Quatrième de couverture :
« C'est en 1858 que paraissent les Scènes de la vie du clergé, acte de naissance de la plus grande
romancière anglaise du XIXème siècle. Bien plus que les figures de pasteurs
présentées par ces trois récits, compte la peinture attendrie et comique, mais
aussi cruelle, d'une société provinciale aux prises avec les bouleversements,
dans la vie quotidienne et les mentalités, apportés à l'Angleterre par les
suites de la révolution industrielle. Pour George Eliot, en effet,
l'observation des êtres, aussi minutieuse soit-elle, ne se conçoit qu'intégrée
dans une vue d'ensemble des groupes sociaux auxquels ils appartiennent. D'où le
choix qu'elle fait, dès cette première œuvre, de peindre des "héros"
qui fassent partie de l'humanité moyenne -
vision esthétique où se combinent d'ailleurs sens chrétien et sens démocratique
- et en soient pleinement représentatifs. Scènes
de la vie du clergé, ou l'entrée en douceur du réalisme dans la fiction
anglaise. » Jean Gattégno
Voici les trois nouvelles composant ce recueil :
1) Les Tribulations du révérend Amos Barto.
2) Le Roman d’amour de Mr. Gilfil.
3) La Repentance de Janet.
Les trois nouvelles composant ce
recueil sont loin d’être les œuvres mineures auxquelles je m’attendais en
l’ouvrant, considérant qu’il s’agit de la première œuvre littéraire publiée par
son auteure. Pourtant, chaque récit démarre de manière plutôt laborieuse, Eliot
ayant décidément du mal à plonger immédiatement son lecteur dans le vif du
sujet, comme ce fut le cas notamment avec Silas
Marner. Une dizaine de pages s’écoule en introduction avant que nous
puissions réellement faire connaissance avec les héros de la nouvelle
concernée, et en particulier dans le cas de La
Repentance de Janet, où l’héroïne de la nouvelle, Janet Dempster ainsi que
le révérend Edgar Tryan ne nous sont présentés que tardivement dans leur vie
quotidienne et intérieure. Mais cela ne veut cependant pas dire que ces
premières pages sont ratées du fait du manque d’entrain ou de talent de
l’auteure. Dans les premières pages, Eliot adopte un schéma assez récurrent
dans sa narration consistant à nous présenter ses futurs héros par le regard
rempli de préjugés que leur porte la communauté à laquelle ils appartiennent,
comme pour nous montrer à quel point les commérages sont éloignés de la vie
réelle et inconnue que mènent certaines personnes aux yeux des autres,
emprisonnés dans leurs préjugés, leurs jugements péremptoires infondés, leurs
erreurs d’appréciation du fait de leur étroitesse d’esprit. Et tout l’art de
George Eliot est de nous détromper sur nos conceptions erronées vis-à-vis des
autres, de nous montrer la vie intérieure et complexe de personnes dont nous ne
connaîtrions pas les épreuves, les souffrances sans l’intermédiaire de l’art
littéraire nous dévoilant des aspects cachés et insoupçonnés de l’existence.
