« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

mardi 26 décembre 2017

Un chant de Noël, de Charles Dickens

Quatrième de couverture :


Dans ces cinq contes, Dickens célèbre l’esprit de Noël, le partage et la charité, et dénonce l’injustice sociale qui exclut les pauvres de cette fête. C’est un portrait truculent de la vie quotidienne et une condamnation sans appel de l’exploitation et de la misère. Ce message social, Dickens nous le donne en douceur, par le détour du conte et du fantastique. Comme l’écrit Dominique Barbéris, « ces contes nous rendent un peu d’enfance à l’état pur, dans la vigueur native des sentiments : l’indignation et la pitié, le rire, la peur. Ils nous redonnent le bonheur oublié de nos premières lectures, ces lectures d’adhésion sans distance critique, sans réserve, non pas sceptiques et endurcies, mais merveilleusement sensibles et "crédules"».

Ce volume contient : Un chant de Noël - Le Carillon - Le Grillon du foyer - La Bataille de la vie - L'Homme hanté et le marché du fantôme.


(L'article ne concernera que le premier conte, Un chant de Noël)


        En lisant ce Chant de Noël, qui plus est au moment propice des fêtes de fin d’année, on comprend encore mieux pourquoi Dickens a été de son vivant l’auteur le plus populaire et aimé d’Angleterre, un statut que peu d’écrivains sont parvenus à atteindre dans leur pays respectif tout en y alliant une véritable valeur littéraire. Succès et mérite littéraire font rarement bon ménage, mis à part quelques exceptions telles que Tolstoï en Russie ou Hugo en France.
          Les deux plus fréquentes critiques, pas si injustifiées, auxquelles Dickens fait face sont liées à son excès de sentimentalisme et son « côté bourgeois ». Dickens aime émouvoir, provoquer l’indignation, le rire, la tristesse chez son lecteur en maniant avec une grande maîtrise tous les procédés littéraires liés au pathétique. Mais ce qui le distingue des mauvais écrivains, c’est que les scènes les plus touchantes et les plus réussies de ses récits sont écrites avec une concision et une grande part de suggestion, bien que parfois, il use de techniques plus voyantes et que d’aucuns qualifieraient de plus « grossières ».

Ainsi dans le conte qui nous intéresse, le motif du feu, tour à tour « très petit », « chétif », ou à l’inverse flamboyant, intense, reflète-t-il de manière assez évidente la chaleur du foyer dans le sens métaphorique de la gaieté et de l’amour qui y règnent.
           Ebenezer Scrooge, le personnage principal de ce conte (si célèbre en Angleterre qu’il est devenu l’archétype en Angleterre puis dans le monde du vieillard avare et grincheux au moment des fêtes de Noël, et a donné lieu à d’innombrables adaptations cinématographiques autour de sa figure), est un patron avare, qui dénigre depuis un certain nombre d’années l’esprit de Noël qu’il qualifie fréquemment de « sornettes ! », et qui dispose ainsi dans son étude d’un « très petit feu » tandis que le commis qu’il emploie pour un salaire très bas en a un « encore bien plus maigre, si menu qu’il semblait contenir un seul morceau de charbon » (p. 42).

              Toutefois, à côté de ces procédés d’insistance quelque peu voyants, Dickens fait montre d’un grand talent pour atténuer la pauvreté des foyers qu’il décrit, en particulier celui de la famille du commis, Bob Cratchit. Dickens est très fort dans la peinture, parfois en petites vignettes, de ces modestes foyers anglais, où sévissent parfois des actes de cruauté terribles (tel ce superbe passage à la fin de mon article sur La Maison d’Âpre-Vent où deux mères au foyer sont l’objet de violences conjugales) ou ici, dans lequel la pauvreté des Cratchit est dissimulée avec pudeur, à travers, comme toujours chez Dickens, le choix de petits détails pleins d’une forte suggestion :
« Ainsi se leva Mme Cratchit […] parée de sa plus belle robe, qui n’était qu’une vieille robe retournée, mais qu’elle avait enjolivée de rubans (car ils sont bon marché et font de l’effet pour quelques sous) ; et elle commença à mettre la table, aidée de Belinda Cratchit, sa seconde fille, tout aussi enrubannée qu’elle… » (p. 98)

