« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

samedi 25 juin 2016

Adam Bède, de George Eliot

Quatrième de couverture :

"Je suis sûr de la réussite, d'une grande réussite. Le livre est si nouveau, si vrai. Toute l'histoire reste imprimée dans mon esprit comme une succession d'incidents dans la vie de personnes que je connais. Adam Bède ne pourrai certainement jamais être mis au rang des histoires faciles que goûte le public, mais ceux qui apprécient la puissance, l'humour vrai et les descriptions authentiques prendront le parti du robuste menuisier et des groupes vivants que vous avez peints à Hayslope et dans ses environs." Voilà ce qu'écrivait à George Eliot l'éditeur d'Adam Bède. Quelques semaines plus tard, il devait se rendre à l'évidence : une œuvre de qualité pouvait tout à la fois faire l'unanimité de la critique et obtenir un immense succès auprès des lecteurs. Immédiatement accessible pour le grand public sensible aux belles histoires bien racontées, sans la moindre compromission artistique, Adam Bède fait date dans la tradition du roman. Plus d'un siècle après sa parution, la première grande œuvre de la plus importante romancière d'une littérature qui comptait déjà Jane Austen, Charlotte et Emily Brontë, Elizabeth Gaskell et bien d'autres femmes écrivains n'a rien perdu de sa séduction. Il est temps de relire en 1991, un texte qui marqua, en 1859, un tournant dans l'histoire du roman comme celle de la création féminine en Occident.


De façon que vous ayez,
Sous vos yeux ébaudis, d’exacts tableaux
Des humbles sous-bois de la nature
Et de ses fleurs qui se plaisent à l’ombre. Et quand
Je parlerai de celles des ouailles qui firent un écart
Ou faillirent, je ne retiendrai que celles dont la faute ou l’erreur
Mérite plus qu’un fraternel pardon.

Wordsworth

             Les romans de George Eliot mettent résolument l’accent sur le quotidien et les souffrances de personnes ordinaires, une préoccupation qu’avait aussi le poète romantique anglais William Wordsworth qu’Eliot cite dans le poème reproduit ci-dessus et servant de propos introductif comme de déclaration d’intention au roman qui nous intéresse ici. Dans la postface écrite par Dominique Jean qui a révisé la traduction de François d’Albert-Durade reprise dans cette édition d’Adam Bède aux éditions Julliard (publiée en 1991 et depuis quasi-introuvable), ce dernier souligne le souci chez Eliot « d’éveiller la sympathie, voire la compassion du lecteur pour cette « humanité moyenne » dont George Eliot estime les destins aussi pathétiques, les passions aussi tragiques, les aspirations aussi nobles, que ceux de héros plus romanesques ».
L’image dont souffre parfois George Eliot est celle d’une moraliste au ton grave, sérieux, deux aspects qui de prime abord peuvent porter un frein à l’envie que l’on a de découvrir cette auteure. Je suis moi-même d’avis qu’un bon écrivain doit s’abstenir en général de porter des jugements sur ses personnages et ainsi faire pourrait-on dire la « leçon » à son lecteur. Une telle posture de l’auteur a dans presque tous les cas un effet désastreux sur le livre et tourne souvent au discours édifiant qui constitue le ferment de nombre de mauvais romans. C’est ce que reprochait en particulier Henry James à George Eliot, lui qui aura avec la romancière de Middlemarch un rapport simultané d’admiration et de désapprobation, critiquant principalement la tendance de la romancière à s’immiscer dans le récit en intervenant directement en tant que narrateur pour juger la conduite de ses personnages.
Ce n’est qu’à la relecture de Middlemarch que j’ai compris que George Eliot, malgré les jugements parfois acerbes qu’elle porte sur ses personnages, éprouve en fait plus de compassion que de ressentiment envers ses personnages les plus détestables, les plus égoïstes. Rosamund Vincy, probablement le personnage le plus antipathique de ce roman, être superficiel et égoïste par excellence, est davantage prise en pitié que sévèrement condamnée. M. Bulstrode également, dont le sombre passé revient le hanter dans le même roman, est au final davantage pris en pitié par le lecteur au vu des souffrances qu’il traversât pour aboutir à son pathétique destin. George Eliot, à l’égard de ces personnages foncièrement antipathiques, leur accole régulièrement l’adjectif « pauvre » pour signifier clairement non pas sa sympathie, du moins sa compréhension de leurs caractères et le pardon de leurs défauts les plus graves. Car ces défauts en fin de compte, dans un schéma typique chez George Eliot, ont fatalement pour conséquence des souffrances pour ces personnages, et au nom de cette souffrance, ils méritent selon Eliot toute notre compassion à défaut de notre sympathie. Ce même procédé se retrouve dans Adam Bède, où la superficielle Hetty Sorrel, un double presque de la Rosamund de Middlemarch, être superficiel, ne pensant et tirant vanité de son extraordinaire beauté physique, est souvent qualifiée de la « pauvre Hetty » dont l’imagination étroite et mesquine causera non seulement des souffrances à son entourage mais surtout à elle-même.

