« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

samedi 16 mai 2020

Tous les Hommes du roi, de Robert Penn Warren : l'innocence face à la vérité

           Le mythe d’Adam et Ève, et en particulier celui de la chute, de la perte de l’innocence par  le moyen du fruit de la connaissance, semble hanter de bout en bout Tous les Hommes du roi, donnant au roman une dimension métaphysique allant bien au-delà de la dimension politique auquel son titre et son synopsis semblent le restreindre de prime abord.

« le triste petit fœtus visqueux que tu es, tapi tout au fond de tes propres ténèbres […] veut rester recroquevillé dans le noir, bien au chaud dans son ignorance. La connaissance est le but de l’homme, mais il y a une chose que l’homme ne pourra jamais savoir. Il ne pourra jamais savoir si la connaissance va le sauver ou si elle va le tuer. Il va mourir, c’est un fait, mais il ne sait pas s’il mourra à cause de ce qu’il sait, ou bien à cause de ce qu’il ne sait pas et qui aurait pu le sauver. » (p. 20)

« L’homme est conçu dans le péché et élevé dans la corruption, il ne fait que passer de la puanteur des couches à la pestilence du linceul. » (p. 74)

« Mais il fallait que je sache. Même quand l’idée de repartir sans rien avoir appris avait traversé mon esprit, je savais que je devais connaître la vérité. Car la vérité est une chose redoutable. D’abord, tu trempes un pied dedans, et tu ne ressens pas grand-chose. Alors tu t’aventures un peu plus loin et tu t’aperçois qu’elle t’attire comme le reflux ou un tourbillon. Au début, l’attraction est si lente, régulière et mesurée que tu ne te rends compte de rien, puis elle s’accentue, et c’est un maelström vertigineux qui t’avale dans ses ténèbres. Car la vérité est noirceur. Il est dit dans la Bible que c’est une chose terrible que de tomber dans la grâce de Dieu. Je suis tout disposé à le croire. » (p. 492)

« toute connaissance, tout ce qui vaut la peine d’être découvert, doit sûrement se payer par le sang. Peut-être est-ce même le seul moyen de savoir ce qui vaut la peine d’être découvert. » (p. 618)


En effet, Tous les Hommes du roi nous est généralement vendu comme un roman prophétique sur l’émergence du populisme et de la démagogie en politique, montrant les aspects peu reluisants de toute campagne politique, entre combines, machinations, chantages/intimidations/menaces, techniques de communication (modèle de la famille idéale) etc. Alors oui, la figure imposante, pour ne pas dire écrasante, de Willie Stark, dit « Le Boss », semble tout d’abord le noyau, le centre de gravité autour duquel évoluent tous les autres personnages, ainsi que le point focal de l’attention du lecteur, alors que le narrateur du roman, Jack Burden, semble davantage secondaire. La perception d’un personnage fascinant par les yeux d’un personnage-narrateur secondaire (qualificatif qui s’avérera trompeur, puisqu’au fur et à mesure que le roman progresse, Burden ne cesse de gagner en intérêt et en complexité, au point d’en devenir le véritable personnage principal) est un procédé narratif classique dans le roman américain, permettant à l’auteur de nous refuser l’accès à l’intériorité de Stark, laissant ainsi une part de mystère irrésolu dans ce qui le motive, dans ce qui le transforme, à l’image des autres classiques du roman américain que sont Moby-Dick ou Gatsby le Magnifique.
Cet aspect politique, nous montrant des politiciens avides de pouvoir et d’argent, aux egos surdimensionnés, ainsi que le côté malléable, moutonnier, irrationnel de la populace, est somme toute un lieu commun de la littérature (c’est déjà le cas dans les grandes pièces politiques de Shakespeare telles que Jules César ou Coriolan) mais ne constitue donc pas le principal intérêt de cet immense roman, malgré leur grand intérêt pour tout désabusé vis-à-vis de la chose politique.

