« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

mercredi 12 avril 2017

Mes amis, d'Emmanuel Bove

Quatrième de couverture (de l’édition Arbre Vengeur) :


Victor Bâton vit dans l’obsession de se faire des amis. Trentenaire qui tire le diable par la queue mais se refuse à travailler, il subsiste de sa pension et parcourt la ville dans des vêtements usés qui ne le rendent guère séduisant. Pourtant il s’accroche à chaque rencontre, se fait un espoir de chaque regard et n’en finit pas de s’inventer un avenir qu’une magnifique amitié illuminerait. Dans un Paris sans lumières, il nous raconte sa quête en détail, sans jamais cesser d’interroger ses mobiles, ses soupçons, ses craintes et ses dépits.

Avec ce roman qui signa ses débuts, Emmanuel Bove bouleversa la littérature française : son écriture, qui allie densité du style et simplicité formelle, ironie mordante et compassion, a traversé le temps.

Mes amis est un chef-d’œuvre, de ceux qui touchent chaque lecteur. Une rareté qu’il est indispensable de ne pas manquer.

(Les références renvoient à l’édition parue chez Flammarion en 1999 dans un volume intitulé Romans)

                Intitulé ironiquement Mes amis, le premier roman d’Emmanuel Bove nous parle au contraire d’un homme solitaire et de son incapacité chronique à nouer toute forme de relation sincère et partagée avec autrui. C’est l’un des romans les plus touchants et sincères que j’aie pu lire sur la solitude d’un homme et des souffrances psychologiques qu’elle engendre.
Cette émotion se transmet principalement par le biais de détails touchants, pour reprendre le célèbre mot de Beckett vis-à-vis de l’écriture de Bove, qui nous dépeint un homme pauvre, à l’aspect misérable, qui déambule dans la rue avec l’espoir toujours déçu de rencontrer enfin une personne avec qui il puisse établir un contact vrai, réciproque.
Voici l’incipit du livre décrivant le réveil du narrateur :
« Quand je m’éveille, ma bouche est ouverte. Mes dents sont grasses : les brosser le soir serait mieux, mais je n’en ai jamais le courage. Des larmes ont séché aux coins de mes paupières. Mes épaules ne me font plus mal. Des cheveux raides couvrent mon front. De mes doigts écartés je les rejette en arrière. C’est inutile : comme les pages d’un livre neuf, ils se dressent et retombent sur mes yeux.
En baissant la tête, je sens que ma barbe a poussé : elle pique mon cou.
La nuque chauffée, je reste sur le dos, les yeux ouverts, les draps jusqu’au menton pour que le lit ne se refroidisse pas.
Le plafond est taché d’humidité : il est si près du toit. Par endroits, il y a de l’air sous le papier-tenture. Mes meubles ressemblent à ceux des brocanteurs, sur les trottoirs. Le tuyau de mon poêle est bandé avec un chiffon, comme un genou. […]
Dès qu’il pleut, la chambre est froide. On croirait que personne n’y a couché. L’eau, qui glisse sur toute la largeur des carreaux, ronge le mastic et forme une flaque, par terre. »

         Bove nous parle de choses il est vrai sombres : la solitude humaine, la difficulté (voire l’impossibilité) à communiquer avec autrui, la décrépitude à venir de notre corps et la mort à venir, et les souffrances qui découlent des prises de conscience de ces différents maux. Mais comme Beckett, de qui il se rapproche le plus bien qu’il s’en différencie sur de nombreux points, notamment je pense le plus grand ancrage dans la réalité quotidienne tandis que les romans de Beckett confinent à un degré plus élevé d’abstraction poétique (rendant je pense Bove bien plus émouvant que l’auteur de Molloy), Bove aime à rendre son récit humoristique, à nous faire rire des sujets a priori les plus graves. Il y a à cet effet de nombreux détails croustillants qui nous font malgré tout rire du quotidien désargenté du narrateur : au sortir du lit,
« je mets mes chaussures, sinon des allumettes se colleraient à la plante de mes pieds. […] Ma cuvette est si petite qu’en y plongeant les deux mains à la fois l’eau déborde. Mon savon ne mousse plus : il est si mince. […] Je mets mon chapeau. Les bords en sont gondolés par la pluie. […] Il ne faudrait pas que je m’éloignasse du miroir, car celui-ci est de mauvaise qualité. À distance, il déforme mon image. […] Avant de sortir, je jette un coup d’œil sur ma chambre. Mon lit est déjà froid. Quelques plumes sortent à demi de l’édredon. Il y a des trous pour les barreaux, dans les pieds de ma chaise. Les deux segments d’une table ronde pendent. […] J’endosse mon pardessus, assez difficilement, car la doublure des manches en est décousue.
Je mets mon livret militaire, ma clef, mon mouchoir sale qui craque quand je le déploie, dans la poche gauche. J’ai une épaule plus haute que l’autre : le poids de ces objets doit rabaisser celle-là.
La porte ne s’ouvre pas entièrement. Pour sortir je me boutonne et passe de biais. » (p. 20)

