi que la jalousie possessive qu’il ressent à son égard et à l’égard des autres invités. Un certain masochisme également s’empare de Dominique, qui veut à l’occasion se venger de Madeleine, qu’il considère comme froide, distante dans les premiers temps de leur nouvelle relation, c’est-à-dire depuis qu’il en est amoureux. Enfin, la scène de la sortie du théâtre, vers la fin du roman, illustre le mieux cette dimension masochiste du narrateur, qui nuance, apporte un contrepoint intéressant à la dimension morale de son amour discutée précédemment.

Quand elle entendit annoncer mon nom, par un élan de familiarité qu’elle ne tenait nullement à réprimer, elle fit un mouvement vers moi qui l’isola de son entourage et me la montra de la tête aux pieds comme une image imprévue de toutes les séductions. C’était la première fois que je la voyais ainsi, dans la tenue splendide et indiscrète d’une femme en toilette de bal. Je sentis que je changeais de couleur, et qu’au lieu de répondre à son regard paisible, mes yeux s’arrêtaient maladroitement sur un nœud de diamants qui flamboyait à son corsage. Nous demeurâmes une seconde en présence, elle interdite, moi fort troublé. Personne assurément ne se douta du rapide échange d’impressions qui nous apprit, je crois, de l’un à l’autre que de délicates pudeurs étaient blessées. Elle rougit un peu, sembla frissonner des épaules, comme si subitement elle avait froid, puis, s’interrompant au milieu d’une phrase qui ne voulait rien dire, elle se rapprocha de son fauteuil, y prit une écharpe de dentelles, et le plus naturellement du monde elle s’en couvrit.

Elle était admirablement belle, et l’idée que tant d’autres le savaient aussi bien que moi ne fut pas longue à me saisir le cœur aigrement. Jusque-là, mes sentiments pour Madeleine avaient par miracle échappé à la morsure des sensations venimeuses. « Allons, me dis-je, un tourment de plus ! » Je croyais avoir épuisé toutes les faiblesses. Mon amour apparemment n’était pas complet : il lui manquait un des attributs de l’amour, non pas le plus dangereux, mais le plus laid.

Je la vis entourée ; je me rapprochai d’elle. J’entendis autour de moi des mots qui me brûlèrent ; j’étais jaloux.

Être jaloux, on ne l’avoue guère ; ces sensations ne sont pas cependant de celles que je désavoue. Il est bon que toute humiliation profite, et celle-ci m’éclaira sur bien des vérités ; elle m’aurait rappelé, si j’avais pu l’oublier, que cet amour exalté, contrarié, malheureux, légèrement gourmé et tout près de se piquer d’orgueil, ne s’élevait pas de beaucoup au-dessus du niveau des passions communes, qu’il n’était ni pire ni meilleur, et que le seul point qui lui donnait l’air d’en différer, c’était d’être un peu moins possible que beaucoup d’autres. Quelques facilités de plus l’auraient infailliblement fait descendre de son piédestal ambitieux ; et comme tant de choses de ce monde dont l’unique supériorité vient d’un défaut de logique ou de plénitude, qui sait ce qu’il serait devenu, s’il avait été moins déraisonnable ou plus heureux ? (chapitre XII)

« Mon bouquet, je vous prie ? » me dit-elle, comme si elle eût parlé à son valet de pied.

Je le lui tendis sans dire un seul mot ; j’aurais sangloté. Elle le prit, le porta rapidement à ses lèvres, y mordit avec fureur, comme si elle eût voulu le mettre en pièces.

« Vous me martyrisez et vous me déchirez, » me dit-elle tout bas avec un suprême accent de désespoir ; puis, par un mouvement que je ne puis vous rendre, elle arracha son bouquet par moitiés : elle en prit une, et me jeta pour ainsi dire l’autre au visage.

Je me mis à courir comme un fou, en pleine nuit, emportant, comme un lambeau du cœur de Madeleine, ce paquet de fleurs où elle avait mis ses lèvres et imprimé des morsures que je savourais comme des baisers.

J’avais toujours à la main ces fleurs brisées. Je les regardais ; je les couvrais de baisers ; je les interrogeais comme si elles avaient gardé le secret de Madeleine ; je leur demandais ce que Madeleine avait dit en les déchirant, si c’étaient des caresses ou des insultesJe ne sais quelle sensation effrénée me répondait que Madeleine était perdue et que je n’avais plus qu’à oser ! (chapitre XV)

*****

Ci-dessous, un catalogue de citations du roman :


               Chapitre I

Dieu merci, je ne suis plus rien, à supposer que j’aie jamais été quelque chose, et je souhaite à beaucoup d’ambitieux de finir ainsi.

Je me suis mis d’accord avec moi-même, ce qui est bien la plus grande victoire que nous puissions remporter sur l’impossible. Enfin, d’inutile à tous, je deviens utile à quelques-uns, et j’ai tiré de ma vie, qui ne pouvait rien donner de ce qu’on espérait d’elle, le seul acte peut-être qu’on n’en attendît pas, un acte de modestie, de prudence et de raison. Je n’ai donc pas à me plaindre.

Ma vie est faite et bien faite selon mes désirs et mérites. Elle est rustique, ce qui ne lui messied pas. Comme les arbres de courte venue, je l’ai coupée en tête : elle a moins de port, de grâce et de saillie ; on la voit de moins loin, mais elle n’en aura que plus de racines et n’en répandra que plus d’ombre autour d’elle.

[...] il n’est donné qu’à bien peu de gens de se dire une exception, que ce rôle de privilégié est le plus ridicule, le moins excusable et le plus vain, quand il n’est pas justifié par des dons supérieurs ; que l’envie audacieuse de se distinguer du commun de ses semblables n’est le plus souvent qu’une tricherie commise envers la société et une injure impardonnable faite à tous les gens modestes qui ne sont rien ; que s’attribuer un lustre auquel on n’a pas droit, c’est usurper les titres d’autrui, et risquer de se faire prendre tôt ou tard en flagrant délit de pillage dans le trésor public de la renommée.

La première fois que je le rencontrai, c’était en automne. Le hasard me le faisait connaître à cette époque de l’année qu’il aime le plus, dont il parle le plus souvent, peut-être parce qu’elle résume assez bien toute l’existence modérée qui s’accomplit ou qui s’achève dans un cadre naturel de sérénité, de silence et de regrets. « Je suis un exemple, m’a-t-il dit maintes fois depuis lors, de certaines affinités malheureuses qu’on ne parvient jamais à conjurer tout à fait. J’ai fait l’impossible pour n’être point un mélancolique, car rien n’est plus ridicule à tout âge et surtout au mien ; mais il y a dans l’esprit de certains hommes je ne sais quelle brume élégiaque toujours prête à se répandre en pluie sur leurs idées. Tant pis pour ceux qui sont nés dans les brouillards d’octobre ! » ajoutait-il en souriant à la fois de sa métaphore prétentieuse et de cette infirmité de nature dont il était au fond très humilié.


               Chapitre II

L’absence unit et désunit, elle rapproche aussi bien qu’elle divise, elle fait se souvenir, elle fait oublier ; elle relâche certains liens très solides, elle les tend et les éprouve au point de les briser ; il y a des liaisons soi-disant indestructibles dans lesquelles elle fait d’irrémédiables avaries ; elle accumule des mondes d’indifférence sur des promesses de souvenirs éternels. Et puis d’un germe imperceptible, d’un lien inaperçu, d’un adieu, monsieur, qui ne devait pas avoir de lendemain, elle compose, avec des riens, en les tissant je ne sais comment, une de ces trames vigoureuses sur lesquelles deux amitiés viriles peuvent très bien se reposer pour le reste de leur vie, car ces attaches-là sont de toute durée. Les chaînes composées de la sorte à notre insu, avec la substance la plus pure et la plus vivace de nos sentiments, par cette mystérieuse ouvrière, sont comme un insaisissable rayon qui va de l’un à l’autre, et ne craignent plus rien, ni des distances ni du temps. Le temps les fortifie, la distance peut les prolonger indéfiniment sans les rompre.

 […] vu de la côte élevée que nous suivions, ce double horizon plat de la campagne et des flots devenait d’une grandeur saisissante à force d’être vide. Et puis, dans ce contraste du mouvement des vagues et de l’immobilité de la plaine, dans cette alternative de bateaux qui passent et de maisons qui demeurent, de la vie aventureuse et de la vie fixée, il y avait une intime analogie dont il devait être frappé plus que tout autre, et qu’il savourait secrètement, avec l’âcre jouissance propre aux voluptés d’esprit qui font souffrir.

Une grande concentration d’esprit, une active et intense observation de lui-même, l’instinct de s’élever plus haut, toujours plus haut, et de se dominer en ne se perdant jamais de vue, les transformations entraînantes de la vie avec la volonté de se reconnaître à chaque nouvelle phase, la nature qui se fait entendre, des sentiments qui naissent et attendrissent ce jeune cœur égoïstement nourri de sa propre substance, ce nom qui se double d’un autre nom et des vers qui s’échappent comme une fleur de printemps fleurit, des élans forcenés vers les hauts sommets de l’idéal, enfin la paix qui se fait dans ce cœur orageux, ambitieux peut-être, et certainement martyrisé de chimères ; voilà, si je ne me trompe, ce qu’on pouvait lire dans ce registre muet, plus significatif dans sa mnémotechnie confuse que beaucoup de mémoires écrits.

Je dois peut-être à ces essais manqués, comme beaucoup d’autres, un soulagement et des leçons utiles. En me démontrant que je n’étais rien, tout ce que j’ai fait m’a donné la mesure de ceux qui sont quelque chose.

Il y avait deux hommes en Dominique, cela n’était pas difficile à deviner. « Tout homme porte en lui un ou plusieurs morts », m’avait dit sentencieusement le docteur, qui soupçonnait aussi des renoncements dans la vie du campagnard des Trembles.

Il aimait la campagne en enfant et ne s’en cachait pas ; mais il en parlait en homme qui l’habite, jamais en littérateur qui l’a chantée. Il y avait certains mots qui ne sortaient jamais de sa bouche, parce que, plus qu’aucun autre homme que j’aie connu, il avait la pudeur de certaines idées, et l’aveu des sentiments dits poétiques était un supplice au-dessus de ses forces.

On l’appelait d’Orsel. Il était du même âge que Dominique, quoique sa chevelure blonde et son visage presque sans barbe lui donnassent par moments des airs de jeunesse qui pouvaient faire croire à quelques années de moins. C’était un garçon de bonne tournure, très-soigné de tenue, de formes séduisantes et polies, avec je ne sais quel dandysme invétéré dans les gestes, les paroles et l’accent, qui, au milieu d’un certain monde un peu blasé, n’eût pas manqué d’un attrait réel. Il y avait en lui beaucoup de lassitude, ou beaucoup d’indifférence, ou beaucoup d’apprêt. Il aimait la chasse, les chevaux. Après avoir adoré les voyages, il ne voyageait plus. Parisien d’adoption, presque de naissance, un beau jour on avait appris qu’il quittait Paris, et, sans qu’on pût déterminer le vrai motif d’un pareille retraite, il était venu s’ensevelir, au fond de ses marais d’Orsel, dans la plus inconvenable solitude.


               Chapitre III

[…] un campagnard qui s’éloigne un moment de son village, un écrivain mécontent de lui qui renonce à la manie d’écrire, et le pignon de sa maison natale figurant au début comme à la fin de son histoire. Le plat résumé que voici, le dénouement bourgeois que vous lui connaissez, c’est encore ce que cette histoire contiendra de meilleur comme moralité, et peut-être de plus romanesque comme aventure. Le reste n’est instructif pour personne, et ne saurait émouvoir que mes souvenirs.

Tout dissipé que je fusse, et coudoyé et tutoyé par des camaraderies de village, au fond j’étais seul, seul de ma race, seul de mon rang, et dans des désaccords sans nombre avec l’avenir qui m’attendait. Je m’attachais à des gens qui pouvaient être mes serviteurs, non mes amis ; je m’enracinais sans m’en apercevoir, et Dieu sait par quelle fibres résistantes, dans des lieux qu’il faudrait quitter, et quitter le plus tôt possible ; je prenais enfin des habitudes qui ne menaient à rien qu’à faire de moi le personnage ambigu que vous connaîtrez plus tard, moitié paysan et moitié dilettante, tantôt l’un, tantôt l’autre, et souvent les deux ensemble, sans que jamais ni l’un ni l’autre ait prévalu.

