« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

vendredi 30 septembre 2016

Persuasion, de Jane Austen : de la résilience face à la solitude spirituelle

C’est un préjugé toujours persistant de voir en Jane Austen une écrivaine limitée au registre de conteuse d’histoires d’amour romantiques où tout se termine à l’avantage du couple/des couples attendu(s), préjugé dû en partie, je pense, aux innombrables adaptations cinématographiques (et télévisées) qui ont été tirées de son œuvre. La lecture de Jane Austen cependant ne se limite pas (ou ne devrait pas) au seul public féminin (qui constitue l’essentiel de son lectorat), mais est avant tout un écrivain de premier plan qui s’adresse à tous, homme ou femme. Grâce à son ironie et humour (parfois dévastateurs), son style (en apparence) simple, c’est l’un(e) des auteur(e)s les plus faciles à lire et à découvrir pour celui voulant s’initier aux livres classiques. L’intérêt de ses livres se situe surtout dans sa peinture d’un milieu humain dont elle fut l’une des observatrices les plus avisées et remarquables. Une peinture qui est toujours pertinente aujourd’hui, car les caractères qu’Austen met impitoyablement à jour dans ses livres sont des caractères universels, aisément transposables à notre époque qui sur certains aspects ne se distingue guère de l’Angleterre du XIXe siècle obsédée par l’argent, le rang social, enfermée dans ses préjugés…
Persuasion en revanche est un livre très différent des romans les plus célèbres de son auteure. On y retrouve certes son ironie, sa peinture impitoyable d’individus imbus d’eux-mêmes, indifférents aux souffrances d’autrui, mais une mélancolie liée au passage des ans et de la perte imminente de la jeunesse et de la beauté, imprègne toute son architecture. On se situe clairement dans un registre différent d’Orgueil et Préjugés ou Emma, ses deux romans les plus enjoués. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le roman se déroule durant l’automne, épousant la période de la vie de son héroïne, qui, à vingt-huit ans (un âge considéré déjà comme avancé pour l’époque), est au crépuscule de sa jeunesse.

« Quelques années plus tôt, Anne Elliot avait été très jolie, mais sa fraîcheur n’avait pas tardé à disparaître, et comme, dans tout son éclat, sa beauté n’avait guère réussi à soulever l’admiration de son père, tant la délicatesse de ses traits et la douceur de son regard émanant de ses yeux sombres juraient avec l’aspect qu’il présentait lui-même, elle ne pouvait rien lui offrir, à présent que sa jeunesse s’était fanée et son visage émacié, qui fût de nature à lui valoir sa considération. » (p. 49)

« Il ne lui était pas difficile [du point de vue de Sir Walter Elliot] en effet d’observer à quel point les autres membres de la famille et les gens de sa connaissance prenaient de l’âge : les traits d’Anne se creusaient, Mary s’empâtait ; pas un visage aux alentours qui ne se gâtât. Depuis longtemps les rapides progrès de la patte-d’oie aux tempes de Lady Russell étaient pour lui une source de vive contrariété. » (p. 50)

            Anne a rompu, huit ans plus tôt, les fiançailles auxquelles elle avait d’abord consenti, avec le capitaine (dans la marine) Frederick Wentworth, sur le conseil (ou plutôt la persuasion) de son amie Lady Russell, qui fut l’amie initialement de sa mère défunte et lui sert depuis la mort de cette dernière de figure maternelle de substitution. Bien qu’elle ne regrettera jamais son choix (justifiée d’abord par la prudence et non pas la différence de rang), Anne conservera le souvenir du capitaine durant les huit ans qui la sépareront d’une nouvelle rencontre avec son ex-fiancé. Austen, par de petits détails disséminés un peu partout dans le roman, suggère que cette période fut très dure pour son héroïne, dont la vieillesse quelque peu prématurée fut sans doute accélérée par le chagrin dont elle continua de souffrir durant cet intervalle. À la question que lui posa le capitaine Wentworth curieux de savoir si Anne ne dansait jamais (elle qui ne fait que jouer du piano exclusivement à l’intention des danseurs), sa partenaire de danse (une des demoiselles Musgrove, belles-sœurs d’Anne par le truchement de sa sœur cadette Mary, mariée à Charles Musgrove) lui répond : « Oh non ! jamais ! Elle a complètement abandonné la danse. Elle préfère jouer du piano. Elle ne se lasse jamais d’en jouer. » (p. 130)
            À cette perte de la gaieté, de l’insouciance, Anne n’est de plus pas aidée par une famille peu aimante, aux yeux de qui elle est invisible, insignifiante, au grand dam de son amie Lady Russell, la seule à constater qu’elle est la seule à avoir hérité des qualités de sa défunte mère. Persuasion s’ouvre sur un portrait féroce, et hilarant, de son père, Sir Walter Elliot, qui n’a à la bouche que les notions de rang et de baronnet, un titre dont il tire une extrême vanité. Sa seule et unique lecture, comme le note ironiquement Jane Austen, est la Liste des Baronnets, grâce auquel
« Il trouvait là de quoi meubler une heure de loisir et se consoler de l’affliction d’une autre. […] Si le reste du livre n’y parvenait pas, sa propre histoire était assurée d’éveiller en lui un intérêt qui ne se démentait jamais. […] La vanité donnait la clef du personnage de Sir Walter Elliot, vanité due aux avantages de la personne ainsi qu’à ceux du rang. […] À ses yeux, le bonheur d’être bien fait ne le cédait qu’à celui d’être baronnet, et le Sir Walter Elliot qui réunissait en lui ces dons du ciel avait, et de manière continue, droit à tout son respect et à tout son dévouement. » (p. 45-47)
Un peu plus loin, nous avons un détail savoureux de la part de l’amiral Croft, le locataire du domaine familial de Kellynch (domaine loué pour les difficultés financières dans lesquelles se trouva Sir Walter en raison de son train de vie trop dispendieux) sur le narcissisme de son propriétaire :
« Quelqu’un de très bien, tout à fait le gentleman, à n’en pas douter, mais (la regardant d’un air sérieux), j’ai tendance à croire, mademoiselle Elliot, j’ai tendance à penser que pour son âge il prend trop soin de son habillement. Il y avait des miroirs à n’en plus finir ! Seigneur ! on ne pouvait échapper à sa propre image. » (p. 198)

Cette indifférence de sa famille, en particulier son père et sa sœur aînée Elizabeth, non mariée également, se traduit par le fait que ces derniers ne prêtent jamais attention aux propos/conseils qu’Anne leur donne, persuadés qu’ils sont d’avoir raison en tout et en toutes choses. Ce mépris pour Anne se traduit par une formule sèche d’Austen pour définir le manque d’affection familiale :
« Ses avis n’avaient aucun poids ; on ne se demandait jamais si ce qu’on faisait risquait de l’incommoder ; c’était Anne, et rien de plus. » (p. 49)

Leur aveuglement les conduira à se méprendre sur deux personnages qu’ils pensent, à tort, dénués d’intention malveillante à leur égard. Le premier est Walter Elliot (désigné par M. Eliot, à ne pas confondre avec Sir Walter Elliot, le père de l’héroïne, tout comme il faut faire attention pour distinguer les innombrables personnages portant le prénom Charles dans le roman), cousin éloigné d’Anne, qui les snoba lorsqu’il fut invité à maintes reprises par Sir Walter Elliot, ce dernier ayant en  vue (à l’époque) un mariage avec sa fille aînée préférée, Elizabeth. Une dispute ancienne qui sera rapidement oubliée et pardonnée par les deux qui en furent le plus mortifiés, cédant (trop facilement en raison de leur vanité) devant l’insistance et les manières aimables de l’offenseur de jadis, dont le charme trompeur dissimule en réalité un but égoïste et un caractère des plus détestables, exposé en détail un peu plus loin dans le roman par une ancienne connaissance (la veuve Smith) avec laquelle Anne renoua.
L’aveuglement, l’incapacité à juger avec à propos le caractère d’autrui, est une constante dans l’œuvre d’Austen. Emmurés, enfermés dans leur prétendue supériorité, leur égoïsme etc., nombre de personnages chez Austen vont au devant de souffrances/humiliations/malheurs qui seraient largement évitables s’ils avaient la capacité à évaluer, à voir, à comprendre les caractères (parfois dissimulés à dessein sous une apparence charmante) humains. Elizabeth, bouffie tout comme son père d’honneur et de noblesse familiale, fait fi des conseils d’Anne qui la prévient que son amie, la veuve Clay, pourrait nourrir éventuellement l’ambition de séduire et marier leur père. À ce conseil de prudence, la réponse d’Elizabeth est sèche, excluant tout débat :
« Je suis d’un avis complètement différent, rétorqua sèchement Elizabeth. Des façons aimables peuvent rehausser la beauté d’un visage mais n’en corrigent jamais la laideur. Cela dit, comme mon intérêt dans cette affaire est beaucoup plus engagé que celui de tout autre, je considère que tu n’es vraiment pas tenue de me donner des conseils. » (p. 85)

De par le peu de considération qu’Anne rencontre dans sa famille, le lecteur comprend indirectement que l’héroïne est très isolée, seule, au sein de sa propre famille. Anne a de plus une personnalité considérée comme effacée, un peu comme Fanny dans Mansfield Park, ce qui contraste avec la personnalité plus vive, plus alerte, davantage espiègle (et réjouissante pour le lecteur) d’Elizabeth Bennet ou Emma Woodhouse. Anne reste volontiers en retrait, fait preuve d’une grande patience et bonté envers sa famille, en particulier sa sœur Mary, qui, bien que plus affectueuse que le reste de la famille, est particulièrement difficile à supporter en raison de son inlassable habitude de se plaindre de tout et n’importe quoi, en sus d’un caractère très hypocondriaque. Le départ du domaine familial, et son séjour subséquent chez sa sœur Mary, Mme Charles Musgrove, occupera tout le premier volume (sur deux) du livre. Anne s’y épanouit davantage, malgré le caractère difficile de sa sœur, grâce à sa belle-famille qui se montre bien plus bienveillante à son égard et plus réceptrice à ses capacités de jugement et de décision. Son caractère doux, mais ferme (aux dires du capitaine Wentworth, son ancien soupirant) lui attire la sympathie de tous dans la ville d’Uppercross où elle est amenée à vivre durant cet automne 1814, et permet dans le même temps un certain apaisement dans les conflits mesquins qui opposent les foyers de Charles Musgrove avec celui de ses parents, en grande partie dus au caractère difficile de sa femme Mary, prompte à attribuer tous les petits malheurs qu’elle subit sur le dos de son mari ou de ses beaux-parents.