« Ils s’en tamponnent [du programme d’impôts de Stark]. Bordel, faites-les rire, faites-les pleurer ! Faites-leur croire que vous êtes leur copain désemparé qui a besoin d’un coup de main, ou que vous êtes Dieu le Père. Ou alors mettez-les en rogne. Même contre vous. Remuez-les ! Peu importe comment et pourquoi. Et là, ils vous aimeront et en redemanderont. Chatouillez-les là où ça les démange. Pour la plupart, ce sont des momies empaillées, ils sont morts depuis vingt ans. Bordel ! Leurs femmes ont perdu leurs dents et leur silhouette de jeune fille. Même l’alcool, ils ne le supportent plus, ils ne croient plus en Dieu, alors c’est à vous de les réveiller. De leur redonner la sensation d’être en vie. Même pour une heure. C’est pour ça qu’ils viennent. Dites-leur n’importe quoi. Mais pour l’amour du ciel, n’essayez pas de les éveiller intellectuellement ! » (p. 104)


Le principal intérêt de Tous les Hommes du roi donc, c’est d’abord ce qui m’intéresse d’abord et avant tout dans un roman : une impressionnante galerie de personnages, bien individualisés, avec une identité propre les rendant uniques et non interchangeables, et dont l’éclat et la vie nous les font apparaître dans toute leur complexe humanité, entre leurs passions, leurs aspirations, leurs contradictions. Et à mesure que nous progressons dans notre lecture, le roman ne cesse de gagner en complexité à mesure que ses personnages principaux sont développés, acquérant une dimension tragique que l’on pressent funeste, au vu de leur caractère antagoniste et des conflits plus ou moins ouverts entre eux, avec pour points centraux Burden et Stark : Anne Stanton, la femme aimée par Burden, Adam Stanton, son « meilleur ami » et dans une mesure un peu moindre, la mère du narrateur, le juge Irwin, ou encore Sadie Burke, ainsi que la femme de Stark, Lucy, et son fils, Tom.

Le premier personnage dont nous saisissons la complexe personnalité est, de manière assez attendue, Willie Stark. Il nous est d’abord présenté comme un politicien cynique, charismatique, magnétisant les foules à son gré, malmenant, dominant ses collaborateurs qui sont à sa botte. Néanmoins, il est frappant d’apprendre, en contraste complet avec cette représentation initiale, dans un très long flash-back qui toutefois alterne avec le fil présent (rendant potentiellement la lecture difficile pour le lecteur parfois inattentif), que Stark n’a pas été toujours celui qu’il est devenu, et même qu’il en fut, au départ, tout l’inverse : un homme politique sans saveur, un « homme de paille », tactique politicienne consistant à affaiblir et battre un adversaire politique en divisant son électorat, en lui siphonnant des voix cruciales par l’intermédiaire de cet « homme de paille » dont l’électorat, certes faible en nombres, est toutefois suffisant pour affaiblir davantage le score de l’opposant que celui pour qui il a été fabriqué. Et c’est au cours de cette campagne politique que Stark opèrera sa spectaculaire métamorphose, au cours d’une longue nuit d’ivresse, faisant de lui l’homme qui nous a été présenté dès le début du roman, après avoir, dans un premier temps, rempli à son insu le rôle qui lui était dévolu.

« Ou peut-être qu’il est possible que des types comme Willie naissent sans jamais avoir besoin de chance, bonne ou mauvaise, cette chance qui fait de toi et moi ce que nous sommes, et qui n’a probablement aucun effet sur des individus comme lui, car ils sont ce qu’ils doivent être dès l’instant où ils remuent dans le ventre de leur mère. Pour eux, la vie se borne à découvrir de quoi exactement ils sont fait et non pas – comme c’est le cas pour toi et moi, les fils et les filles de la chance – à se laisser façonner par elle. Lucy n’était ni la chance ni la malchance de Willie : elle faisait simplement partie du processus par lequel il se découvrait lui-même. Mais bon, pour le dire grossièrement, Willie eut du bol avec le shérif et Pillsbury. » (p. 91-92)