La maison des Trembles était alors ce que vous la voyez. Était-elle plus gaie ou plus triste ? Les enfants ont une disposition qui les porte à tellement égayer comme à grandir ce qui les entoure, que plus tard tout diminue et s’attriste sans cause apparente, et seulement parce que le point de vue n’est plus le même.

Puis le soir il arrivait une heure où tout ébat cessait. Je me retirais au sommet du perron, et de là je regardais au fond du jardin, à l’angle du parc, les amandiers, les premiers arbres dont le vent de septembre enlevât les feuilles, et qui formaient un transparent bizarre sur la tenture flamboyante du soleil couchant. Dans le parc, il y avait beaucoup d’arbres blancs, de frênes et de lauriers, où les grives et les merles habitaient en foule pendant l’automne ; mais ce qu’on apercevait de plus loin, c’était un groupe de grands chênes, les dernier à se dépouiller comme à verdir, qui gardaient leurs frondaisons roussâtres jusqu’en décembre et quand déjà le bois tout entier paraissait mort, où les pies nichaient, où perchaient les oiseaux de haut vol, où se posaient toujours les premiers geais et les premiers corbeaux que l’hiver amenait régulièrement dans le pays.

Jamais je n’oublierai les derniers jours qui précédèrent mon départ : ce fut un accès de sensibilité maladive qui n’avait plus aucune apparence de raison ; un vrai malheur ne l’aurait pas développée davantage. L’automne était venu ; tout y concourait.

Les arbres, qui déjà n’étaient plus verts, le jour moins ardent, les ombres plus longues, les nuées plus tranquilles, tout parlait, avec le charme sérieux propre à l’automne, de déclin, de défaillance et d’adieux. Les pampres tombaient un à un, sans qu’un souffle d’air agitât les treilles. Le parc était paisible. Des oiseaux chantaient avec un accent qui me remuait jusqu’au fond du cœur. Un attendrissement subit, impossible à motiver, plus impossible encore à contenir, montait en moi comme un flot prêt à jaillir, mêlé d’amertume et de ravissement.

 

               Chapitre IV

Aussi, pour en finir avec ce genre insignifiant qu’on appelle un écolier, je vous dirai en termes de classe que je devins un bon élève, et cela malgré moi et impunément, c’est-à-dire sans y prétendre ni blesser personne ; qu’on m’y prédit, je crois, des succès futurs ; qu’une continuelle défiance de moi, trop sincère et très visible, eut le même effet que la modestie, et me fit pardonner des supériorités dont je faisais moi-même assez peu de cas ; enfin que ce manque total d’estime personnelle annonçait dès lors les insouciances ou les sévérités d’un esprit qui devait s’observer de bonne heure, se priser à sa juste valeur et se condamner.

Assez peu régulier d’ailleurs dans ses habitudes, déjà discret comme s’il avait eu des mystères à cacher, inexact à nos réunions, introuvable chez lui, actif, flâneur, toujours partout et nulle part, cette sorte d’oiseau mis en cage avait trouvé le moyen de se créer des imprévus dans la vie de province, et de voler comme en plein air dans sa prison. Il se disait d’ailleurs exilé, et comme s’il eût quitté la Rome d’Auguste pour venir en Thrace, il avait appris par cœur quelques lambeaux d’une latinité de décadence qui le consolaient, disait-il, d’habiter chez les bergers.

Or le seul mérite de ces longues journées de pur ennui, c’était un degré de plus ou de moins dans les mouvements de vie que je sentais en moi. Toute circonstance où je me reconnaissais plus d’ampleur de forces, plus de sensibilité, plus de mémoire, où ma conscience, pour ainsi dire, était d’un meilleur timbre et résonnait mieux, tout moment de concentration plus intense ou d’expansion plus tendre était un jour à ne jamais oublier. De là cette autre manie des dates, des chiffres, des symboles, des hiéroglyphes, dont vous avez la preuve ici, comme partout où j’ai cru nécessaire d’imprimer la trace d’un moment de plénitude et d’exaltation. Le reste de ma vie, ce qui se dissipait en tiédeurs, en sécheresses, je le comparais à ces bas-fonds taris qu’on découvre dans la mer à chaque marée basse et qui sont comme la mort du mouvement.

 

               Chapitre V

Cette perpétuelle critique exercée sur moi-même, cet œil impitoyable, tantôt ami, tantôt ennemi, toujours gênant comme un témoin et soupçonneux comme un juge, cet état de permanente indiscrétion vis-à-vis des actes les plus ingénus d’un âge où d’habitude on s’observe peu, tout cela me jeta dans une série de malaises, de troubles, de stupeurs ou d’excitation qui me conduisaient tout droit à une crise. Cette crise arriva vers le printemps, au moment même où je venais d’atteindre dix-sept ans.

Je marchais rapidement, pénétré et comme stimulé par ce bain de lumière, par ces odeurs de végétations naissantes, par ce vif courant de puberté printanière dont l’atmosphère était imprégnée. Ce que j’éprouvais était à la fois très doux et très ardent. Je me sentais ému jusqu’aux larmes, mais sans langueur ni fade attendrissement.

Je restai là jusqu’à la nuit, me demandant ce que j’éprouvais, ne sachant que répondre, écoutant, voyant, sentant, étouffé par des pulsations d’une vie extraordinaire, plus émue, plus forte, plus active, moins compressible que jamais. J’aurais souhaité que quelqu’un fût là ; mais pourquoi ? Je n’aurais pu le dire. Et qui ? Je le savais encore moins. S’il m’avait fallu choisir à l’heure même un confident parmi les êtres qui m’étaient alors le plus chers, il m’eût été impossible de nommer personne.

Ce soir-là, je ne passai point par le salon de ma tante, et je m’enfermai dans ma chambre, de peur qu’on m’y surprît. Là, sans réfléchir à quoi que ce fût, sans le vouloir, absolument comme un homme attiré par je ne sais quelle irrésistible entreprise qui l’épouvante autant qu’elle le séduit, d’une haleine, sans me relire, presque sans hésiter, j’écrivis toute une série de choses inattendues, qui parurent me tomber du ciel. Ce fut comme un trop-plein qui sortit de mon cœur, et dont il était soulagé au fur et à mesure qu’il se désemplissait. Ce travail fiévreux m’entraîna bien avant dans la nuit. Puis il me sembla que ma tâche était faite ; toutes les fibres irritées se calmèrent, et vers le matin, à l’heure où s’éveillent les premiers oiseaux, je m’endormis dans une lassitude délicieuse.

Mais nos yeux se rencontrèrent ; je ne sais ce qu’elle aperçut d’extraordinaire dans les miens qui la troubla légèrement et ne lui permit pas d’achever. Il y avait plus de dix-huit mois que je vivais près d’elle, et pour la première fois je venais de la regarder comme on regarde quand on veut voir. Madeleine était charmante, mais beaucoup plus qu’on ne le disait, et bien autrement que je ne l’avais cru. De plus, elle avait dix-huit ans. Cette illumination soudaine, au lieu de m’éclairer peu à peu, m’apprit en une demi-seconde tout ce que j’ignorais d’elle et de moi-même. Ce fut comme une révélation définitive qui compléta les révélations des jours précédents, les réunit pour ainsi dire en un faisceau d’évidences, et, je crois, les expliqua toutes.

 

               Chapitre VI

Je ne pouvais plus vivre à côté de Madeleine à cause de timidités soudaines qui toutes me venaient en sa présence. Je la fuyais. L’idée de lever les yeux sur elle était un trait d’audace. À la voir si calme quand je ne l’étais plus, à la trouver si parfaitement jolie, tandis que j’avais tant de motifs pour me déplaire avec ma tenue de collège et mon teint de campagnard mal débarbouillé, j’éprouvais je ne sais quel sentiment subalterne, comprimé, humiliant, qui me remplissait de défiance et transformait la plus paisible des camaraderies en une sorte de soumission sans douceur et d’asservissement mal enduré. C’était ce qu’il y avait eu de plus clair et de fort troublant dans l’effet instantané produit par la soirée que je vous ai dite. Madeleine en un mot me faisait peur. Elle me dominait avant de me séduire : le cœur a les mêmes ingénuités que la foi. Tous les cultes passionnés commencent ainsi.

Je revins le lendemain, les jours suivants : même silence et même sécurité. Je me promenai dans toute la maison, je visitai le jardin allée par allée ; Madeleine était partout. Je m’enhardis jusqu’à m’entretenir librement avec son souvenir. Je regardai sa fenêtre, et j’y revis sa jolie tête. J’entendis sa voix dans les allées du parc, et je me mis à fredonner, pour retrouver comme un écho de certaines romances qu’elle se plaisait à chanter en plein air, que le vent rendait si fluides et que le bruit des feuilles accompagnait. Je revis mille choses que j’ignorais d’elle ou qui ne m’avaient pas frappé, certains gestes qui n’étaient rien et qui devenaient charmants ; je trouvai pleine de grâce l’habitude un peu négligée qu’elle avait de tordre ses cheveux en arrière et de les porter relevés sur la nuque et liés par le milieu comme une gerbe noire. Les moindres particularités de sa mise ou de sa tournure, une odeur exotique qu’elle aimait et qui me l’eût fait reconnaître les yeux fermés, tout, jusqu’à ses couleurs adoptées depuis peu, le bleu qui la parait si bien et qui faisait valoir avec tant d’éclat sa blancheur sans trouble, tout cela revivait avec une lucidité surprenante, mais en me causant une autre émotion que sa présence, comme un regret, agréable à caresser, des choses aimables qui n’étaient plus là. Peu à peu, je me pénétrai sans beaucoup de chaleur, mais avec un attendrissement continu, de ces réminiscences, le seul attrait vivant qui me restât d’elle, et moins de quinze jours après le départ de Madeleine ce souvenir envahissant ne me quittait plus.

L’air tiède y venait du dehors avec les exhalaisons du jardin en fleur ; mais surtout une odeur subtile, plus émouvante à respirer que toutes les autres, l’habitait comme un souvenir opiniâtre de Madeleine. J’allai jusqu’à la fenêtre : c’était là que Madeleine avait l’habitude de se tenir, et je m’assis dans un petit fauteuil à dossier bas qui lui servait de siège. J’y demeurai quelques minutes en proie à une anxiété des plus vives, retenu malgré moi par le désir de savourer des impressions dont la nouveauté me paraissait exquise. Je ne regardais rien ; pour rien au monde, je n’aurais osé porter la main sur le moindre des objets qui m’entouraient. Immobile, attentif seulement à me pénétrer de cette indiscrète émotion, j’avais au cœur des battements si convulsifs, si précipités, si distincts, que j’appuyais les deux mains sur ma poitrine pour en étouffer autant que possible les palpitations incommodes.

Partir de si peu pour arriver aux hypothèses ardentes où m’entraînaient les témérités d’Olivier, passer du silence absolu à cette manière libre de s’exprimer sur les femmes, le suivre enfin jusqu’au but marqué par son attente, il y avait là de quoi me beaucoup vieillir en quelques heures. Cette enjambée exorbitante, je la fis cependant, mais avec des effrois et des éblouissements que je ne saurais vous dire, et ce qui m’étonna le plus quand j’eus acquis le degré de lucidité voulu pour comprendre pleinement les leçons d’Olivier, ce fut de comparer les chaleurs qui m’en venaient avec la froide contenance et les calculs savants de ce soi-disant amoureux.

L’absence de Madeleine dura le temps convenu. Quelques jours avant son retour, en pensant à elle, et j’y pensais à toutes les minutes, je récapitulai les changements qui s’étaient opérés en moi depuis son départ, et j’en fus stupéfait. Le cœur gros de secrets, l’âme émue d’impulsions hardies, l’esprit chargé d’expérience avant d’avoir rien connu, je me vis en un mot tout différent de celui qu’elle avait quitté. Je me persuadai que cela me servirait à diminuer autant l’ascendant bizarre auquel j’étais soumis, et cette légère teinte de corruption répandue sur des sentiments parfaitement candides me donna comme un semblant d’effronterie, c’est-à-dire tout juste assez de bravoure pour courir au-devant de Madeleine sans trop trembler.