« Les distinctions subtiles sont embarrassantes. Il est plus facile de dire qu’une chose est noire que de discerner les nuances particulières de brun, de bleu ou de vert qui lui appartiennent en réalité. N’est-il pas bien plus aisé de déclarer que notre voisin n’est bon à rien, que de rechercher les circonstances qui modifieraient cette opinion ? » (p. 51)« […] mon seul mérite consiste dans la véracité avec laquelle je vous raconte l’humble histoire d’hommes très ordinaires. Je désire exciter votre sympathie pour des peines communes, vous faire répandre des larmes sur une douleur réelle ; sur une douleur telle qu’il peut s’en trouver à votre porte, une douleur qui n’est enveloppée ni de haillons, ni de velours, mais d’un costume très décent. » (p. 75)
Le révérend Barton est ainsi
l’objet de rumeurs malveillantes lorsqu’une comtesse s’installa dans son foyer
familial aux côtés de sa femme Amelia ou « Milly ». La communauté,
voyant la situation d’un œil superficiel, en tire la conclusion rapide que la
comtesse est la maîtresse du révérend et les commérages à son égard se
multiplient. Le révérend Gilfil est un vieux célibataire dont personne ne
soupçonne qu’il vécût une intense histoire d’amour bien que non réciproque, qui
se termina sur une tragédie. Et le révérend Tryan est perçu comme un hypocrite,
un charlatan par le seul fait qu’il appartienne à une église dissidente, les
évangélistes, alors que ceux lui portant ce dur jugement ne l’ont jamais
rencontré, n’ont jamais fait sa connaissance. Ce sera le cas également de Janet
Dempster, qui sera surprise en le rencontrant fortuitement, de voir à quel
point il diffère de l’image qu’elle s’était faite de lui :
« Elle resta et fut obligée d’entendre ce que disait Mr. Tryan. Il fut interrompu par un violent accès de toux de la malade.« C’est bien pénible, n’est-ce pas ? dit-il quand Sally fut calmée. Cependant Dieu semble vous aider admirablement à le supporter. Priez pour moi, Sally, pour que je puisse avoir aussi de la force quand viendra la grande souffrance. C’est une de mes pires faiblesses que de redouter la douleur corporelle ; et je pense que le temps n’est pas éloigné où j’aurai aussi à supporter ce que vous éprouvez. Mais je vous ai fatiguée. Nous avons assez parlé. Au revoir. »Janet fut surprise et oublia sa résolution de ne pas rencontrer Mr. Tryan ; l’accent et les paroles étaient si différents de ce qu’elle attendait. Il n’y avait rien de l’onction de satisfaction personnelle du professeur criant ou exhortant, ou expliquant pour l’avantage de l’auditeur : mais une simple demande d’aide, un aveu de faiblesse. Mr. Tryan avait donc ses chagrins profondément sentis ? Mr. Tryan aussi, comme elle-même, savait ce que c’était que de trembler d’avance pour une épreuve – de frissonner devant un fardeau plus lourd qu’on ne se sentait la force de le supporter ?Le plus bel acte de vertu n’aurait pu attirer le bon vouloir de Janet en faveur de Mr. Tryan autant que cette communauté de souffrance, et cette pensée bienveillante était dans ses yeux lorsque le pasteur parut dans le corridor, pâle, fatigué et oppressé. La vue de Janet, se tenant là debout, avec cette complète inconscience de soi qui est le propre d’une impression vive et nouvelle, le fit tressaillir. Il s’arrêta un moment ; leurs yeux se rencontrèrent, et ils se regardèrent gravement pendant quelques instants. Puis ils se saluèrent, et Mr. Tryan sortit.Il y a une puissance dans le regard direct d’une âme sincère et aimante, qui fait plus pour dissiper les préjugés et enflammer la charité que les arguments les plus étudiés. L’exposition la plus complète de la doctrine de Mr. Tryan n’avait pas suffi à convaincre Janet qu’il n’avait pas une indulgence odieuse pour lui-même, en se croyant particulièrement un enfant de Dieu ; mais un seul regard direct et plein de souffrance éloigna d’elle cette impression pour toujours ». (p. 339-340)
Malgré
l’omniprésence du religieux dans ses écrits, George Eliot n’était pas une
pratiquante dévote, et elle en vint rapidement à perdre la foi au profit d’une
foi personnelle qu’elle ne cesse d’exprimer dans tous ses écrits, mettant
l’accent sur le devoir, la compassion pour atténuer un monde empli de
souffrances. Elle ne glorifie pas les pasteurs héroïques qui peuplent son
univers en raison d’une obséquiosité quelconque envers leur fonction, mais pour
leur chaleur humaine, leur courage à remplir leur devoir envers leur entourage
et à se montrer compréhensif, compatissant envers les autres personnes qui les
entourent. Peu importe donc qu’ils soient dissidents, comme l’est Mr. Tryan,
évangéliste, ou Dinah Morris dans Adam
Bède, moquée régulièrement pour son appartenance à l’église méthodiste. Eliot
ne se soucie pas d’une étiquette, d’une fonction, d’une appartenance à une
quelconque mouvance religieuse. Ce qui lui importe, c’est l’être humain,
l’individu, ses qualités morales, son courage face aux dures épreuves de la vie
et non un quelconque rang, prestige, fortune etc.