« Ho, ho ! Un grand nuage de vapeur : le pudding était sorti du baquet. Une odeur de jour de lessive : c’était la mousseline qui l’enveloppait. L’odeur d’un restaurant qui serait à côté d’une pâtisserie voisine d’une blanchisserie : c’était le pudding ! […] Oh ! le merveilleux pudding ! Bob Cratchit déclara, et il parlait avec pondération, qu’il considérait ce pudding comme le plus grand succès de la carrière de Mme Cratchit depuis leur mariage. […] Chacun eut son mot à dire, mais personne n’insinua ou ne pensa que c’était en réalité un très petit pudding pour une si nombreuse famille. Ç’aurait été pure hérésie ; pas un seul Cratchit qui n’eût rougi de le suggérer. » (p. 102)

« Il n’y avait là rien de très élégant. Les gens de cette famille n’étaient pas beaux, ils n’étaient pas bien habillés, leurs chaussures avaient depuis longtemps cessé d’être imperméables, leurs vêtements étaient minables […] Pourtant, ils étaient heureux de vivre et pleins de gratitude, satisfaits les uns des autres et de la fête qu’ils célébraient. «  (p. 106)
            
           Pour revenir à l’histoire proprement dite de ce Chant de Noël,  Dickens nous relate l’histoire et la transformation de Scrooge, d'homme avare à généreux, qui, la veille de Noël, reçoit la visite du fantôme de son associé mort depuis sept ans, Jacob Marley. Ce dernier l’enjoint de changer pour éviter le triste sort qui lui a été échu à sa mort, à savoir errer chargé d’une lourde chaîne composée de « coffres-forts, de clefs, de cadenas, de Grands Livres, d’exploits, et de pesantes bourses forgées dans l’acier » (p. 56). Car le supplice des fantômes tels celui de Marley, est d’errer çà et là et d’assister aux souffrances des hommes sans pouvoir leur venir en aide, malgré l’envie qui les étreint, dans ce passage typiquement « dickensien » :
« Scrooge en reconnaissait beaucoup qu’il avait rencontrés pendant leur vie. Il avait été intimement lié avec un vieux fantôme en gilet blanc, qui portait à la cheville un énorme coffre-fort et pleurait de façon déchirante parce qu’il ne pouvait venir au secours d’une pauvresse tenant un bébé dans les bras et qu’il voyait au-dessous de lui, assise sur le pas d’une porte. Leur supplice à tous était, visiblement, qu’ils essayaient d’intervenir dans les affaires des hommes, pour leur être secourables, et qu’ils en avaient perdu à jamais le pouvoir. » (p. 64)

             La morale du conte de Dickens est d’une grande simplicité et naïveté : il faut s’efforcer d’être charitable et bon tant que nous sommes en vie, afin d’être véritablement heureux par l’amour et l’estime que nos actions généreuses engendreront. Cette morale peut paraître il est vrai naïve, et exposée ainsi, quelque peu ridicule. Mais la force de Dickens, c’est qu’il parvient à nous persuader, par la seule force de son écriture, de sa maîtrise parfaite du récit, à véritablement susciter ce sentiment chez son lecteur, quelque peu désabusé et pessimiste qu’il soit. Ainsi Thackeray a-t-il loué ce conte pour la chaleur au cœur qu'il suscite, et Stevenson en a été bouleversé au point de jurer d'être plus charitable à l'avenir. En lisant Dickens, j’en ressors toujours avec un cœur plus généreux, plus compatissant, à l’instar des romans de George Eliot ou des films d’Ozu. Car Dickens ne se contente pas d’être un optimiste béat : il cherche certes à nous apporter du réconfort, de la chaleur humaine, à nous faire croire en la bonté et la générosité humaine (ou du moins à nous y inciter) mais il ne le fait pas en dénaturant complètement le monde et la réalité, comme le font les mauvais écrivains proposant une philosophie du bonheur à partir de clichés et d’un déni de la réalité.