C’était Madeleine embellie, transformée par l’indépendance, par le plaisir, par les mille accidents d’une existence imprévue, par l’exercice de toutes ses forces, par le contact avec des éléments plus actifs, par le spectacle d’une nature grandiose. C’était toute la juvénilité de cette créature exquise, avec je ne sais quoi de plus nerveux, de plus élégant, de mieux défini, qui marquait un progrès dans la beauté, mais qui certainement aussi révélait un pas décisif dans la vie.

J’avais besoin d’être heureux : là est le secret de beaucoup d’aveuglements moins explicables encore que celui-ci.

J’avais regretté Madeleine, je l’avais désirée, attendue, et vous devinez que plus d’une fois depuis son départ j’avais maudit le misérable esprit de rébellion qui m’avait aigri contre la plus enviable, la plus douce et la moins calculée des servitudes. Elle revenait enfin, affectueuse à me ravir, séduisante à m’émerveiller ; je la possédais ; et, comme il arrive aux gens dont un excès de lumière a troublé la vue, je n’apercevais rien au-delà du confus éblouissement qui m’aveuglait.

La nuit, je continuais d’écrire avec fureur, car je ne faisais plus rien à demi. Il me semblait parfois, tant je ne sais quel amas d’illusions se donnaient rendez-vous dans ma tête, que j’étais près d’enfanter des chefs-d’œuvre. J’obéissais à une force étrangère à ma volonté, comme toutes celles qui me possédaient. Si, avec les souvenirs de cette époque, j’avais conservé de même la moindre des ignorances qui la rendirent si belle et si stérile, je vous dirais que cette faculté singulière, toujours dominante et jamais soumise, inégale, indisciplinable, impitoyable, venant à son heure et s’en allant comme elle était venue, ressemblait, à s’y méprendre, à ce que les poètes nomment l’inspiration et personnifient dans la Muse. Elle était impérieuse et infidèle, deux traits saillants qui me la firent prendre pour l’inspiratrice ordinaire des esprits vraiment doués, jusqu’au jour où, plus tard, je compris que la visiteuse à qui je dus tant de joies d’abord et puis tant de mécomptes n’avait rien des caractères de la Muse, sinon beaucoup d’inconstance et de cruauté.

Ne considérez en toutes choses, surtout dans les choses de l’esprit, que l’extrême élévation du but, la distance où vous en êtes et la nécessité d’en approcher le plus possible ; cela vous rendra très humble et très fort.

La vie n’est facile pour personne, excepté pour ceux qui l’effleurent sans y pénétrer. Pour ceux-là, Paris est le lieu du monde où l’on peut le plus aisément avoir l’air d’exister. Il suffit de se laisser aller dans le courant comme un nageur dans une eau lourde et rapide. On y flotte et l’on ne s’y noie pas. Vous verrez cela un jour, et vous serez témoin de bien des succès qui ne tiennent qu’à la légèreté des caractères, et de certaines catastrophes qui n’auraient point eu lieu avec un poids différent dans les convictions. Il est bon de se familiariser de bonne heure avec le spectacle vrai des causes et des résultats. J’ignore quelles idées vous avez sur tout cela, si même vous en avez. En tout cas, il est peu probable qu’elles soient justes, et ce qu’il y a de plus triste, c’est que vous avez raison. Le monde devrait être tout pareil à ce que vous l’imaginez. Si vous saviez pourtant comme il est différent. En attendant que vous en jugiez par vous-même, accoutumez-vous à ces deux idées : qu’il y a des vérités et qu’il y a des hommes. Ne variez jamais sur le sentiment natif que vous avez des unes ; quant aux autres, attendez-vous à tout pour le jour où vous les connaîtrez.

Surtout soyez naïf dans vos sensations. Qu’avez-vous besoin de les étudier ? N’est-ce point assez d’en être ému ? La sensibilité est un don admirable ; dans l’ordre des créations que vous devez produire, elle peut devenir une rare puissance, mais à une condition, c’est que vous ne la retournerez pas contre vous-même. Si d’une faculté créatrice, éminemment spontanée et subtile, vous faites un sujet d’observations, si vous raffinez, si vous examinez, si la sensibilité ne vous suffit pas et qu’il vous faille encore en étudier le mécanisme, si le spectacle d’une âme émue est ce qui vous satisfait le plus dans l’émotion, si vous vous entourez de miroirs convergents pour en multiplier l’image à l’infini, si vous mêlez l’analyse humaine aux dons divins, si de sensible vous devenez sensuel, il n’y a pas de limites à de pareilles perversités, et, je vous en préviens, cela est très grave. Il y a dans l’antiquité une fable charmante qui se prête à beaucoup de sens et que je vous recommande. Narcisse devint amoureux de son image ; il ne la quitta point des yeux, ne put la saisir et mourut de cette illusion même, qui l’avait charmé. Pensez à cela, et quand il vous arrivera de vous apercevoir agissant, souffrant, aimant, vivant, si séduisant que soit le fantôme de vous-même, détournez-vous.

Plusieurs mois s’étaient écoulés sans aucun trouble, l’hiver approchait, quand je crus apercevoir sur le visage de Madeleine une ombre et comme un souci qui n’y avait jamais paru. Sa cordialité, toujours égale, contenait autant d’affection, mais plus de gravité. Une appréhension, un regret peut-être, quelque chose dont l’effet seul était visible venait de s’introduire entre nous comme un premier avis de désunion. Rien de net, mais un ensemble de désaccords, d’inégalités, de différences, qui la transfiguraient en quelque sorte en une personne absente et déjà lui donnaient le charme particulier des choses que le temps ou la raison nous dispute, et qui s’en vont. Par des silences, par des retraites soudaines, par de multiples réticences qui détachaient tout lentement et sans rien briser, on eût dit qu’elle s’appliquait, avec des ménagements extrêmes, à dénouer des liens que la familiarité de nos habitudes avait rendus trop étroits.

 

               Chapitre VII

Quels étaient les sentiments de Madeleine ? Je n’y songeais pas non plus. À tort ou à raison, je lui prêtais des indifférences et des impassibilités d’idole ; je la supposais étrangère à tous les attachements qu’elle inspirait : je la plaçais ainsi dans des isolements chimériques, et cela suffisait au secret instinct qui, malgré tout, se loge au fond des cœurs les moins occupés d’eux-mêmes, au besoin d’imaginer que Madeleine était insensible et n’aimait personne.

[…] et là, les regardant tous deux, bien convaincu de mon impuissance, plus que jamais condamné à me taire, sans aucune irritation contre l’homme qui ne me prenait rien puisqu’on ne m’avait rien donné, je revendiquai pourtant le droit d’aimer comme inséparable du droit de vivre, et je me disais avec désespoir : « Et moi ! »

Tout homme qui, dans un petit monde aussi restreint et aussi uni que le nôtre, vient prendre une femme, c’est-à-dire nous enlever une sœur, une cousine, une amie, apporte par cela même un certain trouble, fait un trou dans nos amitiés, et dans aucun cas ne saurait être le bienvenu. Quant à moi, ce n’est pas précisément le mari que j’aurais voulu pour Madeleine. Madeleine est de sa province. M. de Nièvres me semble n’être de nulle part, comme beaucoup de gens de Paris ; il la transplantera et ne la fixera pas. À cela près, il est fort bien.

Je fis de mon mieux pour la satisfaire, je lui promis que rien ne serait changé entre nous, et je lui jurai de demeurer fidèle à des sentiments mal exprimés, c’était possible, mais trop évidents pour qu’elle en doutât. Pour la première fois peut-être j’eus du sang-froid, de l’audace, et je réussis à mentir impudemment. Les mots d’ailleurs se prêtaient à tant de sens, les idées à tant d’équivoques, qu’en tout autre circonstance les mêmes protestations auraient pu signifier beaucoup plus. Elle les prit dans le sens le plus simple, et m’en remercia si chaudement qu’elle faillit m’ôter tout courage.

La douleur de Julie, la mienne, la longueur des cérémonies, la vieille église où tant de gens indifférents chuchotaient gaiement autour de ma détresse, la maison d’Orsel transformée, parée, fleurie, pour cette fête unique, des toilettes, des élégances inusitées, un excès de lumière et d’odeurs troublantes à me faire évanouir, certaines sensations poignantes dont le ressentiment a persisté longtemps comme la trace d’inguérissables piqûres, en un mot les souvenirs incohérents d’un mauvais rêve : voilà tout ce qui reste aujourd’hui de cette journée qui vit s’accomplir un des malheurs de ma vie les moins douteux. Une figure apparaît distinctement sur le fond de ce tableau quasi imaginaire et le résume : c’est le spectre un peu bizarre lui-même de Madeleine, avec son bouquet, sa couronne, son voile et ses habits blancs. Encore y a-t-il des moments, tant la légèreté singulière de cet vision contraste avec les réalités plus crues qui la précèdent et qui la suivent, où je la confonds pour ainsi dire avec le fantôme de ma propre jeunesse, vierge, voilée et disparue.

Aussitôt que je fus rentré dans ma chambre et que je pus réfléchir, j’eus un accès de honte, de désespoir et de folie amoureuse qui ne me consola pas, mais qui me soulagea. Je serais bien en peine de vous dire ce qui se passa en moi pendant ces quelques heures tumultueuses, les premières qui me firent connaître avec mille pressentiments de délices, mille souffrances toutes atroces, depuis les plus avouables jusqu’aux plus vulgaires. Sensation de ce que je pouvais rêver de plus doux, crainte effroyable de m’être à jamais perdu, angoisses de l’avenir, sentiment humiliant de ma vie présente, tout, je connus tout, y compris une douleur inattendue, très cuisante, et qui ressemblait beaucoup à l’âcre frisson de l’amour-propre blessé.

Je pensai aux Trembles ; il y avait si longtemps que je n’y pensais plus ! Ce fut comme une lueur de salut. Chose bizarre, par un retour subit à des impressions si lointaines, je fus rappelé tout à coup vers les aspects les plus austères et les plus calmants de ma vie champêtre. Je revis Villeneuve avec sa longue ligne de maisons blanches à peine élevées au-dessus du coteau, ses toits fumants, sa campagne assombrie par l’hiver, ses buissons de prunelliers roussis par les gelées et bordant des chemins glacés. Avec la lucidité d’une imagination surexcitée à un point extrême, j’eus en quelques minutes la perception rapide, instantanée de tout ce qui avait charmé ma première enfance. Partout où j’avais puisé des agitations, je ne rencontrais plus que l’immuable paix. Tout était douceur et quiétude dans ce qui m’avait autrefois causé les premiers troubles que j’aie connus. Quel changement ! pensais-je, et sous les incandescences dont j’étais brûlé, je retrouvais plus fraîche que jamais la source de mes premiers attachements.

Le cœur est si lâche, il a si grand besoin de repos, que, pendant un moment, je me jetai dans je ne sais quel espoir aussi chimérique que tous les autres de retraite absolue dans ma maison des Trembles. Personne autour de moi, des années entières de solitude avec une consolation certaine, mes livres, un pays que j’adore et le travail ; toutes choses irréalisables, et cependant cette hypothèse était la plus douce, et je retrouvai un peu de calme en y songeant.

 

               Chapitre VIII

J’aurais beaucoup mieux aimé, vous le comprendrez, que Madeleine n’assistât pas à cette cérémonie. Il y avait en moi de telles disparates, ma condition d’écolier formait avec mes dispositions morales des désaccords si ridicules, que j’évitais comme une humiliation nouvelle toute circonstance de nature à nous rappeler à tous deux ces désaccords.

Éprouva-t-elle un peu de confusion elle-même en me voyant là dans l’attitude affreusement gauche que j’essaye de vous peindre ? Eut-elle un contrecoup du saisissement qui m’envahit ? Son amitié souffrit-elle en me trouvant risible, ou seulement en devinant que je pouvais souffrir ? Quels furent au juste ses sentiments pendant cette rapide mais très cuisante épreuve, qui sembla nous atteindre tous les deux à la fois et presque dans le même sens ? je l’ignore ; mais elle devint très rouge, elle le devint encore davantage quand elle me vit descendre et m’approcher d’elle. Et quand ma tante, après m’avoir embrassé, lui passa ma couronne en l’invitant à me féliciter, elle perdit entièrement contenance. Je ne suis pas bien sûr de ce qu’elle me dit pour me témoigner qu’elle était heureuse et me complimenter, suivant l’usage. Sa main tremblait légèrement. Elle essaya, je crois, de me dire :

« Je suis bien fière, mon cher Dominique, » ou « C’est très bien. »

Il y avait dans ses yeux tout à fait troublés comme une larme d’intérêt ou de compassion, ou seulement une larme involontaire de femme timide… Qui sait ! Je me le suis demandé souvent, et je ne l’ai jamais su.