Les héros de ces nouvelles peuvent à première vue apparaître
comme des saints, de par leur grande bonté, mais Eliot évite le cliché de la
personne sainte en montrant également leurs faiblesses, leurs doutes. Amos
Barton est ainsi inapproprié à sa fonction de par son caractère, qu’Eliot nous
décrit avec son souci constant de précision et de complexification :
« Nous lisons, il est vrai, que les murs de Jéricho tombèrent au son des trompettes ; mais nous ne trouvons nulle part que ces trompettes fussent enrouées et faibles. Sans aucun doute elles éclatèrent en sons clairs et puissants, pour ébranler le mortier et les briques. Le débit oratoire du révérend Amos ressemblait plutôt à une trompe de chemin de fer belge, excellent dans l’intention, mais incapable de la réaliser de façon adéquate. Il trouvait rarement la note juste, que ce fût pour les conseils privés ou les exhortations publiques, et s’en irritait quelque peu. Car, bien qu’Amos se crût fort, il ne se sentait pas fort. La nature lui avait accordé une opinion, mais non la sensation correspondante. […] Une chandelle de suif est une excellente chose dans un chandelier de cuisine […] ce n’est que lorsque vous l’introduisez au salon, qu’elle paraît commune, faible et sans clarté. Malheur au digne homme qui, ainsi que la chandelle, se trouve dans une place au-dessus de son mérite ! Il n’y a que les esprits larges qui soient capables de l’apprécier et d’avoir pitié de lui, qui puissent discerner et aimer la sincérité de ses intentions, au milieu de la faiblesse de ses facultés. » (p. 33-34)
Le style d’Eliot est déjà je
trouve étonnamment mature, très abouti, pour de premiers écrits. Nous
retrouvons déjà les longues analyses du narrateur sur les états d’âme/descriptions
de ses personnages, une clarté d’expression renforcée encore par des
associations/métaphores imagées, poétiques, servant de comparaison, d’exemple, pour
clarifier encore davantage le propos de l’auteur aux yeux du lecteur. Décrivant
dans le passage suivant la lutte de Janet pour ne pas retomber dans
l’alcoolisme consécutif en partie aux maltraitances physiques qui lui a fait
subir son mari, Eliot écrit :
« Et elle avait besoin de ces secours secondaires, car sa lutte avec son passé n’était pas toujours facile. Les fortes émotions qui donnent à la vie d’un être humain une nouvelle direction remportent la victoire de la même manière que la mer ; quoique les eaux avancent avec certitude, souvent, après une vague plus puissante que d’habitude, elles semblent reculer, comme pour perdre tout le terrain qu’elles avaient gagné. Janet montrait la grande force de son esprit en prenant toutes les précautions possibles contre la tentation. Sa mère ne la quittait plus […] Janet lui donna à garder toutes les clefs dangereuses, la priant de les tenir dans quelque endroit secret. Toutes les fois que l’abattement et son désir trop connu la menaçaient, elle cherchait un refuge dans ce qui avait toujours été sa plus pure jouissance : elle visitait quelqu’un de ses voisins pauvres, leur portait quelque secours, s’approchait d’un lit de malade, réjouissait de ses sourires l’un des logis familiers de l’une ou l’autre des sombres ruelles. » (p. 408-409)
Voici un autre exemple de la prose tout en nuances et images
d’Eliot :
« La mère se renversa dans son fauteuil lorsque Janet fut partie et tomba dans une rêverie douloureuse. Quand notre vie est une épreuve continuelle, les moments de répits semblent ne faire que substituer le poids de l’appréhension à celui de la souffrance habituelle ; le rideau de nuages semble ne se diviser un instant que pour que nous puissions mesurer son horrible épaisseur pendant qu’il s’abaisse, noir et menaçant, après cet éclat passager. Les gouttes d’eau qui, dans le désert, humectent les lèvres desséchées, ne font que rendre la soif plus vive. Janet a l’air gai maintenant ; mais quelle scène de malheur va-t-il arriver ? Elle est trop semblable aux fleurs de cistes du petit jardin devant la fenêtre, dont