L’intrigue principale du roman, à savoir la réconciliation progressive (et largement attendue, anticipée par le lecteur) entre le capitaine Wentworth et Anne Elliot, est certes des plus banales, conventionnelles. Mais en relisant un tel roman (avec donc la fin en tête et un souvenir, quoique fugace, des différentes péripéties importantes, telle la chute de Louisa Musgrove), on s’attache davantage aux détails, à la peinture minutieuse, extraordinairement riche et variée, qu’Austen fait de tous ses personnages. Tous sont remarquablement vivants, vrais pourrait-on dire, dans le sens où nous pouvons clairement les distinguer les uns des autres, et pouvons apprécier pleinement leur singulière individualité. Je parlerai pour finir de quelques-uns de ces personnages particulièrement réussis, mais qui restent relativement en retrait dans l’intrigue. Mme Croft, l’épouse de l’amiral du même nom, locataire du domaine de Kellynch, se caractérise par son extraordinaire dévouement, amour, pour son mari, qu’elle a suivi autour du monde lors de sa carrière d’officier, ne rechignant pas à vivre avec lui dans les divers bateaux qu’il dirigea (avec l'inconfort que cela implique). Vers la fin du roman, son mari, malade (possiblement de la goutte), se rend à Bath, là où tous les protagonistes sont également présents, durant la majeure partie du second volume. Une preuve (supplémentaire) de son amour pour son mari est évoquée au détour d’une conversation entre l’amiral et Anne, le premier étant astreint à effectuer de longues promenades pour alléger son mal :
« La pauvre [Mme Croft] est tenue par une jambe. Elle a une ampoule à un talon, grosse comme une pièce de trois shillings. » (p. 251)
Un peu plus tôt, Anne assista, à de nombreuses reprises, à leurs promenades régulières :
« Mme Croft paraissait tout vouloir partager avec lui, marcher comme si sa vie en dépendait afin de lui être utile. Anne les voyait partout où le hasard la conduisait. Lady Russell la promenait dans sa voiture presque tous les matins : elle ne manquait jamais de penser à eux, ni de les croiser. Informée comme elle l’était des sentiments qui les unissaient, ils représentaient à ses yeux une image du bonheur des plus séduisantes. Son regard s’attardait sur leur couple aussi longtemps que cela se pouvait. Elle se plaisait beaucoup à imaginer qu’elle saisissait le sujet de leur conversation, tandis qu’ils marchaient libres et heureux… » (p. 249-250).
        Un autre personnage particulièrement réussi me semble celui de Mme Smith, la veuve qui fut l’amie d’Anne lors de ses années de pensionnat et à laquelle Anne rendit visite en apprenant ses problèmes financiers et de santé. Mme Smith, qui vient de passer la trentaine, s’est retrouvée dans cette situation précaire en grande partie par la vilenie de M. Elliot, qui profita de la faiblesse et de la générosité de son mari pour l’inciter à tenir un train de vie au-dessus de ses capacités. Ruinée à la suite du décès de son mari, Mme Smith ne put espérer aucune aide de la part de l’ancien « ami » de son mari, qui fit preuve d’une « détermination à ne pas se mettre en peine dans une affaire qui ne rapportait rien » (p. 301). Infirme, diminuée, Mme Smith, dont les malheurs excèdent de loin ceux de la pauvre Mary, parvient toutefois grâce à son caractère à ne pas se laisser abattre excessivement par sa situation difficile, et fait même preuve de bonne humeur, d’espièglerie lors des visites qu’Anne lui fit régulièrement durant sa convalescence, une « belle humeur et vivacité d’esprit [qui] ne lui firent jamais défaut. » (p. 354)

            Persuasion est un livre que l’on prend plaisir à lire, et à relire. On ressent certes parfois une certaine lassitude (très modérée dans mon cas, mais qui peut être plus importante pour d'autres) devant la lenteur du récit et la pauvreté (relative) du style, mais jamais le roman ne tombe dans l’ennui. Bien que davantage mélancolique, traitant d’une jeunesse sur le point de disparaître, à l’instar du destin de son héroïne, le roman n’en conserve pas moins un certain humour, qui tient aux longues descriptions ou petits détails dont Austen a le secret pour ridiculiser à nos yeux l’égoïsme, la vanité de ses personnages, ou nous suggérer, faire ressentir, les souffrances de son héroïne. Nous avons comme à l’accoutumée avec Austen un vaste panorama de la nature humaine, peinte sous de multiples aspects et avec une grande véracité. C’est là ce qui fait la force de ce roman (et par extension de tous les romans d’Austen). La gravité de ce roman, son côté plus mature lié à ses thématiques, en fait je pense un meilleur livre que ses premiers romans, certes plus enjoués, mais qui n’ont pas (ou moins) de détails suggestifs dans lesquels le passage du temps se fait particulièrement aigu, qui rendent Persuasion à cet égard bien plus émouvant.

mercredi 31 août 2016

Les Papiers posthumes du Pickwick Club, de Charles Dickens


Quatrième de couverture (tirée d'une édition anglaise) :


The Posthumous Papers of the Pickwick Club (also known as The Pickwick Papers) is Charles Dickens's first novel. He was asked to contribute to the project as an up-and-coming writer following the success of Sketches by Boz, published in 1836 (most of Dickens' novels were issued in shilling instalments before being published as complete volumes). Dickens (still writing under the pseudonym of Boz) increasingly took over the unsuccessful monthly publication after the original illustrator Robert Seymour had committed suicide. With the introduction of Sam Weller in chapter 10, the book became the first real publishing phenomenon, with bootleg copies, theatrical performances, Sam Weller joke books, and other merchandise. After the publication, the widow of Robert Seymour claimed that the idea for the novel was originally her husband's ; however, in his preface to the 1867 edition, Dickens strenuously denied any specific input, writing that "Mr Seymour never originated or suggested an incident, a phrase, or a word, to be found in the book."
'One of my life's greatest tragedies is to have already read Pickwick Papers - I can't go back and read it for the first time' (Fernando Pessoa)
Few first novels have created as much popular excitement as The Pickwick Papers - a comic masterpiece that catapulted its twenty-four-year-old author to immediate fame. Readers were captivated by the adventures of the poet Snodgrass, the lover Tupman, the sportsman Winkle and, above all, by that quintessentially English Quixote, Mr Pickwick, and his cockney Sancho Panza, Sam Weller. From the hallowed turf of Dingley Dell Cricket Club to the unholy fracas of the Eatanswill election, via the Fleet debtors' prison, characters and incidents spring to life from Dickens's pen, to form an enduringly popular work of ebullient humour and literary invention. This edition is based on the first volume edition of 1837, and includes the original illustrations. In his introduction, Mark Wormald discusses the genesis of The Pickwick Papers and the emergence of its central characters.


        Malgré la longueur considérable de ses romans (David Copperfield fait plus de mille pages en Livre de Poche ; La Maison d’Âpre-vent et le présent livre entre 900 et 1000 en édition Pléiade, la seule par ailleurs existante…), Dickens est résolument un des auteurs les plus faciles à lire à mon avis. Parmi les grands auteurs les plus aisément accessibles, je conseillerais Dickens avec Tolstoï (en particulier Anna Karénine) et Cervantès (le Quichotte dans la traduction d’Aline Schulman aux éditions Points) pour ceux voulant s’initier aux « pavés classiques » qui sont dans le même temps extrêmement aisés à lire. Fielding rentre également dans cette catégorie mais il est beaucoup moins (et injustement) connu ici en France. Ces auteurs ont la particularité d’être des auteurs populaires, qui eurent un immense succès à leur époque, et qui je trouve n’ont pas vieilli du tout, en tout cas si nous les lisons dans des traductions de qualité, alliant de manière déconcertante simplicité et fluidité du récit sans en exclure toutefois la profondeur. J’ai remarqué par ailleurs à quel point les styles de Dickens et de Tolstoï (le russe d’ailleurs adorait Dickens et le relisait constamment) sont en fin de compte assez similaires : les deux écrivains se distinguent dans leur style par un même souci accordé aux détails (souvent même unique) sans cesse rappelés lorsqu’un personnage refait une apparition ultérieure dans le récit, permettant ainsi de l’identifier, par leur répétition, de manière quasi instantanée, et créant dans le même temps cette proximité, cette familiarité du lecteur avec les personnages, proximité indispensable pour capter et retenir l’attention de ce dernier au récit qu’il lit. Nabokov adorait cette attention scrupuleuse au détail et lorsqu’il dit que dans Anna Karénine, Tolstoï atteint le « comble de la perfection créatrice », c’est par ces détails artistiques qui abondent dans le récit et qui rend si vivants ses personnages.