 

               Chapitre IX

Quant à moi, les lieux ne m’étaient plus rien. Un même attrait confondait aujourd’hui mon présent et mon passé. Entre Madeleine et Mme de Nièvres il n’y avait que la différence d’un amour impossible à un amour coupable ; et quand je quittai Nièvres, j’étais persuadé que cet amour, né rue des Carmélites, devait, quoi qu’il dût arriver, s’ensevelir ici.

J’avais eu l’idée de profiter de cet éloignement très opportun pour tenter franchement d’être héroïque et pour me guérir. C’était déjà beaucoup que de résister aux invitations qui constamment nous arrivaient de Nièvres. Je fis davantage, et je tâchai de n’y plus penser. Je me plongeai dans le travail. L’exemple d’Augustin m’en aurait donné l’émulation, si naturellement je n’en avais pas eu le goût. Paris développe au-dessus de lui cette atmosphère particulière aux grands centres d’activité, surtout dans l’ordre des activités de l’esprit ; et, si peu que je me mêlasse au mouvement des faits, je ne refusais pas, tant s’en faut, de vivre dans cette atmosphère.

Le lendemain, je recommençais sans ostentation, sans viser au martyre, avec la conviction ingénue que cet austère régime était excellent. Au bout de quelques mois passés ainsi, je n’en pouvais plus. Mes forces étaient épuisées, et comme un édifice élevé par miracle, un matin, en m’éveillant, je sentis mon courage s’écrouler. Je voulus retrouver une idée poursuivie la veille, impossible ! Je me répétai vainement certains mots de discipline qui m’aiguillonnaient quelquefois, comme on stimule avec des locutions convenues les chevaux de trait qui lâchent pied. Un immense dégoût me vint aux lèvres rien qu’à la pensée de reprendre un seul jour de plus cet affreux métier de fouilleur de livres. L’été était venu. Il y avait un joyeux soleil dans les rues. Des martinets tourbillonnaient gaiement autour d’un clocher pointu qu’on voyait de ma fenêtre.

Il y a dans Paris un grand jardin fait pour les ennuyés : on y trouve une solitude relative, des arbres, des gazons verts, des plates-bandes fleuries, des allées sombres, et une foule d’oiseaux qui paraissent s’y plaire presque autant que dans un séjour champêtre. J’y courus. J’y errai pendant le reste de la journée, étonné d’avoir secoué mon joug, et plus étonné encore de l’extrême intensité d’un souvenir que j’avais eu la bonne foi de croire assoupi. Peu à peu, comme une flamme qui se rallume, je sentis naître en moi cet ardent réveil. Je marchais sous les arbres, discourant tout seul, et faisant sans le vouloir le mouvement d’un homme enchaîné longtemps qui se délivre.

« Comment ! me disais-je, elle ne saura pas même que je l’ai aimée ! elle ignorera que pour elle, à cause d’elle, j’ai usé ma vie et tout sacrifié, tout, jusqu’au bonheur si innocent de lui montrer ce que j’ai fait dans l’intérêt de son repos ! Elle croira que j’ai passé à côté d’elle sans la voir, que nos deux existences auront coulé bord à bord sans se confondre ni même se toucher, pas plus que deux ruisseaux indifférents ! Et le jour où plus tard je lui dirai : « Madeleine, savez-vous que je vous ai beaucoup aimée ? » elle me répondra : « Est-ce possible ? » Et ce ne sera plus l’âge où elle aurait pu me croire ! »

Je découvrais en moi une telle absence d’énergie et je concevais un tel mépris de moi-même, que ce jour-là très sérieusement je désespérai de ma vie. Elle ne me semblait plus bonne à rien, pas même à être employée à des travaux vulgaires. Personne n’en voulait et je n’y tenais plus.

J’avais couvert des rames de papier. Il y en avait une montagne accumulée sur ma table de travail. Je ne les considérais jamais avec beaucoup d’orgueil ; j’évitais ordinairement d’y jeter les yeux de trop près, et je vivais au jour le jour des illusions de la veille. Dès le lendemain, j’en fis justice. J’en feuilletai au hasard des lambeaux : une fade odeur de médiocrité me souleva le cœur. Je pris le tout et le mis au feu. J’étais assez calme en exécutant ce sacrifice, qui, en toute autre circonstance, m’aurait coûté quelques regrets.

[…] toute déception prouve au moins une chose : c’est qu’on s’est trompé sur les moyens de réussir. Tu t’es imaginé que la solitude, quand on doute de soi, est le meilleur des conseillers. Qu’en penses-tu aujourd’hui ? Quel conseil t’a-t-elle donné, quel avis qui te serve, quelle leçon de conduite ?

Ne plus aimer Madeleine ne m’est pas possible, l’aimer autrement ne m’est pas permis.

Le hasard, qui t’a fait rencontrer Madeleine, t’avait fait naître aussi six à huit ans trop tard, ce qui est certainement un grand malheur pour toi et peut-être un accident regrettable pour elle. Un autre est venu qui l’a épousée. M. de Nièvres n’a donc pris que ce qui n’était à personne : aussi n’as-tu jamais protesté, parce que tu as beaucoup de sens, même en ayant beaucoup de cœur. Après avoir décliné toute prétention sur Madeleine comme mari, voudrais-tu, peux-tu y prétendre autrement ? Et pourtant tu continues de l’aimer. Tu n’as pas tort, parce qu’un sentiment comme le tien n’a jamais tort ; mais tu n’es pas dans le vrai, parce qu’une impasse ne mène à rien. Cependant, comme il n’y a dans la vie la plus bouchée que de fausses impasses, comme des carrefours les plus étroits il faut sortir en définitive, bon gré, mal gré, sinon sans avaries, tu sortiras de celui-ci, et tu n’y laisseras rien, je l’espère, ni ton honneur ni ta vie. Encore un mot, et ne t’en offense pas : Madeleine n’est pas la seule femme en ce monde qui soit bonne, ni qui soit jolie, ni qui soit sensible, ni qui soit faite pour te comprendre et pour t’estimer. Suppose un hasard différent : Madeleine serait une autre femme, que tu aimerais de même, exclusivement, et dont tu dirais pareillement : Elle, et pas une autre ! Il n’y a donc de nécessaire et d’absolu qu’une chose, le besoin et la force d’aimer. Ne t’occupe pas de savoir si je raisonne en logicien, et ne dis pas que mes théories sont affreuses. Tu aimes et tu dois aimer, le reste est le fait de la chance. Je ne connais pas de femme, pourvu que je la suppose digne de toi, qui ne soit en droit de te dire : Le véritable et l’unique objet de vos sentiments, c’est moi !

Je relus la lettre de Madeleine ; il s’en exhalait cette vague tiédeur des amitiés vulgaires, désespérante à sentir quand on voudrait plus.

« À quoi donc suis-je bon ? » m’écriai-je.

Et le visage caché dans mes mains, je restai là, les yeux dans le vide, ayant devant moi toute ma vie immense, douteuse et sans fond comme un précipice.

 

               Chapitre X

Quelquefois seulement cet inébranlable courage trahissait non l’hésitation, mais la souffrance. Le stoïque Augustin n’en disait rien. Son attitude était la même, sa ferme raison toujours aussi claire. Il continuait d’agir, de penser, de résoudre, comme s’il n’avait jamais reçu la moindre atteinte ; mais il y avait en lui je ne sais quoi, comme ces taches rouges qu’on voit paraître sur les habits d’un soldat blessé.

[…] la question n’est pas de savoir si l’on est heureux, mais de savoir si l’on a tout fait pour le devenir. Un honnête homme mérite incontestablement d’être heureux, mais il n’a pas toujours le droit de se plaindre quand il ne l’est pas encore.

J’examinais les chevelures, le teint, les yeux, les sourires ; j’y cherchais des comparaisons persuasives qui pourraient nuire au souvenir si parfait de Madeleine. Je n’avais plus qu’une idée, l’impétueuse envie de me soustraire quand même à la persécution de ce souvenir unique. Je l’avilissais à plaisir et le déshonorais, espérant par là le rendre indigne d’elle et m’en débarrasser par des salissures.

Des deux mois que dura cet inutile égarement, car il dura deux mois tout au plus, je vous dirai seulement l’incident facile à prévoir qui le termina. D’abord j’avais cru oublier Madeleine, parce que, chaque fois que son souvenir me revenait, je lui disais : « Va-t’en ! » comme on dérobe à des yeux respectés la vue de certains tableaux blessants ou honteux. Je ne prononçai pas une seule fois son nom. Je mis entre elle et moi un monde d’obstacles et d’indignités. Olivier put croire un moment que c’était bien fini ; mais la personne avec qui je tâchai de tuer cette mémoire importune ne s’y trompa pas.

Cher ami, lui dis-je en me jetant follement dans ses bras, ne me dis rien, n’objecte rien ; je serai sage, je serai prudent, mais je serai heureux ; accorde-moi ces deux mois qui ne reviendront plus, que je ne retrouverai jamais ; c’est bien court, et c’est peut-être tout ce que j’aurai de bonheur dans ma vie.

 

               Chapitre XI

Votre pays vous ressemble, me disait-elle. Je me serais doutée de ce qu’il était, rien qu’en vous voyant. Il est soucieux, paisible et d’une chaleur douce. La vie doit y être très calme et réfléchie. Et je m’explique maintenant beaucoup mieux certaines bizarreries de votre esprit, qui sont les vrais caractères de votre pays natal.

Je commençais ainsi à me laisser voir sous beaucoup d’aspects qu’elle avait pu soupçonner, mais sans les comprendre. En jugeant à peu près des habitudes normales de mon existence, elle arrivait à connaître assez exactement quel était le fond caché de ma nature. Mes prédilections lui révélaient une partie de mes aptitudes, et ce qu’elle appelait des bizarreries lui devenait plus clair à mesure qu’elle en découvrait mieux les origines. Rien de tout cela n’était un calcul ; j’y cédais assez ingénument pour n’avoir aucun reproche à me faire, si tant est qu’il y eût là la moindre apparence de séduction ; mais que ce fût innocemment ou non, j’y cédais.

Somme toute, j’étais heureux ; oui, je crois que j’étais heureux, si le bonheur consiste à vivre rapidement, à aimer de toutes ses forces, sans aucun sujet de repentir et sans espoir.

Quand le hasard de la chasse nous avait entraînés trop avant dans la campagne ou retenus trop tard, alors on entendait la voix de Madeleine qui nous invitait au retour. Elle appelait tantôt son mari, tantôt Olivier ou moi. Le vent nous apportait ces appels alternatifs de nos trois noms. Les notes grêles de cette voix, lancée du bord de la mer dans de grands espaces, s’affaiblissaient à mesure en volant au-dessus de ce pays sans écho. Elles ne nous arrivaient plus que comme un souffle un peu sonore, et quand j’y distinguais mon nom, je ne puis vous dire la sensation de douceur et de tristesse infinies que j’en éprouvais.

Et le vaste mouvement des eaux, qui continuait à travers la nuit et ne se révélait plus que par ses rumeurs, nous plongeait dans un silence où chacun de nous pouvait recueillir un nombre incalculable de rêveries.

Au-delà commençait la grande mer, frémissante et grise, dont l’extrémité se perdait dans les brumes. Il fallait y regarder attentivement pour comprendre où se terminait la mer, où le ciel commençait, tant la limite était douteuse, tant l’un et l’autre avaient la même pâleur incertaine, la même palpitation orageuse et le même infini. Je ne puis vous dire à quel point ce spectacle de l’immensité répétée deux fois, et par conséquent double d’étendue, aussi haute qu’elle était profonde, devenait extraordinaire, vu de la plate-forme du phare, et de quelle émotion commune il nous saisit.

Une sorte de cri d’angoisse s’échappa des lèvres de Madeleine, et, sans prononcer une parole, tous accoudés sur la légère balustrade qui seule nous séparait de l’abîme, sentant très distinctement l’énorme tour osciller sous nos pieds à chaque impulsion du vent, attirés par l’immense danger, et comme sollicités d’en bas par les clameurs de la marée montante, nous restâmes longtemps dans la plus grande stupeur, semblables à des gens qui, le pied posé sur la vie fragile, par miracle, auraient un jour l’aventure inouïe de regarder et de voir au-delà.