peut-être, avec l’ombre du soir, les pétales au blanc délicat et au noir brillant seront foulés aux pieds dans la poussière de la route. Après le coucher du soleil, Janet sera là, peut-être, irritée, désespérée, sanglotant sur ses chagrins avec une colère égoïste et le sauvage désir d’être morte. […] Certainement l’amour éternel, auquel elle croyait au milieu de toute la tristesse de son sort, ne laisserait pas son enfant errer de plus en plus loin dans le désert, jusqu’à ce qu’il n’y eût pas de retour – l’enfant si aimable, si compatissante, si bonne, jusqu’au moment où elle avait été poussée à mal faire par les plus amers chagrins de la femme mariée ! Mrs. Raynor avait sa foi et ses convicions spirituelles, quoiqu’elle ne fût point évangéliste et ne connût rien du zèle dogmatique. […] Toutefois elle lisait sa Bible avec zèle et pensait y trouver de divines leçons – et y apprendre à supporter sa croix avec douceur et à être miséricordieuse. […] Elle essayait d’avoir espoir et confiance, quoiqu’il fût difficile de croire que l’avenir pût produire autre chose que ce qui avait été semé sous ses yeux. Mais il y a toujours des semences déposées en silence et sans que nous le voyions, et partout viennent des fleurs inattendues. Nous récoltons où nous avons semé, mais la Nature a un amour qui dépasse notre justice, et elle nous donne de l’ombre, des fleurs et des fruits qui naissent sans que nous ayons rien planté. » (p. 292-293)
Remarquons pour finir que George
Eliot est souvent classée parmi les écrivains réalistes, une étiquette je
trouve beaucoup trop restrictive de son talent artistique remarquable. Eliot ne
cesse d’écrire à partir du souvenir qu’elle eût des villes provinciales de son
enfance et non à partir de faits historiques, objectifs, dénués de tout
imaginaire. Le monde qu’elle créé ainsi est loin d’être réductible à un courant
réaliste, et Eliot créé véritablement un monde bien à elle dans ses romans, et
toute volonté de voir dans ses romans une trace d’une Angleterre disparue, de
la société victorienne etc. ne fait pas justice au talent artistique qu’elle
nous démontre dans ses livres, où c’est bien un monde créé à partir de l’imagination
de sa romancière (un «conte de fées» dirait Nabokov) qui nous est proposé et non une description à caractère et valeur
historique d’une époque.
« Plus d’un quart de siècle s’est écoulé depuis lors, et dans cet intervalle Milby a progressé aussi rapidement qu’aucune autre petite ville des domaines de sa Majesté. Maintenant elle possède une belle station de chemin de fer, où le voyageur de Londres assoupi peut regarder par la portière à la brillante lueur du gaz, et voir des pères et des maris parfaitement sobres descendre des wagons avec leurs sacs de voyage, après avoir fait leurs affaires de la journée dans la capitale du comté. […] Bref Milby est maintenant une ville élégante, morale et éclairée […]. Mais, je vous en prie, lecteur, éloignez de votre esprit toutes les idées élégantes et raffinées qui s’associent à cet état avancé, et reportez votre imagination au temps où Milby n’avait point de reverbères à gaz ; où la diligence arrivait couverte de poussière et de boue à la porte du Lion-Rouge […] Si à cette époque vous étiez passé à Milby, dans la diligence, vous n’auriez eu aucune idée de l’importance des gens qui y demeuraient, et de celle qu’ils accordaient au rang. C’était une ville irrégulière, avec une forte odeur de tannerie dans une rue et un grand bruit de métiers dans une autre ; et même dans Friar’s Gate, le centre aristocratique, les maisons n’auraient point offert un caractère bien important. » (p. 249-251)
Ses romans sont donc autant des
romans réalistes (ou historiques) d’une époque donnée, que les romans de Balzac
ou de Proust, dont Baudelaire et Nabokov respectivement disaient qu’ils
n’avaient aucune autre intention que de décrire un monde fictif bien à eux, et
que toute lecture tentant d’y voir un document historique d’une époque serait