           C’est donc pour cette raison que les jugements réguliers que se permet George Eliot dans ses romans, s’ils semblent aller à l’encontre de la conception que l’on se fait généralement d’une bonne littérature, n’en constituent pas selon moi un défaut d’écriture. Car à travers ses interventions, c’est toute l’affection, la chaleur humaine qu’éprouve George Eliot envers tous les êtres, même ceux avec les pires défauts, qui nous est communiquée et nous incline à voir, au sortir de la lecture de ses romans, avec plus de chaleur et de bonté le monde qui nous environne. Il ne faut toutefois pas penser qu’en faisant l’éloge de la quotidienneté, voire dans le roman qui nous intéresse ici de la vie rustique de l’Angleterre pré-industrielle (le roman débute en 1799 et s’achève en 1807, et fut écrit en 1859), qu’Eliot nous présente cette vie comme une vie idéale, un cliché récurrent en littérature tendant à montrer la vie à la campagne comme un paradis perdu par rapport aux modes de vie citadins auxquels nous sommes habitués. Tchekhov s’insurgeait notamment contre ce cliché présentant le moujik, le paysan russe comme nanti de toutes les vertus, un cliché dans lequel tomba malheureusement Tolstoï. La vision d’Eliot ne tombe pas dans un cliché similaire, et l’exactitude, la minutie, la complexité qu’elle parvient à nous faire ressentir de la vie campagnarde est en soi une source de jouissance et de plaisir pour le lecteur, qui ne voit pas la vie simplifiée, réduite à un ou plusieurs clichés faciles, mais au contraire voit et perçoit la complexité de la vie, mais aussi son mystère persistant, à un degré rarement atteint par d’autres écrivains et dans lequel Eliot excelle grâce à son intelligence et sa capacité d’analyse hors du commun qui, alliés à sa chaleur, sa compassion et son amour pour les souffrances de l’être humain sous toutes ses formes, en font un écrivain de tout premier ordre et parmi mes préférés.

À juste titre, Dominique Jean dans sa postface souligne l’intelligence extraordinaire de George Eliot, intelligence surtout visible dans ses interventions dans le récit qui irritaient tant Henry James mais qui sont en fait le cœur, l’âme et l’esthétique de ses romans. Dans ses passages d’une extrême précision et intelligence, George Eliot pousse pourrait-on dire ses interventions à un niveau esthétique inédit. Voici les termes de Dominique Jean qui seront plus parlants que toute reformulation de ma part :
«  George Eliot ne propose pas des types universels mais veut nous intéresser à des personnages vrais (ce qui ne veut pas dire des personnes réelles) dont elle analyse scrupuleusement les comportements. Cette passion pour l’exactitude aurait pour contrepartie, dit-on parfois, une certaine lourdeur. Démêler l’écheveau des sentiments humains, suivre les détours de l’âme ne se ferait pas toujours d’une plume alerte. Au premier abord il peut arriver au lecteur d’être dérouté par une langue qui refuse autant la facilité que la prolixité. Mais très vite il se rend compte que justesse de l’analyse, pertinence du propos et économie de la langue sont ici indissociables. La langue de George Eliot est souvent – en particulier dans les passages où l’analyse auctoriale domine – proprement stupéfiante d’intelligence et de précision. Ce sont aussi ces passages que la traduction du XIXe siècle, ici reprise, rendait le plus maladroitement et qu’il a fallu réviser avec le plus d’attention. Mais ces défaillances apportent un enseignement précieux : le traducteur s’est manifestement trouvé devant une écriture romanesque qui excédait son expérience du roman. La langue éliotienne devenait par moments véritablement étrangère, proprement intraduisible. Tout ce qui était récit, description, images allait plus ou moins de soi, mais dans les passages analytiques qui sont le ballast de ce grand œuvre, qui transforment le plomb de l’impression en or de la pensée, il manquait de points de références et ignorait superbement la spécificité de cette écriture et, quand il ne sautait pas purement et simplement, tendait à des généralisations sécurisantes, à des périodes rhétoriques assez creuses. Scandale ? Pas vraiment, car ce n’était pas délibéré ; simplement cette écriture est si exacte, les images qui la travaillent mettent tellement la langue anglaise à l’épreuve que la moindre approximation, le plus léger dérapage avaient des conséquences incalculables. C’est aussi cela la qualité de George Eliot, l’utilisation d’une langue extrêmement précise au service d’une pensée exigeante et rigoureuse. Le contresens majeur serait de prendre à la légère les passages explicatifs, ces longs paragraphes d’analyse très dense où la romancière cerne d’aussi près qu’il est possible son sujet […]. En excellente pédagogue, George Eliot parvient non seulement à faire découvrir en distrayant, mais aussi à procurer le plaisir de se sentir plus intelligent, de se bercer de la douce illusion qu’il a découvert par ses propres forces ce qu’elle a pris tant de peine à lui montrer. Et après tout pourquoi pas ? Car, en fin de compte (ou de conte), George Eliot fait découvrir au lecteur la subtilité de la pensée et le trésor de sensibilité enfoui en chaque être humain, c’est-à-dire en nous aussi, lecteurs. »