             Pour revenir sur le roman qui nous intéresse, Pickwick est, comme les autres livres du romancier, un livre là aussi extrêmement aisé à lire, et bien qu’il ne soit pas le meilleur Dickens (qui sont pour moi (parmi ceux que j’ai lus) David Copperfield et La Maison d’Âpre-vent), c’est en revanche celui qui est le plus drôle, divertissant, aux innombrables situations irrésistiblement drôles et rocambolesques. La publication en feuilleton (comme tous ses romans) explique en partie la structure un peu décousue du roman, qui se présente comme une suite de péripéties que l’on pourrait, dans presque tous les cas, interpoler dans leur ordre puisque les protagonistes sont ballotés pour la plupart du temps au gré du hasard et des rencontres fortuites qu’ils y font. Des fils conducteurs toutefois sont bel et bien présents, et Pickwick est, malgré ses péripéties quelque peu indépendantes (et les innombrables récits rapportés totalement dégagés du récit et des personnages principaux) les unes envers les autres, un roman d’où une certaine unité se dégage. La poursuite de M. Jingle, l’escroc, occupera Pickwick durant de nombreux chapitres, de même que son procès absurde avec son ancienne logeuse, la veuve Mme Bardell, qui le conduira dans une prison de dettes lorsque Pickwick, davantage par principe que par incapacité financière, refuse de payer la somme qui lui est intimée. On notera au passage une dernière influence qu’a eue Dickens, et qui peut paraître plus surprenante, celle qu’il a eue sur Kafka. L’absurde procès et les « preuves produites » à l’encontre de M. Pickwick sont d’un ridicule et d’un grotesque sans pareils, à l'instar de l’interminable procès Jarndyce & Jarndyce dans La Maison d’Âpre-vent est l’exemple le plus frappant du peu d’estime que portait Dickens envers le monde juridique et dans Pickwick déjà, Dickens se livre à une critique très acerbe vis-à-vis des employés de ce monde, ne sauvant au passage que le personnage de M. Perker, l’avoué de Pickwick, tandis que dans une scène très amusante, au moment où Pickwick rencontre une dernière fois Dodson et Fogg, les avocats qui ont machiné ce procès contre lui, il ne peut résister, après s’être contenu, de les insulter :

« - Vous êtes, poursuivit M. Pickwick, reprenant le fil de son discours, vous êtes deux brigands, deux coquins, deux scélérats, deux avoués véreux, et vous faites bien la paire.
             - Allons, dit Perker intervenant, est-ce fini ?
      - Tout se ramène à cela, répliqua M. Pickwick ; ce sont des brigands, des coquins, des scélérats, des avoués véreux.
        - Voilà ! dit Perker sur le ton le plus conciliant. Mon cher monsieur, mon ami vous a dit tout ce qu’il avait à vous dire. Maintenant veuillez partir. Alors, Lowten, cette porte, est-elle ouverte ?
M. Lowten, avec un gloussement sourd, répondit affirmativement.
- Voilà, voilà… bonjour… bonjour…, allons, Messieurs, je vous prie… Monsieur Lowten, la porte ! s’écria le petit homme en poussant Dodson et Fogg, sans nulle résistance de leur part, hors de son bureau ; par ici, mes bons Messieurs… allons, je vous en prie, ne prolongeons pas cette scène… ciel… Monsieur Lowten… la porte, Monsieur… Vous ne pouvez pas faire attention à ce qu’on vous dit ?
- S’il y a une justice en Angleterre, Monsieur, dit Dodson en jetant un coup d’œil vers M. Pickwick et en mettant son chapeau, vous vous repentirez de vos paroles.
- Vous êtes deux coquins…
- Rappelez-vous, Monsieur, que cela vous coûtera cher, dit Fogg.
- Deux scélérats, deux avoués véreux, deux brigands ! dit M. Pickwick sans tenir le moindre compte des menaces qui lui étaient adressées.
- Brigands ! cria M. Pickwick, qui courut au palier, tandis que les deux avoués descendaient.
- Brigands ! hurla M. Pickwick, échappant aux mains de Lowten et de Perker, et passant la tête par la fenêtre de l’escalier.
Quand M. Pickwick rentra la tête, il avait un visage placide et souriant et, retournant d’un pas tranquille dans le bureau, il déclara qu’il s’était maintenant soulagé l’esprit d’un grand poids et qu’il se sentait parfaitement heureux et à son aise. » (p. 889)

Voici maintenant le passage magnifiquement absurde dans lequel Me Buzfuz accuse M. Pickwick d’avoir eu une liaison avec Mme Bardell et d’avoir par la suite rompu une prétendue demande en mariage, rupture pour laquelle Mme Bardell lui réclame la somme fantaisiste de 1500 livres au titre des souffrances morales qu’elle connût de par ce rejet, situation née d’un quiproquo dans lequel M. Pickwick, en fait, lui parlait de l’engagement futur d’un domestique et qui s’avèrera le second personnage prédominant du roman, et pour beaucoup de lecteurs le plus charismatique, Samuel Weller :
« Et maintenant, Messieurs, je n’ai qu’un mot à ajouter. Deux lettres ont été échangées entre les deux parties, lettres dont le défendeur a reconnu qu’elles étaient écrites de sa main, et qui, à la vérité, en disent autant que des volumes. D’ailleurs ces lettres trahissent le caractère de l’homme. Ce ne sont pas de ces épîtres loyales, ferventes, éloquentes, où l’on ne respire que le langage d’une tendre affection. Ce sont des messages hypocrites, rusés, sournois, mais heureusement bien plus concluants que s’ils avaient été rédigés dans le style le plus flamboyant, en usant des métaphores les plus poétiques… ce sont des lettres qu’il faut considérer d’un œil averti et méfiant, des lettres manifestement destinées alors, par ce Pickwick, à égarer et induire en erreur tous les tiers entre les mains desquelles elles risquaient de tomber. Permettez-moi de vous lire la première : « Restaurant Garraway, midi. Chère Madame B., Côtelettes à la sauce tomate. Bien à vous, PICKWICK. » Messieurs, que signifient ces mots ? Côtelettes à la sauce tomate ! Bien à vous, Pickwick ! Côtelettes ! Juste ciel ! A la sauce tomate ! Messieurs, a-t-on le droit de jouer avec le bonheur d’une femme sensible et confiante, par des artifices aussi transparents ? La seconde ne porte pas de date, ce qui, de soi, est déjà suspect. « Chère Madame B., je ne rentrerai que demain. Pas de diligence rapide. » Puis vient cette expression extraordinaire : « Ne vous inquiétez pas pour la bassinoire. » La bassinoire ! Voyons, Messieurs, qui s’est jamais inquiété pour une bassinoire ? Quand la paix d’esprit de quiconque, homme ou femme, a-t-elle jamais été mise en péril ou troublée par une bassinoire, qui est en soi un élément inoffensif, utile, et, j’ajouterai, Messieurs, réconfortant de l’équipement ménager ? Pourquoi Mme Bardell est-elle si ardemment implorée de ne pas se mettre en émoi au sujet de cette bassinoire, à moins qu’il ne s’agisse (ce qui est assurément le cas) d’un simple paravent pour désigner un feu secret, un simple terme de remplacement tenant lieu de quelque tendre mot, ou de quelque promesse, conformément à un système de correspondance préétabli, habilement conçu par Pickwick en vue de l’abandon qu’il préméditait, et qu’il m’est impossible d’expliquer ? Et que signifie cette allusion à une diligence rapide ? Autant que je sache, cela peut se rapporter à Pickwick lui-même, qui se comporte sans conteste comme un véhicule d’une criminelle lenteur pendant toute la durée de cette affaire, mais dont l’allure va maintenant se trouver accélérée à l’improviste, et dont les roues, Messieurs, comme il s’en apercevra à ses dépens, vont être très prochainement graissées par vos soins ! » (p. 561-562)

Dickens, avec un grand sens prémonitoire, anticipe déjà en son temps la possibilité d’accuser un individu, sur tel ou tel acte de sa vie privée, dont le sens est détourné, décontextualisé, pour le mettre en accusation en dépit du bon sens. Dickens, évidemment, comme à son habitude, force au maximum le trait pour nous faire ressentir le plus intensément possible l’absurdité de la situation et de l’argumentaire de Me Buzfuz, et Kafka s’en est probablement souvenu dans ce passage extrait du Procès que j’ai déjà cité dans le billet qui lui est consacré :
« Cette requête constituait évidemment un travail presque interminable. Sans être d'un caractère inquiet, on pouvait facilement penser qu'il serait impossible de jamais la finir. Non par paresse ou par calcul [...], mais parce que, dans l'ignorance où l'on était de la nature de l'accusation et de tous ses prolongements, il fallait se rappeler sa vie jusque dans ses moindres détails, l'exposer dans tous ses replis, la discuter sous tous ses aspects. Et quel triste travail, pour comble ! Il était peut-être bon pour occuper l'esprit affaibli d'un retraité et l'aider à passer les longs jours. Mais maintenant que K. avait besoin de recueillir toutes ses forces cérébrales pour son travail, que chaque heure passait trop vite [...], maintenant qu'il voulait jouir comme un jeune homme de ses courtes soirées et de ses brèves nuits, c'était maintenant qu'il devait se soumettre à la rédaction de cette requête. »
                Nous avons pu constater à travers ce rapprochement entre Kafka et Dickens que les accusations de superficialité souvent reprochées à Dickens peuvent certes se comprendre, mais ne sont toutefois pas justifiées. Dickens est également un farouche défenseur de la dignité humaine, dans une société où la pauvreté, la misère, la bigoterie également (en particulier dans l’épisode de la belle-mère de Sam Weller, assujettie au charlatan Stiggins, au nez rouge, qui fait écho au foyer des Jellyby dans La Maison d’Âpre-vent) font des ravages. Orwell ne s’y est pas trompé et le cite abondamment dans ses essais et s’en inspira grandement dans sa définition du concept de common decency. Alors certes, oui, les histoires et récits qui entrecoupent parfois le roman, peuvent être perçues comme surchargées de sentimentalisme, mais malgré cela, ce qui prévaut toujours, c’est le style tout en détails, magnifique, de Dickens. Voici un extrait du premier, parmi beaucoup, de ces récits indépendants, intitulé Le Conte du comédien errant :
«  Jamais je n’oublierai le spectacle repoussant qui s’offrit à mes yeux quand je me retournai. Il était habillé pour la pantomine, et arborait au complet son costume de clown. […] Son corps boursouflé sur ses jambes amaigries (dont la difformité était centuplée par son costume grotesque), ses yeux vitreux, en contraste effarant avec l’épaisse couche de fard qui lui barbouillait la figure ; la tête ainsi grotesquement parée, agitée d’un tremblement convulsif, et les longues mains décharnées, enduites de craie blanche : tout cela donnait un aspect hideux et inhumain, dont nulle description ne saurait donner une idée adéquate et dont la pensée, aujourd’hui encore, me fait frissonner. » (p. 51).
Et alors que le narrateur se rend sur son lit de mort, il pressent, toujours par de menus détails, les souffrances qu’endurèrent la femme et le fils du comédien :
« Il était couché sur un vieux lit qu’on pouvait relever contre le mur pendant la journée. Les restes en lambeaux d’un rideau à carreaux étaient tirés autour de la tête du lit pour arrêter le vent, qui pénétrait cependant dans cette pièce incommode par les nombreuses fentes de la porte et faisait voleter ce rideau à chaque instant. […] puis il m’étreignit le poignet, et me dit :
-      Ne me quittez pas – ne me quittez pas, mon vieil ami. Elle va m’assassiner ; je le sais. […] Ne la laissez pas venir près de moi, dit l’homme, en frissonnant, quand elle se pencha sur lui. Chassez-la ; je ne peux pas supporter sa présence. […] Je l’ai battue, Jem ; je l’ai battue hier, et je l’avais déjà battue plus d’une fois. Je l’ai affamée, et notre fils aussi ; et maintenant que je suis faible et sans défense, Jem, elle va m’assassiner pour se venger ; je le sais. Si vous l’aviez vue pleurer comme moi, vous le sauriez, vous aussi. Écartez-la !
Il relâcha son étreinte et retomba épuisé sur l’oreiller. Je ne savais que trop bien ce que tout cela signifiait. Si j’avais pu nourrir un seul instant le moindre doute à cet égard, un simple coup d’œil sur le visage pâle et la silhouette amaigrie de sa femme aurait suffi à expliquer ce qu’il en était. […] Elle se plaça hors du champ de son regard. Au bout de quelques secondes, il ouvrit les yeux et regarda avec inquiétude autour de lui.
-      Est-elle partie ? demanda-t-il avidement. […] Je vais vous dire une chose, Jem, dit l’homme, d’une voix sourde, c’est que justement elle m’en fait, du mal. Il y a dans ses yeux quelque chose qui met au cœur une crainte si terrible que j’en deviens fou. Toute la nuit d’hier, ses grands yeux fixes et sa figure pâle sont restés tout contre mon visage ; chaque fois que je me retournais, ils me suivaient ; et quand je m’éveillais en sursaut, je la trouvais au chevet de mon lit qui me regardait.
Il m’attira près de lui pour me dire en chuchotant d’une voix grave et inquiète :
-     Jem, ce doit être un esprit néfaste – un démon ! Chut ! Je le sais. Une femme serait morte depuis longtemps. Aucune femme n’aurait pu supporter ce qu’elle a supporté.
J’eus le cœur soulevé à la pensée de la longue série de cruautés et de négligences qui avait dû se produire pour faire une telle impression à un homme comme lui. Je ne trouvais rien à répondre ; qui aurait pu, en effet, offrir un espoir, une consolation, à l’être dégradé que j’avais devant moi ? » (p. 52-54)

