« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

mardi 28 décembre 2021

Les Morticoles de Léon Daudet : une médecine charlatane et inhumaine, motivée par la cupidité.

Au sortir de la lecture des Morticoles, deux préjugés, deux a priori, que nous pourrions avoir avant notre lecture, se révèlent démentis, ou du moins imparfaits :

1 – que le livre se réduirait à une attaque en règle et sans nuances de la médecine, qui serait diabolisée dans son ensemble, dans une sorte d’obscurantisme anti-médecine, anti-scientifique que d’aucuns seraient tentés de réduire le livre à partir de son synopsis. Au contraire, Daudet montre également, bien que très largement minoritaires dans la société morticole, des médecins courageux, incarnant la vision noble et idéale du médecin tel qu’il devrait être.

2 – le rapprochement avec Les Voyages de Gulliver de Jonathan Swift est souvent fait pour décrire le roman de Daudet, ce qui est en partie exact et inexact : Les Morticoles il est vrai possède une verve comique, ironique, similaire et digne du célèbre satiriste anglais, mais il s’en distingue aussi fondamentalement par une plus grande empathie envers les laissés-pour-compte, et même les Morticoles globalement pris, alors que l’œuvre de Swift est dans son cœur profondément misanthrope, ou du moins recèle un profond dégoût, mépris pour l’humanité en général.

           Ainsi, la description de la société morticole, dominée par les médecins qui ont tout pouvoir sur chaque aspect de la vie de ses individus, est largement il est vrai péjorative. Mais loin de dénoncer la médecine aveuglément et sans nuances, Daudet s’attache à dénoncer, critiquer, exposer au grand jour les dérives qu’une telle société médicalisée à outrance peut avoir : la médecine y est devenue une sorte de culte, de religion, en remplacement d’une foi religieuse qui a largement disparu depuis. Elle possède d’ailleurs tous les atours qui en font un succédané du culte religieux, divin d’avant : les statues érigées en hommage aux grands médecins du passé jalonnent l’espace public, et en particulier les académies, facultés de médecine, et des fêtes de la Matière sont régulièrement célébrées, symbolisant l’aspect, la vision purement matérialiste de la vie qu’en ont les Morticoles, dirigeants et population aux ordres compris. La croyance en Dieu est, au nom du nouveau dogme matérialiste, tenue pour ridicule car jugée irrationnelle : la vie se réduisant à un corps, le principe même d’une âme y est nié, et avec cela surtout, toutes les considérations éthiques s’y rattachant.

Les conséquences d’une telle perte de la foi chrétienne, dont Daudet à l’évidence est un fervent défenseur, les croyances de son héros, Félix Canelon, étant systématiquement valorisées et opposées aux « croyances » morticoles, et son remplacement par un matérialisme exclusif, sont assez prévisibles, ou du moins ne présentent pas un aspect neuf et surprenant, bien qu’il soit important de le rappeler sans cesse malgré son caractère d’évidence :  à savoir le culte de l’argent, puisque la vie n’ayant qu’un aspect désormais purement terrestre et matérielle, il est logique que son but unique, du moins principal, est d’en avoir le plus possible, et ce quels que soient les moyens employés.

C’est ainsi que motivés avant tout par la cupidité, l’écrasante majorité des médecins de la société morticole cherchent d’abord et avant tout à se faire le plus d’argent possible, et concomitamment, à s’attacher les postes les plus prestigieux dans la hiérarchie morticole. Ajoutons à cela aussi les différentes formes de vanité, d’orgueil, que les médecins cherchent également à satisfaire pour se donner une réputation et du prestige, là encore à rebours de l’humilité prônée par la religion chrétienne en son cœur.

Ces buts définis, les moyens, dans une société désormais areligieuse, étant secondaires, indifférents, il n’est donc pas surprenant, voire logique, que les médecins usent de tous les moyens dont ils puissent avoir idée pour satisfaire ce but, qui se substitue au but originel du médecin, qui en temps normal devrait être la santé et le bien-être du patient. Cela les amène par exemple à mener des expérimentations, des opérations hasardeuses et dangereuses sur leurs patients, au nom du « progrès de la science » : telle ou telle découverte leur permettrait en effet de voir leur nom immortalisé, voire même d’être statufié à leur mort. La science étant devenue le nouveau culte officiel de la population morticole, et l’individu étant réduit à sa matière, à sa chair, il n’est guère surprenant qu’il ne soit donc pas considéré comme un individu unique, ayant une valeur intrinsèque et irremplaçable, mais plutôt comme une sorte de bétail interchangeable dont il est indifférent s’il souffre ou non de séquelles résultant des expériences dangereuses dont il est l’objet. Cela les amène aussi à duper, tromper leur patientèle, en leur prescrivant toutes sortes de médicaments, de traitements à l’évidence inefficaces, inutiles, mais qui leur rapportent surtout beaucoup d’argent. C’est l’occasion pour Daudet, tout comme Jules Romains ou Molière dans leurs célèbres pièces satiriques de la médecine, de composer des morceaux satiriques savoureux ridiculisant la prétention, l’aplomb de ces médecins, mais également la crédulité de ceux qui les croient. Car au cœur de la crédulité de ces derniers, on retrouve une idée déjà exprimée par les deux auteurs susmentionnés, à savoir la peur in fine de mourir, que la religion jusque-là avait pour rôle d’apaiser, de soulager, mais qui se transfère de manière disproportionnée et irrationnelle au corps dans une société devenue largement incroyante et matérialiste, et qu’il s’agit sans cesse de « guérir », réparer, de maintenir dans le meilleur état possible, processus dans lequel le médecin joue un rôle central et exclusif, en substitut du prêtre de jadis. À cet égard, Burnone est un ersatz du célèbre Argan de Molière, lui qui court incessamment de médecin en médecin dans le dernier tiers du roman, que le héros Canelon revoit continuellement dans sa carrière de « domestique » auprès de divers médecins, et dont l’état, loin de s’améliorer sans surprise au vu des traitements farfelus auxquels il se soumet, voit son état se dégrader progressivement, le remède se révélant être pire que le mal, alors qu’il eût été plus sage au final de ne rien faire, et qui finira dans l’asile de fous dirigé par Ligottin à la fin du roman.

En sus de ce charlatanisme motivé comme nous l’avons dit par la cupidité, Daudet critiquera deux autres défauts majeurs de la médecine morticole : son inhumanité et sa servilité. La première découle de cette perte de croyance religieuse remplacée par un matérialisme exclusif : Daudet multiplie la description des pratiques cruelles, inhumaines auxquelles la médecine morticole s’adonne : comme l’exemple de Burnone l’a en partie montré, le remède s’avère dans bien des cas pire que le mal. Les patients sont traités non comme des hommes dotés d’une âme, mais des sortes de cobayes que l’on peut sacrifier sans scrupules au nom de la science et de son progrès. Les consultations, les visites aux patients sont dénuées de toute empathie : ainsi le séjour que Canelon effectue à l’hôpital Typhus, lors duquel il est témoin de l’indifférence, de la froideur avec lesquelles les patients sont traités ; une même absence de respect est également observable dans le traitement des cadavres, lorsque le héros travaillera brièvement dans la salle d’autopsies avec le brutal et ivrogne Trouillot. C’est même, abusant de leur position de pouvoir, un rapport brutal et/ou manipulateur qui s’instaure entre le médecin et le patient : ce dernier est, tel un héros kafkaïen, amené à patienter de longues heures avant d’avoir droit à sa consultation ; les médecins profitent également de leur situation pour tromper et manipuler leur patientèle, en particulier féminine, qu’ils n’hésitent pas à abuser sexuellement pour satisfaire leurs vices et appétit sexuels, au nez et à la barbe de leurs conjoints souvent crédules ; la multiplication enfin des traitements et opérations inutiles, que les médecins recommandent pour augmenter leurs profits et ceux de leurs confrères et affiliés, en particulier les chirurgiens et pharmaciens, dans une entente sordide motivée par le seul profit.