« Il se laissa clouer au pilori non par naïveté ni par sens de la justice, mais au nom de l’intuition qu’il avait de lui-même, par-delà le bien et le mal.) Il connaissait les hommes, mais quelque chose de nouveau s’était interposé entre lui et cette connaissance. D’une certaine façon, il en était venu à les surestimer. Il préjugeait que tout le monde était comme lui, ensorcelé par la grandeur, aveuglé par l’éclat du poste qu’il briguait, et que le peuple ne serait sensible qu’aux arguments et au langage au moins aussi grands et éclatants. C’était donc ainsi qu’il façonnait ses discours. On y trouvait un amalgame étrange de faits et de chiffres – son programme concernant les impôts et le réseau routier – et de beaux sentiments – l’écho lointain et terni par le temps des citations copiées dans le calepin noir de son écriture irrégulière et enfantine. » (p. 101-102)

« […] écoutez-moi, bande de ploucs ! Oui, vous aussi vous êtes des ploucs et vous aussi on vous a embobinés des milliers de fois, comme moi. C’est ce qu’on est pour eux : des pigeons ! Mais cette fois, c’est moi qui vais les pigeonner ! Comment ? Je vais me retirer de la course. Et vous savez pourquoi ? […] C’est pas que je sois vexé, non, jamais dans ma vie je ne me suis senti aussi bien, car maintenant je connais la vérité, cette vérité que j’aurais dû connaître depuis longtemps ! Nous autres, si nous voulons quelque chose, il ne faut compter que sur nous ! Aucun de ces types avec leurs grosses bagnoles et leurs discours mielleux ne nous donnera quoi que ce soit. Quand je me présenterai de nouveau pour être gouverneur, ce sera de mon propre chef, et la bataille sera sanglante ! Mais pour le moment, je me retire. Et je le fais en faveur de MacMurfee. Dieu sait tout ce que j’ai dit contre lui, je le maintiens, et je le redirai s’il le faut, mais je lui passe la main. Nous autres les bouseux, on va battre Joe Harrison à plate couture, si bien qu’il ne pourra plus se présenter dans cet État, même pour un poste de balayeur. » (p. 131)


Cette transformation radicale de Stark en fera un personnage complexe, fascinant, aux motivations qui resteront à jamais obscures : est-il un idéaliste qui aurait basculé totalement dans le « Mal », lorsque son ego a été profondément secoué lorsqu’il apprit sa nature d’ « homme de paille », et se sert-il de sa nouvelle stature de « bête politique » pour écraser, humilier en retour ceux qui l’ont humilié en premier ? Ou conserve-t-il encore une part d’idéalisme, ayant appris à faire la part des choses, ayant compris la nécessité de se salir pour accéder au pouvoir et profiter ensuite de cette position pour avancer quelques-uns de ses projets qui lui étaient chers ? Difficile de trancher, entre un Stark à l’attitude de plus en plus menaçante, mégalomane, et un Stark qui est simultanément viscéralement attaché à son projet d’hôpital à la réputation irréprochable, fulminant à toute volonté de corruption de son vice-gouverneur et larbin en chef, Tiny Duffy.

« Toi non plus, tu piges pas ? Je vais le construire, cet hôpital, le meilleur du pays, le meilleur du monde, et je refus qu’un minable comme Duffy vienne farfouiller là-dedans ! Et je l’appellerai l’hôpital Willie Stark, et il sera là encore longtemps après que je serai mort et enterré, et après que tu seras mort et enterré, et que tous ces fils de pute seront morts et enterrés, et n’importe qui, avec ou sans argent, pourra y aller… » (p. 335)

« De l’argent dilapidé en pots-de-vin, aboyait sans arrêt l’opposition. « Bien sûr, rétorquait le Boss d’un air dégagé. Bien sûr, on doit graisser quelques pattes, mais juste ce qu’il faut pour que la machine tourne sans grincer. Et rappelez-vous ceci : jamais une machine construite par l’homme n’a fonctionné sans déperdition d’énergie. Quelle quantité d’énergie tirez-vous d’un bloc de charbon quand vous faites marcher une turbine à vapeur ou une locomotive, comparé à ce qu’il renferme réellement ? Sacrément peu ! Mais nous, nous obtenons des résultats foutrement plus satisfaisants que la meilleure turbine ou la meilleure locomotive qui ait jamais été inventée. Évidemment, j’ai tout un tas d’escrocs autour de moi. Mais aucun n’a les tripes pour devenir un escroc d’envergure. J’ai l’œil sur eux. Et est-ce que je ne remplis pas mes engagements envers l’État ? Bien sûr que si, et plutôt deux fois qu’une ! » (p. 565)