    Mais ce qui est principalement la force de ce roman, c’est son humour, et l’attachement aux personnages comme toujours atypiques chez Dickens. C’est en constatant la popularité de l’apparition de Sam Weller que Dickens prit la décision de l’inclure de manière permanente dans l’histoire. Le rapprochement serait facile de lier Sam à Sancho Panza, l’écuyer du Quichotte, dans la relation de maître et valet qu’il entretient avec M. Pickwick, mais dont la cordialité et le respect mutuel les place davantage dans une relation entre égaux. Sam est bien moins poltron que l’écuyer espagnol, sa fidélité est indéfectible envers son maître et il se montre extrêmement débrouillard, s’adaptant à toutes sortes de situations et s’en tirant à chaque fois avec bon sens et sang-froid. Son caractère imperturbable est démontré en particulier dans son témoignage au cours du procès Bardell, à rebours de la panique de M. Winkle, le sportif de la bande du Pickwick Club mais qui ne l’est en fait absolument pas (entraînant des situations savoureuses et étant au centre de presque toutes les premières scènes comiques : un duel, une montée à cheval ou une partie de chasse, toutes conduisant à la catastrophe ou près de l’être, au cours desquels le pauvre homme tente tant bien que mal de sauvegarder sa réputation). Les membres accompagnant M. Pickwick vont définitivement passés au second plan, bien qu’étant toujours présents, pour laisser place aux déboires principalement de M. Pickwick mais surtout, les aventures de son valet, Sam Weller, qui seront l’objet de nombreux chapitres à part, au cours desquels il remplit diverses missions pour M. Pickwick, séduit une jolie femme de chambre, Marie, ou entre en interaction avec son père, un cocher détestant les veuves (depuis que sa seconde femme s’est infatuée de l’imposteur Stiggins) et dont les dialogues avec son fils constituent le ciment principal de l’humour du roman dans sa seconde partie. Pour ce faire, Dickens emploie toute son ingéniosité dans la création d’une langue orale particulière à ses deux personnages, qui n’en est pas moins très littéraire, et dont la récurrence de certains termes détournés contamine le lecteur par leur saveur et leur humour pour l’attacher définitivement à ces deux personnages. Sam et son père détournent à leur convenance nombre de mots savants dont la déformation est un élément irrésistible de comique. Weller père par exemple s’échine à écrire son nom « Veller » par sa propension à écrire en lettres capitales romaines, ce qui le conduit à nommer affectueusement son fils « Samivel » également. Réfléchissant, à sa manière, aux divers moyens de défense pour Pickwick (dans le cadre de son procès), il conseille à son fils de trouver un « aillibi » à son maître et n’en démordra pas jusqu’au bout malgré les tentatives de correction de son fils, mi-amusé, mi-agacé. Weller fils de même a hérité de cette extrême liberté, cette propension à se réapproprier, transformer les mots, ce que Dickens s’amuse à démultiplier pour le plaisir de son lecteur. Voici un passage où Weller père échafaude un merveilleux plan d'évasion à l'intention de son fils et de M. Pickwick :

« Nous deux, un ébéniste, on a combiné un plan pour le faire sortir. C’est un piano, Samivel, un piano ! dit M. Weller en donnant à son fils une tape dans la poitrine avec le dos de la main, tout en reculant lui-même d’un ou deux pas.
            -  Qu’est-ce que tu racontes ? dit Sam.
           -  Un piano aqeux, Samivel, répliqua M. Weller d’un air encore plus mystérieux, qu’on peut avoir en location ; c’en est un qui fait pas de musique, Sammy.
            -   Et à quoi que ça servirait ? demanda Sam. […]
       -  Y a pas de mécanique dedans, lui glissa son père à l’oreille. Il y tiendra facilement, avec son chapeau et ses chaussures, et il pourra respirer par les pieds, vu qu’ils sont creux. T’auras qu’à avoir un billet de préparé pour la Mérique. Et le gouvernement méricain, il le livrera jamais, quand il se sera aperçu qu’il a de l’argent à dépenser, Sammy. Le patron aura qu’à y rester, jusqu’à ce que la mère Bardell, elle soye morte, ou MM. Dodson et Fogg pendus (à mon avis, c’est plutôt ça qui risque d’arriver en premier, Sammy) et alors, il aura qu’à revenir  et à écrire un livre sur les Méricains qui lui paiera tous ses frais, avec du bénéf s’il leur casse assez de sucre sur le dos.
M. Weller prononça ce résumé rapide de son complot en un chuchotement fort véhément ; puis, comme s’il craignait d’affaiblir l’effet de cette communication sensationnelle en poursuivant le dialogue, il fit le salut des cochers, et disparut. » (p. 754)
        Sam n’est pas en reste vis-à-vis de son père, et se distingue principalement par sa profusion de proverbes et de maximes morales, qui ont toutefois tendance à être morbides. Voici quelques exemples :
« Voilà ; et maintenant, tout ça vous a un petit air propre et gentil, comme disait le père qu’avait coupé la tête à son petit garçon pour l’empêcher de loucher. » (p. 457) ; « Oui, on en ramasse toujours assez, Monsieur, comme disait le soldat quand on y avait infligé trois cent cinquante coups de fouet. » (p. 574) ; Non, non ; chacun à tour de rôle, comme il disait, Jack Ketch, en ficelant ses bonhommes. » ; « Je ferai mieux la prochaine fois, comme disait la petite fille qui avait noyé son frère et égorgé son grand-père. »

         Les Papiers posthumes du Pickwick Club étaient destinés au départ à être un feuilleton divertissant, avec de nombreuses scènes amusantes tirées d’activités sportives. Dickens partit sur ce synopsis, qui lui fut imposé, mais très vite, il s’en détournera. Si au début du roman, il maintient artificiellement le caractère supposément posthume du roman, résultat d’un supposé travail d’édition des notes prises par les quatre héros du Pickwick Club, Dickens abandonne rapidement cet artifice littéraire au bout d’une centaine de pages. De même, Pickwick, avec son pantalon collant, ses guêtres, et son physique gras (imposé par son éditeur qui ne concevait les personnages ridicules et bouffons que selon l’archétype du Falstaff de Shakespeare), si, au départ, était censé être ridicule, et drôle de par cet aspect (son étude prétendument savante qui le pousse à voyager dans tout le pays pour voir la vie et les mœurs humaines), et l’est effectivement au début du roman, se révèle au fur et à mesure, un héros moral, d’une infinie bienveillance, et prêt à rendre service ou venir en aide aux personnes qu’il rencontre et aux amis qu’il se fait au fil de ses aventures, bien que cela finisse parfois de manière comique à ses dépens. Son courage culmine lorsqu’il entre dans la prison de dettes pour son honneur et son obstination à combattre l’injustice. Ses affrontements avec M. Jingle, qui l’indigne lorsqu’il découvre sa scélératesse puis son procès dans l’affaire Bardell, le révèle volontaire, actif dans l’adversité et finalement héroïque.