          Adam Bède est le premier roman de George Eliot, écrit à la suite des trois nouvelles composant le recueil Scènes de la vie de clergé. Son auteure était jusque là surtout essayiste et critique, et ce n’est que tardivement que la vocation d’écrivain lui fut révélée. À vrai dire, il est probable qu’elle n’eût jamais écrit, sans la présence et l’encouragement de son compagnon George Henry Lewes, dont elle partagea la vie jusqu’à la mort de ce dernier, dont la relation lui permit de trouver l’environnement stable dont elle avait besoin pour libérer son génie. On ne peut manquer de penser à l’essai de Virginia Woolf, Une Chambre à soi, qui avec justesse émit l’hypothèse que les femmes ne disposent presque jamais des conditions leur permettant de libérer leur éventuel génie, comme dans l’exemple de la sœur éventuelle de Shakespeare. Dans une des lettres de George Eliot que l’on trouve en fin du livre, George Eliot parle de la découverte tardive de sa vocation d’écrivain : 
« … au cours des trois dernières années, ma vie a connu un grand changement… Sous l’influence du bonheur intense que j’ai vécu grâce à une entente morale et intellectuelle parfaite, j’ai enfin découvert ma vraie vocation, celle à laquelle ma nature aspirait depuis toujours et qu’elle cherchait obscurément sans la trouver… »
           George Eliot a découvert in extremis pourrait-on dire sa nature et son talent d’écrivain, qui aurait pu ne jamais voir le jour si elle n'eût pas le courage (héroïque pour son époque) de vivre au grand jour sa relation avec Lewes en dépit de la désapprobation familiale et sociétale. Ces héroïnes sont pour la plupart inaccomplies, ou tout du moins ne semblent pas être en mesure de donner la pleine mesure de leurs talents, un état dans lequel l’auteure eût pu elle-même se retrouver si elle se fût conformée aux mœurs de son époque. Dans Adam Bède, le personnage féminin qui attire irrésistiblement la sympathie du lecteur est Dinah Morris, dont la bonté presque trop parfaite en fait l’une des grandes héroïnes éliotiennes avec Dorothea, Maggie, ou Nancy. Elle renoncera à sa fonction de prédicatrice à la fin du roman, bien qu’elle eût le don comme personne de toucher les âmes même des plus grossières (dans la scène de prédication sur le pré communal au début du roman), en soumission à la décision des dirigeants méthodistes qui décidèrent de défendre aux femmes de prêcher et en ayant conscience en son for intérieur que la plupart des femmes font plus de mal que de bien par leur prédication. L’autre personnage féminin fort du roman est la tante de Dinah, Rachel Poyser, qui fait preuve d’une franchise parfois un peu tranchante mais n’hésitant pas à mettre en avant ses opinions et refusant de les taire quand l’intérêt de sa famille est en péril malgré la tradition de silence et d’obéissance des femmes, dans un mélange de défense des traditions et de sauvegarde de sa dignité :
« Je sais qu’il y a des gens qui sont nés pour posséder la terre, et d’autres pour la cultiver à la sueur de leur front. […] Et je sais que c’est le devoir des gens baptisés de se soumettre à leurs supérieurs autant que la chair et le sang peuvent le supporter ; mais je ne ferai pas de moi un martyr et je ne m’userai pas jusqu’à n’avoir que la peau et les os ; je ne m’agiterai pas comme si j’étais une baratte où le beurre commence à prendre, pour aucun propriétaire d’Angleterre, fût-ce le roi George lui-même. » Et de poursuivre un peu plus loin, dans ce chapitre XXXII intitulé Mme Poyser dit ce qu’elle a sur le cœur : « Alors, monsieur, si je puis parler, puisque, malgré que je sois une femme, et qu’il y ait des gens qui pensent qu’une femme peut être assez stupide pour rester là à regarder, pendant que les hommes vendent son âme… […] Mais je vous dirai une bonne fois pour toutes que nous ne sommes pas des bêtes pour être malmenés et exploités par ceux qui ont le fouet en main, manque de savoir détacher les lanières. » (p. 371-372)

            Femme lucide, George Eliot ne tombe pas dans le cliché féministe attribuant tous les défauts des femmes aux tares de la société. Ses romans regorgent également, à côté des personnages de femmes admirables, d’autres qui le sont beaucoup moins. Mme Poyser elle-même ne cesse de réprimander ses servantes dont elle n’a guère confiance sans une surveillance étroite de leur travail. Elle perce également très bien à jour son autre nièce, Hetty, jeune fille d’une grande beauté et en tirant vanité, qui a eu pour conséquence de la rendre indifférente à autrui (ainsi qu'à leurs souffrances), tout occupée qu’elle est à se faire coquette pour séduire le jeune propriétaire et héritier des terres sur lesquelles elle travaille, Arthur Donnithorne.
Le personnage du maître d’école, Bartle Massey, instruisant tous ceux le désirant (dont Adam a reçu l’enseignement avant le début du roman) incarne jusqu’à une exagération un peu forcée, la méfiance de George Eliot envers la nature écervelée de la plupart des femmes, à propos desquelles elle ne se fait guère d'illusions. Ce dernier multiplie dans le roman à chacune de ses apparitions les propos négatifs (et parfois exagérés) envers la superficialité des femmes dans leur ensemble (qui peuvent apparaître sexistes, misogynes), mais n’en est toutefois pas aveuglé puisqu’il excepte les deux héroïnes du roman, Dinah et Mme Poyser, de ses diatribes parfois amusantes contre la gente féminine. George Eliot s’amuse en général à dénoncer dans ses romans le côté superficiel des femmes, leur propension à se parer de vêtements coûteux et inutiles, comme nous le voyons notamment dans l’une des premières scènes de Middlemarch dans laquelle Dorothea et sa sœur s’opposent sur l’utilité de porter des bijoux. Eliot abhorre le luxe dans son ensemble et fait l’éloge de l’utile, de la sobriété, de l’économie. Dans le sermon de Dinah quand nous la voyons pour la première fois dans le roman, cette dernière exhorte ses auditeurs à renoncer à leur vie superficielle, à vivre de manière plus authentique, dans un discours d’une étonnante force émouvante vu à travers les yeux d’un inconnu, distinguant la différence du sermon de Dinah d’avec les sermons religieux ordinaires :
« L’inconnu fut fort surpris en la voyant s’approcher de la charrette et y monter, surpris non point tant par la délicatesse de son apparence que par l’absence complète d’affectation dans son comportement. Il s’était attendu à la voir s’avancer à pas comptés, avec une expression solennelle de fausse modestie. Il avait été persuadé que ce visage revêtirait ce sourire propre à qui ressent le sentiment intime de sa sainteté ou serait, au contraire, marqué par une amertume dénonciatrice. Il ne connaissait que deux types de méthodistes : l’extatique et le bilieux. Mais Dinah allait avec autant de simplicité que si elle s’était rendue au marché et ne semblait pas plus s’occuper de l’effet qu’elle pouvait produire que ne le ferait un petit garçon. Il n’y avait ni rougeur aux joues, ni tremblement qui dît : « Je sais que vous me trouvez jolie et trop jeune pour prêcher », ni paupières baissées, ni regards jetés au ciel, ni lèvres serrées, ni mouvement des bras pour dire : « Mais vous devez me considérer comme une sainte.» […] Ses yeux ne se voulaient pas pénétrants mais donnaient l’impression d’épancher leur amour plutôt que de se livrer à quelque observation. Ils avaient cette clarté qui indique que l’esprit est pénétré de ce qu’il peut offrir plus qu’impressionné par le monde extérieur. […] Les yeux n’avaient pas de beauté particulière hormis leur expression. Ils paraissaient si simples, si candides, si pleins d’un amour grave qu’aucun regard réprobateur, aucun sarcasme superficiel ne pouvaient résister à leur regard. » (p. 31)

