« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

mercredi 15 août 2018

Emma, de Jane Austen : roman de formation morale

(Pour aider à retrouver les passages dans d’autres éditions que la mienne, je précise que dans l’édition anglaise que je possède, illustrée par la photo accompagnant cet article, Emma se divise en 3 volumes, dotés respectivement de 18 chapitres pour les deux premiers, et 19 pour le volume final).

           
         Contrairement à Fanny dans Mansfiel Park, plus mûre, et donc moins souvent l’objet de l’ironie de l’auteure, Emma Woodhouse est une création d’Austen qui lui permet de déployer avec constance son ironie irrésistible. Emma est une splendide femme qui vit en parfait accord avec elle-même, maîtresse d’elle-même et de son entourage et sur qui, hormis Mr. Knightley, personne n’a prise ou influence qui puisse la contrarier. C’est ce qui transparaît dans le célèbre incipit du roman :
« Emma Woodhouse, handsome, clever, and rich, with a comfortable home and happy disposition, seemed to unite some of the best blessings of existence, and had lived nearly twenty-one years in the world with very little to distress or vex her. »

            Le ton du roman suit le caractère primesautier de son héroïne, qui ne se laisse abattre par rien, non dans le sens d’une confortable ignorance, mais par une force de caractère peu commune qui lui permet de surmonter les aléas de l’existence et de se contenter de ce qu’elle a à sa disposition, dans un mélange de stoïcisme et d’épicurisme. Ses qualités se remarquent notamment dès le début du roman : son amie (qui lui a également tenu lieu de mère) Miss Taylor quitte le domaine des Woodhouse, Hartfield, et Emma se lamente brièvement sur la perte de cette compagnie spirituelle, la seule dont elle pouvait jouir dans le domaine qu’elle habite avec son père veuf.
« […] she was now in great danger of suffering from intellectual solitude. She dearly loved her father, but he was no companion for her. He could not meet her in conversation, rational or playful. » (p. 28, I, 1)

           Emma présente certes de nombreux défauts (que nous explorerons plus en détail plus tard), mais il ne faut pas que cela occulte les qualités dont elle dispose : une humeur toujours enjouée, malgré les difficultés du quotidien, telles un père constamment hypocondriaque dont elle prend soin et prévient les lubies avec une extraordinaire et admirative patience tout au long du roman, les soirées solitaires qu’elle a avec ce dernier, et la relative monotonie et solitude morale dans laquelle elle se trouve durant le roman. Et malgré ces difficultés, Emma, et l’on soupçonne que l’on a un aperçu de la personnalité de l’auteure elle-même à travers ce personnage, embrasse pleinement son environnement et la vie qu’elle y mène. C’est dans ce sens que Pietro Citati brosse un portrait de l’auteure dans un passage qu’il lui consacre dans son recueil d’essais Portraits de femmes :
« Dès qu’elle regardait autour d’elle, Jane trouvait le monde tout à fait amusant ; et elle le racontait avec une gaieté étincelante, un plaisir de vivre et d’écrire toujours renouvelé, une joie qui dépassait les choses racontées. L’ici lui suffisait, elle n’éprouvait aucune nostalgie de mondes autres.
Il y a un passage, dans Emma, où Jane Austen se livra pour toujours. Emma attend dans une boutique qu’une amie fasse ses achats ; le temps passe, elle s’ennuie et s’approche de la porte : Mr. Perry marche à pas pressés, Mr. William Cox entre dans son bureau, un facteur passe de temps en temps sur sa mule, et puis il y a un boucher avec sa planche à mule, une petite vieille et son panier plein, deux chiens qui se disputent un os répugnant… Ce sont de pauvres choses : il n’y a presque rien à voir, de même qu’il y a peu de choses à voir dans le village où habite une autre Emma, Mme Bovary. Mais quelle différence ! La monotonie de la vie provinciale n’éveille chez Mme Bovary qu’irritation et ennui. Avec son esprit lumineux, Emma (comme Jane Austen) est heureuse de ce spectacle quotidien : elle ne désire rien d’autre ; elle accepte totalement, avec amour et ironie, ce que la vie lui offre ; et chaque objet est pour elle (le vocabulaire cher à Joyce n’est pas ici hors de propos) une épiphanie. » (p. 54, Gallimard, collection « L’Arpenteur », 2001)

