« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

mardi 16 janvier 2018

L'Agent secret, de Joseph Conrad

Quatrième de couverture :


« Son être tout entier était mis à la torture par cette idée incertaine et affolante. Elle la sentait dans ses veines, dans ses os, à la racine de ses cheveux. Elle adoptait en esprit l'attitude biblique du deuil - le visage voilé, les vêtements déchirés ; le son des lamentations et des gémissements emplissait son crâne. Mais elle serrait les dents avec fureur, et ses yeux étaient brûlants de rage, car elle n'était pas une créature soumise. La protection qu'elle avait exercée sur son frère avait été, à l'origine, d'un caractère violent et indigné. Elle avait besoin de l'aimer d'un amour agissant. Elle avait combattu pour lui - contre elle-même, aussi. Sa perte était amère comme une défaite, douloureuse comme une passion bafouée. Ce n'était pas le choc d'une mort ordinaire. De plus, ce n'était pas la mort qui lui avait enlevé Stevie, c'était M. Verloc. Elle l'avait vu. »


L’intrigue politique de L’Agent secret ressemble de prime abord beaucoup à celle des Démons de Dostoïevski. Nous y suivons un groupe d’anarchistes, et plus précisément l’agent secret donnant son nom au livre, prénommé Adolf Verloc, et un attentat terroriste a lieu au cours du roman, sur lequel vont enquêter deux policiers, l’un étant l’Inspecteur Heat et l’autre son supérieur, seulement connu sous l’appellation du « Commissaire Adjoint ». Enfin dernier point commun, les deux livres font un diagnostic particulièrement clairvoyant de l’époque de leur temps et de celle à venir, d’une société ayant perdu toute valeur spirituelle sous l’influence du progrès technique.
         Toutefois les deux livres susmentionnés se distinguent sur de multiples points malgré leur ressemblance sur le fond. La première repose sur le ton du roman en question, où Conrad a résolument choisi un ton ironique. En effet, le fameux agent secret n’a rien d’un personnage héroïque ou admirable : il est totalement ridicule, méprisable dans son caractère et dans son action. Alors que s’ouvre le roman, Verloc se rend dans une ambassade dont la nationalité reste inconnue, et se voit sévèrement sermonner par un certain Mr. Vladimir, qui lui rappelle son passé d’espion dont l’amateurisme est évident, puis lui enjoint de préparer un attentat pour qu’il se rende enfin utile et provoque dans le même temps un état de terreur dans la société propice à servir les intérêts du pays inconnu en question.
« Une série d’attentats ici même, dans ce pays ; pas seulement organisés ici – cela ne servirait à rien -, ils [les classes moyennes] ne s’en soucieraient pas. Vos amis pourraient mettre la moitié du continent à feu et à sang sans que l’opinion publique locale devînt favorable à une législation répressive générale. […] Il n’est pas nécessaire que ces attentats soient très sanguinaires […] mais il faut qu’ils provoquent une frayeur efficace. […] Le sacro-saint fétiche du jour est la Science. Pourquoi n’envoyez-vous pas certains de vos amis attaquer cette idole au triste visage, hein ? […] Pour influer sur l’opinion publique, un attentat à la bombe doit aller au-delà d’une intention de vengeance ou de terrorisme. Il doit être purement destructif. Il est essentiel que l’on ne puisse lui soupçonner aucun autre objectif. Vos anarchistes devraient démontrer sans ambiguïté qu’ils sont déterminés à balayer toute l’organisation de la société. […] Ces gens-là [les bourgeois] croient, pour des raisons mystérieuses, que la Science est à l’origine de leur prospérité financière. Ils le croient vraiment. […] La démonstration doit être dirigée contre le Savoir, la Science. Pas n’importe quelle science. L’attentat doit avoir toute l’ineptie révoltante d’un blasphème gratuit. » (p. 39-43)