Et un peu plus loin :
« Les choses simples qu’elle disait paraissaient des nouveautés, ainsi qu’une mélodie déjà connue nous apporte une impression nouvelle quand nous l’entendons chantée par la voix pure d’un chœur de jeunes garçons. La conviction calme et profonde avec laquelle elle parlait semblait par elle-même la preuve de la vérité de son message. Il vit qu’elle avait complètement captivé ses auditeurs. Les villageois s’étaient rassemblés près d’elle et on ne lisait plus, sur tous les visages, qu’une attention grave. Elle parlait lentement mais sans hésitation, s’arrêtant souvent après une question ou avant quelque transition. Elle ne changeait pas d’attitude, ne faisait pas de gestes. L’effet de son discours était uniquement produit par les inflexions de sa voix. Et quand elle en vint à cette question : « Dieu prendra-t-il soin de nous après notre mort ? », elle l’exprima avec un accent de supplication si plaintif que les larmes vinrent aux yeux de certains des plus endurcis. L’inconnu avait cessé de douter qu’elle pût fixer l’attention de ses auditeurs les plus frustes comme il l’avait tout d’abord pensé mais continua de s’interroger sur sa capacité d’éveiller leurs émotions les plus violentes […] jusqu’à ce qu’elle en vînt à ces mots : « Perdu ! Pêcheurs ! » Il se produisit alors un grand changement dans sa voix et dans son attitude. Elle avait fait une longue pause avant cette exclamation et l’agitation des pensées qui semblèrent l’émouvoir pendant cette pause se lisait sur ses traits. Son pâle visage pâlit encore. Ses cernes s’accentuèrent, comme il arrive lorsque les yeux se gonflent de larmes retenues, et son doux regard aimant prit une expression de pitié épouvantée […]. Sa voix s’assourdit, devint plus grave mais pourtant elle n’avait encore fait aucun geste. Rien ne ressemblait moins au type ordinaire de prédicateur improvisé que Dinah. Elle ne prêchait pas à la façon de ceux qu’elle avait entendus ; elle parlait sous l’influence de ses émotions, sous l’inspiration d’une foi intime et simple. […] Son expression devint moins calme, son débit plus rapide et saccadé tandis qu’elle essayait de faire sentir aux gens leur culpabilité, les ténèbres où ils se complaisaient, leur désobéissance à Dieu, et mettait l’accent sur l’horreur du péché, sur la sainteté divine et sur les souffrances de notre Sauveur qui leur avaient ouvert la voie du salut. » (p. 36-7)
Et s’adressant pour finir à une jeune fille vaniteuse, Bessy Cranage, Dinah lui dit :
« Pauvre enfant ! pauvre enfant ! Il vous supplie et vous ne l’écoutez pas. Vous pensez à des boucles d’oreilles, à de belles robes, à de beaux chapeaux et vous ne pensez jamais au Sauveur qui est mort pour sauver votre précieuse âme. Vos joues seront un jour ridées, vos cheveux gris, votre pauvre corps maigre et chancelant ! Alors vous commencerez de sentir que votre âme n’est pas sauvée. Alors il vous faudra vous présenter devant votre Dieu vêtue de vos péchés, de vos passions mauvaises et de vos pensées vaniteuses. Et Jésus qui est aujourd’hui prêt à vous venir en aide ne vous aidera plus ce jour-là. […] Ah ! pauvre enfant aveugle, imaginez qu’il vous arrive un jour ce qui est un jour arrivé à une servante de Dieu aux jours de sa vanité. Elle pensait à ses bonnets de dentelle et économisait tout son argent pour en acheter. Elle ne se préoccupait jamais de savoir comment elle pourrait avoir un cœur pur et un esprit droit. Elle ne se souciait que d’avoir de plus belles dentelles que les autres filles. […] Ah ! arrachez ces folies ! Jetez-les loin de vous comme si c’était des vipères venimeuses. Elles sont bien venimeuses. Elles empoisonnent votre âme. Elles vous entraînent dans les profondeurs d’un gouffre sans fond où vous disparaîtrez pour toujours et à jamais jusqu’à la fin des temps, loin, toujours plus loin de la lumière de Dieu. » (p. 39-40)

             Même dans les passages les plus religieux, George Eliot ne cesse de m’impressionner, bien que je sois athée et en général sceptique et ennuyé par toutes sortes de sermons religieux. Mais chez George Eliot, les discours moralisateurs prennent une toute autre dimension que tous les discours religieux que l’on entend d’ordinaire et le sentiment qui prédomine, c’est une volonté de vivre mieux, de manière plus utile et plus authentique. George Eliot juge en effet ses personnages mais jamais elle ne le fait de manière dépréciative, accusatrice, négative. Elle semble envelopper chacun de ses personnages de son amour, de son affection ou à défaut, de sa compassion (pour les personnages les plus « antipathiques ») et semble nous inviter à faire de même envers ceux qui nous entourent, malgré tous les défauts humains dont elle est l’une des analystes les plus fines en littérature.
Sur ce point, sa littérature s’apparente, en sus de ses extraordinaires capacités cognitives qui semblent nous rendre plus intelligents vis-à-vis de l’homme, à une littérature de sagesse et son éloge d’une vie plus simple, à la mesure de chacun, en vue du bien commun, fait parfois penser au Goethe des dernières années comme on le voit dans Hermann et Dorothée ou dans Les Années de pèlerinage de Wilhelm Meister. Adam Bède est selon moi le second meilleur roman de George Eliot (en attendant que je lise Daniel Derronda dans un futur proche), mais malheureusement, il est quasi-introuvable en français dans les librairies à l'heure actuelle. La multitude de personnages lui donne un caractère plus complet, plus équilibré que dans Le Moulin sur la Floss, ce qui fût également l'avis de George Eliot elle-même lorsqu'elle comparât les mérites de ces deux romans. La maîtrise dans l'écriture est déjà impressionnante mais n'atteint pas encore les sommets et l'équilibre parfait de Middlemarch, et Adam Bède pêche en effet un peu vers la fin, dans un happy end qui semble un peu forcé et convenu. Ce qui n'empêche pas que nous avons là un des plus grands romans anglais du XIXe sans aucun doute.