Enfin, la servilité des médecins, leur conformisme absolu envers leurs supérieurs et institutions officielles, et donc dans le même temps, leur totale absence de pensée indépendante, est dénoncée par Daudet dans le célèbre rituel du « Lèchement de pieds », dont il est assez tôt question dans le roman, mais qui ne sera décrite en détail qu’assez tardivement, et que le héros passera dans une scène homérique et comique marquante. Pour réussir, nul besoin pour les médecins morticoles de réussir des concours prouvant une maîtrise, une compétence dans leur domaine : il suffit d’attester de leur servilité envers leurs supérieurs, seul et unique moyen de gravir les échelons de la hiérarchie morticole, d’accéder à une position plus prestigieuse, et donc de gagner plus d’argent et de prestige, les deux seules obsessions en réalité des médecins morticoles. Une longue rivalité entre Wabanheim et Cortirac sera décrite tout au long du roman pour accéder entre autres à la succession de Sidoine, et la manière dont ils seront départagés est l’occasion pour Daudet de montrer la corruption généralisée de la société morticole, où pour parvenir, les pots-de-vin, promesses de renvois d’ascenseur, attaques diffamantes ou exhumations d’affaires compromettantes pour le rival,… sont légions (avec entre autres la complicité de la presse, à travers Le Tibia brisé dirigé par Cloaquol) et n’ont guère à voir avec le mérite qui devrait normalement motiver la nomination d’une personne donnée à un poste important.

 

           Mais Les Morticoles néanmoins ne peuvent se réduire à une pure satire de la médecine, bien que cette part il est vrai occupe la majeure partie du roman. Canelon, contrairement au Gulliver de Swift, ressent in fine de la compassion, et non un dégoût généralisé, pour la société morticole, en particulier pour les laissés-pour-compte, c’est-à-dire tous ceux n’étant pas médecins ou travaillant en relation directe avec eux. Il assiste notamment à leurs souffrances et ce qui est pire, à leur manque d’espérance, tout au long de la vie et/ou lors de leur mort, du fait de l’incroyance dans laquelle tous ont été élevés. Ces derniers sentent confusément que quelque chose d’essentiel, d’irremplaçable, leur manque, et cela, bien plus que le dénuement, la misère matérielle dans lesquels ils sont condamnés à évoluer. La croyance en la religion en effet est ridiculisée par les Morticoles, mais également toute forme d’art (peinture, musique, poésie), perçue comme irrationnelle, égarant l’esprit et l’imagination de ceux qui s’y adonnent (dans une logique que l’on peut en partie rapprocher de Platon), et les artistes, et plus généralement tous ceux n’adhérant pas aux « croyances » morticoles (à savoir le culte de la Matière et de la science) sont ainsi internés dans l’asile de Ligottin. Ainsi, le roman ne manque pas de scènes, de personnages pathétiques, dont la mort touche Canelon, et le lecteur aussi : c’est l’histoire entre autres du jeune Alfred, quatorze ans, qui mourra prématurément du fait des conditions de travail insalubres à l’usine ; c’est aussi Mlle Suzanne, une jeune fille frappée d’une phtisie foudroyante incurable ; ce sont aussi les deux jeunes femmes, de moins de vingt ans, Louise et Serpette, qui bien qu’ayant mené une misérable vie de prostituées, auront du moins la consolation de s’entraider et de se réconforter réciproquement, et à qui Canelon et son ami Trub paieront un dîner complet auquel elles n’étaient plus habituées. Mais également, de manière plus surprenante, c’est aussi la compassion que Canelon finit par ressentir même pour les médecins morticoles eux-mêmes, à travers notamment l’épisode de la mort de Wabanheim, abandonné de tous, et surtout de sa femme, et qui malgré sa position de pouvoir, mourra seul et sans la moindre compassion d’autrui, à l’exception donc du héros, alors son domestique. Daudet conclut même son roman, par la bouche toujours de Canelon, en prenant davantage en pitié les extrémités auxquelles sont arrivés les Morticoles dans leur culte de la Matière et de la science médicale, et l’appauvrissement, la sècheresse d’âme que leur « croyance » a engendrés : l’absence de toute espérance et l’angoisse ultime qui les attendra tous au moment de la mort, l’esclavage de fait dans lequel ils se trouvent vis-à-vis de la science, la haine, l’envie qui empoisonnent continuellement leur esprit dans leur quête frénétique d’argent et d’honneurs érigés en buts et fin de l’existence.

Enfin, notons au passage que Daudet dresse le portrait héroïque, quoiqu’esseulé, de deux médecins qui exercent leur profession en fonction des principes qui devraient normalement guider leur action : à savoir Charmide et Dabaisse, qui traitent, soignent leurs malades avec compassion et respect, et qui s’opposeront énergiquement à la dérive expérimentale, sans considération aucune pour la vie humaine que la médecine morticole prend de plus en plus. Ils se distingueront également lorsqu’une épidémie mortelle, créée par les médecins morticoles eux-mêmes, mais lâchée non par eux, mais par un étudiant fou voulant détruire la société, éclatera et que les médecins morticoles laisseront quant à eux mourir la population, jugée comme portion négligeable et sacrifiable, allant de l’absence de soins au refus de leur délivrer des médicaments ou d’accéder aux hôpitaux. Ils recevront même pour avoir soigné leurs malades un blâme de la médecine officielle morticole ! Et surtout, dans un des passages les plus émouvants du roman, un médecin-étudiant, Misnard (élève de Dabaisse) s’exposera consciemment au risque d’être infecté par son patient pour le sauver, ce qu’il parviendra à faire, mais en y laissant héroïquement sa vie, lui qui a été infecté à son tour. Quel héroïsme et quel sens du devoir dont beaucoup de médecins actuels devraient s’inspirer !

 

          Ainsi Daudet dans Les Morticoles fait-il moins une satire de la médecine, qu’une satire des dérives et d’une certaine forme de la médecine, gangrenée par l’arrivisme et la cupidité, indifférente aux souffrances et à la vie même de leurs patients. L’immense majorité des médecins y baigne dans une atmosphère de corruption, de haine, d’envie, de rivalités, etc., la médecine n’étant qu’un terrain comme les autres pour assouvir la soif de pouvoir et de richesses naturelle aux hommes. Daudet nous décrit avec humour, mais aussi avec une colère, une révolte certaine, des pratiques, des dérives, qui eussent semblé disproportionnées, exagérées, mais qui au final s’avèrent étonnamment justes, prophétiques, au vu du contexte sanitaire dans lequel nous nous trouvons actuellement. Car bien que certaines expériences, traitements puissent sembler fantaisistes, extravagants, l’esprit qui les anime et qu’ils révèlent (la cupidité, la crédulité du public, l’absence totale d’éthique de certains médecins) sont similaires à ce que nous traversons et constatons aujourd’hui. Mais Les Morticoles, loin d’être un roman « négatif » et critique, présente également un versant plus chaleureux, plus compatissant, à travers la figure de son héros et des quelques médecins héroïques qu’il rencontre : c’est la déploration surtout d’un monde devenu matérialiste, dépourvu de foi, dépourvu d’art, dépourvu de tout ce qui élève l’âme et nous rapproche des autres. C’est un plaidoyer certes de l’importance de la foi religieuse, mais surtout des valeurs que cette dernière entraîne (ou devrait entraîner), à savoir la compassion et la considération pour tout individu quel qu’il soit, l’humilité en lieu et place de l’orgueil et de l’arrogance, la modération de nos propres vices au lieu d’y donner libre cours etc.