                Pour conclure, la lecture de ce Pickwick est un pur régal, un revigorant qui enchante le lecteur, et ce quelque soit son âge. Il est dommage qu’il ne soit pas disponible dans une version poche abordable car il s’agit pour moi du meilleur Dickens pour aborder cet auteur, le plus réussi au niveau comique et plaisir de lecture. Voici un livre que j’aurais aimé découvrir enfant, et qui m’aurait sans doute enchanté davantage à cet âge, à l’instar de l’auteur G. K. Chesterton qui le préférait à tous les autres Dickens, l’ayant lu enfant et en ayant gardé un souvenir impérissable. Voici donc un livre à diffuser le plus possible et propre à enchanter le lecteur de tous âges, petits et grands.

dimanche 31 juillet 2016

Amélia, d'Henry Fielding

Quatrième de couverture :

« À la fin de l'année 1751, quand Amélia parut, Henry Fielding n'avait pas encore quarante-cinq ans. Pourtant, il était déjà sérieusement malade. Il allait mourir trois ans plus tard. Entre ses trois grands romans, Les Aventures de Joseph Andrews, Tom Jones et Amélia, à la fin de sa vie, Fielding exprimait sa prédilection pour ce dernier. "De toute ma progéniture, disait-il, Amélia est mon petit enfant préféré..." Et, peu de temps après la première édition anglaise, on pouvait lire dans la correspondance littéraire de Grimm et Diderot ce jugement qui n'est pas un mince éloge : "M. Fielding est un auteur très original, grand peintre, toujours vrai et quelquefois aussi sublime que Molière". Amélia est un roman d'un réalisme révolutionnaire pour l'époque, un véritable roman politique qui met à nu les tares d'une société, nous conduit dans ses bas-fonds, parmi ses escrocs, ses consciences à vendre et à acheter, ses prostituées et ses honnêtes intermédiaires en tout genre, avec une hardiesse qui annonce Dickens comme Balzac, ou Les Misérables. Amélia, c'est la gageure du roman d'amour après le mariage des protagonistes, la tentative d'embrasser les événements échelonnés sur une dizaine d'années, de faire vivre tout le centre de Londres avec des mascarades, les oratorios de M. Haendel, les plaisirs du Vauxhall ou du Ranelagh. C'est la vue nouvelle sur le monde qui est celle, par exemple, du Neveu de Rameau, avec le maniement de l'appareil judiciaire de l'époque, celui de l'administration, la vie dans les prisons, dans les geôles des baillis comme à l'armée, toute l'échelle des pourboires indispensables, la corruption générale, bref, le rôle souverain de l'argent dans l'Angleterre d'après la révolution de 1688. Amélia a des côtés âpres, douloureux. La satire s'y fait cruelle et impitoyable. Mais en même temps, c'est une belle histoire d'amour, grave, tendre, bref sentimentale. » Pierre Daix Anne Villelaur


En ouvrant Amélia, on s’attend plus ou moins à un roman dans la même veine que Tom Jones, le roman le plus consacré et célèbre de Fielding. À savoir une peinture des mœurs très aigüe, satirique mais surtout et avant tout très comique.
Malgré le ton résolument léger, comique de Tom Jones, ce dernier n’en était pas moins un des livres les plus riches dans la caractérisation des personnages, que Fielding peint avec une justesse et précision qui n’ont pas d’égal parmi ses successeurs anglais, même parmi Austen ou Dickens par exemple. Seule George Eliot je pense est parvenue à rivaliser avec Fielding dans cette capacité de caractérisation des personnages, mais l’ampleur de la première est moindre par rapport à son illustre prédécesseur en raison de la taille de leurs livres respectifs, à l’exception notable de Middlemarch. Fielding attirait lui-même l’attention de son lecteur sur cette minutie dans la peinture de caractère dont l’extrême précision pouvait échapper au lecteur inattentif,  dans cette citation de Tom Jones :
« Un autre avertissement que nous voudrions te donner, mon brave reptile, c’est de ne pas trouver une trop grande ressemblance entre certains personnages ici présentés ; comme, par exemple, entre l’hôtesse qui paraît dans le septième livre et celle du neuvième. Il faut que tu saches, ami, qu’il y a certaines caractéristiques communes à la plupart des individus de chaque profession ou occupation. Être capable de conserver ces caractéristiques et en même temps d’en diversifier les effets, c’est l’un des talents du bon écrivain. Noter la subtile distinction qui existe entre deux personnes animées du même vice ou de la même folie en est encore un autre ; et comme ce talent ne se trouve que chez très peu d’auteurs, il est aussi peu de lecteurs à savoir le discerner véritablement ; encore qu’à mon avis, les lecteurs qui sont capables d’en faire l’observation y trouvent un extrême plaisir. » (p. 561)

Voici l’un des innombrables personnages secondaires du présent roman, décrit tout en nuances, par Fielding :
« Quoique nous eussions fait tous nos efforts pour plaire au recteur, nous vîmes bientôt qu’il était impossible d’y parvenir. Pour vous peindre rapidement ce personnage, c’était le mortel le plus grincheux qu’il y eût au monde. Quoique au fond il fût bon et très pieux, sa mauvaise humeur rendait sa compagnie si insupportable que rien ne pouvait compenser cela. Si son déjeuner n’était pas prêt à la minute, si la viande était trop cuite ou trop saignante, bref, si la moindre chose n’était pas exactement à son goût, c’en était assez pour le mettre en colère tout le reste du jour, de sorte qu’on ne le voyait presque jamais vingt-quatre heures de bonne humeur. » (p. 481)

On pourrait croire que Fielding en resterait là, mais un peu plus loin, il montre au lecteur un autre trait de caractère d’un personnage qui semble foncièrement antipathique au vu de la description qui vient d’en être faite :
« […] le recteur avait prêté dix livres à mon mari pour payer ses dettes dans le village. En effet, malgré toute son irritabilité, cet homme était bon, généreux et avait tant de bonnes qualités que, quand je le connus bien, je déplorais qu’il eût aussi bien pour lui que pour moi, un tel caractère. » (p. 482-3)

Tom Jones se caractérise principalement par sa verve comique, bien que la peinture du monde y soit déjà quelque peu âpre, désenchantée. Les héros vertueux que sont Tom, Sophie et Allworthy, sont entourés presqu’exclusivement de personnages plus ou moins corrompus et/ou détestables, de Blifil, le plus perfide de tous, aux innombrables personnages secondaires qui méprisent ou abusent de nos héros, obnubilés principalement par l’argent ou leurs préjugés sur le rang social. Impossible évidemment de ne pas penser au Don Quichotte de Cervantès, dont Fielding fut un grand admirateur : on perçoit généralement le plus célèbre roman espagnol comme une parodie des romans de chevalerie, un livre principalement comique, alors qu’il s’agit surtout d’une dénonciation crue d’un monde qui a abandonné toute vertu, tout idéal, au profit des petits intérêts mesquins et pécuniaires devenus la seule préoccupation des gens, qui ridiculisent dans le même temps les rêveurs, idéalistes de tous genres. En dehors donc de ces aspects comiques, Don Quichotte est avant tout un livre grave, sur la solitude des porteurs d’idéal, des rêveurs, dont le combat pour un monde plus juste, plus vertueux, est tourné en ridicule, moqué, par le monde qui les entoure.
La même réflexion je trouve peut être appliquée à Fielding. Ce dernier jouit principalement d’une réputation d’auteur comique, certes satirique sur la société de son temps mais qui n’en garderait pas moins espoir en l’homme et le monde, à l’image des happy ends qui sont de rigueur dans presque tous les romans anglais des 18e et 19e siècles et qui donnent parfois l’impression que ces romans se ressemblent tous plus ou moins. Dans Amélia également, le happy end est, sans surprise, au rendez-vous, mais ce qui le différencie foncièrement de Tom Jones, c’est le ton du roman qui est, quoique conservant un certain aspect comique à de nombreux endroits, bien plus pessimiste, désabusé sur le monde qu’il dépeint.
Fielding fut on peut le dire un Don Quichotte dans sa vie. En sa qualité de juge, il voulait éradiquer la criminalité, le vice, qui gangrenaient le comté dans lequel il officiait. Il voulait également, à travers ses romans, montrer et inciter ses compatriotes à corriger les vices innombrables dont il fut témoin sa vie durant, que son expérience de juge a permis de voir au plus près. C’est dans ce contexte de « luttes gigantesques » qu’il écrira Amélia. Fielding y mettra, disent les traducteurs dans leur préface, « toute sa foi, mais aussi une certaine amertume née du sentiment de son impuissance ». Car, en dépit du happy end miraculeux qui conclura le roman, c’est bien un pessimisme bien plus prégnant que dans Tom Jones qui caractérise Amélia, comme le disent les traducteurs :
« Le ton a définitivement changé. Tom Jones baigne dans une atmosphère de comédie, Amélia côtoie sans cesse le drame. La comédie n’en est pas absente, mais le ton s’y faut souvent âpre et bien des scènes sont tragiques. »
          Dans Le Rideau, Milan Kundera voit l’originalité de Fielding dans les « observations inattendues, les situations surprenantes qu’il créait ». Brossant en détail le portrait du couple Trent et la totale marchandisation de leur propre être à laquelle ils ont abouti, Fielding a conscience que la monstruosité du couple puisse paraître invraisemblable, d’où la minutie avec laquelle il peint l’évolution de leur caractère, depuis l’enfance du capitaine Trent à la marchandisation cynique de sa femme pour entretenir son coûteux train de vie, dans une « espèce de préface, que nous avons jugée nécessaire pour présenter une sorte de gens dont quelques-uns de mes compatriotes et de mes lecteurs des collèges pourraient peut-être mettre en doute l’existence » (p. 747).

Les malheurs successifs qui s’abattent sur le couple héroïque, les manipulations/trahisons dont ils sont l’objet, donnent au final une vision du monde très pessimiste, très désenchantée. Un personnage qui se présentera comme l’un des meilleurs amis de Booth, et qui l’est sincèrement au début de leur amitié, deviendra l’un de ses antagonistes les plus féroces lorsqu’il se sentira attiré physiquement par Amélia et mettra tout en œuvre pour la posséder, tout en continuant de feindre d’être son ami qu’il considère désormais comme un rival à écarter, à l’image de la trahison de Protée vis-à-vis de Valentin dans Les Deux Gentilshommes de Vérone de Shakespeare. Voici comment Fielding explique ce revirement avec sa compréhension minutieuse de l’homme qui le caractérise :
« […] de toutes les passions, il n’y en a point dont nous devions nous garder davantage que de celle qu’on appelle généralement l’amour. Il n’en est point qui nous présente, surtout dans l’âge turbulent de la jeunesse, des tentations si douces, si fortes et presque irrésistibles. Aucune n’a jamais produit dans la vie privée tant de tragédies fatales et lamentables ; et, ce qu’il y a de pis, il n’en est point dont le poison gagne et affecte si aisément le cœur. L’ambition ne produit guère de maux que quand elle est logée dans un cœur cruel et sauvage. L’avarice fleurit rarement ailleurs que dans le sol le plus stérile et le plus pauvre ; au contraire, l’amour s’insinue d’ordinaire dans les cœurs les plus riches et les plus nobles ; et, si l’on n’a pas le plus grand soin d’y veiller, de l’élaguer, de le cultiver et d’en arracher les mauvaises herbes, qui ne naissent que trop souvent autour de lui, il étend ses branches en désordre comme à l’état sauvage, et, loin de produire rien de désirable, il étouffe et tue tout ce qu’il y a de bon et de noble dans le cœur où il règne en souverain. Pour finir l’allégorie, la tendresse et le bon naturel, la bravoure, la générosité et toutes les vertus en général ne sont souvent que les instruments dont on se sert pour se soumettre aux desseins les plus pernicieux de ce tyran qui subjugue tout. » (p. 400-1)