L’épisode de la perte de l’innocence de Stark ne sera en réalité que le premier d’une longue série, en particulier pour Jack Burden, le narrateur. C’est justement ces prises de conscience, ce bouleversement intérieur que connaissent certains personnages, qui constitue le fil directeur et donne au roman sa grandeur et sa dimension métaphysique l’élevant bien au-delà d’un ouvrage politique : Penn Warren revient de manière obsédante, à travers ces bouleversements intérieurs, sur la fin de l’innocence de l’homme, par le moyen de la connaissance, de la vérité sur la réalité du monde, mais surtout et en particulier la nature corrompue de l’homme. Ce thème est bien sûr biblique, mais aussi shakespearien, depuis Hamlet se rendant compte, par un excès de conscience et de lucidité, de la nature corrompue de l’homme (son oncle, mais surtout sa mère), et qui, parce qu’il ne voit que trop bien les motivations des personnages qu’il côtoie, par un excès de connaissance pourrait-on dire, ne peut plus se faire d’illusions sur le monde et les hommes qui le peuplent. Toutefois, même si la vérité s’avérera très souvent destructrice, elle permettra en de rares occasions, plus particulièrement à la fin du roman, au narrateur de faire la paix avec lui-même et avec sa mère, avec qui il a entretenu des rapports houleux durant tout le roman.

« Pendant des années, j’avais cru qu’elle n’était qu’une femme sans cœur, qui n’aimait que son pouvoir sur les hommes et la satisfaction passagère du besoin d’orgueil et de chair qu’ils lui apportaient, une femme qui vivait une vie étrange, sans amour, oscillant entre manigance et instinct. Et ma mère, consciente du jugement que je lui portais, mais probablement pas de la nature de celui-ci, avait fait l’impossible pour me retenir et étouffer ma condamnation. Contre moi, elle pouvait se servir du pouvoir de séduction qu’elle usait sur les autres hommes. J’ai résisté, protesté, et pourtant je voulais qu’elle m’aime. Ce pouvoir m’entraînait, car c’était une belle femme pleine de vie qui m’attirait autant qu’elle me repoussait, que je condamnais autant que j’en étais fier. Et puis les choses changèrent. Tout d’abord, il y eut ce cri sauvage, argentin, qui résonna dans toute la maison, le jour où… » (p. 622)


Jack Burden va donc lui aussi connaître à mesure qu’il progresse dans la connaissance, perdre son innocence et ses illusions. Pour être plus exact, il les a déjà perdues au moment où le roman commence, mais nous n’en apprendrons les circonstances qu’assez tard dans le roman, lui qui en réalité nous présente déjà un caractère tourmenté, dont les blessures secrètes ne seront révélées que plus tard, lui qui refuse farouchement d’être dépendant de sa mère, ou de quiconque en fait, et qui, bien qu’employé de Stark, n’a pas peur de lui car il se sent prêt à l’abandonner quand cela lui chantera. De par sa formation d’historien, couplée à son expérience de journalisme, Burden est chargé dès le début du roman par Stark de déterrer une affaire compromettante sur le juge Irwin, qu’il considère pourtant comme un père, pour se venger de l’affront que ce dernier vient d’infliger à Stark en décidant de soutenir dans une campagne électorale le candidat adverse à celui qu’il a décidé d’appuyer. La longue enquête minutieuse que Burden va mener non seulement lui apprendra une vérité déplaisante sur Irwin, mais cetté vérité aura des conséquences et répercussions touchant au final nombre de personnages : Burden lui-même, mais aussi sa mère, ainsi que les Barton, Anne et Adam, respectivement la femme aimée et le « meilleur ami » de Burden.