Ci-dessous, un catalogue de citations du roman, découpé en 3 parties :

    1re partie

À peine le temps de blasphémer, il m’avait fait à l’avant-bras cinq ou six piqûres d’un vaccin fort douloureux qu’il avait jusque-là adroitement dissimulé dans sa main. Les autres subirent la même opération. […] « Vos hommes et vous, capitaine, ne souffrez pas d’un mal déterminé […] mais d’une fatigue qui, chez quelques-uns, est douteuse. Mieux vaut, dans ce cas, s’astreindre à la quarantaine. » […] La manche encore relevée, nous déplorions cette funeste nécessité de la quarantaine qui frappait des hommes bien portants. (chap. I, p. 10)

Le grand, le seul, le vrai malheur, celui que je sens tendu vers votre pays, droit et terrible comme l’index d’une implacable divinité, c’est que vous avez perdu la faculté de vous émouvoir, que vous vous êtes blindés, construit une carapace factice sous laquelle vous expirez lentement. Vous grincez parce que vous n’adorez que la matière. (chap. II, p. 31)

L’or, vois-tu, c’est là le dieu, Canelon. Avec lui on paye les Crudanet, on évite les quarantaines, on se fait soigner chez soi au lieu de s’exposer à Tabard. Sans lui, on n’est guère qu’une charogne ambulante, puisque l’on appartient à tout le monde, qu’on peut vous jeter au travail, vous manœuvrer, vous meurtrir, puis vous amener ici, vous torturer, vous disjoindre, faire de vous une matière scientifique, sans qu’on ait le droit de protester. (Ibid., p. 32-33)

Et ce qui me désolait davantage, c’était l’indifférence de mes voisins, de la surveillante, des infirmiers. Tous semblaient trouver naturel que quelqu’un mourût ainsi, qu’on fermât les rideaux autour de lui, sans plus de façons. Ces Morticoles n’avaient donc point d’âme ! Aucun cœur ne battait sous leurs os desséchés ! La fin, la disparition, l’anéantissement, toutes choses que depuis mon enfance on me représentait comme mystérieuses et formidables, ne prenaient guère, sur cette terre sanglante, plus d’importance qu’un repas ou une partie de plaisir. Nul n’avait droit à la pitié. (Ibid., p. 41)

Ce que vous n’aurez pas eu sur cette terre, vous l’aurez, je le jure, autre part. Il y a en nous et tout autour de nous un être que nous ne voyons pas, que nous ne touchons pas, que nous pouvons à peine nommer, mais qui tient nos destinées et pour qui tous sont au même rang. Celui-là vous donnera une autre vie, un père et une mère, de l’amour, un ciel limpide et calme. [des mots de consolation de Canelon à Alfred, agonisant] (Ibid., p. 48)

J’étais dans un état de désespoir à hurler. Je ne concevais pas ces départs épouvantables et secs. J’avais vu des ancêtres mourir dans mon pays. Quelle différence ! On marchait sur la pointe des pieds ; il y avait de beaux draps frais, des cierges. On s’embrassait en pleurant autour du lit et l’on osait à peine lever les yeux pendant que s’accomplissait le mystère. Un prêtre venait, consolait le moribond et tout le monde. le baiser que l’on donnait à ces vieilles figures était un au revoir plus solennel que celui de chaque jour. On se sentait affiné par la douleur, capable de comprendre plus de choses ; on ornait pieusement les souvenirs et les tombes. Les morts chéris revivaient par les anniversaires. Ici des êtres jeunes disparaissaient dans la plus désolée solitude et leurs cadavres enrichissaient un charnier. (Ibid., p. 49)

Un petit brun à tête ronde, nommé Prunet, s’était attaché à moi. […] J’étudiais là […] les naissants caractères nationaux : une extrême mobilité d’esprit, beaucoup  de suffisance, une amertume innée, pas assez d’originalité ni de bonté pour résister à l’abrutissement éducatoire et méthodique. Ce petit Prunet, élevé d’une autre manière, eût fait peut-être un homme sain. Dès l’âge le plus tendre on lui avait appris l’obéissance aveugle, le respect du maître, la soumission aux lois stupides qui encombrent la société des Morticoles et qu’ils croient très supérieures à des dogmes, alors qu’elles sont plus creuses et avilissantes. (chap. III, p. 59)

J’ai rarement vu fourbe plus obséquieux et plus plat. [à propos du docteur Tismet de l’Ancre]. N’ayant pas encore de service personnel, il suivait celui de Malasvon, moins par goût pour l’hôpital que par désir de participer à la riche clientèle de notre bourreau. Pendant la visite, ce n’étaient qu’attentions feintes, cris de surprise émerveillée, des mon cher maîtres, mon maître, oui, patron, que l’on entendait d’un bout de la salle à l’autre, et Tismet prenait des airs dégagés, des attitudes de maître de danse pour nous examiner, puis, dès que Malasvon avait le dos tourné, il le traitait de vieille bête, de forban ramolli. Par-dessus tous ses vices, ce méchant bellâtre était poseur. Il eût posé pour un bois de lit, une cuvette, un pot de tisane. Il posait pour les infirmières, pour les surveillantes. […] Il posait surtout pour les dames qui assistaient Malasvon, car, chez les Morticoles, la médecine et la chirurgie sont en honneur parmi les femmes. […] Mais en face de lui, les plus hargneux faisaient merveilleuse contenance ; on paraissait le craindre et l’on répétait que, malgré ses ennemis, il arriverait à tout avant tout le monde. L’hypocrisie est la grande règle des Morticoles, société hiérarchisée, où tout s’obtient par la faveur et l’intrigue et d’où l’indépendance est bannie. (Ibid., p. 62-63)

La compassion, le meilleur des remèdes, la compassion, pour laquelle il ne faut ni brevets, ni diplômes, ni études, que l’on ne met pas dans des pots, que l’on n’ingurgite pas de force, qui ne se trafique pas, musique idéale pour le défilé terrestre, ciel pur qui tire les visages en haut, hors de la boue et de la poussière, confond les riches et les pauvres et souvent favorise les pauvres, qui ignore toute règle de raison et de logique et va même contre la justice. (p. 63)