D’autres personnages, plus secondaires, feindront de même d’être les amis du couple pour mieux les tromper. Mis à part le modeste Atkinson, frère de lait d’Amélia puis domestique de Booth avant de devenir sergent, et le docteur Harrison, sorte d’équivalent du Allworthy de Tom Jones, tous les autres personnages sont, à un degré plus ou moindre, corrompus. Une corruption telle que, devant les malheurs innombrables qui s’abattent sur eux, les héros, parfois, sont tentés de se laisser gagner par le désespoir :
« Toute ma philosophie est à bout quand je songe que mes enfants vont avoir affaire à un monde cruel, dur et insensible, et devoir lutter contre les vagues de la fortune qui ont submergé leur père… »

« Ô mes enfants ! mes chers enfants ! Pardonnez-moi, mes pauvres petits. Pardonnez-moi de vous avoir mis dans un monde tel que celui-ci. Vous êtes perdus… mes enfants, perdus… »
Tout Amélia baigne dans l’incertitude née de la cruauté du monde couplée au changement potentiel de l’homme, même vertueux à l’origine, qui peut à tout instant se laisser dominer par ses passions ou se laisser transformer par l'espérance ou le gain d'une richesse soudaine. Booth lui-même, dans un moment d’abandon, trahit sa femme qu’il idolâtre tant, et aura une liaison avec Miss Matthews, qu’il regrettera cependant rapidement par la suite. Son penchant pour le jeu, qu’il tente de réfréner, aura également de graves conséquences pour son foyer, l’amenant au bord de la misère. Amélia, en apprenant cette infidélité, se mettra à douter, le temps d’un instant, d’un mari qu’elle croyait alors irréprochable. De même, le couple Booth doutera un moment du docteur d’Harrison lorsqu’il apprend que ce dernier a fait arrêter Booth sur un malentendu semblable à l’expulsion de Tom Jones par Allworthy.
L’argent surtout est au cœur de la corruption des caractères humains, et Fielding nous  donne une telle profusion d’exemples que l’effet créé sur le lecteur est un profond pessimisme, cynisme vis-à-vis des relations humaines : l’accaparement frauduleux d’un testament par la sœur d’Amélia, un père retourné contre sa propre fille par sa seconde épouse malveillante (l’histoire du père de Mrs Bennet), Mr Bennet floué par les filles de son protecteur décédé, « l’ami » d’Harrison qui abuse de sa générosité, Mrs James qui se montre distante envers Amélia depuis son riche mariage etc. Fielding nous fait le portrait profondément désenchanté d’une société accaparée par l’argent, son intérêt personnel, l’assouvissement de ses passions, où la vertu et le mérite personnel sont raillés et ignorés, où les vertueux sont escroqués, maltraités sans ménagement.
L’envie, la haine de ce qui est supérieur, vices que Fielding met en lumière avec crudité, achève de brosser un portrait sans concession d’une humanité mesquine, envieuse, jalouse des succès d’autrui, prête à tout moment à commettre des actes de cruauté. C’est l’exemple de la tante de Mrs Bennet, une femme qui faute de beauté, tente de tirer vanité de son savoir, qui est toutefois creux, superficiel, et bien inférieur à celui de sa nièce, ce qui attisera sa haine envers cette dernière après son mariage :
« Le premier chagrin qui nous échut après notre mariage nous vint de ma tante. Il était fort désagréable pour nous de vivre sous le nez d’une si proche parente, qui, loin de se reconnaître pour telle, nous jouait au contraire tous les mauvais tours qu’elle pouvait. Elle forma un parti contre nous dans la paroisse, ce qui est toujours assez facile, parmi les gens du commun, contre des gens qui leur sont en même temps supérieurs par le rang et inférieurs par la fortune. » (p. 480-481)

 L’achat d’un carrosse, de même, eut des conséquences désastreuses pour Booth, attisant l’envie et la jalousie de son voisinage et amenant sa ruine complète :
« L’achat de ce vieux carrosse a eu des suites inimaginables. Auparavant, ma femme et moi, nous ne nous étions guère distingués des autres fermiers et de leurs femmes, ni par l’habillement, ni par nos façons de vivre. Ils nous traitaient comme leurs égaux. Mais alors ils commencèrent à nous prendre pour des gens qui voulaient s’élever au-dessus d’eux et se mirent à nous envier, à nous haïr et à nous déclarer la guerre. Les petits gentilshommes du voisinage prirent ombrage de voir un pauvre fermier devenir leur égal dans les choses où ils placent toute leur dignité. Ne doutant pas que je l’eusse fait, moi aussi, par ostentation, ils commencèrent à me haïr et à se moquer de mon équipage […] nous ne fîmes que rire pendant longtemps [de ces commérages], Amélia et moi, mais à la fin, nous ressentîmes les effets pernicieux de l’envie, laquelle conduit plutôt à des événements tragiques que comiques. Mes voisins se liguèrent alors contre moi […] Tout ce que j’achetais, il me fallait le payer plus cher. Et ce que je vendais, j’étais obligé de le donner à meilleur marché que les autres. Bref, ils s’étaient donné le mot et, tandis que tous les jours ils se livraient impunément sur mes terres à une violation de propriété, si par hasard quelques-uns de mes bestiaux s’échappaient dans leurs champs, j’étais aussitôt forcé de soutenir un procès contre eux ou de leur payer le dommage au quadruple. […] tout cela ne pouvait se terminer que par ma ruine complète […] je me trouvai au bout de quatre ans endetté de près de trois cent livres sterling […] afin d’éviter la prison, je fus forcé de quitter le pays avec tout ce que j’ai de plus cher au monde, ma femme et ma pauvre petite famille. » (p. 269-271)

             Fielding maîtrise à la perfection son récit, du début jusqu’à la fin. Outre le caractère très oral de son récit, dans laquelle un personnage raconte son passé à un autre, à la manière de Cervantès, Fielding n’hésite pas dans la partie narrative à revenir en arrière pour expliquer un événement étrange survenant dans la vie des personnages. Il use souvent de ce procédé dans laquelle une situation incongrue se déroule devant le lecteur, avant de l’expliquer en détail par un retour en arrière expliquant l’événement étrange en question. C’est ce que Fielding dit dans la conclusion d’un des nombreux chapitres servant à expliquer minutieusement les motivations des personnages et la suite des événements antérieurs ayant conduit à la situation étrange rencontrée au chapitre précédent :
« Voilà pour les différents événements dont nous avons cru qu’il était nécessaire que le lecteur fût informé ; car, outre qu’ils contribuent beaucoup à donner une parfaite intelligence de toute l’histoire, il n’y a point d’exercice de l’esprit qui soit plus agréable à tout lecteur intelligent que de suivre les petits chaînons presque imperceptibles de chaque chaîne des événements qui produisent toutes les grandes actions de la vie. Nous allons donc poursuivre notre histoire au chapitre suivant. » (p. 786)

             Si l’on excepte donc le happy end qui semble beaucoup trop forcé à mon goût, voilà un roman quasi parfait, l’un des meilleurs que j’aie lus cette année. Le charme de Fielding repose sur cette profusion de détails que l’auteur, en fin analyste de l’homme, nous sert avec générosité 800 pages durant. Comme le dit Kundera, Fielding nous dévoile, par cette peinture des mœurs très approfondie, des aspects nouveaux de l’existence, et c’est en cela que constitue son principal mérite. Pour ne rien gâcher, cela nous est servi dans un style très clair, l’un des plus aisés qu'il soit donné de lire, qui n’exclue pas la profondeur du propos. Le comique est certes toujours présent, mais bien moins que dans Tom Jones. La satire se fait plus virulente, le monde dépeint est bien plus sombre que dans son précédent roman. Les héros s’en sortent certes, mais l’on peine à voir dans leur fin heureuse un motif d’espoir dans un monde où la vertu morale, les gens de bien sont sans cesse piétinés, exploités par une population en majorité égoïste, obnubilée par leur argent ou leurs pulsions.

vendredi 15 juillet 2016

Scènes de la vie du clergé, de George Eliot

Quatrième de couverture :

« C'est en 1858 que paraissent les Scènes de la vie du clergé, acte de naissance de la plus grande romancière anglaise du XIXème siècle. Bien plus que les figures de pasteurs présentées par ces trois récits, compte la peinture attendrie et comique, mais aussi cruelle, d'une société provinciale aux prises avec les bouleversements, dans la vie quotidienne et les mentalités, apportés à l'Angleterre par les suites de la révolution industrielle. Pour George Eliot, en effet, l'observation des êtres, aussi minutieuse soit-elle, ne se conçoit qu'intégrée dans une vue d'ensemble des groupes sociaux auxquels ils appartiennent. D'où le choix qu'elle fait, dès cette première œuvre, de peindre des "héros" qui fassent partie de l'humanité moyenne - vision esthétique où se combinent d'ailleurs sens chrétien et sens démocratique - et en soient pleinement représentatifs. Scènes de la vie du clergé, ou l'entrée en douceur du réalisme dans la fiction anglaise. » Jean Gattégno


Voici les trois nouvelles composant ce recueil :

1) Les Tribulations du révérend Amos Barto.
2) Le Roman d’amour de Mr. Gilfil.
3) La Repentance de Janet.