          L’attentat visera l’observatoire astronomique de Greenwich à Londres, attentat qui a réellement eu lieu le 15 février 1894, bien que les raisons derrière ne fussent jamais réellement connues. Conrad s’est inspiré de ce fait divers pour constituer la trame générale de ce roman, dont il a été intrigué par la « stupidité de l’acte » dans une adresse au lecteur rédigée en 1920, 13 ans après la publication du livre en 1907. Plus longuement, il y détaille sa vision des événements, et sa vision pessimiste de la société : l’anarchisme est vu comme une « inanité criminelle [dont] l’attitude insensée » est comparée à une « imposture éhontée exploitant le malheur poignant et la crédulité passionnée d’une humanité toujours tragiquement empressée de s’autodétruire. C’était cela qui me poussait à trouver tellement impardonnables ces affections de philosophie. » (p. 7)
         Dans le roman, cette vision de Conrad se manifeste d’abord par le portrait ridicule que fait Conrad de l’agent secret Verloc : il n’a d’abord pas du tout le physique de l’emploi d’un anarchiste révolutionnaire. Il est raillé pour son surpoids, et par le fait qu’il est marié, ce qui n’est pas très cohérent avec ses activités politiques. Les tourments intérieurs dans lesquels il s’enferre après son entrevue à l’ambassade, puis la préparation de l’attentat en tant que tel et sa réalisation manquée achèvent de discréditer Verloc, discrédit que Conrad avait posé d’emblée dans le livre. Les autres anarchistes auxquels Verloc est lié sont tout autant voire plus ridicules encore que ce dernier. Karl Yundt est décrit comme « vieux et chauve, quelques rares poils blancs pendant mollement sous son menton. Une extraordinaire expression de malveillance sournoise survivait dans ses yeux éteints. » (p. 44). Il sera décrit plus loin comme un « fantôme [qui a] pr[is] la pose » « toute sa vie » (p. 77) . Michaelis est quant à lui un ancien prisonnier, ayant purgé une peine de 15 ans et qui depuis sa sortie, croit qu’il a pour mission d’écrire un livre qui comprendra les idées qu’il a développées durant son séjour carcéral, idées dont la grandeur est sans doute absente devant l’incapacité chronique de Michaelis de débattre de ses propres idées, mais qui ne l’empêcheront pas de travailler d’arrache-pied à ce livre avec des efforts visiblement inutiles.
L’ineptie des « révolutionnaires anarchistes » est directement révélée par l’intermédiaire du personnage du Professeur, le seul personnage réellement inquiétant du roman. Le Professeur est le véritable anarchiste, un nihiliste qui s’est donné pour objectif de détruire la société. Lorsqu’on le rencontre pour la première fois dans le roman, il croise le quatrième anarchiste du groupe de Verloc, Ossipon, dit le Docteur. Ce dernier est intimidé, quelque peu effrayé par la personne du Professeur, qui parle sans la moindre hésitation, livre clairement et de manière concise sa pensée nihiliste. Il est vêtu de manière misérable, est petit, fragile physiquement, ce qui contraste avec sa totale assurance dans sa prise de parole. Assurance, toute-puissance, qui découle surtout du fait qu’il porte en permanence sur lui une bombe qu’il peut faire exploser à tout moment, et dont il menace l’inspecteur si ce dernier s’avisait de l’arrêter. Vendeur d’explosifs, c’est lui qui fournira à Verloc la bombe servant à l’attentat manqué. Sa critique des autres anarchistes et sa propre pensée nihiliste sont un des temps forts du roman :
« Ce que vous dites n’a aucun sens. Vous êtes les valeureux délégués de la propagande révolutionnaire, mais l’ennui est que non seulement vous n’êtes pas plus capables d’une pensée indépendante que le premier venu des journalistes ou des épiciers respectables, mais que vous n’avez absolument pas de caractère. » (p. 77-78)

« Oui, je donnerais des deux mains mon produit à tout homme, toute femme, tout imbécile, qui se présenterait. Mais je n’agis pas pour le compte du Comité rouge. Je pourrais vous voir tous chassés d’ici ou arrêtés – décapités même – sans bouger un doigt. Ce qui nous arrive en tant qu’individus n’a aucune espèce d’importance.
Il parlait sur un ton indifférent, sans chaleur, presque atone. […]
Détruire la superstition et la vénération de la légalité devrait être notre but. Rien ne pourrait me faire plus plaisir que de voir l’Inspecteur Heat et ses semblables se mettre à nous tirer dessus en plein jour avec l’approbation du public. Notre combat serait à moitié gagné : la désintégration de la vieille morale serait en marche, au sein même de son temple. C’est à cela que vous devriez tendre. Mais vous autres, les révolutionnaires, ne comprendrez jamais cela. Vous tirez des plans sur l’avenir, vous vous perdez dans des rêveries sur des systèmes économiques dérivés de ce qui existe ; alors que, ce qu’il faut, c’est tout balayer et repartir à zéro avec une conception nouvelle de la vie. » (p. 81-82)