Tous les écrits de Dickens sont en effet profondément imprégnés de la conscience que le monde est rempli d’injustices et de misères humaines en tous genres (ce qu’a très bien relevé Orwell, qui a tiré des romans de Dickens son concept de common decency), et sa grande force, c’est de nous inviter malgré tout à garder un cœur généreux, à ne pas oublier l’enfant que nous étions, les idéaux que nous avions, à l’instar de Scrooge ému lorsqu’il revoit par l’intermédiaire du « Fantôme des Noëls passés » son propre moi enfant, puis jeune adulte (lors de la scène de bal mémorable chez son ancien patron, le vieux Fezziwig), alors qu’il n’était pas encore le vieil homme avare et cynique qu’il est devenu. La magie des livres de Dickens repose en grande partie sur sa formidable capacité à persuader son lecteur de sa vision idéale de l’humanité, ou plus modestement, d’un foyer paisible »bourgeois » où la bonne humeur, la générosité et l’amour règnent. Zweig y voyait le grand défaut de l’écriture chez Dickens, coupable selon lui dans sa volonté à plaire au public de ne pas assez remettre en cause la société de son temps, et en particulier la bourgeoisie, malgré ses luttes contre les injustices et misères de son temps. Il est vrai que l’on sort moins révolté qu’apaisé, heureux, des romans de Dickens. Mais n’est-ce pas là également une des fonctions de la littérature que remplit au plus haut point le grand romancier anglais, à condition bien sûr de ne pas verser dans l'optimisme béat susmentionné ?

P-S : comme d’habitude, un petit récapitulatif sur les personnages tels qu’ils sont caractérisés par Dickens, qui a le souci du détail comme peu l’ont. Nous remarquerons entre autres une sœur potelée au col de dentelle, la longueur extravagante du cache-nez de Bob Cratchit, le monstrueux col de chemise de Peter Cratchit (le fils aîné)… ainsi que quelques petites scènes de joie décrites avec le bonheur contagieux de l’auteur :
« Le bureau se trouva fermé en un clin d’œil et le commis, avec les deux bouts de son cache-nez blanc qui lui pendaient plus bas que la taille (car il ne possédait pas de pelisse), s’élança sur la pente de Cornhill derrière une file de gamins et fit avec eux une vingtaine de glissades en l’honneur de la veille de Noël. Il regagna ensuite, à bride abattue, son domicile de Camden Town, pour y jouer à colin-maillard. » (p. 50-51)

« Quelques poneys à long poil trottaient vers eux, portant sur leur dos de petits garçons qui appelaient d’autres petits garçons montés dans des cabriolets et des carrioles rustiques conduits par des fermiers. Tous ces enfants étaient de belle humeur et ils échangeaient tant de cris d’allégresse que les vastes champs s’emplissaient d’une musique joyeuse et que l’air sec et vif riait de les entendre ! » (p. 71)

« Dans la grand-rue, au coin de la cour, des ouvriers occupés à réparer les conduites de gaz avaient allumé un grand feu dans un brasero, autour duquel se pressait un groupe d’hommes et de gamins en haillons qui se chauffaient les mains et clignaient des yeux devant la flamme d’un air ravi. La pompe à eau, abandonnée à sa solitude, se figea par mauvaise humeur et transforma son trop-plein en glaçons misanthropiques. L’éclairage brillant des vitrines de magasins où les rameaux et les baies de houx craquaient à la chaleur des lampes, mettait un reflet rougeâtre sur le visage pâle des passants. Les commerces d’épicerie et de volailles étaient devenus un splendide divertissement, un spectacle fastueux avec lequel il était à peu près impossible de croire que des principes aussi ennuyeux que l’achat et la vente eussent le moindre rapport. Le Lord-Maire, dans sa forteresse de l’imposante Mansion House, donnait des ordres à ses cinquante cuisiniers et à ses cinquante sommeliers, afin que Noël fût célébré comme il se doit dans la maison d’un lord-maire ; et même le petit tailleur que le potentat avait condamné le lundi précédent à cinq shillings d’amende pour s’être montré dans les rues ivre et altéré de sang, mélangeait dans sa mansarde les ingrédients du pudding, tandis que sa maigre épouse, son bébé dans les bras, sortait pour acheter le bœuf. » (p. 48-49)