Les trois nouvelles composant ce recueil sont loin d’être les œuvres mineures auxquelles je m’attendais en l’ouvrant, considérant qu’il s’agit de la première œuvre littéraire publiée par son auteure. Pourtant, chaque récit démarre de manière plutôt laborieuse, Eliot ayant décidément du mal à plonger immédiatement son lecteur dans le vif du sujet, comme ce fut le cas notamment avec Silas Marner. Une dizaine de pages s’écoule en introduction avant que nous puissions réellement faire connaissance avec les héros de la nouvelle concernée, et en particulier dans le cas de La Repentance de Janet, où l’héroïne de la nouvelle, Janet Dempster ainsi que le révérend Edgar Tryan ne nous sont présentés que tardivement dans leur vie quotidienne et intérieure. Mais cela ne veut cependant pas dire que ces premières pages sont ratées du fait du manque d’entrain ou de talent de l’auteure. Dans les premières pages, Eliot adopte un schéma assez récurrent dans sa narration consistant à nous présenter ses futurs héros par le regard rempli de préjugés que leur porte la communauté à laquelle ils appartiennent, comme pour nous montrer à quel point les commérages sont éloignés de la vie réelle et inconnue que mènent certaines personnes aux yeux des autres, emprisonnés dans leurs préjugés, leurs jugements péremptoires infondés, leurs erreurs d’appréciation du fait de leur étroitesse d’esprit. Et tout l’art de George Eliot est de nous détromper sur nos conceptions erronées vis-à-vis des autres, de nous montrer la vie intérieure et complexe de personnes dont nous ne connaîtrions pas les épreuves, les souffrances sans l’intermédiaire de l’art littéraire nous dévoilant des aspects cachés et insoupçonnés de l’existence.
« Les distinctions subtiles sont embarrassantes. Il est plus facile de dire qu’une chose est noire que de discerner les nuances particulières de brun, de bleu ou de vert qui lui appartiennent en réalité. N’est-il pas bien plus aisé de déclarer que notre voisin n’est bon à rien, que de rechercher les circonstances qui modifieraient cette opinion ? » (p. 51)

« […] mon seul mérite consiste dans la véracité avec laquelle je vous raconte l’humble histoire d’hommes très ordinaires. Je désire exciter votre sympathie pour des peines communes, vous faire répandre des larmes sur une douleur réelle ; sur une douleur telle qu’il peut s’en trouver à votre porte, une douleur qui n’est enveloppée ni de haillons, ni de velours, mais d’un costume très décent. » (p. 75)

Le révérend Barton est ainsi l’objet de rumeurs malveillantes lorsqu’une comtesse s’installa dans son foyer familial aux côtés de sa femme Amelia ou « Milly ». La communauté, voyant la situation d’un œil superficiel, en tire la conclusion rapide que la comtesse est la maîtresse du révérend et les commérages à son égard se multiplient. Le révérend Gilfil est un vieux célibataire dont personne ne soupçonne qu’il vécût une intense histoire d’amour bien que non réciproque, qui se termina sur une tragédie. Et le révérend Tryan est perçu comme un hypocrite, un charlatan par le seul fait qu’il appartienne à une église dissidente, les évangélistes, alors que ceux lui portant ce dur jugement ne l’ont jamais rencontré, n’ont jamais fait sa connaissance. Ce sera le cas également de Janet Dempster, qui sera surprise en le rencontrant fortuitement, de voir à quel point il diffère de l’image qu’elle s’était faite de lui :
« Elle resta et fut obligée d’entendre ce que disait Mr. Tryan. Il fut interrompu par un violent accès de toux de la malade.
« C’est bien pénible, n’est-ce pas ? dit-il quand Sally fut calmée. Cependant Dieu semble vous aider admirablement à le supporter. Priez pour moi, Sally, pour que je puisse avoir aussi de la force quand viendra la grande souffrance. C’est une de mes pires faiblesses que de redouter la douleur corporelle ; et je pense que le temps n’est pas éloigné où j’aurai aussi à supporter ce que vous éprouvez. Mais je vous ai fatiguée. Nous avons assez parlé. Au revoir. »
Janet fut surprise et oublia sa résolution de ne pas rencontrer Mr. Tryan ; l’accent et les paroles étaient si différents de ce qu’elle attendait. Il n’y avait rien de l’onction de satisfaction personnelle du professeur criant ou exhortant, ou expliquant pour l’avantage de l’auditeur : mais une simple demande d’aide, un aveu de faiblesse. Mr. Tryan avait donc ses chagrins profondément sentis ? Mr. Tryan aussi, comme elle-même, savait ce que c’était que de trembler d’avance pour une épreuve – de frissonner devant un fardeau plus lourd qu’on ne se sentait la force de le supporter ?
Le plus bel acte de vertu n’aurait pu attirer le bon vouloir de Janet en faveur de Mr. Tryan autant que cette communauté de souffrance, et cette pensée bienveillante était dans ses yeux lorsque le pasteur parut dans le corridor, pâle, fatigué et oppressé. La vue de Janet, se tenant là debout, avec cette complète inconscience de soi qui est le propre d’une impression vive et nouvelle, le fit tressaillir. Il s’arrêta un moment ; leurs yeux se rencontrèrent, et ils se regardèrent gravement pendant quelques instants. Puis ils se saluèrent, et Mr. Tryan sortit.
Il y a une puissance dans le regard direct d’une âme sincère et aimante, qui fait plus pour dissiper les préjugés et enflammer la charité que les arguments les plus étudiés. L’exposition la plus complète de la doctrine de Mr. Tryan n’avait pas suffi à convaincre Janet qu’il n’avait pas une indulgence odieuse pour lui-même, en se croyant particulièrement un enfant de Dieu ; mais un seul regard direct et plein de souffrance éloigna d’elle cette impression pour toujours ». (p. 339-340)

            Malgré l’omniprésence du religieux dans ses écrits, George Eliot n’était pas une pratiquante dévote, et elle en vint rapidement à perdre la foi au profit d’une foi personnelle qu’elle ne cesse d’exprimer dans tous ses écrits, mettant l’accent sur le devoir, la compassion pour atténuer un monde empli de souffrances. Elle ne glorifie pas les pasteurs héroïques qui peuplent son univers en raison d’une obséquiosité quelconque envers leur fonction, mais pour leur chaleur humaine, leur courage à remplir leur devoir envers leur entourage et à se montrer compréhensif, compatissant envers les autres personnes qui les entourent. Peu importe donc qu’ils soient dissidents, comme l’est Mr. Tryan, évangéliste, ou Dinah Morris dans Adam Bède, moquée régulièrement pour son appartenance à l’église méthodiste. Eliot ne se soucie pas d’une étiquette, d’une fonction, d’une appartenance à une quelconque mouvance religieuse. Ce qui lui importe, c’est l’être humain, l’individu, ses qualités morales, son courage face aux dures épreuves de la vie et non un quelconque rang, prestige, fortune etc.
Les héros de ces nouvelles peuvent à première vue apparaître comme des saints, de par leur grande bonté, mais Eliot évite le cliché de la personne sainte en montrant également leurs faiblesses, leurs doutes. Amos Barton est ainsi inapproprié à sa fonction de par son caractère, qu’Eliot nous décrit avec son souci constant de précision et de complexification :
« Nous lisons, il est vrai, que les murs de Jéricho tombèrent au son des trompettes ; mais nous ne trouvons nulle part que ces trompettes fussent enrouées et faibles. Sans aucun doute elles éclatèrent en sons clairs et puissants, pour ébranler le mortier et les briques. Le débit oratoire du révérend Amos ressemblait plutôt à une trompe de chemin de fer belge, excellent dans l’intention, mais incapable de la réaliser de façon adéquate. Il trouvait rarement la note juste, que ce fût pour les conseils privés ou les exhortations publiques, et s’en irritait quelque peu. Car, bien qu’Amos se crût fort, il ne se sentait pas fort. La nature lui avait accordé une opinion, mais non la sensation correspondante. […] Une chandelle de suif est une excellente chose dans un chandelier de cuisine […] ce n’est que lorsque vous l’introduisez au salon, qu’elle paraît commune, faible et sans clarté. Malheur au digne homme qui, ainsi que la chandelle, se trouve dans une place au-dessus de son mérite ! Il n’y a que les esprits larges qui soient capables de l’apprécier et d’avoir pitié de lui, qui puissent discerner et aimer la sincérité de ses intentions, au milieu de la faiblesse de ses facultés. » (p. 33-34)

Le style d’Eliot est déjà je trouve étonnamment mature, très abouti, pour de premiers écrits. Nous retrouvons déjà les longues analyses du narrateur sur les états d’âme/descriptions de ses personnages, une clarté d’expression renforcée encore par des associations/métaphores imagées, poétiques, servant de comparaison, d’exemple, pour clarifier encore davantage le propos de l’auteur aux yeux du lecteur. Décrivant dans le passage suivant la lutte de Janet pour ne pas retomber dans l’alcoolisme consécutif en partie aux maltraitances physiques qui lui a fait subir son mari, Eliot écrit :

« Et elle avait besoin de ces secours secondaires, car sa lutte avec son passé n’était pas toujours facile. Les fortes émotions qui donnent à la vie d’un être humain une nouvelle direction remportent la victoire de la même manière que la mer ; quoique les eaux avancent avec certitude, souvent, après une vague plus puissante que d’habitude, elles semblent reculer, comme pour perdre tout le terrain qu’elles avaient gagné. Janet montrait la grande force de son esprit en prenant toutes les précautions possibles contre la tentation. Sa mère ne la quittait plus […] Janet lui donna à garder toutes les clefs dangereuses, la priant de les tenir dans quelque endroit secret. Toutes les fois que l’abattement et son désir trop connu la menaçaient, elle cherchait un refuge dans ce qui avait toujours été sa plus pure jouissance : elle visitait quelqu’un de ses voisins pauvres, leur portait quelque secours, s’approchait d’un lit de malade, réjouissait de ses sourires l’un des logis familiers de l’une ou l’autre des sombres ruelles. » (p. 408-409)