Pour finir, voici deux citations extraites du livre relatives à l’importance accordée par Eliot à la vie quotidienne de ses personnages ordinaires dont j'ai parlé en introduction :
« Mais ici je décharge ma conscience et déclare que j’ai eu de vrais mouvements enthousiastes d’admiration pour de bons vieux, qui parlent le plus mauvais anglais possible, qui se montraient parfois irritables, et dont la sphère d’influence se limitait à celle de directeur du bureau paroissial de bienfaisance, et que si j’ai été amené à la conclusion que la nature humaine mérite notre amour, si j’ai appris à connaître quelque chose de son caractère profondément émouvant, de son mystère sublime, c’est à force de côtoyer des personnes plus ou moins ordinaires et communes dont on n’apprendrait rien de très surprenant si l’on s’enquérait d’eux dans des lieux où ils ont vécu. » (p. 199)

« Toutefois, on peut soutenir le paradoxe que la vie de personnes insignifiantes a des conséquences importantes en ce monde. On peut montrer que la vie de ces personnes affecte le prix du pain et le taux des salaires, amène bien des égoïstes à s’emporter et bien des personnes compatissantes à faire preuve d’héroïsme et que, de différentes façons, de telles existences jouent un rôle qui est loin d’être négligeable dans la tragédie de la vie. Et, sans ces deux sœurs vouées au célibat, le sort du révérend Adolphus Irwine, ce beau pasteur au sang généreux, eût été bien différent. […] M. Irwine se retrouvait, vous le voyez, célibataire. Il ne tirait aucun mérite de ce renoncement mais disait en riant, si quelqu’un abordait ce sujet dans la conversation, que c’était une excuse pour se permettre beaucoup de douceurs qu’une femme n’aurait pas tolérées. Il était peut-être le seul au monde qui ne trouvât pas ses sœurs peu intéressantes ou inutiles, car c’était une de ces natures au cœur large, à l’humeur douce, qui ne connaissent jamais une pensée étroite ou haineuse ; un épicurien, si vous voulez, sans enthousiasme, sans croire que le devoir fût de se mortifier, mais cependant, comme vous l’avez vu, possédant la fibre morale assez subtile pour éprouver une compassion infatigable pour des souffrances obscures et monotones. Quel jugement différent vous portez sur un homme lorsque vous marchez à ses côtés en conversation familière et le voyez dans sa maison, ou que vous l’appréciez avec le recul d’un point de vue historique ou d’après le jugement de quelque critique de son voisinage, qui l’envisage comme une opinion ou un système incarné plutôt que comme un individu. » (p. 77-78)

mercredi 15 juin 2016

Silas Marner, de George Eliot : de l'héroïsme du devoir moral

Quatrième de couverture :  


Depuis son installation au village de Raveloe, le tisserand Marner suscite méfiance et interrogations. Quel malheur l'a contraint à fuir sa communauté du Nord de l'Angleterre ? D'où tient-il ses curieux talents de guérisseur ? Et pourquoi vit-il retiré dans une chaumière en lisière de forêt ? 
Retranché des vivants, sans femme et sans enfants, Marner sombre dans la routine d'un travail solitaire et ne trouve de consolation que dans la contemplation de son or, amassé quinze années durant... jusqu'au soir où son trésor disparaît. 
Si le sort du pauvre homme apitoie les villageois, la rumeur se refuse à soupçonner de vol l'un des fils Cass, hobereaux locaux dont les frasques sont pourtant connues. Mais une surprise de taille attend le tisserand, qui pourrait consoler son vieux cœur... et changer celui de ses voisins. Récit d'une malédiction et d'une rédemption, Silas Marner offre un tableau réaliste des coutumes, préjugés et superstitions de l'Angleterre rurale sous le règne de Georges III.