Et à mesure que le roman progresse, que le passé de Burden nous est dans le même temps dévoilé, ainsi que par les rencontres successives entre Burden et Anne, le roman nous dévoile sa dernière fascinante dimension : un intense lyrisme, où Penn Warren nous montre la dimension poétique de son écriture (lui qui fut aussi poète), dans des passages inoubliables d’une grande beauté :

« Dans un éclair te revint le souvenir de cette femme qui n’avait même pas daigné lever les yeux. Puis tu l’oublias et le train prit de la vitesse, ne ralentissant pas en traversant un petit pont à tréteaux. Tu aperçus une étendue d’eau pure, métallique, parfaitement lisse sous le ciel en fin de journée ; plus loin, une vache, les pattes dans la rivière, se rafraîchissant sous l’unique saule qui bordait les berges. Tout d’un coup tu as eu envie de pleurer. Mais le train filait et, dans sa course, t’arrachait pensées et sentiments. » (p. 110)

« Je n’ai jamais oublié cet après-midi. Je crois que ce jour-là, pour la première fois, je vis Anne et Adam comme deux êtres distincts, agissant chacun de manière indépendante, mystérieuse et importante. C’est aussi peut-être ce jour-là que je me vis comme une personne à part entière. Mais ça, c’est une autre histoire. Ce qu’il s’est passé, c’est qu’une image précise s’est gravée en moi pour toujours. Ça n’a rien à voir avec les millions de choses que nous voyons au cours de notre vie et les souvenir que nous en conservons. Les images dont je parle, ces images vivantes, sont véritablement rares. Elles nous reviennent chaque jour avec plus de netteté, comme si les années, loin d’éclipser leur réalité, ne faisaient au contraire que retirer un nouveau voile et les éclairer d’un sens jusqu’alors insoupçonné. Les années venant finalement à manquer, il est probable que le dernier voile ne sera jamais levé. Et à mesure que l’image devient plus claire, plus lumineuse, nous comprenons que cette lumière même en est le sens, ou la légende du sens, et que sans cette image notre vie ne serait rien qu’un vieux rouleau de pellicule jeté dans un tiroir parmi les lettres auxquelles nous n’avons pas répondu. L’image que j’ai gardée de ce jour est celle du visage d’Anne flottant sur l’eau, serein, les yeux clos, sous le ciel sombre aux teintes violacées et verdâtres, une mouette blanche au-dessus de nous. Ça ne veut pas dire que je suis tombé amoureux d’elle à ce moment-là. Ce n’était qu’une enfant. L’amour vint plus tard. Néanmoins, l’image serait restée gravée même si je ne l’avais pas aimée, jamais revue ou si je m’étais mis à la détester en grandissant. […] Mais cette image d’Anne ne me quitta jamais, gagnant en brillance à mesure que tombaient les voiles et que se dessinait la promesse d’une brillance plus éclatante encore. » (p. 167-168)

« En levant les yeux sur le miroir du bar, je vis Anne pousser la porte. Ou plutôt, je vis son reflet pousser le reflet de la porte. Je ne me retournai pas tout de suite pour affronter la réalité. Au lieu de ça, j’examinai ce reflet suspendu dans le miroir, tel un souvenir pris dans le cristal de ma mémoire – une feuille morte, rouge et dorée, emprisonnée dans la glace transparente d’un cours d’eau gelé en hiver, qui te rappelle soudain le temps où toutes les feuilles rouges et dorées étaient encore attachées à leurs branches et où le soleil les baignait de ses rayons, comme si ce moment allait durer toujours. Mais ce n’était pas un souvenir, c’était Anne Stanton qui se tenait là, à distance sur le tapis bleu, dans l’espace du miroir qui surmontait la muraille de bouteilles brillantes et de tireuses au bar, une fille – enfin, plus vraiment une fille mais une jeune femme – d’un mètre soixante-cinq avec les chevilles les plus fines et les plus nerveuses qui soient, des hanches étroites et pourtant aussi rondes que si elles avaient été façonnées sur un tour de potier, et une taille si mince qu’elle te faisait te demander si tu réussirais à l’entourer de ta main, le tout drapé d’un morceau de flanelle grise qui prétendait à l’austérité d’une coupe masculine, mais attirait l’attention sur certains détails fort peu masculins. Elle se tenait là, pas loin de taper du pied d’impatience sur le tapis bleu, inspectant la salle en tournant de droite à gauche son visage lisse et frais (sous un chapeau de feutre bleu ciel). Je saisis l’éclair bleuté de son regard tandis qu’elle regardait autour d’elle. » (p. 346-347)