C’est, pensais-je, l’histoire de mon pied. Malasvon me le découpe pour le guérir au nom de la science, mais Tabard me l’avait démoli au nom de la science. Le mieux eût été de le laisser tranquille. Ces gens-là se plaisent à contrarier la nature et, ensuite, à parer ses coups. […] Cependant les Morticoles se préoccupent d’étudier les maux qu’ils ont causés et de panser les plaies physiques. Le plus souvent ils les empirent. Quant aux plaies morales, au dégoût, à la révolte, à la haine, ils ne s’en soucient point, tout abrutis qu’ils sont de matérialisme. [...] « vous aussi avez vos idoles, vos belles inventions de téléphones, télégraphes, systèmes d’égouts que vous m’exposez avec tant d’orgueil, et croyez-vous que ces idoles ne dévorent pas une masse de chair humaine dans les petits sacrifices journaliers nécessités par leur entretien […] et dans les gros sacrifices périodiques appelés catastrophes ? Ne croyez-vous pas que ce progrès, dont vous avez plein la bouche et qui n’existe que dans vos rêves, est la plus forte chimère à trompe d’éléphant, ventre de léopard et pieds fourchus devant laquelle les hommes se soient agenouillés ? Une seule chose progresse, votre orgueil monstrueux, source de votre misère passée, présente et future et qui vous mènera à votre perte. » (Ibid., p. 75-76)

C’est l’amour qui crée les êtres. Sans lui les humains ne sont que poussière. Mais lui rend cette cendre vivace, fait d’une crête de mur une forêt, d’une anfractuosité de roche un jardin et d’un coin de terre un paradis. Je le vis bien pour Magaduque [un compagnon ami d’enfance de Canelon, mort chez les Morticoles, et dont le cadavre atterrit dans le charnier où Canelon travaille, et lui fait prendre conscience de l’inhumanité avec laquelle les Morticoles, et lui pendant un moment, traitent les cadavres humains.] (Ibid.,p. 82-83)

Ici, l’instruction est tellement répandue qu’elle enseigne aux enfants dès le berceau tout ce qu’ils doivent craindre des tares héréditaires. Ainsi vos Morticoles ont-ils la sensation perpétuelle du prisonnier qui voit mener son compagnon au supplice, et prennent-ils en haine leurs ancêtres, causes de leur ruine, miroirs de leur propre destin. Dites aux gens qu’ils sont libres, qu’ils ne dépendent de personne et ils se croient libres, et ils le deviennent […]. Dites-leur qu’ils sont en cage et ils se le persuadent ; ils admettent que leurs mouvements, leurs gestes, leurs idées sont réglés, administrés, préétablis ; ils se figent dans l’automate. Voilà où mène votre matérialisme. Vous n’êtes frappés que par les empreintes et vous les accentuez en insistant sur elles. Vous vous empêtrez de liens plus durs que la mort et vous les détaillez avec complaisance. Cet esclavage est votre œuvre et vous y ajoutez par l’étude. […] Et vous vous irritez que ces malheureux se refusent à vos constatations. Mais parbleu, ils voudraient avoir une existence individuelle. (Ibid., p. 90)

L’hôpital Typhus est une belle école. Il prouve comme l’humanité est malléable, prompte à toutes les empreintes, comme la révolte, la violence et la haine sont les filles de l’injustice. Ah ! Morticoles, les pires d’entre vous sont encore plus bêtes que méchants ! Ils croient aux formules toutes faites, rigides et fausses. La plupart de leurs vices sortent de l’orgueil. Quel bipède parlant est donc supérieur à un autre ? Quel droit donne un parchemin ? Qu’est-ce qu’une loi, sinon un contrat librement consenti et où les deux s’engagent ? (Ibid., p. 93)

Pistonner, dans l’argot morticole, signifie pousser ses élèves aux examens, en dépit de toute justice. Ainsi les ambitieux aplatis comme Quignon arrivent à toutes les situations avant les Barbasse et les Misnard. (Ibid., p. 101)

Quant à vous, mes élèves [c’est Dabaisse qui parle, l’un des rares médecins intègres], je vous dis ceci : ayez pitié des malades et respectez-les. C’est la moitié de votre devoir. Être savant, c’est quelque chose. Être très bon, c’est encore mieux. […] Je renie les procédés barbares qui grandissent la renommée de l’opérateur aux dépens du patient et sacrifient l’humanité à la science. […] Le sacrifice est ma loi. Si vous la suivez, vous irez peut-être moins vite que les autres, mais je vous prédis de délicieuses consolations intimes. (chap. V, p. 118)

Chaque année cette cérémonie [la fête de la Matière] donnait lieu à des discussions et rivalités effroyables, tant les Morticoles ont développé le sentiment vaniteux de la hiérarchie et des préséances, adorent la pompe, les discours, les estrades, tout ce qui hisse, décore et panache la stupidité et la faiblesse humaines. (chap. VI, p. 133)

Les naïfs font leur malle, se transportent dans ces coûteux établissements [d’eau] et absorbent, pendant une période déterminée, des verres d’eau, des bains et des douches à diverses températures. Ils boivent aussi l’illusion. Mais ils deviennent la proie d’hôteliers rapaces et des cupides médecins de villes d’eaux. Ils sont bernés, tondus, exploités avec méthode, cependant qu’on leur vante la source et ses vertus miraculeuses. S’ils avouent n’éprouver nul bienfait, on leur répond : « Ce sera pour l’année prochaine ; l’eau n’agit qu’après deux saisons. » Se plaignent-ils de souffrances nouvelles, on leur objecte que c’est l’effet d’une première cure… » (Ibid., p. 139)

Au-dessus de la porte, une lanterne rouge éclairait ce mot : INCURABLES. Donc les Morticoles ont la cruauté d’inscrire ces irrémédiables syllabes au fronton des asiles. Ils suppriment l’espoir, attente dorée du ciel, l’espoir qui délie la douleur… (Ibid., p. 139)

Ils adoptent ainsi périodiquement de vastes hypothèses qui modifient leurs connaissances de fond en comble. Après un stade de lutte, ces théories deviennent un dogme, un article de foi qu’on ne peut plus renier, sans être tenu pour un âne et un hérétique. Il est curieux que la religion prête ses formes aux esprits irréligieux. Alors ce peuple incrédule les supporte avec peine, s’en dégoûte et cherche un autre système qui détruit le précédent, le remplace et règne à son tour. Les doctrines dont ils se targuent ne sont donc qu’une suite de ruines méprisées par les jeunes générations et dorées par le soleil de l’indifférence. (chap. VII, p. 153)

Bradilin dirigeait un service d’enfants. Il s’y trouvait plus à l’abri pour ses cruelles tentatives, les marmots ne pouvant ni se défendre, ni se plaindre. […] Ils sont morts sans le baiser chaud d’une maman, morts par la faute du bourreau médical qui leur injecta des poisons nouveaux, dans des souffrances affreuses, raconte la surveillante, la tête basse, honteuse de surveiller ces meurtres ! (Ibid., p. 155-156)

Il est juste d’ajouter qu’ils les exaspèrent [les maladies], les cultivent comme des plantes rares, ne s’occupent jamais de les atténuer, mais toujours d’en tirer profit ou gloriole. (chap. VIII, p. 158)

Mensonge sur hypocrisie, hypocrisie sur mensonge, tout cela évolue et moutonne en une énorme masse humaine où l’on chercherait en vain un grain de pitié, un atome de bonté, une goutte d’intelligence. (Ibid., p. 162)

 

                2e partie

Quignon ne m’avait point ménagé ses conseils : « Canelon, soyez plat. Moi, j’ai fait route par la bassesse. J’ai, jusqu’ici, réussi à merveille. […] Mettez-vous dans la tête qu’un chef influent ne peut se tromper, que l’on doit s’agenouiller devant chacun de ses actes, chacune de ses paroles. […] tout professeur morticole a sa marotte, sa faiblesse et sa haine. Découvrez cette marotte, chatouillez cette faiblesse, surtout flattez cette haine, et vous arriverez, vous serez riche et puissant. (chap. I, p. 173)