Nous passions ainsi des journées entières à regarder la mer, à voir s’amincir ou s’élever la terre éloignée, à mesurer l’ombre du soleil qui tournait autour du mât comme autour de la longue aiguille d’un cadran, affaiblis par la pesanteur du jour, par le silence, éblouis de lumière, privés de conscience et pour ainsi dire frappés d’oubli par ce long bercement sur des eaux calmes. Le jour finissait, et quelque fois c’était en pleine nuit que la marée du soir nous ramenait à la côte et nous déposait de plain-pied sur les galets.

Alors je tâchai de fermer les yeux, je voulus ne plus voir, je fis de sincères efforts pour oublier. Je me levai, j’allai m’asseoir à l’avant, sans ombre sur la tête, appuyé contre le beaupré brûlant ; puis malgré moi mes yeux revenaient à la place où Madeleine dormait dans ses mousselines légères, étendue sur la rude toile qui lui servait de tapis. Étais-je ravi ? Étais-je torturé ? J’aurais plus de peine encore à vous dire si j’aurais souhaité quelque chose au delà de cette vision décente et exquise qui contenait à la fois toutes les retenues et tous les attraits. Pour rien au monde, je n’aurais fait le plus petit mouvement qui pût en suspendre le charme. Je ne sais combien dura ce véritable enchantement, peut-être plusieurs heures, peut-être seulement plusieurs minutes ; mais j’eus le temps de beaucoup réfléchir, autant qu’un esprit peut le faire lorsqu’il est aux prises avec un cœur absolument privé de sang-froid.

Je passai les derniers moments qui nous restaient à rassembler, à mettre en ordre pour l’avenir toutes les émotions si confusément amassées dans ma mémoire. Ce fut comme un tableau que je composai avec ce qu’elles contenaient de meilleur et de moins périssable. Ce dernier nuage excepté, on eût dit, à les voir déjà d’un peu loin, que ces jours cependant mêlés de beaucoup de soucis n’avaient plus une ombre. La même adoration paisible et ardente les baignait de lueurs continues.

Ces deux mois de rêve, en un mot, m’avaient replongé plus avant que jamais dans l’oubli des choses et dans la peur des changements. Il y avait quatre ans que j’avais quitté les Trembles pour la première fois, vous vous souvenez peut-être avec quel dur détachement. Et les souvenirs de ces adieux, les premiers qu’il m’ait fallu faire à des objets aimés, se ranimaient à la même date, au même lieu, dans des conditions extérieures à peu près semblables, mais cette fois combinés avec des sentiments nouveaux, qui les rendaient bien autrement poignants.

Madeleine marchait légèrement dans les chemins détrempés. À chaque pas, elle y laissait dans la terre molle la forme imprimée de sa chaussure étroite à talons saillants. Je regardais cette trace fragile, je la suivais, tant elle était reconnaissable à côté des nôtres. Je calculais ce qu’elle pouvait durer. J’aurais souhaité qu’elle restât toujours incrustée, comme des témoignages de présence, pour l’époque incertaine où je repasserais là sans Madeleine ; puis je pensais que le premier passant venu l’effacerait, qu’un peu de pluie la ferait disparaître, et je m’arrêtais pour apercevoir encore dans les sinuosités du sentier ce singulier sillage laissé, par l’être que j’aimais le plus, sur la terre même où j’étais né.


Chapitre XII

Je me détachai assez de moi-même pour envisager, comme un spectateur au théâtre, ce tableau singulier composé de quatre personnages groupés intimement à la fin d’un bal, s’examinant, se taisant, donnant le change à leurs pensées par un mot banal, voulant se rapprocher dans l’ancienne union et trouvant un obstacle, essayant de s’entendre comme autrefois et ne le pouvant plus. Je sentis parfaitement le drame obscur qui se jouait entre nous.

Elle entendait me présenter dans la plupart des salons où elle allait. Elle souhaitait que je fusse aussi exact dans ces devoirs tout artificiels qu’on était en droit de l’exiger, disait-elle, d’un homme bien né, produit sous son patronage. Souvent elle exprimait seulement un désir poli dont mon imagination, habile à tout transformer, me faisait des ordres. Blessé partout, sans cesse malheureux, je la suivais toujours, ou, quand je ne la suivais plus, je la regrettais, je maudissais ceux qui me disputaient sa présence, et je me désespérais. Quelquefois je me révoltais sincèrement contre des habitudes qui me dissipaient sans fruit, n’ajoutaient pas grand-chose à mon bonheur, et m’ôtaient un reste de raison.

Je le dépeignais comme hostile à ce que j’aimais, comme indifférent pour tout ce qui est bien et plein de mépris pour ce qu’il y a de plus respectable en fait de sentiments comme en fait d’opinions. Je lui parlais de mille spectacles dont tout homme de sens devait être blessé, de la légèreté des maximes, de la légèreté plus grande encore des passions, de la facilité des consciences, pour quelque prix que ce fût d’ambition, de gloire ou de vanité. Je lui signalais cette façon libre d’envisager non seulement un devoir, mais tous les devoirs, cet abus de mots, cette confusion de toutes les mesures, qui fait qu’on pervertit les idées les plus simples, qu’on arrive à ne plus s’entendre sur rien, ni sur le bien, ni sur le vrai, ni sur le mauvais, ni sur le pire, et qu’il n’y a pas plus de distance appréciable entre la gloire et la vogue que de limite bien nette entre les scélératesses et les étourderies. Je lui disais que ce culte léger pour les femmes, ces adorations mêlées de badinages cachaient au fond un universel mépris, et que les femmes avaient bien tort de garder vis-à-vis des hommes des apparences de vertu, quand les hommes ne gardaient plus vis-à-vis d’elles le moindre semblant d’estime.

Au milieu même de ces habitudes décousues, qui réduisaient mon sommeil à peu de chose et me tenaient dans un continuel état de fièvre, j’avais retrouvé une sorte d’énergie maladive et je dirai presque un insatiable appétit d’esprit qui m’avaient rendu le goût du travail plus piquant. En quelques mois, j’avais réparé à peu près le temps perdu, et sur ma table il y avait, comme un tas de gerbes dans une aire, une nouvelle récolte amassée, dont le produit seul était douteux. C’était le seul point peut-être dont Madeleine me parlât avec abandon ; mais ici c’était moi qui élevais des barrières. De mes occupations d’esprit, de mes lectures, de mon travail, et Dieu sait avec quelle orgueilleuse sollicitude elle en suivait le cours ! je lui faisais connaître un seul détail, toujours le même : j’étais mécontent. Ce mécontentement absolu des autres et de moi-même en disait beaucoup plus qu’il ne fallait pour l’éclairer.

Le jour où je crus avoir la certitude de ce fait, cela ne me suffit pas. Je voulus en tenir la preuve et forcer pour ainsi dire Madeleine elle-même à me la donner. Je ne m’arrêtai pas une seule minute à la pensée qu’un pareil manège était détestable, méchant et odieux. Je la pressai de questions muettes. À mille sous-entendus qui nous permettait, comme aux gens qui se connaissent à fond, de nous comprendre à demi-mot, j’en ajoutai de plus précis. Nous marchions prudemment sur un terrain semé de pièges ; j’y dressai des embûches à tous les pas. Je ne sais quelle envie perverse me prit de la gêner, de l’assiéger, de la contraindre dans sa dernière réserve. Je voulais me venger de ce long silence imposé d’abord par timidité, puis par égard, puis par respect, enfin par pitié. Ce masque porté depuis trois ans m’était insupportable ; je le jetai. Je ne craignais pas que la lumière se fît entre nous. Je souhaitais presque une explosion qui devait la couvrir de terreur, et quant à son repos, que cette aveugle et homicide indiscrétion pouvait tuer, je l’oubliais.

À cette stratégie insensée, Madeleine opposa tout à coup des moyens de défense inattendus. Elle y répondit par un calme parfait, par une absence totale de finesse, par des ingénuités que rien ne pouvait plus entamer. Elle éleva doucement entre nous comme un mur d’acier d’une froideur et d’une résistance impénétrables. Je m’irritais contre ce nouvel obstacle et ne pouvais le vaincre. J’essayais de nouveau de me faire comprendre ; toute intelligence avait cessé. J’aiguisais des mots qui n’arrivaient pas jusqu’à elle. Elle les prenait, les relevait, les désarmait par une réponse sans réplique ; comme elle eût fait d’une flèche adroitement reçue, elle en ôtait le trait acéré qui pouvait blesser.

Vous êtes d’un caractère malheureux et difficile. On a de la peine à vous comprendre et plus de peine encore à vous assister. On voudrait vous encourager, vous soutenir, quelquefois vous plaindre ; on vous interroge, et vous vous renfermez.

— Que voulez-vous que je vous dise, sinon que celui en qui vous avez confiance n’émerveillera personne et trompera, j’en ai peur, l’espoir obligeant de ses amis ?

Il dure un peu, flambe extraordinairement vite et fort, et puis s’éteint. Cela durera quelques années encore, après quoi, l’illusion ayant cessé, la jeunesse étant loin, je verrai nettement qu’il faut en finir avec ces duperies. Alors je mènerai la seule vie qui me convienne, une vie de dilettantisme agréable dans quelque coin retiré de la province, où les stimulants et les remords de Paris ne m’atteindront pas. J’y vivrai de l’admiration du génie ou du talent des autres, ce qui suffit amplement pour occuper les loisirs d’un homme modeste qui n’est pas un sot.

[...] je me sentais des velléités non pas d’être quelqu’un, ce qui est, selon moi, un non-sens, mais de produire, ce qui me paraît être la seule excuse de notre pauvre vie. Je vous l’ai dit, et je l’essayerai : ce ne sera pas, entendez-le bien, pour en faire profiter ni ma dignité d’homme, ni mon plaisir, ni ma vanité, ni les autres, ni moi-même, mais pour expulser de mon cerveau quelque chose qui me gêne.

Quel homme singulier vous faites avec vos paradoxes ! Vous analysez tout au point de changer le sens des phrases et la valeur des idées. J’aimais à croire que vous étiez un esprit mieux organisé que beaucoup d’autres, et meilleur par beaucoup de points. Je vous croyais peu de volonté, mais avec un certain don d’inspiration. Vous avouez que vous êtes sans volonté, et, de l’inspiration, voilà que vous faites un exorcisme.

Nous obéissons l’un et l’autre exclusivement, aveuglément, à ce qui nous charme. Ce qui nous charme est pour lui, comme pour moi, plus ou moins impossible à saisir, ou chimérique, ou défendu. Cela fait qu’en suivant des chemins très opposés nous nous rencontrerons un jour au même but, tous deux découragés et sans famille…

Souvent je m'étais demandé ce qui arriverait, si, pour me débarrasser du poids trop lourd qui m’écrasait, très simplement, et comme si mon amie Madeleine pouvait entendre avec indulgence l’aveu des sentiments qui s’adressaient à Mme de Nièvres, je disais à Madeleine que je l’aimais. Je mettais en scène cette explication fort grave.

Pendant un court moment d’angoisse extrême, cette idée d’en finir se présenta de nouveau, comme une tentation plus forte et plus irrésistible que jamais. Je me rappelai tout à coup pourquoi j’étais venu. Je pensai qu’en aucun temps peut-être une pareille occasion ne me serait offerte. Nous étions seuls.

[…] je lui racontais l’histoire de mon affection, née d’une amitié d’enfant devenue subitement de l’amour. J’expliquais comment ces transitions insensibles m’avaient mené peu à peu de l’indifférence à l’attrait, de la peur à l’entraînement, du regret de son absence au besoin de ne plus la quitter, du sentiment que j’allais la perdre à la certitude que je l’adorais, du soin de sa tranquillité au mensonge, enfin de la nécessité de me taire à jamais, à l’irrésistible besoin de lui tout avouer et de lui demander pardon. Je lui disais que j’avais résisté, lutté, que j’avais beaucoup souffert ; ma conduite en était le meilleur témoignage. Je n’exagérais rien, je ne lui faisais au contraire qu’à demi le tableau de mes douleurs, pour la mieux convaincre que je mesurais mes paroles et que j’étais sincère. Je lui disais en un mot que je l’aimais avec désespoir, en d’autres termes, que je n’espérais rien que son absolution pour des faiblesses qui se punissaient elles-mêmes, et sa pitié pour des maux sans ressource.