« Une fois rentré, à peine étendu sur mon lit, je me rappelai soudain – non, je vis – le visage d’Anne, baigné de lune, les yeux clos, et je me rappelai ce pique-nique, il y a longtemps, ce jour où nous avions nagé au large dans la baie,  sous un ciel orageux, elle, se laissant flotter, la figure tournée vers le ciel sombre, pourpre et légèrement teinté de vert, les yeux clos, une mouette blanche volant au-dessus, très haut. Je n’avais pas repensé à cette journée depuis, je crois, ou si je m’en étais souvenu, elle n’avait rien signifié pour moi. Et pourtant, étendu sur mon lit, je sentis tout à coup le vertige que procure l’imminence d’une extraordinaire découverte. Je compris que l’instant que nous avions partagé ce soir n’était que le prolongement de cet autre moment lointain, datant de ce pique-nique, qu’ils ne faisaient qu’un, depuis toujours, sans que je le sache. Je l’avais mis de côté ou jeté, à la manière d’une graine jetée au hasard pour retrouver, un jour, en passant par là, une plante devenue grande et fleurie, ou comme un petit bâton brun balancé au feu avec d’autres saletés, mais qui se trouve être de la dynamite, et dont la déflagration s’avère terrifiante.
 Elle fut terrifiante. Je sursautai dans mon lit comme ces enfoirés de dormeurs que j’avais fait profiter de mon concert. Mais c’était plus violent encore. Je m’assis, littéralement transporté d’extase. Je n’avais jamais ressenti une chose pareille. J’en avais le souffle coupé, je pouvais sentir mes veines se gonfler, prêtes à exploser, comme lorsque tu plonges très profond et penses que tu ne remonteras jamais. J’avais l’impression d’être à deux doights de connaître la vérité vraie et absolue de toute chose. Une seconde encore et je saurais tout. Puis je repris mon souffle. « Mon Dieu ! dis-je tout haut. Mon Dieu ! » J’étendis les bras, les ouvris autant que possible, comme si je pouvais embrasser l’espace vide. 
Puis l’image de ce visage me revint, flottant au fil de l’eau sous le ciel sombre, pourpre et légèrement teinté de vert, avec la mouette blanche volant au-dessus. Ce fut presque un choc de revoir cette image, ce souvenir, car ce qui avait provoqué cette extase s’était perdu, se mêlant à l’extase qui avait jailli dans l’immensité de l’univers. Peu importe, car dès que je revis cette image, l’extase s’évanouit pour laisser place à une infinie tendresse, une tendresse pénétrée et veinée de tristesse, comme si cette tendresse avait été ma chair, et la tristesse, mes veines et mes nerfs. Cela paraît absurde, mais c’est ce que j’éprouvai. Réellement.
Je me dis alors, de façon assez objective, comme si j’observais les symptômes d’un inconnu : Tu es amoureux. […]
J’étais surpris et un peu terrifié, comme quelqu’un qui apprend du jour au lendemain qu’il a hérité d’un million de dollars qui l’attendent bien au chaud à la banque, ou qui apprend que ce petit point de côté est un cancer, qu’il porte en lui cette chose mystérieuse, apocalyptique, bourgeonnante, qui est à la fois une partie de lui et, en même temps, son propre ennemi. […]
C’est ainsi qu’Anne Stanton se mit à habiter mes nuits. Car ce soir-là, dans le roadster, elle m’avait ensorcelé. Elle n’avait pas eu besoin de mots pour ça. Elle avait basculé la tête vers moi, sur le dossier de cuir, posé un doigt sur ses lèves et avait dit en souriant : « Chhht… » Elle avait planté son harpon plus profondément que ne le fit jamais Queequeg. Jusque dans ma chair. Mais je ne m’en étais pas vraiment rendu compte, pas avant que le filin ne se raidisse et que l’ardillon ne s’accroche brusquement à la chair rouge qui était le Moi enfoui dans cette masse adipeuse que je croyais être. Et que je continuerais peut-être à croire que j’étais. » (p. 399-400)