           Cette acceptation de la réalité transparaît particulièrement dans les portraits tendres, mais souvent ironiques, qu’Austen peint de certains personnages : la sœur d’Emma, Isabella, si peu intelligente et dépourvue de bon sens par rapport à sa sœur, mais qu’Emma aime tendrement, comme elle aime son père au point de ne pas quitter Hartfield une fois mariée, de peur de le laisser seul et anticipant les souffrances qu’il eût endurées. Mais surtout, le personnage « secondaire » le plus comique, et au final si attachant, est l’inénarrable Miss Bates, elle aussi, nous nous en rendrons tardivement compte en tant que lecteurs (autre témoignage de la grande subtilité d’Austen dans son écriture), aussi héroïque qu’Emma, dans son acceptation du monde, moins le sens des convenances, de par son intarissable volubilité. Les prises de parole interminables et délicieuses de Miss Bates sont l’occasion pour Austen de montrer qu’elle est, dans la représentation de personnages capable de créer des personnages d’une grande vitalité et autonomie. La bonté et la force héroïque de Miss Bates se font jour petit à petit, dans l’ombre, ce que son défaut trop visible l’inclinant à beaucoup trop parler (provoquant le sourire amusé et ironique du lecteur) peut facilement occulter, nous la rendant plus ridicule qu’admirable. Miss Bates est elle-même consciente de son défaut, mais elle garde une joie de vivre et une affection pour les gens qui l’entourent (en particulier Jane Fairfax) intactes malgré la relative pauvreté dans laquelle elle vit en tant que vieille fille habitant avec sa mère, ainsi qu’une capacité remarquable à se contenter de ce qu’elle a, tout en faisant honneur aux rares jouissances que l’existence lui présente de loin en loin.

Bien qu’Emma possède de grandes qualités humaines, elle n’en a pas moins de nombreux défauts, dont sa trop grande insouciance et assurance d’elle-même en sont à l’origine. Ainsi, après qu’Emma se fut montrée particulièrement dure avec Miss Bates, Mr. Knightley lui reproche avec fermeté son manque de tact et les blessures morales qu’elle a infligées :

« How could you be so unfeeling to Miss Bates? How could you be so insolent in your wit to a woman of her character, age, and situation? Emma, I had not thought it possible."
Emma recollected, blushed, was sorry, but tried to laugh it off.
“Nay, how could I help saying what I did? Nobody could have helped it. It was not so very bad. I dare say she did not understand me.”
“I assure you, she did. She felt your full meaning. She has talked of it since. I wish you could have heard how she talked of it – with what candour and generosity. I wish you could have heard her honouring your forbearance in being able to pay her such attentions, as she was forever receiving from yourself and your father, when her society must be so irksome.”
“Oh!” cried Emma. “I know there is not a better creature in the world; but you must allow that what is good and what is ridiculous are most unfortunately blended in her.”
“They are blended”, said he, “I acknowledge; and were she prosperous, I could allow much for the occasional prevalence of the ridiculous over the good. Were she a woman of fortune, I would leave every harmless absurdity to take its chance; I would not quarrel with you for any liberties of manner. Were she your equal in situation – but, Emma, consider how far this is from being the case. She is poor; she has sunk from the comforts she was born to, and if she live to old age, must probably sink more. Her situation should secure your compassion. It was badly done, indeed! You, whom she had known from an infant, whom she had seen grow up from a period when her notice was an honour – to have you now, in thoughtless spirits and the pride of the moment, laugh at her, humble her – and before her niece, too – and before others, many of whom (certainly some) would be entirely guided by your treatment of her. This is not pleasant to you, - Emma – and it is very far from pleasant to me; but I must, I will – I will tell you truths while I can; satisfied with proving myself your friend by very faithful counsel and trusting that you will some time or other do me greater justice than you can now.”
While they talked they were advancing toward the carriage; it was ready; and before she could speak again, he had handed her in. He had misinterpreted the feelings which had kept her face averted and her tongue motionless. They were combined only of anger against herself, mortification and deep concern. She had not been able to speak, and on entering the carriage, sunk back for a moment overcome; then, reproaching herself for having taken no leave, making no acknowledgment, parting in apparent sullenness, she looked out with voice and hand eager to show a difference; but it was just too late. He had turned back, and the horses were in motion. She continued to look back, but in vain; and soon, with what appeared unusual speed, they were half-way down the hill and everything left far behind. She was vexed beyond what she could conceal. Never had she felt so agitated, so mortified, grieved, at any circumstance in her life. She was most forcibly struck. The truth of his representation there was no denying. She felt it at her heart. How could she have been so brutal, so cruel, to Miss Bates! How could she have exposed herself to such ill opinion in any one she valued! And how suffer him to leave her without saying one word of gratitude, of concurrence, of common kindness!
Time did not compose her. As she reflected more, she seemed but to feel it more. She never had been so depressed. » (p. 324-325, volume III, chap. 7)