Voici un autre exemple de la prose tout en nuances et images d’Eliot :
« La mère se renversa dans son fauteuil lorsque Janet fut partie et tomba dans une rêverie douloureuse. Quand notre vie est une épreuve continuelle, les moments de répits semblent ne faire que substituer le poids de l’appréhension à celui de la souffrance habituelle ; le rideau de nuages semble ne se diviser un instant que pour que nous puissions mesurer son horrible épaisseur pendant qu’il s’abaisse, noir et menaçant, après cet éclat passager. Les gouttes d’eau qui, dans le désert, humectent les lèvres desséchées, ne font que rendre la soif plus vive. Janet a l’air gai maintenant ; mais quelle scène de malheur va-t-il arriver ? Elle est trop semblable aux fleurs de cistes du petit jardin devant la fenêtre, dont peut-être, avec l’ombre du soir, les pétales au blanc délicat et au noir brillant seront foulés aux pieds dans la poussière de la route. Après le coucher du soleil, Janet sera là, peut-être, irritée, désespérée, sanglotant sur ses chagrins avec une colère égoïste et le sauvage désir d’être morte. […] Certainement l’amour éternel, auquel elle croyait au milieu de toute la tristesse de son sort, ne laisserait pas son enfant errer de plus en plus loin dans le désert, jusqu’à ce qu’il n’y eût pas de retour – l’enfant si aimable, si compatissante, si bonne, jusqu’au moment où elle avait été poussée à mal faire par les plus amers chagrins de la femme mariée ! Mrs. Raynor avait sa foi et ses convicions spirituelles, quoiqu’elle ne fût point évangéliste et ne connût rien du zèle dogmatique. […] Toutefois elle lisait sa Bible avec zèle et pensait y trouver de divines leçons – et y apprendre à supporter sa croix avec douceur et à être miséricordieuse. […] Elle essayait d’avoir espoir et confiance, quoiqu’il fût difficile de croire que l’avenir pût produire autre chose que ce qui avait été semé sous ses yeux. Mais il y a toujours des semences déposées en silence et sans que nous le voyions, et partout viennent des fleurs inattendues. Nous récoltons où nous avons semé, mais la Nature a un amour qui dépasse notre justice, et elle nous donne de l’ombre, des fleurs et des fruits qui naissent sans que nous ayons rien planté. » (p. 292-293)

Remarquons pour finir que George Eliot est souvent classée parmi les écrivains réalistes, une étiquette je trouve beaucoup trop restrictive de son talent artistique remarquable. Eliot ne cesse d’écrire à partir du souvenir qu’elle eût des villes provinciales de son enfance et non à partir de faits historiques, objectifs, dénués de tout imaginaire. Le monde qu’elle créé ainsi est loin d’être réductible à un courant réaliste, et Eliot créé véritablement un monde bien à elle dans ses romans, et toute volonté de voir dans ses romans une trace d’une Angleterre disparue, de la société victorienne etc. ne fait pas justice au talent artistique qu’elle nous démontre dans ses livres, où c’est bien un monde créé à partir de l’imagination de sa romancière (un «conte de fées» dirait Nabokov) qui nous est proposé et non une description à caractère et valeur historique d’une époque.
« Plus d’un quart de siècle s’est écoulé depuis lors, et dans cet intervalle Milby a progressé aussi rapidement qu’aucune autre petite ville des domaines de sa Majesté. Maintenant elle possède une belle station de chemin de fer, où le voyageur de Londres assoupi peut regarder par la portière à la brillante lueur du gaz, et voir des pères et des maris parfaitement sobres descendre des wagons avec leurs sacs de voyage, après avoir fait leurs affaires de la journée dans la capitale du comté. […] Bref Milby est maintenant une ville élégante, morale et éclairée […]. Mais, je vous en prie, lecteur, éloignez de votre esprit toutes les idées élégantes et raffinées qui s’associent à cet état avancé, et reportez votre imagination au temps où Milby n’avait point de reverbères à gaz ; où la diligence arrivait couverte de poussière et de boue à la porte du Lion-Rouge […] Si à cette époque vous étiez passé à Milby, dans la diligence, vous n’auriez eu aucune idée de l’importance des gens qui y demeuraient, et de celle qu’ils accordaient au rang. C’était une ville irrégulière, avec une forte odeur de tannerie dans une rue et un grand bruit de métiers dans une autre ; et même dans Friar’s Gate, le centre aristocratique, les maisons n’auraient point offert un caractère bien important. » (p. 249-251)

Ses romans sont donc autant des romans réalistes (ou historiques) d’une époque donnée, que les romans de Balzac ou de Proust, dont Baudelaire et Nabokov respectivement disaient qu’ils n’avaient aucune autre intention que de décrire un monde fictif bien à eux, et que toute lecture tentant d’y voir un document historique d’une époque serait bien mal rendre justice à la valeur artistique de leurs œuvres, qui fut comme tout bon artiste leur unique préoccupation…

Je terminerai ce billet par quelques extraits qui ont retenu mon attention dans ce recueil…
« Notre vie de tous les jours n’est qu’une manière de nous cacher l’un l’autre derrière un écran de paroles et d’actions vulgaires, et ceux qui s’asseyent avec nous au même foyer sont quelquefois les plus éloignés des profondeurs intimes de notre âme remplie de mal caché et de bons sentiments inactifs. » (p. 362)

« Lorsque Janet s’assit en frissonnant sur le seuil de cette porte qui venait de se fermer sur le passé de sa vie et laissait l’avenir sombre et incertain comme la nuit qui l’enveloppait, les scènes de son enfance, de sa jeunesse et de sa triste maturité se pressèrent dans ses pensées et se confondirent en un seul tableau avec son désespoir actuel. L’enfant chéri prenant dans son lit son jouet du moment -, la jeune fille, fière de sa beauté, rêvant que la vie était facile et que c’était une misérable faiblesse que d’être malheureuse -, l’épousée, passant avec une tremblante joie dans le sanctuaire de la vie de femme -, la femme mariée commençant son initiation à la tristesse, fâchée, blessée et cependant espérant et pardonnant -, la pauvre femme meurtrie, cherchant pendant des années d’écrasement le seul refuge du désespoir, l’oubli […] Toutes ses joies, toutes ses espérances, ses illusions, tous ses dons de beauté et d’affection ne servaient qu’à obscurcir l’énigme de sa vie ; c’étaient les promesses trompeuses d’un destin cruel qui n’avait fait éclore ces fleurs que pour que les vents et les orages eussent à accomplir une œuvre plus vaste de destruction… » (p. 353)

« Dans la vie artificielle que nous menons, il ne nous arrive pas souvent de voir un visage humain offrir toute la souffrance du cœur, sans s’en apercevoir pour se contenir ; quand nous le voyons, cela nous frappe, comme si nous étions soudainement entrés dans le monde réel dont celui de tous les jours n’est qu’un simulacre. » (p. 368).

« Oh ! qu’elle fait pitié, cette tristesse des femmes âgées ! Dans leur jeunesse elles se disaient peut-être : « Je serai heureuse quand j’aurai un mari qui m’aimera plus que tout le reste. » ; puis, quand le mari devient négligent : « Mon enfant me consolera. » ; puis pendant leurs veilles et leur travail de mère : « Mon enfant me revaudra tout cela quand il sera grand. » Et enfin, après avoir péniblement accompli le long voyage des années, le cœur de la mère est écrasé par un fardeau encore plus lourd, et il ne lui reste d’autre espérance que la tombe. » (p. 299)

« Les sources de piété étaient profondes dans le cœur de ce vieillard ! Il prenait souvent son repas à regret, oppressé par la pensée qu’il y avait des hommes, des femmes et des enfants qui manquaient de tout, et il soulageait son esprit en sortant l’après-midi pour chercher quelque misère à secourir, quelque souffrance honnête à laquelle il pût tendre une main secourable. Qu’un être vivant pût être dans le besoin était sa principale tristesse ; qu’un être raisonnable pût dissiper son bien en était une autre. […] Il plaisait à Mr. Tryan d’écouter le bavardage du vieillard, de se promener à l’ombre dans cet incomparable verger, d’entendre l’histoire des récoltes des pommiers et de l’abondance embarrassante des poires d’été, de respirer la brise du soir, assis dans le pavillon du jardin, d’oublier quelques instants les préoccupations de la vie pastorale. » (p. 316-317)

« Notre vie quotidienne est comme un mur contre lequel sont suspendus des tableaux et qu’ont éclairé les soleils de maintes années : enlevez un des tableaux, il laissera vide une place vers laquelle vos yeux ne pourront jamais se tourner sans une sensation de malaise. Bien plus, la perte de quelque objet familier amène presque toujours comme un frisson de mauvais présage ; cela semble comme une première ombre de la Mort qui s’avance. » (p. 324)

« Chez Maynard [Gilfil], l’affection de jeune garçon était insensiblement devenue un ardent amour. Parmi les différentes espèces d’amour, celui qui commence dans la camaraderie d’enfance est le plus fort et le plus durable ; lorsque la passion vient s’unir à une longue affection, l’amour arrive à son point culminant. […] Quant à Tina, la petite coquine savait parfaitement que Maynard était son esclave ; il était la seule personne au monde avec qui elle pût agir comme bon lui semblait ; et je n’ai pas besoin de vous préciser que c’était là un symptôme de sa parfaite absence d’amour en ce qui le concernait ; car chez une femme passionnée, l’amour est toujours sous la coupe de la crainte. » (p. 147-148)


… ainsi que sur cette belle lettre qu’adressa Charles Dickens à la romancière pour lui témoigner son admiration, dans un temps où son identité n'avait pas encore été révélée :


TO GEORGE ELIOT
January 18, 1858, London

My Dear Sir

I have been so strongly affected by the two first tales in the book you have had the kindness to send me through Messrs. Blackwood [Eliot’s publisher], that I hope you will excuse my writing to you to express my admiration of their extraordinary merit. The exquisite truth and delicacy, both of the humour and the pathos of those stories, I have never seen the like of; and they have impressed me in a manner that I should find it very difficult to describe to you, if I had the impertinence to try.
In addressing these few words of thankfulness, to the creator of the sad fortunes of Mr. Amos Barton, and the sad love-story of Mr. Gilfil, I am (I presume) bound to adopt the name that it pleases that excellent writer to assume. I can suggest no better one; but I should have been strongly disposed, if I had been left to my own devices, to address the said writer as a woman. I have observed what seem to me to be such womanly touches, in those moving fictions, that the assurance on the title-page is insufficient to satisfy me, even now. If they originated with no woman, I believe that no man ever before had the art of making himself, mentally, so like a woman, since the world began.
You will not suppose that I have any vulgar wish to fathom your secret. I mention the point as one of great interest to me—not of mere curiosity. If it should ever suit your convenience and inclination, to shew me the face of the man or woman who has written so charmingly, it will be a very memorable occasion to me. If otherwise, I shall always hold that impalpable personage in loving attachment and respect, and shall yield myself up to all future utterances from the same source, with a perfect confidence in their making me wiser and better.

Your obliged and faithful Servant, and admirer

CHARLES DICKENS.