          Ce roman de Conrad toutefois ne se réduit pas à la seule intrigue policière qui la parcourt, bien que sa part soit importante. L’intérêt principal du livre repose sur la représentation des personnages, dont plusieurs sont fascinants. Le principal personnage du roman n’est en fait pas l’agent secret Verloc, mais sa femme, Mrs. Verloc. Cette dernière, qui s’est érigé pour principe de ne « jamais aller au fond des choses », de « ne pas regarder sous la surface des choses », n’a pour seule grandeur et raison de vivre réelle que son frère mentalement handicapé, Stevie, auquel elle est liée par un lien quasi-maternel, fusionnel. Elle a d’ailleurs épousé Verloc car poussée par sa mère qui y voyait l’époux parfait qui prendrait également soin de son frère, et toute la solidité de leur mariage repose sur la présence de Stevie et le foyer dont il jouit dans le ménage Verloc. Les événements tragiques qui occupent toute la fin du roman sont l’occasion pour Conrad de mettre à jour ce sentiment dont Mrs. Verloc n’a elle-même que confusément conscience et le bouleversement irrémédiable qui s’opère en elle à partir du moment où elle apprend la perte de Stevie.
          Stevie est un personnage typique de « l’idiot » dont les réactions excessives et désordonnées témoignent surtout d’un idéalisme étouffé devant la crudité du monde et sa réalité sordide.
« La contemplation du cheval infirme et solitaire l’accabla. Tremblant mais obstiné, il n’avançait plus, cherchant à exprimer le nouveau point de vue révélé à sa compassion par la misère de l’homme et du cheval étroitement associés. Mais c’était très difficile. « Pauvre bête ! Pauvre bête ! » était tout ce qu’il savait répéter. Cela ne lui parut pas assez expressif, et il s’arrêta tout à fait en bafouillant avec colère :
- Honteux !
Stevie n’était pas doué pour assembler des mots, et c’est peut-être pour cette raison même que sa pensée manquait de clarté et de précision. Mais sa sensibilité était aiguë et assez profonde. Ce seul mot évoquait son sentiment d’horreur et d’indignation devant cette sorte de malheur qui devait se nourrir de la souffrance de l’autre, comme le pauvre cocher fouettant le pauvre cheval au bénéfice des pauvres enfants de son foyer. Et Stevie savait ce que c’était que d’être battu. Il le savait d’expérience. C’était un monde méchant. Méchant ! Méchant !
          Mrs. Verloc, son unique sœur, tutrice et protectrice, ne pouvait prétendre à de telles profondeurs d’intuition. […] Elle ne perçut pas le sens caché du mot « honteux », et elle dit avec placidité :
- Viens donc, Stevie. Tu n’y peux rien.
          Docile, Stevie se remit en marche ; mais il avançait maintenant sans fierté, d’un pas traînant, en marmonnant des fragments de mots, ou même des mots qui eussent été complets s’ils n’avaient été composés de deux moitiés ne s’accordant pas entre elles. Comme s’il s’efforçait d’appliquer à ses sentiments tous les mots qu’il connaissait de manière à parvenir à l’idée correspondante. En fin de compte, il réussit. Il s’arrêta aussitôt pour l’exprimer à voix haute :
- Monde méchant pour pauvres gens.
         […] N’étant pas un sceptique mais un être moral, il était en quelque sorte à la merci de ses passions vertueuses.
- Ignoble, ajouta-t-il sans commentaires. (p. 177-178)

           Pour résumer, l’attrait principal de ce livre repose sur le ton ironique de Conrad, ironie qui était beaucoup moins présente dans Lord Jim.
Mais aussi sur sa peinture des personnages, non seulement ceux de Mrs. Verloc, véritable personnage principal du livre, et de son frère Stevie mais aussi d’autres personnages que je n'ai pas développés dans cet article et dont il y aurait beaucoup à dire, tels la mère de Mrs. Verloc, quelque peu naïve et simple d’esprit (dont la vénération de Mr. Verloc aura des conséquences malheureuses pour Stevie), qui inspire la compassion du lecteur et de Conrad dans la décision importante qu’elle prend au cours du livre. Le parcours désenchanté du Commissaire Adjoint occupe lui aussi une bonne partie du roman, seul personnage au passé aventurier, réminiscence des autres personnages conradiens, dont le métier routinier lui déplaît profondément par rapport à sa vie passée.
Roman politique, inquiétant par sa vision lucide et prophétique de la société (aspect souvent mis en avant lorsque ce livre est évoqué), mais surtout roman émouvant par le destin tragique de nombre de personnages, L’Agent secret est un grand roman, servi par une traduction nouvelle d’Odette Lamolle que j’ai trouvé très agréable à la lecture. Je conseille la lecture de Conrad dans la mesure du possible à travers la traduction de cette femme qui fut passionnée de Conrad, dont on peut lire l’histoire assez incroyable ici, et dont la qualité de la traduction a été reconnue par Sylvère Monod lui-même, grand spécialiste de Conrad (et de Dickens), dont le préféré parmi les Conrad était justement cet Agent secret, à en croire sa préface rédigée pour l’édition Folio du livre (qu’il a d’ailleurs traduit).