          Comme ce long extrait le montre, Emma ne se réduit pas comme on pourrait le croire au premier abord à un amusant roman plein d’ironie à propos d’une jeune femme enjouée, couplé à une analyse satirique de la société de l’époque. L’enjeu principal de ce roman, c’est la formation, la transformation d’Emma, transformation intérieure qui va lui permettre d’effacer les défauts et l’excès d’assurance dont Austen nous en a fait la peinture dès la première phrase du roman. Les erreurs d’interprétation, les désastres auxquelles elle se retrouve malgré elle (notamment la proposition de mariage de Mr. Elton, auquel elle avait destiné Miss Harriett Smith), l’ingratitude et cruauté inconscientes dont elle a fait preuve et dont elle prendra conscience (Miss Bates bien entendu, mais aussi sa relation distante, teintée en fait d’envie, envers Jane Fairfax), toutes ces épreuves au cours du roman la rendront meilleure, plus en harmonie avec son entourage, sans toutefois perdre définitivement l’humeur enjouée et spirituelle qui constitue sa principale qualité.
           Emma est un délicat roman d’éducation intérieure, nous invitant à une observation et une compréhension plus intenses des personnes nous entourant. Mr. Knightley a poussé cette faculté à un niveau particulièrement avancé, mais il n’en est pas pour autant omniscient et parfait, malgré toutes ses qualités. Pour un aperçu de sa bonté discrète, nous pouvons notamment voir la conversation entre Mrs. Weston et Emma,  au cours de laquelle la première évoque son geste pour Miss Bates et Jane Fairfax : 

« Do you know how Miss Bates and her niece came here?” [...]
“They walked, I conclude. How else could they come?”
“Very true. Well, a little while ago it occurred to me how very sad it would be to have Jane Fairfax walking home again, late at night, and cold as the nights are now. And as I looked at her, though I never saw her appear to more advantage, it struck me that she was heated and would therefore be particularly liable to take cold. Poor girl! I could not bear the idea of it; so as soon as Mr. Weston came into the room and I could get at him, I spoke to him about the carriage. You may guess how readily he came into my wishes; and having his approbation, I made my way directly to Miss Bates to assure her that the carriage would be at her service before it took us home; for I thought it would be making her comfortable at once. Good soul! She was as grateful as possible, you may be sure.”Nobody was ever so fortune as herself!” – but with many, many thanks – “there was no occasion to trouble us, for Mr. Knightley’s carriage had brought, and was to take them home again.” I was quite surprised […]. Such a very kind attention – and so thoughtful an attention! – the sort of thing so few men would think of. And, in short, from knowing his usual ways, I am very much inclined to think that it was for their accommodation the carriage was used at all. I do suspect he would not have had a pair of horses for himself, and that it was only as an excuse for assisting them.”
“Very likely”, said Emma, “nothing more likely. I know no man more likely than Mr. Knightley to do the sort of thing – to do anything – really good-natured, useful, considerate, or benevolent. He is not a gallant man, but he is a very humane one, and this, considering Jane Fairfax’s ill health, would appear a case of humanity to him; and for an act of unostentatious kindness there is nobody whom I would fix on more than on Mr. Knightley. I know he had horses to-day, for we arrived together; and I laughed at him about it, but he said not a word that could betray. » (p. 202-203, Volume II, chap. 8)

Ainsi, malgré ses remarquables qualités, et bien que comprenant très bien Emma, il se méprend sur les sentiments qu’elle éprouve envers lui et ceux qu’elle aurait eus pour Frank Churchill. Il avouera s’être également partiellement trompé sur ce dernier à la fin du roman, lorsque son attitude parfois étrange sera définitivement éclaircie.
À la fois brillant d’humour (une qualité facile à déceler) contagieux et rendant le livre très facile à lire, mais d’une sagesse voilée et diffuse, qui dévoile peu à peu d’extraordinaires richesses qu’il nous appartient de reconstituer à travers cet art du non-dit, Emma est un très grand roman, et Jane Austen une auteure bien plus remarquable et subtile que je ne le croyais à mes débuts.