Quant aux futurs docteurs, mes condisciples, on les bourre de formules toutes faites, suivant des procédés infaillibles. On leur apprend à ne jamais rien juger par eux-mêmes, mais toujours d’après la parole du maître. […] Quand ils sortent de là, ils sont mûrs pour la servitude, munis d’arguments spécieux, d’axiomes vides, d’une fausse expérience. De plus, ils ont le perpétuel et dissolvant spectacle de la corruption et de l’intrigue. […] À chaque instant, ils voient triompher le retors, le scélérat, évincer celui qui n’a pas déployé la malhonnête adresse nécessaire. Comment échapperaient-ils à pareille pression ? Ils finissent par trouver le monstrueux naturel, adoptent et prêchent un optimisme veule, se guident par l’envie jalouse, haïssent et fuient les indépendants. (Ibid., p. 179)

Quelle erreur bizarre est celle de tous ces gens-là, qui s’imaginent plus renseignés parce qu’ils ont détraqué la montre, étiqueté les parties du mystère ? (Ibid., p. 182)

Les examens, que l’on passait très vite et au hasard, ne comptaient pas. On jugeait de l’aptitude des élèves et des maîtres à toutes les fonctions en leur faisant lécher les pieds de professeurs tirés au sort. […] Ces curieuses coutumes sont basées sur ce fait que les Morticoles demandent surtout une grande souplesse d’échine et une forte dose de mépris de soi-même à ceux qui briguent les hauts emplois. (Ibid., p. 187-188)

1. Les médecins se tiendront à l’écart et laisseront décimer les malades riches et pauvres. Il serait insensé de hasarder la classe supérieure morticole pour un bénéfice illusoire, car la marche du contage est si aiguë que tous les soins seraient précaires ;
2. Empêcher par la force les riches de sortir de chez eux. Conduire en prison ceux qui désobéissent. Envoyer, dans tous les domiciles, des escouades sanitaires chargées d’inonder d’antiseptiques, de flamber les objets de literie, les vêtements, meubles, etc., d’achever les agonisants et les suspects ;
3. Brûler les quartiers pauvres contaminés. Interdire aux pauvres l’entrée des hôpitaux où leur présence serait meurtrière. Laisser mourir dans la rue et faire ramasser par les perquisiteurs les citoyens surpris par le mal. (chap. II, p. 208)

On racontait que Charmide et Dabaisse avaient désobéi, soigné des malades en ville. Un blâme leur serait infligé. Près de moi, le pharmacien Banarrita harcelait Cloaquol [journal officiel morticole] : « Moi, j’ai carrément fermé boutique. Les passants faisaient la queue devant mes volets, demandaient en grâce des médicaments, mais, bernique, va-t’en voir si j’ai la colique ! (Ibid., p. 215-216)

En réalité, l’influence politique, c’est-à-dire d’un homme sur les hommes, est tout chez les Morticoles, alors qu’ils simulent des préoccupations exclusivement scientifiques. Les dons de ruse, d’audace, de souplesse sont mille fois préférables au talent et au génie. Celui qui l’aura emporté à tous les Lèchements et qui saura grouper sa platitude en tyrannie […] est certain de sortir vainqueur de toutes les épreuves. […] ses théories, fausses ou vraies, font la loi dans les examens, dans les hôpitaux, dans la justice, dans les livres. Les Morticoles sont des autoritaires déguisés en libertaires. Ils sont simplistes et aiment qu’un certain nombre de découvertes leur donnent la sécurité dans l’ennui. De ceux qu’ils ont choisis, ils admettent tout, même les erreurs séniles, et ils ne reviennent jamais sur le compte du pilleur d’épaves qu’ils ont ainsi sacré grand homme. Ainsi cette science dont ils se targuent n’a chez eux aucune variété, porte la marque universelle d’un esprit égoïste et étroit. (chap. III, p. 230)

Il s’acharnait, en science, à un certain nombre de formules aussi arrêtées que dangereuses et peu originales ; […] chacun finissait par y croire et par admettre des merveilles qu’on n’avait pas le temps de contrôler. Ainsi se créent les dogmes scientifiques, les plus implacables, les plus étroits, que l’on impose aux générations […]. Devant ces idoles s’agenouille dévotement le bon public. (Ibid., p. 232)

Si vous léchez à la perfection, si vous suivez, d’une langue inlassable et savante, le contour, la cambrure, les orteils de son ignoble patte, vous ne manquerez pas de l’attendrir. Comment ! Il sera aussi repoussant que possible. Il exhalera un infâme parfum. Et il vous verra d’autant plus acharné à votre devoir ! Qui résisterait à ce zèle ? Quel Morticole aurait le cœur assez dur pour ne pas fondre devant un tel courage ? C’est la beauté de cette épreuve. Elle étale le caractère du candidat. Pas d’ambiguïté, pas d’erreur. Ma situation, ma prépondérance à la Faculté, à l’Académie, au Parlement, tout cela tient à ma langue si charnue, si rose, si douce, que les maîtres s’en félicitaient. (Ibid., p. 237-238)

Il importe de flétrir tout de suite, et avec la dernière énergie, cet inconscient [Dabaisse parle de Bradilin se livrant à des expérimentations dangereuses] qui ose augmenter la somme des maux humains et s’en vante. Ainsi on a voué à la mort un jeune homme de quatorze ans ! Mais c’est un meurtre, un meurtre odieux ! On a traité ce pauvre enfant comme un cobaye ! Je le déclare, M. Bradilin est un monstre ; je déclare aussi que, si vous ne votez pas immédiatement un ordre de flétrissure condamnant ces assassinats scientifiques, je quitte une compagnie où nous sommes les lâches complices d’un bourreau ! (Ibid., p. 244-245)

Je [la réponse de Bradilin à Dabaisse et Charmide] regrette surtout qu’ils se soient servis à mon égard de termes que vous condamnerez, messieurs, car il s’agit du progrès universel, de ce progrès vers lequel s’avancent, d’un pas si fier les doctes compagnies morticoles. Que deviendrons-nous, si le vain attirail d’un idéalisme suranné, si une morale étroite arrêtaient notre essor et paralysaient nos travaux ? (Ibid., p. 245)


                3e partie

Pour lui [le docteur Wabanheim], comme pour la plupart de ses collègues, la médecine était le moyen de dominer d’arriver à tous les honneurs. De la science en elle-même, il se souciait comme de la morale. Mais il ne négligeait aucun des avantages qu’elle procure. […] Là je compris la force de la corruption. Celle-ci est admise, réglée, tarifée et ne provoque plus le scandale. (chap. I, p. 257)

Entre ce dernier et lui [Wabanheim et le pharmacien Banarrita], le complot était simple. Banarrita fabriquait une drogue quelconque, l’étiquetait d’un titre pompeux et la soumettait à Wabanheim. Aussitôt, celui-ci la préconisait pour toutes les maladies, la recommandait dans ses livres, dans sa conversation. Elle revenait sur toutes ses ordonnances, et on ne la trouvait que chez Banarrita, qui, s’il la choisissait simple et peu coûteuse, la faisait payer un prix exorbitant. Il partageait le bénéfice avec son lanceur. […] Les Morticoles se passionnent pour les médicaments nouveaux. […] Mes indignations l’amusaient. […] « Nous serions bien sots de ne point tondre ces agneaux, puisqu’ils s’offrent à nous avec insistance et se désespèrent si nous les renvoyons à la saine nature. » (Ibid., p. 261)