bien mal rendre justice à la valeur artistique de leurs œuvres, qui fut comme tout
bon artiste leur unique préoccupation…
Je terminerai ce billet par quelques extraits qui ont retenu
mon attention dans ce recueil…
« Notre vie de tous les jours n’est qu’une manière de nous cacher l’un l’autre derrière un écran de paroles et d’actions vulgaires, et ceux qui s’asseyent avec nous au même foyer sont quelquefois les plus éloignés des profondeurs intimes de notre âme remplie de mal caché et de bons sentiments inactifs. » (p. 362)
« Lorsque Janet s’assit en frissonnant sur le seuil de cette porte qui venait de se fermer sur le passé de sa vie et laissait l’avenir sombre et incertain comme la nuit qui l’enveloppait, les scènes de son enfance, de sa jeunesse et de sa triste maturité se pressèrent dans ses pensées et se confondirent en un seul tableau avec son désespoir actuel. L’enfant chéri prenant dans son lit son jouet du moment -, la jeune fille, fière de sa beauté, rêvant que la vie était facile et que c’était une misérable faiblesse que d’être malheureuse -, l’épousée, passant avec une tremblante joie dans le sanctuaire de la vie de femme -, la femme mariée commençant son initiation à la tristesse, fâchée, blessée et cependant espérant et pardonnant -, la pauvre femme meurtrie, cherchant pendant des années d’écrasement le seul refuge du désespoir, l’oubli […] Toutes ses joies, toutes ses espérances, ses illusions, tous ses dons de beauté et d’affection ne servaient qu’à obscurcir l’énigme de sa vie ; c’étaient les promesses trompeuses d’un destin cruel qui n’avait fait éclore ces fleurs que pour que les vents et les orages eussent à accomplir une œuvre plus vaste de destruction… » (p. 353)
« Dans la vie artificielle que nous menons, il ne nous arrive pas souvent de voir un visage humain offrir toute la souffrance du cœur, sans s’en apercevoir pour se contenir ; quand nous le voyons, cela nous frappe, comme si nous étions soudainement entrés dans le monde réel dont celui de tous les jours n’est qu’un simulacre. » (p. 368).
« Oh ! qu’elle fait pitié, cette tristesse des femmes âgées ! Dans leur jeunesse elles se disaient peut-être : « Je serai heureuse quand j’aurai un mari qui m’aimera plus que tout le reste. » ; puis, quand le mari devient négligent : « Mon enfant me consolera. » ; puis pendant leurs veilles et leur travail de mère : « Mon enfant me revaudra tout cela quand il sera grand. » Et enfin, après avoir péniblement accompli le long voyage des années, le cœur de la mère est écrasé par un fardeau encore plus lourd, et il ne lui reste d’autre espérance que la tombe. » (p. 299)
« Les sources de piété étaient profondes dans le cœur de ce vieillard ! Il prenait souvent son repas à regret, oppressé par la pensée qu’il y avait des hommes, des femmes et des enfants qui manquaient de tout, et il soulageait son esprit en sortant l’après-midi pour chercher quelque misère à secourir, quelque souffrance honnête à laquelle il pût tendre une main secourable. Qu’un être vivant pût être dans le besoin était sa principale tristesse ; qu’un être raisonnable pût dissiper son bien en était une autre. […] Il plaisait à Mr. Tryan d’écouter le bavardage du vieillard, de se promener à l’ombre dans cet incomparable verger, d’entendre l’histoire des récoltes des pommiers et de l’abondance embarrassante des poires d’été, de respirer la brise du soir, assis dans le pavillon du jardin, d’oublier quelques instants les préoccupations de la vie pastorale. » (p. 316-317)
« Notre vie quotidienne est comme un mur contre lequel sont suspendus des tableaux et qu’ont éclairé les soleils de maintes années : enlevez un des tableaux, il laissera vide une place vers laquelle vos yeux ne pourront jamais se tourner sans une sensation de malaise. Bien plus, la perte de quelque objet familier amène presque toujours comme un frisson de mauvais présage ; cela semble comme une première ombre de la Mort qui s’avance. » (p. 324)