        La relative obscurité de George Eliot parmi le public francophone s’explique selon moi d’après plusieurs facteurs. En premier lieu, elle n’a rien de ce qui fait le charme immédiat d’écrivains de langue anglaise du 19e, comme Jane Austen, Charles Dickens, les sœurs Brönte (pour ne citer que les noms les plus célèbres) qui nous charment respectivement pour leur ironie, leur chaleur humaine et leur fougue passionnelle, qui entraînent sans trop de problème le lecteur et ce dès le début du récit. À l’inverse, les écrits de George Eliot se caractérisent par leur gravité qui se double d’interventions morales de la part de l’auteur qui n’ont rien du romanesque des auteurs cités ci-dessus. Le moins qu’on puisse dire, c’est que les livres de George Eliot ne sont pas des livres que l’on lit pour y trouver un divertissement agréable et sentimental, et l’auteure elle-même avait choisi son pseudonyme masculin pour se distancier des romancières à la mode et de leurs écrits sentimentaux souvent superficiels.
Un des thèmes essentiels dans l’œuvre de George Eliot, c’est le devoir moral et ce qu’il implique, c’est-à-dire le renoncement à nos sentiments et aspirations personnelles, qu’ils soient égoïstes (ce qui est la plupart des cas chez ses personnages) mais aussi élevés et nobles, et ce pour le bien d’autrui au détriment de soi. Dans Middlemarch, c’est le sacrifice douloureux de Lydgate qui abandonne ses ambitions scientifiques pour un poste de médecin quelconque afin d’assurer la stabilité de son foyer, lui qui s’est marié bien maladroitement avec la superficielle Rosamund Vincy. Dans Le Moulin sur la Floss, c’est le sacrifice de Maggie qui, bien que ses aspirations d’émancipation et d’éducation soient tout à fait justes et légitimes, renonce à l’amitié de Philip Wickham qui symbolise l’accès à la culture et à la connaissance, en raison des querelles familiales opposant leurs familles respectives.
Cette omniprésence du devoir est bien visible dans ce témoignage d’un contemporain de George Eliot, Frederic W. H. Myers, qui a rencontré cette dernière :
« I remember how at Cambridge I walked with her once in the Fellows’ Garden of Trinity, on an evening of rainy May; and she, stirred somewhat beyond her wont, and taking as her text the three words which had been used so often as the inspiring trumpet-call of men—the words God, Immortality, Duty— pronounced with terrible earnestness how inconceivable was the rst, how unbelievable was the second, and yet how peremptory and absolute the third. Never, perhaps, have sterner accents conrmed the sovereignty of impersonal and unrecompensing Law. I listened, and night fell; her grave, majestic countenance turned towards me like a sybil’s in the gloom; it was as though she withdrew from my grasp, one by one, the two scrolls of promise and left me the third scroll only, awful with inevitable fates. And when we stood at length and parted, amid that columnar circuit of forest trees, beneath the last twilight of starless skies, I seemed to be gazing, like Titus at Jerusalem, on vacant seats and empty halls—on a sanctuary with no Presence to hallow it, and heaven left empty of God. »

Le devoir chez George Eliot est le fait de renoncer à notre volonté propre pour le bien d’autrui, de renoncer à nos rêves, aspirations en face de la réalité si l’on peut dire, ce que l’on peut comparer à l’opposition du principe de plaisir et du principe de réalité chez Freud. Pour Eliot, le devoir est douloureux mais constitue la « réalité », un impératif, et toutes les tentatives pour fuir ce devoir, cette douleur, ont des conséquences néfastes aggravés à plus ou moins long terme. Contrairement donc à beaucoup d’écrivains qui insistent sur la liberté, l’accomplissement de l’individu et de ses aspirations, George Eliot va à rebours de cette logique individualiste, non pas par simple défaitisme, mais par le fait que de l’accomplissement du devoir dépend ou non le bonheur d’autrui, au nom du principe de réalité freudien. C’est ce qui explique la gravité, l’austérité qui caractérisent chaque roman de George Eliot et qui sans doute rebute je pense nombre de lecteurs.
              Le sérieux des romans de George Eliot n’est pas le résultat toutefois d’une moraliste bornée, ce qui pourrait transparaître à travers l’importance primordiale accordée au devoir dans son œuvre. Eliot associe étroitement le devoir avec la bonté, et le fait que par son accomplissement, c’est un monde plus heureux, ou à défaut avec moins de souffrances, qui en découle. « La croissance du bien » est le résultat de toutes les petites actions invisibles, tous les sacrifices invisibles de personnes du quotidien, dont on ne perçoit pas les souffrances et dont l’héroïsme n’est que rarement perçu. C’est cet héroïsme invisible qu’Eliot rend visible et nous fait découvrir dans sa fiction, et ce qui rend ses écrits si émouvants. Au sortir de leur lecture, nous voyons vraiment le monde autour de nous de manière différente, plus pondérée, assagie et c’est en ce sens que j’aime tant ses romans et que Middlemarch est un de mes romans préférés à ce jour, dont voici les dernières lignes, condensant ce que je viens d’écrire :

« En effet il n’existe pas de créature dont l’être intérieur ait assez de force pour ne pas être largement déterminé par des éléments extérieurs à lui. Une nouvelle Thérèse n’aura guère l’occasion de réformer une vie conventuelle, non plus qu’une nouvelle Antigone ne dépensera son héroïque piété à tout oser pour l’enterrement d’un frère : le milieu dans lequel prirent forme leurs actions ardentes a disparu à jamais. Mais nous autres gens insignifiants, par nos paroles et nos actes quotidiens, nous préparons la vie de nombreuses Dorotheas, et certaines d’entre elles offriront des sacrifices bien plus douloureux que celui de la Dorothea que nous connaissons.
Son esprit marqué de noblesse gardait son attachement à de nobles causes, même si elles n’étaient pas d’une grande visibilité. Sa riche nature, tel le fleuve dont le Cyrus brisa la violence, se répandait par des canaux qui ne portent de grand nom sur cette terre. Pourtant l’effet de son être sur ceux qui l’entouraient était d’une incalculable étendue ; car la croissance du bien dans le monde dépend en partie d’actes qui n’ont rien d’historique ; et si les choses vont moins mal qu’elles ne le pourraient pour vous et moi, on le doit un peu au nombre d’êtres qui mènent fidèlement une vie cachée avant de reposer en des tombes délaissées. »

Venons-en maintenant au présent roman, Silas Marner. Les premières pages sont riches d’analyses psychologiques relatives à la communauté, ici l’accueil fait par le village de Raveloe au tisserand Silas Marner qui lui est étranger. Eliot excelle dans cette psychologie des foules, et la ville fictive de Middlemarch était à elle seule un personnage à part entière dans son roman le plus célèbre. Voici comment Marner est perçu par ses nouveaux voisins :
« À cette époque reculée, la superstition s’attachait facilement à tout individu ou à tout fait tant soit peu étrange. Et pour qu’une chose parût telle, il suffisait même qu’elle revînt périodiquement ou accidentellement, comme les visites du colporteur ou du rémouleur. […] Pour les paysans du temps jadis, le monde au-delà de l’horizon de leur expérience personnelle était une région vague et mystérieuse. Pour leur pensée restée stationnaire, une vie nomade était une conception aussi obscure que l’existence, en hiver, des hirondelles qui revenait avec le printemps. Même l’étranger fixé définitivement parmi eux, s’il était venu d’une région éloignée, ne cessait presque jamais d’être regardé avec un reste de défiance. Cette circonstance eût empêché de s’étonner le moins du monde s’il avait commis un crime après de longues années d’une conduite inoffensive, particulièrement s’il avait quelque réputation d’être savant ou s’il montrait une certaine habileté dans son métier. Tout talent, soit dans l’usage rapide de la langue, cet instrument difficile, soit dans quelque autre art peu familier aux villageois, était en lui-même suspect : […] les moyens d’acquérir la rapidité ou l’habileté dans un art quelconque étaient si inconnus que ces talents semblaient tenir du sortilège. Il arrivait ainsi que ces tisserands dispersés, émigrés de la ville à la campagne, étaient considérés toute leur vie comme des étrangers par leurs voisins et contractaient les habitudes excentriques inhérentes à une existence solitaire. »