Je compris en un éclair que toute la méchanceté des Morticoles repose sur un immense malentendu. Ils sont pareils à ces sauvages que des racines vénéneuses rendent à jamais féroces et sanguinaires. Leur racine, à eux, c’est la science. (Ibid., p. 273)

Le malade se livre sans méfiance, confie son corps et son âme aux mains expertes du docteur. Désormais, celui-ci la tient. Il peut la déshonorer à son gré. Il est inattaquable, couvert par ce secret professionnel qu’il viole à chaque instant, ôte et remet comme une veste. (chap. II, p. 284)

Il [l’avocat Méderbe, défendant le docteur Sorniude contre M. de Sigoin, dont la femme s’est vue amputée de ses ovaires] pouvait suer l’infamie, saliver la haine et pisser la couardise, on laisserait son éloquence nager sur ces affreux liquide, sa réputation grandirait. Tels sont les produits d’une haute, d’une sublime civilisation ! (Ibid., p. 294)

J’eus pitié de lui : « Rentrez donc chez vous, monsieur Burnone, et mangez à votre guise ; ce sont les remèdes qui vous tuent. » (chap. III, p. 312)

Plat comme un crabe avec cela, il [Avigdeuse, rival de Clapier], il l’a toujours emporté de haute langue dans les Lèchements, et il avait pour cet exercice une passion telle, qu’il léchait sans nécessité, par plaisir, et dans l’intervalle des compétitions académiques. Quant à sa science, elle est nulle. (Ibid., p. 315)

Trub me décrivit les mœurs d’Avigdeuse, jumelles de celles de Clapier : ces deux Tartufes sont présidents de sociétés similaires, qui donnent aux Morticoles l’apparence de la vertu […] et où ils trouvent de la chair fraîche, de l’argent, des décorations. […] Dans cette démocratie matérialiste, la charité et l’hypocrisie s’associent, comme des voleurs de grand chemin, pour détrousser la vertu et le vice, et tous ces masques de cannibales ont le pli de l’attendrissement. (Ibid., p. 317)

La soif de l’or altère. La faim de l’or remplace celle du pain. La digestion de l’or amène sur les peaux des tares ineffaçables, des eczémas rebelles, des plaques multicolores. […] la réponse du Sphinx morticole me fut révélée subitement. La conscience est remplie par la foi. Où la foi diminue et baisse, l’amour de l’or se précipite et crée les différences de classe, les fléaux du luxe et de l’oisiveté, l’alcoolisme, par le désir de colorer la triste vie avec le rêve. […] L’or provoque aussi le mensonge, l’injustice, l’envie, la haine, toutes les grandes maladies sociales. Ainsi, cette race morticole, du jour où la foi déclina, était destinée à se dégrader et à périr. Elle eut l’instinct sourd de son sort et chercha à combler le vide de sa conscience. Elle crut la science une sauvegarde. Mais la science elle-même fut bien vite absorbée par l’or. De là sortirent l’industrie farouche et tous les trafics financiers. La science est devenue menaçante. Elle s’est redressée de tout son corps débile, s’est acharnée à cette foi dont elle redoutait le fantôme. Ceci explique le culte de la Matière et les cérémonies religieuses détournées de leur sens. (Ibid., p. 323-324)

L’indépendance, voilà ce que redoutent surtout les Morticoles. Pour lutter contre les esprits libres, ils ont imaginé les maisons de fous, bien préférables encore aux hôpitaux-prisons. Les quelques révoltés trouvent là un tombeau discret, un asile sûr. (chap. IV, p. 347)

Que l’exemple des Morticoles, cité par nous, serve à tout le monde ! Les malheureux ont cru que la Matière suffisait à tout ; ils vous [Dieu] ont chassé de leurs âmes. Votre vengeance, c’est leur état de mensonge, de haine et de misère. Se croyant libres, ils sont esclaves ; se croyant immortels par la connaissance, ils sont les plus ignorants et les plus éphémères des hommes, car la haute vérité leur échappe, laquelle n’est qu’en vous et ne vient que de vous. Accablés de maux, aveugles et sourds, ils tâtonneront sans cesse dans une obscurité meurtrière, tandis que les simples d’esprit et de cœur verront clair, auront des émotions pures et la béatitude éternelle. (Ibid., p. 358-359)

jeudi 23 décembre 2021

Demian de Hermann Hesse : de la confiance en la valeur de notre âme et vie intérieures.

        S’inscrivant dans la tradition des romans de formation, dont Goethe a donné le modèle en Allemagne avec Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, Demian relate moins le passage à l’âge « adulte » d’Émile Sinclair, que l’éveil de ce dernier à sa propre conscience. Cet éveil, qui n’est pas sans rappeler l’éveil du Bouddha (Hesse était un grand connaisseur et admirateur des religions et sagesses orientales), se caractérisera par deux principaux obstacles :

- d’une part, sur la valeur à accorder à cette vie intérieure, à ces aspirations profondes propres à tout être individuel : ne sont-elles pas entre autres monstrueuses, puisque les désirs inconscients ont entre autres une forte composante sexuelle, violente, maléfique ? (nous pouvons ici percevoir l’influence profonde qu’eut le développement de la psychanalyse à l’époque de composition de ce roman, en particulier l’apport de Jung)

- d’autre part, se fier, rester fidèles à ce que nous sommes profondément en nous-mêmes, à notre âme, à notre vie intérieures, implique de facto une exclusion d’avec le reste, du moins d’avec une très grande partie des autres hommes, et la solitude qui l’accompagne. C’est le problème de la confiance en soi, du self-reliance pour reprendre l’expression originale d’Emerson, dont Hesse sans doute s’est inspiré indirectement à travers la figure de Nietzsche qui l'a profondément influencé.

        En effet, Sinclair se trouvera dans un premier temps effrayé par la nature de ses pulsions intérieures (principalement sexuelles), qui créent une séparation dans son esprit entre le monde ordinaire auquel il avait été habitué jusque-là, idéalisé, innocent, et celui plus obscur, plus immoral vers lequel ses désirs le poussent, et qui, paradoxalement, le fascinent en même temps qu’il l’effraie. Faut-il y céder ? Faut-il y résister ? Le roman défend semble-t-il une harmonie des contraires (à travers la figure d’Abraxas), à travers des images oniriques et frappantes sans doute inspirées de la psychanalyse, et qui confèrent au roman une dimension symbolique forte et marquante, et où les contraires se mêlent (voir p. 552 et 553 ; 555-556)

L’accusation d’immoralité dont sont frappés les porteurs du « signe » (en référence à la figure de Caïn) est réfutée par Demian, le guide de Sinclair : elle est au contraire, pour lui, le signe d’un caractère affirmé et indépendant. De plus, l’existence de ces images inconscientes, monstrueuses que tout être humain expérimente un jour ou l’autre (que ce soit dans la pensée ou dans les rêves) ne signifie pas pour autant que celui qui porte le signe (expression dont use Hesse pour désigner les êtres fiers qui n’ont pour loi que leur âme intérieure) doit nécessairement passer à l’acte : il s’agit plutôt pour Hesse de faire face à ces images de notre inconscient, d’en reconnaître l’existence et plutôt que de les nier sous couvert de morale bien pensante, d’en faire des outils de connaissance de nous-mêmes et des autres. C’est là une idée que Hesse essayiste défendit dans son essai « La profession de foi de l’écrivain » (dans Une bibliothèque idéale, p. 99 à 101), où il rappelle que l’une des missions essentielles de la littérature, de l’écrivain est de révéler, de regarder au plus profond des désirs, des aspirations humaines, quelle que soit leur forme :