              Le narrateur est un homme trentenaire, à l’aspect physique repoussant et misérable, qui fait fuir les enfants (p. 19). Sa situation dans laquelle il touche une pension à titre d’invalide de guerre lui vaut la désapprobation de quelques voisins, qui voient d’un mauvais œil un homme sans emploi, qui de surcroît se lève tard. Il inspire également la méfiance : tous ces sentiments d’hostilité sont là encore pour la plupart du temps restitués par le biais de la description, la solitude et l’isolement du narrateur se faisant jour par les réactions qu’il suscite davantage que par une nomination directe des sentiments hostiles qu’il suscite.
« Souvent, je m’arrête devant une mercerie où les gamins du quartier achètent des amorces. […] Dès que la mercière me voit arriver, elle sort de sa boutique. Une odeur de jouets peints et de coton neuf l’accompagne. […] Je lui demande comment elle se porte. Ce serait trop impoli de ne pas me répondre ; aussi elle branle la tête. La porte qu’elle a laissée ouverte me fait comprendre qu’elle attend mon départ.
Un jour, j’ai soulevé le journal pour lire de petits caractères.
Elle m’a dit d’un ton mauvais :
-  Il coûte trois sous.
J’eus envie de lui apprendre que j’avais fait la guerre, que j’étais gravement blessé, que j’avais la médaille militaire, que je touchais une pension, mais je compris tout de suite que c’était inutile.
En partant, j’ai entendu la porte qui se refermait avec un bruit de garde-boue. (p. 26-27)

Suite à une aventure d’une nuit avec une serveuse sans attrait physique, Lucie Dunois, le narrateur constate que la relation n’ira guère plus loin, qu’il n’y a dans cette aventure aucune perspective future.
« Le lendemain matin, vers cinq heures, Lucie m’éveilla. Elle était déjà habillée. Je n’osais la regarder, car, à l’aube, je ne suis pas beau.
Dépêche-toi, Victor, il faut que je descende.
Quoique à demi endormi, je compris tout de suite qu’elle ne voulait pas me laisser seul dans sa chambre : elle n’avait pas confiance en moi. […] Depuis, quand je viens manger, elle me sert comme d’habitude, ni plus ni moins. » (p. 34-35)

          L’autre intérêt du roman est qu’à côté de toutes ces descriptions, d’une grande simplicité dans l’expression mais également d’une grande force de suggestion par leur précision, nous avons de manière très classique en littérature accès aux pensées du narrateur. L’émotion vient principalement du décalage saisissant qui existe entre les espoirs fous qu’il place en toutes les rencontres qu’il fait ou peut potentiellement faire, et la terrible réalité qui ne cesse de le décevoir. Ces espoirs insensés, résultat d’un état de solitude prolongé, sont à l’origine des grandes maladresses dont il fait preuve dans ses relations avec autrui, qui rendent d’autant plus touchant les souffrances liées à la solitude qu’endure le narrateur. Ce dernier croit bien faire, ou n’a pas conscience de l’interprétation que l’on peut faire de ses actions et paroles, comme lorsqu’il se met à guetter puis suivre la fille d’un bienfaiteur (Monsieur Lacaze) qui souhaitait lui donner un emploi. Les rêves insensés d’amitié et d’amour du narrateur ne restent qu’à leur état d’imagination, démenties systématiquement par la cruelle réalité de la vie sociale. Ces sauts dans l’imagination du narrateur constituent parfois un chapitre à part (plus souvent un bref intermède) qui vient couper le récit à proprement parler, qui se présente davantage comme une succession de rencontres, étalées sur un nombre plus ou moins grand de chapitres. Ces incursions ponctuelles de romanesque sont d’autant plus cruelles, mettent d’autant plus en lumière le manque absolu de romanesque de la vie du narrateur, jonchée elle d’espoirs déçus, de rencontres anodines et sans suite, d’êtres tout aussi pitoyables que le narrateur ou cherchant à l’escroquer.
« Je m’imagine que, malgré mes habits usés, les gens attablés, aux terrasses, me remarquent.
Une fois, une dame, assise devant une théière minuscule, m’a toisé.
Heureux, plein d’espoir, je suis revenu sur mes pas. Mais les consommateurs ont souri et le garçon m’a cherché des yeux.
Longtemps, je me suis souvenu de cette inconnue, de sa gorge, de ses seins. Sans aucun doute, je lui avais plu.
Dans mon lit, quand j’entendais sonner minuit, j’étais certain qu’elle pensait à moi.
Ah ! comme je voudrais être riche !
Le col de fourrure de mon pardessus provoquerait l’admiration, surtout dans les faubourgs. Mon veston serait ouvert. Une chaîne en or traverserait le gilet ; une chaîne d’argent relierait ma bourse à ma bretelle. Mon portefeuille se trouverait dans ma poche-revolver, comme celui des Américains. Un bracelet-montre m’obligerait à faire un geste élégant pour regarder l’heure… » (p. 27)
« En rentrant le soir, je lavai à l’eau froide, dans ma cuvette, mes chaussettes et mon mouchoir.
La nuit je m’éveillai tous les quarts d’heure, chaque fois avant la fin d’un rêve. Alors, je pensais à l’industriel. Dans mon imagination, il avait une fille que j’épousais ; il mourait en me léguant sa fortune. » (p. 87)