Enfin j’allais parler, quand, pour m’enhardir davantage, je levai les yeux sur Madeleine.

Elle était dans l’humble attitude que je vous ai dite, clouée sur son fauteuil, sa broderie tombée, les deux mains croisées par un effort de volonté, qui sans doute en diminuait le tremblement, tout le corps un peu frissonnant, pâle à faire pitié, les joues comme un linge, les yeux en larmes, grands ouverts, attachés sur moi avec la fixité lumineuse de deux étoiles. Ce regard étincelant et doux, mouillé de larmes, avait une signification de reproche, de douceur, de perspicacité indicible. On eût dit qu’elle était moins surprise encore d’un aveu qui n’était plus à faire, qu’effrayée de l’inutile anxiété qu’elle apercevait en moi.

Mais elle se leva à son tour, par un mouvement de femme indignée que je n’oublierai jamais ; puis elle fit quelques pas vers sa chambre ; et comme je me traînais vers elle, la suivant, cherchant un mot qui ne l’offensât plus, un dernier adieu pour lui dire au moins qu’elle était un ange de prévoyance et de bonté, pour la remercier de m’avoir épargné des folies, — avec une expression plus accablante encore de pitié, d’indulgence et d’autorité, la main levée comme si de loin elle eût voulu la poser sur mes lèvres, elle fit encore le geste de m’imposer silence et disparut.

 

               Chapitre XIII

J’avais honte de moi. Je rachetai cette folle et coupable entreprise par un repentir sincère. Le lâche orgueil qui m’avait armé contre Madeleine et fait combattre contre mon propre amour, ce désir malfaisant de chercher un adversaire dans l’être inoffensif et généreux que j’adorais, les aigreurs, les révoltes d’un cœur malade, les duplicités d’un esprit chagrin, tout ce que cette crise malsaine avait pour ainsi dire extravasé dans mes sentiments les plus purs, tout cela se dissipa comme par enchantement. Je ne craignis plus de m’avouer vaincu, de me voir humilié, et de sentir le pied d’une femme se poser encore une fois sur le démon qui me possédait.

À partir de ce moment, Madeleine eut l’air de s’oublier pour ne plus songer qu’à moi. Avec un courage, avec une charité sans bornes, elle me tolérait auprès d’elle, me surveillait, m’assistait de sa continuelle présence. Elle imaginait des moyens de me distraire, de m’étourdir, de m’intéresser à des occupations sérieuses et de m’y fixer. On eût dit qu’elle se sentait à moitié responsable des sentiments qu’elle avait fait naître, et qu’une sorte de devoir héroïque lui conseillait de les subir, lui recommandait surtout d’en chercher sans cesse la guérison. Toujours calme, discrète, résolue, devant des dangers qui en aucun cas ne devaient l’atteindre, elle m’encourageait à la lutte, et quand elle était contente de moi, c’est-à-dire quand je m’étais bien brisé le cœur pour le forcer à battre plus doucement, alors elle m’en récompensait par des mots calmants qui me faisaient fondre en larmes, ou par des consolations qui m’embrasaient. Elle vivait ainsi dans la flamme, à l’abri de tout contact avec les sensations les plus brûlantes, pour ainsi dire enveloppée d’un vêtement d’innocence et de loyauté qui la rendait invulnérable aux ardeurs qui lui venaient de moi, comme aux soupçons qui pouvaient lui venir du monde.

Rien n’était plus délicieux, plus navrant et plus redoutable que cette complicité singulière où Madeleine usait à mon profit des forces qui ne me rendaient point la santé. Cela dura des mois, peut-être une année, car j’entre ici dans une époque tellement confuse et agitée, qu’il ne m’en est resté que le sentiment assez vague d’un grand trouble qui continuait, et qu’aucun accident notable ne mesurait plus.

Et pendant tout le temps que dura son absence, à des intervalles réguliers, elle mit la même patience à m’écrire ; c’est ainsi qu’elle me récompensait de mon obéissance à ne pas la suivre. Elle savait bien que l’ennui et la solitude étaient de mauvais conseillers ; elle ne voulait pas me laisser seul avec son souvenir, sans intervenir de temps en temps par un signe évident de sa présence.

Je ne vous dirai rien de ce voyage, le plus magnifique et le moins profitable que j’aie jamais fait. Il y a des lieux dans le monde où je suis comme humilié d’avoir promené des chagrins si ordinaires et versé des larmes si peu viriles. Je me souviens d’un jour où je pleurais sincèrement, amèrement, comme un enfant que les larmes ne font pas rougir, au bord d’une mer qui a vu des miracles, non pas divins, mais humains. J’étais seul, les pieds dans le sable, assis sur des roches vives où l’on voyait des boucles d’airain qui jadis avaient attaché des navires. Il n’y avait personne, ni sur cette plage abandonnée par l’histoire, ni en mer, où pas une voile ne passait. Un oiseau blanc volait entre le ciel et l’eau, dessinant sa grêle envergure sur le ciel immuablement bleu et la reproduisant dans la mer calme. J’étais seul pour représenter à cette heure-là, dans un lieu unique, la petitesse et les grandeurs d’un homme vivant. Je jetai au vent le nom de Madeleine, je le criai de toutes mes forces pour qu’il se répétât à l’infini dans les rochers sonores du rivage ; puis un sanglot me coupa la voix, et je me demandai, la confusion dans le cœur, si les hommes d’il y a deux mille ans, si intrépides, si grands et si forts, avaient aimé autant que nous !

Au premier regard, elle comprit que je revenais à elle épuisé, affamé de la voir et le cœur intact. […]

Et elle poussa un soupir de soulagement. On eût dit que mon retour, au lieu de l’effrayer, la débarrassait au contraire d’un souci plus amer que tous les autres.

« Ce que j’ai fait, je le déferai ! » me dit-elle, un jour, dans un accès de fier défi poussé jusqu’à la folie.

Tout son sang-froid l’avait abandonnée. Elle commit des étourderies sublimes et qui sentaient le désespoir. Ce n’était plus assez pour elle d’assister à ma vie d’aussi près que possible, de m’encourager si je faiblissais, de me calmer lorsque je m’exaspérais. Elle sentait que son souvenir même contenait des flammes ; elle imagina de les éteindre, en veillant pour ainsi dire heure par heure sur mes pensées les plus secrètes. Il aurait fallu pour cela multiplier à l’infini des visites qui déjà se répétaient trop souvent. C’est alors qu’elle osa inventer des moyens de me voir hors de sa maison.

J’en étais venu à ne plus savoir si je devais accepter ou non la douceur d’une assistance aussi terrible. Je sentais se glisser en moi de telles perfidies, que je ne discernais plus dans quelle mesure j’étais coupable ou seulement malheureux. Malgré moi, j’ourdissais des plans abominables ; et chaque jour Madeleine, à son insu peut-être, mettait le pied dans des trahisons. Je n’en étais plus à ignorer qu’il n’y a pas de courage au-dessus de certaines épreuves, que la plus invincible vertu, minée à toutes les minutes, court de grands risques, et que de toutes les maladies, celle dont on entreprenait de me guérir était certainement la plus contagieuse.

Ce perpétuel me, me adsum qui feci, — c’est moi, moi seule qui en suis cause, — revenait sous toutes les formes dans des paroxysmes de générosité qui m’accablaient de honte et de bonheur.

Elle ne se plaignit pas, n’avoua rien qui pût trahir sa faiblesse. Se reconnaître impuissante et découragée, c’était tout remettre aux mains du hasard ; et le hasard lui faisait peur comme de tous les auxiliaires le plus incertain, le plus perfide et peut-être le plus menaçant. Se dire épuisée, c’était m’ouvrir son cœur à deux mains et me montrer le mal incurable que j’y avais fait. Elle ne jeta pas un cri de détresse. Elle tomba pour ainsi dire de lassitude ; ce fut le seul signe auquel je reconnus qu’elle n’en pouvait plus.

Je suis un misérable sans cœur et sans honnêteté ! m’écriai-je. Je n’ai pas su me sauver ; vous venez à moi, et je vous perds ! Madeleine, je n’ai plus besoin de vous, je ne veux plus de secours, je ne veux plus rien… Je ne veux pas d’une assistance achetée si cher et d’une amitié que j’ai rendue trop lourde et qui vous tuerait. Que je souffre ou non, cela me regarde. Mon soulagement viendra de moi ; mes misères me concernent, et quelle qu’en soit la fin, elle n’atteindra plus personne.

Je la quittai bouleversé, et je renonçai bientôt à des extrémités sans retour, qui nous eussent séparés pour toujours, quand ni l’un ni l’autre nous n’en avions la volonté. Seulement, je réglai ma conduite en vue d’un détachement lent, continu, qui pouvait peut-être plus tard ramener entre nous des accords plus tièdes et tout pacifier sans trop de sacrifices.

Que se passa-t-il alors dans l’esprit de Madeleine ? Je vous en fais juge. À peine affranchie de ce rôle extraordinaire de confidente et de sauveur, tout à coup elle se transforma. […] Je vis paraître alors un être nouveau, bizarre, incohérent, inexplicable et fugace, aigri, chagrin, blessant et ombrageux, comme si elle eût été entourée de pièges, aujourd’hui que je me dévouais sans réserve au soin d’aplanir sa vie et d’en écarter l’ombre d’un souci.

Elle me suivit jusqu’à la porte de son boudoir, appuyée au bras de son mari, droite, assurée sur ce ferme soutien. Je la saluai en répondant par un unisson parfait au ton cordial et froid de son adieu.

« Pauvre et chère femme ! me disais-je en m’en allant. Chère conscience où j’ai fait entrer des terreurs ! »

Et, par un de ces retours qui déshonorent en un moment les meilleurs élans, je pensai à ces statues accoudées sur un étai qui les met d’aplomb et qui tomberaient sans ce point d’appui.

 

               Chapitre XIV

Je ne lui parlais jamais de moi, quoique mon égoïste chagrin transpirât dans toutes mes paroles ; mais sa vie même était un exemple plus fortifiant que beaucoup de leçons. Quand j’étais bien las, bien découragé, bien humilié d’une lâcheté nouvelle, je venais à lui, je le regardais vivre, comme on va prendre l’idée de la force physique en assistant à des assauts de lutteurs.

[…] derrière le spectacle incontestablement beau de l’héroïsme déployé par un homme qui veut, j’apercevais des médiocrités d’existence qui, malgré moi, me faisaient frémir. Heureusement pour lui, Augustin sentait peu ces différences, et l’ambition qu’il avait d’arriver à des positions élevées ne devait jamais se compliquer de l’ambition, nulle pour lui, de s’habiller, de vivre et de respirer les élégances de la vie comme Olivier.

Chemin faisant, Augustin m’entretenait encore de ses espérances ; il disait « ma femme » avec un air de possession tranquille et assurée qui me faisait oublier toutes les duretés de sa carrière, et me représentait la plus parfaite expression du bonheur.

[...] il y a deux catégories d’hommes qui ont la rage de se marier de bonne heure, quoique leur situation les mette dans l’impossibilité certaine soit de vivre avec leurs femmes, soit de les faire vivre : ce sont les marins et les gens qui n’ont pas le sou.

Je crus comprendre qu’il avait sans doute des ennuis particuliers qui le rendaient injuste, et ces ennuis, si je n’en connaissais pas l’objet positif, je pouvais du moins en deviner la nature. J’imaginai des aventures nouvelles ou des accidents dans une liaison déjà bien ancienne, et dont la durée était d’ailleurs peu probable. Je savais la facilité qu’il avait à se détacher des choses et l’impatience maladive qui le portait au contraire à se précipiter vers les nouveautés. Entre ces deux hypothèses d’une rupture ou d’une inconstance, je m’arrêtai donc plus volontiers à la seconde. J’étais en veine d’indulgence ; ma visite à Augustin m’avait mis, je puis le dire, en humeur de mansuétude. Aussi dès le lendemain matin j’entrai chez Olivier. Il dormait ou feignait de dormir.

« Qu’as-tu ? lui dis-je en lui prenant la main comme à un ami dont on veut briser les bouderies.

— Rien, me dit-il en me montrant son visage fatigué par une nuit d’insomnie ou de rêves pénibles.

— Tu t’ennuies ?

— Toujours.

— Et qu’est-ce qui t’ennuie ?