« Nous n’adhérons à aucun des idéaux actuels, que ce soit celui des généraux, des bolchéviques, des universitaires ou des industriels, mais nous croyons que l’homme est immortel, que son image peut guérir de toute altération, ressortir purifiée de tout enfer. Notre but n’est pas d’expliquer notre époque, de chercher à la rendre meilleure ou de lui donner des leçons. En dévoilant nos songes et nos souffrances, nous cherchons à lui ouvrir encore et toujours le monde des images, le monde de l’âme. Ces rêves sont en partie des cauchemars, et ces images d’horribles épouvantails. Nous n’avons pas le droit de les embellir ou d’en nier l’existence. Les « écrivains » qui divertissent le bourgeois le font déjà suffisamment. L’âme humaine est en péril ; elle est au bord de l’abîme, nous ne le cachons pas. Mais nous ne pouvons pas non plus cacher notre foi en son immortalité. »

Ainsi, l’être éveillé, le porteur du signe, embrasse la partie obscure inhérente à tout être humain, et donc la sienne, mais n’y cède pas nécessairement, se situant si l’on peut dire « par-delà le bien et le mal » pour reprendre le titre d’une œuvre de Nietzsche. À l’inverse, nier l’existence de telles pulsions en l’homme, y résister de toutes ses forces comme le fait dans le roman un des camarades de Sinclair, Knauer, est contre-nature et peut potentiellement réduire au désespoir, rompre l'harmonie et le bien-être de l'individu (Hesse ne proclame pas une conduite de vie ascétique, austère, voire mortifère) dans un futile élan de pureté qui n’est qu’une aspiration issue de la morale figée occidentale de l’époque du début du XXe siècle.

         Cette accusation d’immoralité adressée, la plus évidente sans doute qui puisse nous venir à l’esprit, Hesse fait l’éloge dans son roman, et comme il le fit inlassablement durant sa vie et dans son œuvre protéiforme, de la suprématie, de l’importance absolue que revêt l’âme individuelle : tout homme devrait vivre selon ses propres principes, n’écouter que ce que lui dicte son moi le plus profond intérieurement, et seule une vie menée conformément à ce principe peut rendre l’homme véritablement heureux, lui procurer une joie, un bonheur authentiques, par l’harmonie avec le monde extérieur qui en découlera nécessairement. (voir l’extrait p. 584-585) Certes, une telle voie est difficile, n’est choisie que par certains car c’est une voie étroite, essentiellement solitaire, et par conséquent nécessitant un courage, un caractère fermes : c’est renoncer au confort de la multitude choisissant elle la voie opposée, celle toute tracée par la morale de son époque et des aspirations de la société qui entrent en conflit avec le moi intérieur riche dont chacun dispose, mais que peu finissent par suivre. Ainsi Sinclair, une fois son expérience malheureuse en tant que souffre-douleurs de Kromer, préférera interrompre la voie tracée par sa première rencontre avec Demian et retourner dans le cocon familial, puis se joindre à d’autres étudiants dans leurs beuveries nocturnes. Ce n’est que lentement, progressivement, que Sinclair prendra confiance en lui-même, en son âme intérieure, dans la solitude, et se défera de la peur de la solitude que sa voie implique, auprès de Demian à nouveau, ainsi que de Pistorius, un musicien rencontré à l’église qui lui servira un temps de guide spirituel, puis au sein d’une éphémère communauté de porteurs du signe initiée par Demian et sa mère Ève, précurseur de la Castalie dans Le Jeu des perles de verre.

           Roman donc de formation mettant l’accent sur la valeur supérieure à toutes les autres de l’âme individuelle, intérieure (et répondant à la critique d’immoralité qui lui est souvent faite) et sur la confiance à avoir en celle-ci malgré la peur, l’isolement, le doute qu’elle instille naturellement, Hesse y voit non seulement une condition indispensable à l’épanouissement de l’homme, mais aussi la seule manière de changer le monde éventuellement : si le monde s’effondre, il faut en voir la raison principale dans l’effondrement spirituel de l’homme, plus que de la société ou d’une forme de gouvernement précise : effondrement qui aura lieu, sera acté dans le début de son Jeu des perles de verre, mais qui à notre époque, est toujours en cours, tandis que les porteurs du signe de Caïn eux sont certes toujours aussi peu nombreux, mais toujours présents.


Ci-dessous, un riche inventaire des citations marquantes de ce roman :

Certes, je faisais partie du monde clair et juste, j’étais l’enfant de mes parents, mais partout où je dirigeais mon regard, partout où je tendais l’oreille, l’autre monde manifestait sa présence, et je vivais aussi en lui, bien que parfois il m’apparût étranger et inquiétant, bien que, dans ce monde-là, l’on eût régulièrement peur et mauvaise conscience. Parfois, c’était dans le monde défendu qu’il m’était le plus agréable de vivre et le retour dans le monde permis – bien qu’il fût salutaire et nécessaire, m’apparaissait presque comme le retour dans un monde moins beau, ennuyeux, moins vivant. (p. 500)

Un sentiment nouveau se fit jour en moi, un sentiment mauvais, un sentiment aigu : je me sentis supérieur à mon père. Pendant l’espace d’un instant, j’éprouvai une sorte de mépris à l’égard de son ignorance. « Si tu savais… » pensai-je. Je me faisais l’effet d’un criminel que l’on a condamné pour avoir volé un petit pain alors qu’il aurait des crimes à confesser. C’était là un sentiment vilain et bas, mais puissant et plein d’attrait et, plus que toute autre pensée, il me riva à ma faute et à mon secret. […] Une tempête effroyable couvait, prête à m’anéantir et, ici, l’on me considérait comme une petit enfant. […] C’était là une première atteinte à la sainteté du père, un premier coup porté au pilier auquel mon enfance s’était appuyée, pilier que tout homme doit détruire, s’il veut devenir lui-même. C’est d’événements semblables, d’événements invisibles qu’est faite la ligne intérieure, la ligne véritable de notre destinée. On se remet d’un tel déchirement ; on l’oublie, mais, au plus secret de nous-mêmes, la blessure continue à vivre et à saigner. (p. 507)

[Caïn] était un homme dont le visage reflétait quelque chose qui inspirait la terreur aux autres. Ils n’osaient le toucher. Lui et ses enfants leur en imposaient. Sans doute, ou plutôt sûrement, ce n’était pas un signe réel sur le front, comme un sceau, par exemple. Dans la vie, les choses se présentent rarement de façon aussi grossière. C’était un je ne sais quoi d’inquiétant, une nuance en plus d’intelligence et de hardiesse dans le regard, à laquelle les autres hommes n’étaient pas habitués. Cet homme possédait la puissance. Devant lui, l’on tremblait. Il avait un « signe ». On pouvait l’expliquer comme on voulait, et l’on veut toujours ce qui tranquillise et ce qui vous convient. On avait peur des enfants de Caïn ; ils avaient un « signe ». Aussi l’on interpréta ce signe, non pour ce qu’il était en réalité, c’est-à-dire une distinction, mais pour le contraire. On déclara que les individus qui possédaient ce signe étaient inquiétants, et ils l’étaient, en vérité ! Les gens courageux, les gens qui ont une forte personnalité, sont toujours peu rassurants. Qu’il existât une race d’hommes hardis, à la mine inquiétante, était fort gênant. Aussi leur donna-t-on un surnom et l’on inventa ce mythe pour se venger d’eux et pour se garantir de la frayeur qu’ils inspiraient. (p. 514)