                Je constate qu’il est parfois difficile de s’immerger dans un roman d’Eliot, et Silas Marner en est un parfait exemple. Les deux premiers chapitres sont surtout des considérations de ce type, suivis de l’histoire du passé de Silas avant sa venue à Raveloe, et peuvent sans doute ennuyer ceux qui ne sont pas habitués au style de la romancière. L’histoire ne décolle vraiment pourrait-on dire que lorsque le récit se concentre sur les frères Cass, à partir du troisième chapitre, dont la vie dissolue va amener l’un des frères à voler le trésor de Silas, la seule consolation que ce dernier pût trouver suite aux trahisons dont il fut l’objet dans sa ville natale et qui conduisirent à son arrivée à Raveloe. Voici la magnifique description qu’Eliot fait de Silas, pleine de compassion et de précision psychologique :
« Quelqu’un qui l’eût observé pendant que la lumière rougeâtre brillait sur son pâle visage, sur ses yeux étranges et distendus et sur son corps maigre, aurait peut-être compris le mélange de pitié dédaigneuse, de crainte et de soupçon avec lequel il était regardé par ses voisins de Raveloe. Cependant, peu d’hommes pouvaient être plus inoffensifs que le pauvre Marner. Dans son âme naïve et sincère, même l’avarice croissante et le culte de l’or étaient incapables d’engendrer un seul vice susceptible de porter directement préjudice à autrui. La lumière de sa foi s’étant éteinte complètement, et ses affections ayant été désolées, il s’était attaché de toutes les forces de sa nature à son travail et à son argent ; et comme tous les objets auxquels un homme se dévoue, ces choses l’avaient façonné pour l’adapter à elles-mêmes. Son métier, auquel il travaillait sans relâche, avait agi sur lui en retour et fortifié dans son cœur le monotone désir d’entendre la réponse de son bruit monotone. Et son trésor, tandis qu’il était courbé au-dessus et le voyait s’accroître, comprimait dans son âme la faculté d’aimer, la durcissait et l’isolait comme les pièces de métal qui la composaient. » (p. 69)
          Dès l’instant où nous côtoyons les personnages dans leur quotidien passés les deux premiers chapitres introductifs, nous sommes plongés d’entrée dans la préoccupation majeure de George Eliot, à savoir le devoir moral dont nous venons de parler. Godfrey Cass, le fils aîné d’une riche famille propriétaire terrienne dont la gestion des terres est toutefois épouvantable due à la négligence et le manque d'initiative des propriétaires de l'époque (et qui va conduire à leur future extinction), ressemble à bien des égards à Fred Vincy, le jeune oisif de Middlemarch menant une vie dissolue tout en aspirant à une vie plus rangée. Ils sont également tous deux amoureux d’une jeune fille qui symbolise cette volonté d’une autre vie mais dont le mariage n’est possible qu’en renonçant à leur vie déréglée. Tous deux sont des êtres profondément irrésolus, incapables de prendre une décision, de faire face à la (dure) réalité. En effet, Godfrey cache un lourd secret dont l’aveu aura des conséquences cuisantes et douloureuses pour lui, et devant cette perspective, il en retarde sans cesse l’échéance, bien qu’il sache en son for intérieur que cette confession est indispensable s’il veut se débarrasser du chantage de son frère Dunstan, surnommé « Dunsey ».
« Son grand corps musculeux était plein de courage physique ; cependant il ne lui suggérait aucune décision lorsque les dangers à braver ne consistaient point à terrasser ou à étrangler quelqu’un. Son irrésolution naturelle et sa couardise morale se trouvaient exagérées par une situation où les conséquences redoutables semblaient presser de tous côtés avec la même force. Son irritation ne l’eut pas plutôt provoqué à défier Dunstan et à devancer toutes les dénonciations possibles, que les misères qu’il devait s’attirer en agissant ainsi lui parurent plus insupportables que le mal actuel. Les résultats d’un aveu n’étaient pas douteux : ils étaient sûrs, tandis que la dénonciation restait incertaine. […] Non ! Mieux valait pour lui se fier au hasard qu’à sa propre résolution, mieux valait rester assis au festin, buvant le vin qu’il aimait, même avec l’épée suspendue au-dessus de sa tête et la terreur au cœur, que se précipiter dans les froides ténèbres où tout plaisir serait jamais perdu. » (p. 49)