— Tout, répondit-il avec la plus évidente sincérité. J’arrive à détester tout le monde, et moi plus que personne. »

Elle [Julie, la sœur de Madeleine] avait les fiertés de sa sœur, qui l’empêchaient de se plaindre ; mais elle ne possédait pas ce don merveilleux d’être secourable à ceux qui la blessaient, qui des martyres de Madeleine devait faire des dévouements. On eût dit que l’intérêt de qui que ce fût lui faisait injure, excepté celui d’Olivier, qui, de tous les intérêts qu’elle pouvait attendre, était le plus rare. Elle eût plutôt accepté l’impitoyable dédain de celui-ci que de se soumettre à des pitiés qui l’offensaient. Son caractère ombrageux à l’excès prenait de jour en jour des angles plus vifs, son visage des airs plus impénétrables, et toute sa personne un caractère mieux dessiné d’entêtement et d’obstination dans une idée fixe.

Tu sais ce qu’on entend par aimer ou ne pas aimer ; tu sais bien que les deux contraires ont la même énergie, la même impuissance à se gouverner. Essaye donc d’oublier Madeleine, moi j’essayerai d’adorer Julie ; nous verrons lequel de nous deux y réussira le plus tôt.

Rien n’égalait chez Olivier la peur de se montrer ridicule, le soin de ne dire ni trop ni trop peu, le sens rigoureux des mesures. Il s’aperçut en s’écoutant, que depuis un quart d’heure il divaguait.

Le bonheur, le vrai bonheur, est un mot de légende. Le paradis de ce monde s’est refermé sur les pas de nos premiers parents ; voilà quarante-cinq mille ans qu’on se contente ici-bas de demi-perfections, de demi-bonheurs et de demi-moyens.

Sais-tu quel est mon plus grand souci ? c’est de tuer l’ennui. Celui qui rendrait ce service à l’humanité serait le vrai destructeur des monstres. Le vulgaire et l’ennuyeux ! toute la mythologie des païens grossiers n’a rien imaginé de plus subtil et de plus effrayant. Ils se ressemblent beaucoup, en ce que l’un et l’autre ils sont laids, plats et pâles, quoique multiformes, et qu’il donnent de la vie des idées à vous en dégoûter dès le premier jour où l’on y met le pied. De plus, ils sont inséparables, et c’est un couple hideux que tout le monde ne voit pas. Malheur à ceux qui les aperçoivent trop jeunes ! Moi, je les ai toujours connus. […] J’avais presque oublié qu’ils habitaient Paris, et je continue de les fuir, en me jetant dans le bruit, dans l’imprévu, dans le luxe, avec l’idée que ces deux petits spectres bourgeois, parcimonieux, craintifs et routiniers ne m’y suivront pas. Ils ont fait plus de victimes à eux deux que beaucoup de passions soi-disant mortelles ; je connais leurs habitudes homicides, et j’en ai peur…

 

               Chapitre XV

[…] séparons-nous. Il est bon qu’on ne nous voie pas ensemble. Il n’y a plus rien d’innocent dans vos démarches. Vous avez fait de telles folies que désormais c’est à moi d’être prudente.

— Cela me serait tout à fait impossible, » répondis-je avec un sang-froid cruel.

On eût dit que je prenais plaisir à lui rendre caprice pour caprice et à la torturer.

On donnait un immortel chef-d’œuvre. La salle était splendide. Des chanteurs incomparables, disparus depuis, y causaient des transports de fête. L’auditoire éclatait en applaudissements frénétiques. Cette merveilleuse électricité de la musique passionnée remuait, comme avec la main, cette masse d’esprits lourds ou de cœurs distraits, et communiquait au plus insensible des spectateurs des airs d’inspiré. Un ténor, dont le nom seul était un prestige, vint tout près de la rampe, à deux pas de nous. Il s’y tint un moment dans l’attitude recueillie et un peu gauche d’un rossignol qui va chanter. Il était laid, gras, mal costumé et sans charme, autre ressemblance avec le virtuose ailé. Dès les premières notes, il y eut dans la salle un léger frémissement, comme dans un bois dont les feuilles palpitent. Jamais il ne me parut si extraordinaire que ce soir-là, soirée unique et la dernière où j’aie voulu l’entendre. Tout était exquis, jusqu’à cette langue fluide, voltigeante et rythmée, qui donne à l’idée des chocs sonores, et fait du vocabulaire italien un livre de musique. Il chantait l’hymne éternellement tendre et pitoyable des amants qui espèrent. Une à une et dans des mélodies inouïes, il déroulait toutes les tristesses, toutes les ardeurs et toutes les espérances des cœurs bien épris. On eût dit qu’il s’adressait à Madeleine, tant sa voix nous arrivait directement, pénétrante, émue, discrète, comme si ce chanteur sans entrailles eût été le confident de mes propres douleurs. J’aurais cherché cent ans dans le fond de mon cœur torturé et brûlant, avant d’y trouver un seul mot qui valût un soupir de ce mélodieux instrument qui disait tant de choses et n’en éprouvait aucune.

Madeleine écoutait, haletante. J’étais assis derrière elle, aussi près que le permettait le dossier de son fauteuil, où je m’appuyais. Elle s’y renversait aussi de temps en temps, au point que ses cheveux me balayaient les lèvres. Elle ne pouvait pas faire un geste de mon côté que je ne sentisse aussitôt son souffle inégal, et je le respirais comme une ardeur de plus. Elle avait les deux bras croisés sur sa poitrine, peut-être pour en comprimer les battements. Tout son corps, penché en arrière, obéissait à des palpitations irrésistibles, et, chaque respiration de sa poitrine, en se communiquant du siège à mon bras, m’imprimait à moi-même un mouvement convulsif tout pareil à celui de ma propre vie. C’était à croire que le même souffle nous animait à la fois d’une existence indivisible, et que le sang de Madeleine et non plus le mien circulait dans mon cœur entièrement dépossédé par l’amour.

[…] deux femmes entraient seules, en grand étalage, et fort tard pour produire plus d’effet. À peine assises, elles commencèrent à lorgner, et leurs yeux s’arrêtèrent sur la loge de Madeleine. Madeleine involontairement fit comme elles. Il y eut pendant une seconde un échange d’examen qui me glaça d’effroi, car au premier coup d’œil j’avais reconnu un visage témoin d’anciennes faiblesses et retrouvé des souvenirs détestés. En voyant ce regard persistant fixé sur nous, Madeleine eut-elle un soupçon ? Je le crois, car elle se tourna tout à coup comme pour me surprendre. Je soutins le feu de ses yeux, le plus immédiat et le plus clairvoyant que j’aie jamais affronté. Il se serait agi de sa vie que je n’aurais pas été plus déterminé dans un acte de témérité qui me demanda le plus grand effort.

Ce silence et cette solitude portèrent au comble le sentiment subit qui me venait de la vie, de sa grandeur, de sa plénitude et de son intensité. Je me rappelais ce que j’avais souffert, soit dans les foules, soit chez moi, toujours dans l’isolement, en me sentant perdu, médiocre, et continuellement abandonné. Je compris que cette longue infirmité ne dépendait pas de moi, que toute petitesse était le fait d’un défaut de bonheur. « Un homme est tout ou n’est rien, me disais-je. Le plus petit devient le plus grand ; le plus misérable peut faire envie ! » Et il me semblait que mon bonheur et mon orgueil remplissaient Paris. Je fis des rêves insensés, des projets monstrueux, et qui seraient sans excuse s’ils n’avaient pas été conçus dans la fièvre. Je voulais voir Madeleine le lendemain, la voir à tout prix.

Ce congé banal, d’une sécheresse parfaite, me produisit l’effet d’un écroulement. Puis à l’abattement succéda la colère. Ce fut peut-être la colère qui me sauva. Elle me donna l’énergie de réagir et de prendre un parti extrême. Ce jour-là même, j’écrivis un ou deux billets pour dire que je quittais Paris. Je changeai d’appartement, j’allai me cacher dans un quartier perdu, je fis appel à tout ce qui me restait de raison, d’intelligence et d’amour du bien et je recommençai une nouvelle épreuve dont j’ignorais la durée, mais qui, dans tous les cas, devait être la dernière.

 

               Chapitre XVI

Ce changement s’opéra du jour au lendemain et fut radical. Ce n’était plus le moment d’hésiter ni de se morfondre. Maintenant j’avais horreur des demi-mesures. J’aimais la lutte. L’énergie surabondait en moi. Rebutée d’un côté, ma volonté avait besoin de se retourner dans un autre sens, de chercher un nouvel obstacle à vaincre, tout cela pour ainsi dire en quelques heures, et de s’y ruer. Le temps me pressait. Toute question d’âge à part, je me sentais sinon vieilli, du moins très-mûr. Je n’étais plus un adolescent que le moindre chagrin cloue tout endolori sur les pentes molles de la jeunesse. J’étais un homme orgueilleux, impatient, blessé, traversé de désirs et de chagrins, et qui tombait tout à coup au beau milieu de la vie, — comme un soldat de fortune un jour d’action décisive à midi, — le cœur plein de griefs, l’âme amère d’impuissance, et l’esprit en pleine explosion de projets.

Quant à mes nerfs, que j’avais si voluptueusement ménagés jusqu’à présent, je les châtiai, et de la plus rude manière, par le mépris de tout ce qui est maladif et le parti pris de n’estimer que ce qui est robuste et sain. Le clair de lune au bord de la Seine, les soleils doux, les rêveries aux fenêtres, les promenades sous les arbres, le malaise ou le bien-être produit par un rayon de soleil ou par une goutte de pluie, les aigreurs qui me venaient d’un air trop vif et les bonnes pensées qui m’étaient inspirées par un écart du vent, toutes ces mollesses du cœur, cet asservissement de l’esprit, cette petite raison, ces sensations exorbitantes, — j’en fis l’objet d’un examen qui décréta tout cela indigne d’un homme, et ces multiples fils pernicieux qui m’enveloppaient d’un tissu d’influences et d’infirmités, je les brisai.

Je menais une vie très active. Je lisais énormément. Je ne me dépensais pas, j’amassais. Le sentiment âpre d’un sacrifice se combinait avec l’attrait d’un devoir à remplir envers moi-même. J’y puisais je ne sais quelle satisfaction sombre qui n’était pas de la joie, encore moins de la plénitude, mais qui ressemblait à ce que doit être le plaisir hautain d’un vœu monacal bien rempli.

De ces innombrables péchés d’un autre âge, je composai deux volumes. J’y mis un titre qui en déterminait le caractère un peu trop printanier. J’y joignis une préface ingénieuse qui devait du moins les mettre à l’abri du ridicule, et je les publiai sans signature. Ils parurent et disparurent. Je n’en espérais pas plus. Il y a peut-être deux ou trois jeunes gens de mes contemporains qui les ont lus. Je ne fis rien pour les sauver d’un oubli total, bien convaincu que toute chose est négligée qui mérite de l’être, et qu’il n’y a pas un rayon de vrai soleil perdu dans tout l’univers.

J’y eus des succès, je puis le dire sans orgueil aujourd’hui que notre parlement lui-même est oublié. J’y trouvais à déployer l’activité dévorante qui me consumait. Je ne sais quel insurmontable espoir me restait de retrouver Madeleine. Ne m’avait-elle pas dit : « Adieu ou au revoir ? » J’entendais qu’elle me revît meilleur, transformé, avec un lustre de plus pour ennoblir ma passion. Tout se mêlait ainsi dans les stimulants qui m’aiguillonnaient. Le souvenir acharné de Madeleine bourdonnait au fond de mes soi-disant ambitions et il y avait des moments où je ne savais plus distinguer, dans mes rêves anticipés de gouvernement, ce qui venait du philanthrope ou de l’amoureux.

En d’autres termes, j’examinai posément ce qu’il y avait de légitime au fond d’un pareil succès, ce qu’il fallait en conclure, s’il y avait là de quoi m’encourager. Je fis le bilan très clair de mon savoir, c’est-à-dire des ressources acquises, et de mes dons, c’est-à-dire de mes forces vives ; je comparai ce qui était factice et ce qui était natif, je pesai ce qui appartenait à tout le monde et le peu que j’avais en propre. Le résultat de cette critique impartiale, faite aussi méthodiquement qu’une liquidation d’affaires, fut que j’étais un homme distingué et médiocre.