« Que je serais heureux s’il devenait mon ami ! Nous sortirions le soir. On mangerait ensemble. Quand l’argent me manquerait, il m’en prêterait et réciproquement, bien entendu. Je le présenterais à Lucie. L’existence est si triste lorsqu’on est seul et qu’on ne parle qu’à des gens qui vous sont indifférents. » (p. 41)

             Au gré de ses rencontres qui le déçoivent l’une après l’autre, le narrateur est réduit à l’attente, sans cesse repoussée, d’une rencontre qui le soulagera enfin véritablement de sa solitude. Faisant le constat renouvelé d’un échec, d’une déception, il projette dans un avenir indéterminé la rencontre décisive qui mettra fin à ses souffrances.
« Je veux croire qu’un jour je serai heureux, qu’un jour quelqu’un m’aimera. Mais il y a déjà si longtemps que je compte sur l’avenir ! » (p. 125)

« Lorsque je sors de chez moi, je compte toujours sur un événement qui bouleversera ma vie. Je l’attends jusqu’à mon retour. C’est pourquoi je ne reste jamais dans ma chambre.
Malheureusement, cet événement ne s’est jamais produit. » (p. 84)

          Mes amis, comme je l’ai déjà dit en introduction de ce billet, est un des textes les plus émouvants sur la solitude humaine et les souffrances qui en résultent. Par ces descriptions si simples et pourtant si justes, si vraies, ce livre touche en plein cœur, nous fait ressentir une vive compassion envers des souffrances qui ont été et sont le lot de tant de personnes aujourd’hui. Les rêves fous de Victor Bâton sont sans doute chargés d’une pointe aiguë d’ironie dans le même temps lorsque l’on constate leur cruel démenti, mais elles renforcent l’empathie que l’on ressent vis-à-vis d’un homme à la fois conscient et lucide de sa condition solitaire mais qui renferme en lui une grande réserve d’amour et d’amitié qui ne trouve cependant pas de destinataire.
« Je cherche un ami. Je crois que je ne le trouverai jamais. » (p. 69)

« J’avais un mal de tête violent. Je songeai à ma vie triste, sans amis, sans argent. Je ne demandais qu’à aimer, qu’à être comme tout le monde. Ce n’était pourtant pas grand-chose.
Puis, subitement, j’éclatai en sanglots.
Bientôt, je m’aperçus que je me forçais à pleurer.
Je me levai. Les larmes séchèrent sur mes joues.
J’eus la sensation désagréable qu’on éprouve quand on s’est lavé la figure et qu’on ne se l’est pas essuyée. » (p. 114)

« Un homme comme moi, qui ne travaille pas, qui ne veut pas travailler, sera toujours détesté.
J’étais, dans cette maison d’ouvrier, le fou, qu’au fond, tous auraient voulu être. J’étais celui qui se privait de viande, de cinéma, de laine, pour être libre. J’étais celui qui, sans le vouloir, rappelait chaque jour aux gens leur condition misérable.
On ne m’a pas pardonné d’être libre et de ne point redouter la misère. » (p. 123)

« Vraiment, je n’ai pas de chance. Personne ne s’intéresse à moi. On me considère comme un fou. Pourtant, je suis bon, je suis généreux.
Henri Billard était un goujat. Jamais il ne me rendrait les cinquante francs. C’est toujours ainsi que le monde vous récompense.
J’étais triste et furieux. L’impression que ma vie entière s’écoulerait dans la solitude et la pauvreté augmentait mon désespoir. » (p. 62)

« Un nuage cacha le soleil. La rue tiède devint grise. Les mouches cessèrent de briller.
Je me sentis triste.
Tout à l’heure, j’étais parti vers l’inconnu avec l’illusion d’être un vagabond, libre et heureux. Maintenant, à cause d’un nuage, tout était fini. » (p. 60)