« Chez Maynard [Gilfil], l’affection de jeune garçon était insensiblement devenue un ardent amour. Parmi les différentes espèces d’amour, celui qui commence dans la camaraderie d’enfance est le plus fort et le plus durable ; lorsque la passion vient s’unir à une longue affection, l’amour arrive à son point culminant. […] Quant à Tina, la petite coquine savait parfaitement que Maynard était son esclave ; il était la seule personne au monde avec qui elle pût agir comme bon lui semblait ; et je n’ai pas besoin de vous préciser que c’était là un symptôme de sa parfaite absence d’amour en ce qui le concernait ; car chez une femme passionnée, l’amour est toujours sous la coupe de la crainte. » (p. 147-148)
… ainsi que sur cette belle lettre qu’adressa Charles Dickens
à la romancière pour lui témoigner son admiration, dans un temps où son identité
n'avait pas encore été révélée :
TO GEORGE ELIOT
January 18, 1858, London
My Dear Sir
I have been so strongly affected by the two first tales in
the book you have had the kindness to send me through Messrs. Blackwood
[Eliot’s publisher], that I hope you will excuse my writing to you to express
my admiration of their extraordinary merit. The exquisite truth and delicacy,
both of the humour and the pathos of those stories, I have never seen the like
of; and they have impressed me in a manner that I should find it very difficult
to describe to you, if I had the impertinence to try.
In addressing these few words of thankfulness, to the
creator of the sad fortunes of Mr. Amos Barton, and the sad love-story of Mr.
Gilfil, I am (I presume) bound to adopt the name that it pleases that excellent
writer to assume. I can suggest no better one;
but I should have been strongly disposed, if I had been left to my own devices,
to address the said writer as a woman. I have observed what seem to me to be
such womanly touches, in those moving fictions, that the assurance on the
title-page is insufficient to satisfy me, even now. If they
originated with no woman, I believe that no man ever before had the art of
making himself, mentally, so like a woman, since the world began.
You will not suppose that I have any vulgar wish to fathom
your secret. I mention the point as one of great interest to me—not of mere
curiosity. If it should ever suit your convenience and
inclination, to shew me the face of the man or woman who has written so
charmingly, it will be a very memorable occasion to me. If
otherwise, I shall always hold that impalpable personage in loving attachment
and respect, and shall yield myself up to all future utterances from the same
source, with a perfect confidence in their making me wiser and better.
Your obliged
and faithful Servant, and admirer
CHARLES DICKENS.
Cette femme a attiré vers elle les plus grands auteurs, Proust l'appréciait beaucoup, Dickens ce que j'ignorais et aussi Henry James même si il lui faisait quelques critiques
RépondreSupprimerJolie performance
grâce à vous je vais avoir tout George Eliot bientôt sur mes étagères
En effet, ses admirateurs ne sont pas les premiers venus... Henry James qui fut le seul des trois à la rencontrer en personne disait à son propos :
RépondreSupprimerShe had a low forehead, a dull grey eye, a vast pendulous nose, a huge mouth full of uneven teeth and a chin and jawbone qui n'en finissent pas... Now in this vast ugliness resides a most powerful beauty which, in a very few minutes, steals forth and charms the mind, so that you end, as I ended, in falling in love with her. Yes, behold me in love with this great horse-faced bluestocking.
A noter que l'édition de ce livre aux éditions Ombres est remplie de fautes d'orthographe en tous genres (dont une savoureuse et récurrente résultat visiblement d'un correcteur automatique), le texte n'ayant sans doute pas été relu avant son impression. Je l'ai emprunté à la bibliothèque pour le lire mais je ne l'achèterai sans doute pas au vu de la piètre édition dont le livre est l'objet. D'un autre côté, c'est la seule existante et il y a fort à parier qu'il n'y en aura pas d'autres...