           On s’en doute, l’irrésolution, le recul devant le devoir moral qui s’impose, quelque douloureux qu’il soit, va avoir des conséquences encore plus désastreuses que la décision difficile de l’aveu volontaire. En général, les personnages irrésolus d’Eliot attendent que la situation empire au point qu’ils n’ont plus guère le choix et doivent se résoudre à l’épreuve qu’ils redoutaient tant et qu’ils ont retardé jusqu’au bout. On pense, comiquement, à la dette que Fred Vincy a négligemment contractée et dont il repousse l’aveu à Caleb Garth, qui s’en est, par sa bonté, porté garant. Un peu plus loin, après l’aveu douloureux à son père de la dette qu’il a contracté, on constate que Godfred espère toujours un miracle qui lui épargnera la tâche douloureuse d’avouer son secret le plus lourd qui porterait préjudice à ses chances d’épouser Nancy Lammeter :
« Godfred sortit, sachant à peine s’il était plus soulagé à l’idée que l’entrevue était terminée sans avoir apporté aucun changement à sa position, ou plus inquiet en songeant qu’il s’était enchevêtré davantage dans les subterfuges et les artifices. […] la crainte que le squire ne glissât à M. Lammeter, après un dîner, quelques mots qui fussent de nature à le mettre, lui, Godfrey, dans un embarras tel qu’il serait absolument obligé de refuser Nancy, au moment même où elle semblerait être à sa portée. Il eut recours à son refuge ordinaire, l’espérance de quelque coup imprévu de la fortune, de quelque chance favorable qui lui épargnerait des conséquences désagréables, peut-être même justifierait son manque de sincérité en en manifestant la prudence. En ce qui concerne le fait de compter sur quelques coups de dés de la fortune, on peut à peine dire que Godfrey fût de la vieille école. Le hasard favorable est le dieu de tous les hommes qui suivent leurs propres impulsions, au lieu d’obéir à une loi à laquelle ils croient. […] S’il dépense au-delà de son revenu, s’il évite le travail honnête et résolu qui procure un salaire, il se met aussitôt à rêver à la chance de trouver un bienfaiteur, un nigaud qu’il saurait cajoler afin d’user de son influence en sa faveur, à s’imaginer un état d’esprit possible chez quelque personne probable point encore prête à paraître. Qu’il néglige les obligations de son emploi, il jette inévitablement son ancre sur le hasard, avec l’espoir que la chose qui n’a point été faite ne se trouvera pas être de l’importance supposée. […] Le mauvais principe rejeté par cette religion, c’est l’ordre naturel de la succession des choses, d’après lequel les semences produisent une récolte de leur espèce. » (p. 118-9)
        L'autre versant de l'acceptation du principe de réalité, c'est la résignation face au malheur et à la souffrance. Sur ce plan les romans d'Eliot sont une formidable leçon de résilience et de dignité humaines face aux malheurs et aux injustices que de tous temps la réalité fait subir à l'homme. Voici ce qu’Eliot met dans la bouche du personnage de Dolly Winthrop, à l’esprit simple mais résigné, acceptant avec courage les malheurs qui l'ont frappé, dont les paroles ci-dessous pourraient presque résumer à elles seules toutes les préoccupations d'Eliot dans ses romans :
« […] je suis incapable de rien comprendre au sort et à la réponse fausse qui en a été le résultat [parlant de l’exil forcé de Marner par la communauté de son village natal]. On aurait peut-être besoin du pasteur, et il ne pourrait le faire qu’avec de grands mots. Mais ce qui m’est venu aussi clair à l’esprit que la lumière du jour, lorsque je me tourmentais au sujet de la pauvre Bessy Fawkes – cela me vient toujours en tête quand je prends part aux chagrins de mon prochain et que je sens que je ne puis faire beaucoup pour lui venir en aide […] -  ce qui m’est venu à l’esprit, dis-je, c’est que ceux qui sont là-haut ont un cœur bien plus tendre que le mien, car je ne saurais être meilleure que ceux qui m’ont créée ; et, s’il est des choses qui me paraissent difficiles à comprendre, c’est parce qu’il y en a d’autres que je ne connais pas. À cet égard, il y en a sans doute beaucoup d’inconnues pour moi. […] ne doit-on pas compter sur ceux qui nous ont créés, attendu qu’ils en savent davantage que nous et ont de meilleures intentions ? Voilà tout ce dont je puis être sûre : tout le reste est pour moi une énigme compliquée, lorsque j’y songe : car il y a la fièvre qui m’a enlevée les enfants tout à fait grands et ne m’a laissé que les plus faibles ; il y a les membres cassés ; il y a ceux qui, voulant bien agir et ne pas boire avec excès, ont à souffrir de la part de ceux qui sont différents. Oh ! il y a des ennuis dans ce monde, et il y a des choses que nous ne sommes jamais en état de comprendre ! Tout ce que nous devons faire, c’est d’avoir confiance, maître Marner, c’est d’accomplir notre devoir autant que cela nous est possible – c’est d’avoir confiance. Or si nous, qui ignorons tant de choses, sommes à même de remarquer qu’il existe quelque bien et quelque justice, soyons certains qu’il y a plus de bien et de justice que nous ne sommes capables d’en concevoir – je sens en moi-même qu’il ne peut en être autrement. » (p. 221-222)

            George Eliot n’est sans doute pas la plus grande styliste qui soit en littérature, mais ce n’est pas la majeure raison pour laquelle elle doit être lue, ni pour ses histoires qui sont somme toute assez banales et ordinaires. Silas Marner si on ne s’en tenait qu’à l’histoire est le récit classique d’un vieil homme racheté, ramené à la vie par l’amour qu’il porte à une petite fille qu’il recueille et adopte. S’il faut lire Silas Marner, et par extension tous les romans de George Eliot, c’est pour leur extraordinaire richesse dans l’analyse psychologique, due à l’intelligence et aux capacités cognitives de George Eliot qui en matière de littérature sont supérieurs à bien d’autres écrivains, même parmi les meilleurs. Avec cette romancière, nous avons vraiment l’impression de voir des aspects nouveaux, cachés de notre propre vie que nous n’aurions probablement pas vus sans elle, pour reprendre une formule de Marcel Proust (qui vouait une grande admiration pour George Eliot) qui faisait de cet adage une caractéristique essentielle de la grande littérature. C’est une littérature qui nous grandit, dans le sens où elle nous impose une vigilance accrue vis-à-vis de nous-mêmes, de nos égarements, de nos chimères parfois, ainsi que du monde et des êtres qui nous entourent, que nous avons trop tendance parfois à négliger…