Au milieu de ces personnages changeant à mesure que la vérité les frappe (Stark de son ineptie politique, qui le transformera de manière spectaculaire en bête politique redoutée ; Burden voyant son amour pur, son idéalisation d’Anne entaché, Anne se donnant à un autre homme et apprenant la vérité sur son père…), un seul personnage refuse tout compromis avec la corruption humaine, se tenant à l’écart autant que possible de toute affaire (et en particulier de Stark), vestige de l’innocence originelle : Adam Stanton, dont le nom est semble-t-il symbolique, héroïque docteur travaillant avec une énergie herculéenne, vivant dans une extrême pauvreté bien qu’il soit le médecin le plus réputé, frère d’Anne et l’unique ami de Jack. Son amitié avec Jack est d’ailleurs davantage le fruit d’un vestige de son enfance, de sa jeunesse, qu’un véritable lien d’estime entre eux, bien que Jack admire Adam pour sa droiture morale radicale et conserve aussi, à travers lui, la nostalgie des temps heureux de sa jeunesse, temps irrémédiablement perdus depuis. Cette nostalgie d’un temps de l’innocence, à jamais perdu, depuis le passage de l’âge adulte et la connaissance de la corruption de l’homme, traversent tout le roman, lui donnant une teinte mélancolique qui le rend en parallèle très émouvant. Le personnage d’Adam fait de toute évidence miroir, opposition avec celui de Stark, l’un refusant l’adage selon lequel « la fin justifie les moyens », alors que le Boss l’embrasse au point de perdre son âme ( ?).

« toute sa vie il a été obsédé par l’idée d’une époque lointaine où les affaires étaient gérées par des hommes de morale, charismatiques, […] assis autour d’une table qui débattaient, sans chercher à en tirer profit, des bienfaits de l’action publique. C’est parce que c’est un romantique et qu’il s’est forgé sa propre image du monde. Et quand le monde ne s’aligne pas sur ses fantasmes, il le vomit. Même si ça doit l’amener à jeter le bébé avec l’eau du bain. Ce qui est toujours le cas. » (p. 356)

« ce qu’on apprend en premier quand on étudie l’histoire, c’est que l’homme est une machine très complexe. Ce n’est pas qu’il est bon ou mauvais, il est bon et mauvais, car le bon se dégage du mauvais et le mauvais du bon. Et malheur au vaincu. Mais Adam est un scientifique, et pour lui le monde est un tout parfaitement ordonné, un atome d’oxygène se comporte toujours de la même façon lorsqu’il s’agglomère à deux atomes d’hydrogène, et une chose est toujours telle qu’elle semble être. Alors, forcément, quand Adam le romantique se forge une image du monde, elle est conforme à celle avec laquelle Adam le scientifique travaille chaque jour. Tout y est ordonné, compartimenté. L’atome du bien et celui du mal se comportent toujours de la même manière. » (p. 358)


La quadruple dimension de ce livre, politique, métaphysique, lyrique et tragique, fait de Tous les Hommes du roi un roman total et impressionnant : la vie humaine est embrassée dans sa totalité, à travers des personnages parfaitement caractérisés et reconnaissables, changeants et complexes, fascinants et soulevant de multiples interrogations sur notre condition humaine. Et sur les plus de 600 pages que fait ce roman, il y a très peu de temps morts (même la partie Cass Mastern, qui semble de prime abord un peu hors-sujet et trop longue, prend tout son sens lorsque l’on considère le roman dans sa totalité et logique), la lecture en est captivante grâce aux qualités que je viens de mentionner. Un des 20, voire des 10 meilleurs romans que j’aie lus dans ma vie !