Ce petit monstre moderne qu’Olivier nommait le vulgaire, qui lui faisait une si grande horreur, et qui le conduisit vous savez où, je le connaissais, tout comme lui, sous un autre nom. Il habitait aussi bien la région des idées que le monde inférieur des faits. Il avait été le génie malfaisant de tous les temps, il était la plaie du nôtre. Il y avait autour de moi des perversions d’idées dont je ne fus pas dupe. Je ne regimbai point contre des adulations qui ne pouvaient plus en aucun cas me faire changer d’avis ; je les accueillis comme la naïve expression du jugement public, à une époque où l’abondance du médiocre avait rendu le goût indulgent et émoussé le sens acéré des choses supérieures. Je trouvais l’opinion parfaitement équitable à mon égard, seulement je fis à la fois son procès et le mien.

Je me souviens qu’un jour j’essayai une épreuve plus convaincante encore que toutes les autres. Je pris dans ma bibliothèque un certain nombre de livres tous contemporains, et, procédant à peu près comme la postérité procédera certainement avant la fin du siècle, je demandai compte à chacun de ses titres à la durée, et surtout du droit qu’il avait de se dire utile. Je m’aperçus que bien peu remplissaient la première condition qui fait vivre une œuvre, bien peu étaient nécessaires. Beaucoup avaient fait l’amusement passager de leurs contemporains, sans autre résultat que de plaire et d’être oubliés. Quelques-uns avaient un faux air de nécessité qui trompait, vus de près, mais que l’avenir se chargera de définir. Un tout petit nombre, et j’en fus effrayé, possédaient ce rare, absolu et indubitable caractère auquel on reconnaît toute création divine et humaine, de pouvoir être imitée, mais non suppléée, et de manquer aux besoins du monde, si on la suppose absente. Cette sorte de jugement posthume exercé par le plus indigne sur tant d’esprits d’élite, me démontra que je ne serais jamais du nombre des épargnés. Celui qui prenait les ombres méritantes dans sa barque m’aurait certainement laissé de l’autre côté du fleuve. Et j’y restai.

Je savais vaguement quel était l’emploi de sa vie extérieure ; je savais qu’elle avait voyagé, puis habité Nièvres, puis repris ses habitudes à Paris deux ou trois fois, pour les quitter de nouveau, presque sans motif et comme sous l’empire d’un malaise qui se serait traduit par une perpétuelle instabilité d’humeur et par des besoins de déplacement. Quelquefois je l’avais aperçue, mais si furtivement et à travers un tel trouble, que chaque fois j’avais cru faire une sorte de rêve pénible. Il m’était resté de ces fugitives apparitions l’impression d’une image bizarre, d’un visage défait, comme si les noires couleurs de mon esprit eussent déteint sur cette rayonnante physionomie.

 

               Chapitre XVII

Dès le surlendemain, Julie put faire quelques pas dans sa chambre. L’indomptable vigueur de ce petit être, exercée secrètement par tant de dures épreuves, se réveilla, non pas lentement, mais en quelques heures. À peine en convalescence, on la vit se roidir contre le souvenir humiliant d’avoir été pour ainsi dire surprise en faiblesse, se prendre de lutte avec le mal physique, le seul qu’elle pût vaincre, et le dominer. Deux jours plus tard, elle eut la force de descendre seule au salon, repoussant tout appui, quoiqu’une sueur de défaillance perlât sur son front à peau mince, et que de petites pâmoisons la fissent tressaillir à chaque pas. [...] je compris qu’elle s’acharnerait à vivre avec une obstination qui lui promettait de longs jours misérables.

Je reconnus ce regard foudroyant d’éclat qui m’avait appris le soir du théâtre que nous étions en péril, et portant toutes choses à outrance, morceau par morceau, elle me jeta pour ainsi dire son cœur à la tête, comme elle avait fait ce soir-là de son bouquet.

Nous passâmes ainsi trois jours en promenades, en courses téméraires, soit au château, soit dans les futaies, trois jours inouïs de bonheur, si le sentiment de je ne sais quelle enragée destruction de son repos peut s’appeler du bonheur, sorte de lune de miel effrontée et désespérée, sans exemple ni pour les émotions ni pour les repentirs, et qui ne ressemble à rien, sinon à ces heures de copieuses et funèbres satisfactions pendant lesquelles on permet tout aux gens condamnés à mourir le lendemain.

À peine arrivée sous bois, elle prit le galop. Je fis comme elle et je la suivis. Elle hâta le pas dès qu’elle me sentit sur ses talons, cravacha son cheval, et sans motif le lança à fond de train. Je me mis à son allure, et j’allais l’atteindre quand elle fit un nouvel effort qui me laissa derrière. Cette poursuite irritante, effrénée, me mit hors de moi. Elle montait une bête légère et la maniait de façon à décupler sa vitesse. À peine assise, tout le corps soulevé pour diminuer encore le poids de sa frêle stature, sans un cri, sans un geste, elle filait éperdument et comme emportée par un oiseau.

Pendant une minute au moins, comme Bernard de Mauprat attaché aux pas d’Edmée, je la regardai fuir sous la haute colonnade des chênes, son voile au vent, sa longue robe obscure soulevée avec la surnaturelle agilité d’un petit démon noir. Quand elle eut atteint l’extrémité du sentier et que je ne la vis plus que comme un point dans les rousseurs du bois, je repris ma course en poussant malgré moi un cri de désespoir. Arrivé juste à l’endroit où elle avait disparu, je la trouvai dans l’entrecroisement des deux routes, arrêtée, haletante, et m’attendant le sourire aux lèvres.

Étais-je un malheureux à bout de sacrifices, aveuglé de désirs, ni meilleur ni pire que tous mes semblables ? étais-je un scélérat ? Cette question capitale me travaillait vaguement l’esprit, mais sans y déterminer la moindre décision précise qui ressemblât soit à de l’honnêteté, soit au projet formel de commettre une infamie. La seule chose dont je ne doutais pas, et qui cependant me laissait indécis, c’est qu’une faute tuerait Madeleine, et que sans contredit je ne lui survivrais pas une heure.

« Aidez-moi à plier mon châle, » me dit-elle.

Elle avait l’esprit et les yeux ailleurs et s’y prenait tout de travers. La longue étoffe chamarrée était entre nous, pliée dans le sens de sa longueur, et ne formait déjà plus qu’une bande étroite dont chacun de nous tenait une extrémité. Nous nous rapprochâmes ; il restait à joindre ensemble les deux bouts du châle. Soit maladresse, soit défaillance, la frange échappa tout à coup des mains de Madeleine. Elle fit un pas encore, chancela d’abord en arrière, puis en avant, et tomba dans mes bras tout d’une pièce. Je la saisis, je la tins quelques secondes ainsi collée contre ma poitrine, la tête renversée, les yeux clos, les lèvres froides, à demi morte et pâmée, la chère créature, sous mes baisers. Puis une terrible contraction la fit tressaillir ; elle ouvrit les yeux, se dressa sur la pointe des pieds pour arriver à ma hauteur, et, se jetant à mon cou de toute sa force, ce fut elle à son tour qui m’embrassa.

Je la saisis de nouveau ; je la réduisis à se défendre, comme une proie se débat, contre un embrassement désespéré. Elle eut le sentiment que nous étions perdus ; elle poussa un cri. J’ai honte de vous le dire, ce cri de véritable agonie réveilla en moi le seul instinct qui me restât d’un homme, la pitié. Je compris à peu près que je la tuais ; je ne distinguais pas très-bien s’il s’agissait de son honneur ou de sa vie. Je n’ai pas à me vanter d’un acte de générosité qui fut presque involontaire, tant la vraie conscience humaine y eut peu de part ! Je lâchai prise comme une bête aurait cessé de mordre. La chère victime fit un dernier effort ; c’était peine inutile, je ne la tenais plus. Alors, avec un effarement qui m’a fait comprendre ce que c’est que le remords d’une honnête femme, avec un effroi qui m’aurait prouvé, si j’avais été en état d’y réfléchir, à quel degré d’abaissement elle me voyait réduit, comme si instantanément elle eût senti qu’il n’y avait plus entre nous ni discernement du devoir, ni égards, ni respect, que cette commisération de pur instinct n’était qu’un accident qui pouvait se démentir ; avec une pantomime effrayante qui répand encore aujourd’hui sur ces anciens souvenirs toute sorte de terreurs et de honte, Madeleine marcha lentement vers la porte, et, ne me quittant pas des yeux, comme on agit avec un être malfaisant, elle gagna le corridor à reculons. Là seulement elle se retourna et s’enfuit.

Elle ajouta, je crois, une ou deux paroles que je n’entendis pas ; puis elle s’éloigna doucement comme une vision qui s’évanouit, et je ne la revis plus, ni ce soir-là ni le lendemain, ni jamais.

Il y avait quatre jours et quatre nuits qu’une douleur fixe me bridait le cœur et me tenait les yeux aussi secs que si je n’eusse jamais pleuré. Au premier pas que je fis sur le chemin des Trembles, il y eut en moi un tressaillement de souvenirs qui rendit la douleur plus cuisante et cependant un peu moins tendue.

 

               Chapitre XVIII

Bien des années se sont passées depuis le jour où je suis rentré au gîte. Si personne n’a oublié les événements que je viens de vous raconter, personne ne semble du moins se les rappeler ; le silence que l’éloignement et le temps ont amené pour toujours entre quelques personnages de cette histoire leur a permis de se croire mutuellement pardonnés, réhabilités et heureux. Olivier est le seul, j’aime à le supposer, qui se soit obstiné jusqu’à la dernière heure dans ses systèmes et dans ses soucis. Il avait désigné, vous vous en souvenez, l’ennemi mortel qu’il redoutait plus que tous les autres ; on peut dire qu’il a succombé dans un duel avec l’ennui.

Pour moi, répondit M. de Bray, j’ai suivi très tard, avec moins de mérite, moins de courage, avec autant de bonheur, l’exemple que ce cœur solide m’avait donné presque au début de sa vie. Il avait commencé par le repos dans des affections sans trouble, et j’ai fini par là. Aussi, j’apporte dans mon existence nouvelle un sentiment qu’il n’a jamais connu, celui d’expier une ancienne vie certainement nuisible et de racheter des torts dont je me sens encore aujourd’hui responsable, parce qu’il y a, selon moi, entre toutes les femmes également respectables, une solidarité instinctive de droits, d’honneur et de vertus.

Quant au parti que j’ai adopté de me retirer du monde, je ne m’en suis jamais repenti. Un homme qui prend sa retraite avant trente ans et y persiste témoigne assez ouvertement par là qu’il n’était pas né pour la vie publique, pas plus que pour les passions. Je ne crois pas d’ailleurs que l’activité réduite où je vis soit un mauvais point de vue pour juger les hommes en mouvement. Je m’aperçois que le temps a fait justice au profit de mes opinions de beaucoup d’apparences qui jadis auraient pu me causer l’ombre d’un doute, et comme il a vérifié la plupart de mes conjonctures, il se pourrait qu’il eût aussi confirmé quelques-unes de mes amertumes. Je me rappelle avoir été sévère pour les autres à un âge où je considérais comme un devoir de l’être beaucoup pour moi-même. Chaque génération plus incertaine qui succède à des générations déjà fatiguées, chaque grand esprit qui meurt sans descendance, sont des signes auxquels on reconnaît, dit-on, un abaissement dans la température morale d’un pays. J’entends dire qu’il n’y a pas grand espoir à tirer d’une époque où les ambitions ont tant de mobiles et si peu d’excuses, où l’on prend communément le viager pour le durable, où tout le monde se plaint de la rareté des œuvres, où personne n’ose avouer la rareté des hommes…

[...] je vous dirai que ma vie commence. Il n’est jamais trop tard, car si une œuvre est longue à faire, un bon exemple est bientôt donné. J’ai le goût et la science de la terre, — mince amour-propre que je vous prie de me pardonner. — Je fertiliserai mes champs mieux que je n’ai fait de mon esprit, à moins de frais, avec moins d’angoisse et plus de rapport, pour le plus grand profit de ceux qui m’entourent. J’ai failli mêler l’inévitable prose de toutes les natures inférieures à des productions qui n’admettaient aucun élément vulgaire. Aujourd’hui, très heureusement pour les plaisirs d’un esprit qui n’est point usé, il me sera permis d’introduire quelque grain d’imagination dans cette bonne prose de l’agriculture.