Pour conclure, voici d’autres passages remarquables du roman, proposant diverses réflexions sur l’homme, à la manière des meilleurs moralistes :

« Tu arrives dans un endroit inconnu, une ville comme Mason City, et tu croises des individus qui ne semblent pas réels, mais qui le sont. Tu sais qu’ils ont été enfants, qu’ils ont pataugé dans les rivières de la région, qu’ils ont grandi et pris l’habitude d’aller se promener dans la campagne où, adossés à une clôture, ils ont contemplé le crépuscule tombant sur les champs sans comprendre exactement les sentiments qui remuaient en eux, ou même savoir s’ils étaient heureux ou tristes. Devenus adultes, ils ont couché avec leur femme, chatouillé leurs bébés pour les faire rire, sont allés travailler le matin, et tout ça sans jamais savoir ce qu’ils voulaient vraiment – ce qui ne les empêchait d’agir et de chercher à bien faire, trouvant toujours de bonnes raisons pour expliquer chacun de leurs actes. Enfin vieux, ils ont perdu toutes les raisons d’agir et se sont assis sur un banc pour discuter et critiquer celles des autres, alors qu’ils ne s’en souviennent même plus. Et puis, un matin, juste avant l’aube, couchés dans leur lit, les yeux fixés au plafond qu’ils distinguent à peine à la lueur de la lampe coiffée d’un journal en guise d’abat-jour, ils ne reconnaissent plus les visages rassemblés autour d’eux… » (p. 84)

« Je pouvais rester allongé aussi longtemps que je le voulais et permettre à mon esprit de vagabonder vers toutes ces choses qu’un homme désire : café, femme, argent, alcool, sable blanc, eau bleue. Je les laissais ensuite glisser l’une après l’autre, hors de moi, comme les cartes te glissent entre les doigts quand tu bats un jeu. Les désirs sont probablement semblables à ces cartes. Car quoi que tu en penses, tu ne désires pas les choses pour elles-mêmes. Tu veux piocher une carte précise, non pas pour ce qu’elle est mais parce qu’elle a une signification par rapport à un ensemble parfaitement arbitraire de règles et de valeurs, et prend son sens au sein de la combinaison que tu as en main. Mais si tu ne joues pas, une carte ne signifie rien, elles se mettent toutes à se ressembler, et ça, même si tu connais les règles. » (p. 140)

« Un copain grandit avec toi, il réussit, devient quelqu’un. Toi, tu es un raté, mais il te traite comme autrefois, car, pour lui, rien n’a changé entre vous. Néanmoins, la question te brûle les lèvres. Tu as beau te rabaisser, te maudire, tu continues quand même. Il existe une espèce de snobisme des ratés envers ceux qui ont réussi. On forme un club, une vieille école, une confrérie qui offre à qui veut une grimace plus méprisante et orgueilleuse que n’importe quelle autre. Elle est aussi odieuse que celle de l’ivrogne accoudé au comptoir près d’un ancien copain devenu grand patron, qui n’a pas changé et qui l’emmène dîner chez lui pour le présenter à sa jolie petite femme aux yeux limpides et à ses beaux enfants. Point de jolie petite femme dans l’appartement miteux d’Adam, mais il avait réussi. Voilà pourquoi je remuais le couteau. » (p. 144-145)

« Cass Mastern ne vécut pas longtemps mais il eut le temps de comprendre que le monde est fait d’un seul bloc. Il découvrit que celui-ci est comparable à une gigantesque toile d’araignée et que, dès que tu l’effleures en un point, les vibrations se propagent telles des ondes jusqu’aux points les plus éloignés. L’araignée assoupie se réveille alors et s’élance, elle te ligote de ses fils, toi qui as touché sa toile, et t’injectes le venin qui te paralysera. Peu importe que tu aies frôlé la toile intentionnellement ou par accident. Ton pied innocent ou ta main effrontée ne l’ont peut-être qu’effleurée, mais ce qui doit arriver arrive toujours et l’araignée est là, velue et noire, avec ses crochets suintants et sa multitude d’yeux qui étincellent tels des miroirs au soleil, ou comme l’œil de Dieu. » (p. 268)