J’avais vécu dans un monde lumineux et pur, j’avais moi-même été une sorte d’Abel et, maintenant, je plongeais dans l’ « autre monde ». J’étais tombé bien bas ; j’étais complètement déchu […] Oui, moi qui étais Caïn et qui portais le signe sur mon front, ne m’étais-je pas imaginé que ce signe était, non une marque infamante, mais une distinction, et que ma perversité et ma misère m’élevaient bien au-dessus de mon père, bien au-dessus des bons et des justes ? (p. 515)

Une pierre était tombée dans un puits, ce puits était mon âme d’enfant, et, durant une très longue période de ma vie, cette histoire du meurtre de Caïn et du « signe » demeura le point où prirent naissance chez moi le doute, l’esprit critique, les tentatives de connaissance. (p. 515-516)

Lorsqu’on en a peur, cela vient généralement de ce qu’on lui a permis d’exercer un certain pouvoir sur soi. Par exemple, on a fait quelque chose de mal et l’autre le sait, d’où la puissance qu’il a acquise sur toi. (p. 519)

Ta peur de lui n’est pas justifiée. Un pareil sentiment ne peut que nous avilir. Il faut s’en affranchir. Tu dois t’en affranchir si tu veux devenir un homme. (p. 520-521)

Ce n’est pas cette ingratitude qui me surprend ; ce qui me semble extraordinaire, c’est le manque complet de curiosité dont je témoignais. […] Au sortir de la vallée de larmes où m’avait conduit ma damnation, affranchi du terrible esclavage de Kromer, j’ai fui, guidé par toutes les impulsions et les forces de mon âme meurtrie, pour retourner là où j’avais été heureux et tranquille auparavant : au paradis perdu qui s’ouvrait à nouveau, au monde lumineux de mon père et de ma mère… (p. 523)

Je me fis plus dépendant, plus puéril. Il me fallait remplacer la dépendance à l’égard de Kromer par une autre dépendance, car je ne pouvais me diriger seul. C’est pourquoi je choisis aveuglément la dépendance à l’égard de mes parents, du cher monde d’autrefois, du monde lumineux qui, je le savais déjà, n’était pas l’unique. Si je ne m’étais comporté ainsi, j’aurais dû me raccrocher à Demian et en faire mon confident. […] j’éprouvais à l’égard de ses pensées étranges une méfiance justifiée. En réalité, ce n’était là que de la crainte. Car Demian aurait exigé de moi ce que mes parents n’exigeaient pas ; plus encore : il aurait tenté, par les exhortations, la raillerie et l’ironie, de me rendre plus indépendant. Ah ! je le sais aujourd’hui, rien ne coûte plus à l’homme que de suivre le chemin qui mène à lui-même. (p. 524)

À côté de cette existence, j’en menais une autre, vie souterraine de rêves, d’instincts, de désirs obscurs, par-dessus laquelle la vie consciente jetait des ponts de plus en plus fragiles, car le monde de mon enfance s’écroulait. […] Tout homme doit traverser cette épreuve. Pour les hommes moyens, c’est là le moment où les exigences de leur propre personnalité se heurtent le plus durement au monde environnant, où le chemin en avant est le plus amer à frayer. Si la destinée humaine est mort et renaissance, beaucoup ne l’expérimentent que cette unique fois dans leur vie, alors que notre enfance se désagrège, et peu à peu, se détache de nous, alors que nous sommes abandonnés de tout ce qui nous était cher et que, tout à coup, nous sentons autour de nous la solitude glacée de l’univers. Et beaucoup demeurent pour toujours cramponnés à l’un de ces débris et, douloureusement, s’accrochent à un passé qui ne reviendra plus, au rêve du paradis perdu, le pire des rêves, le plus meurtrier. (p. 526)

Je le vois aller à l’école, seul, ou avec d’autres élèves des classes supérieures. Je le vois cheminer au milieu de ses camarades, tranquille et solitaire, étranger à eux, enveloppé d’une atmosphère qui lui est propre, atmosphère stellaire en quelque sorte, soumis à des lois personnelles. Personne ne l’aimait, personne n’était intime avec lui, si ce n’était sa mère, et avec elle aussi, il semblait se comporter non comme un enfant, mais comme une grande personne. Les maîtres le laissaient le plus possible en paix. Il était bon élève, mais ne cherchait à plaire à personne… (p. 527)

Je regardai le visage de Demian et je remarquai que non seulement ce n’était pas là le visage d’un jeune garçon, mais celui d’un homme. Je vis en outre, je crus voir ou sentir que ce n’était pas non plus le visage d’un homme, mais qu’il y avait aussi quelque chose de féminin. Et, l’espace d’un instant, ce visage ne me sembla plus celui d’un homme ni d’un enfant. Il ne me parut ni vieux ni jeune, mais âgé de mille ans, ou plutôt, sans âge, portant l’empreinte d’autres cycles que ceux vécus par nous. Des animaux peuvent avoir cet air-là, ou des arbres, ou des étoiles, je ne sais. […] Je vis seulement qu’il était autre que nous. (p. 527-528)

Il faut toujours questionner, toujours douter. (p. 531)

Il cherche seulement ce qui lui présente un sens et une valeur pour lui, ce dont il a besoin, ce qu’il lui faut absolument. Et il réussit l’incroyable : il crée un sixième sens magique que ne possède aucun autre animal. […] Quand ce cas se présente, quand tu essaies d’accomplir ce qui t’est dicté intérieurement, alors, cela réussit, alors, tu peux atteler ta volonté comme un bon coursier. (p. 531)

Le passage qui concerne les deux larrons. […] Si aujourd’hui, tu avais à choisir un ami parmi ces deux larrons, auquel des deux accorderais-tu plutôt ta confiance ? Certes, non à ce converti pleurnichard, mais à l’autre. C’est là un type ! Il fait preuve de caractère. Il se moque d’une conversion, qui, vu sa situation, ne serait que belles phrases et, au dernier moment, il ne renonce pas lâchement au Diable qui a dû l’aider jusqu’à ce moment-là. C’est un caractère, et dans la Bible, les gens de caractère ne trouvent guère leur compte. Peut-être aussi était-il un descendant de Caïn. (p. 533)

Il me semble que nous devrions vénérer tout ce qui existe et considérer comme sacré l’univers tout entier, pas seulement cette moitié officielle, artificiellement détachée de tout. Aussi devrions-nous, outre le culte de Dieu, célébrer le culte du Diable, ou plutôt, l’on devrait avoir un Dieu qui contînt le Diable en lui, et devant lequel l’on n’eût pas à fermer les yeux quand se passent les choses les plus naturelles du monde. (p. 534)

L’idée que mon problème était un problème de tous les hommes, de toute vie et de toute pensée m’envahit tout à coup comme une ombre sacrée, et un sentiment d’angoisse et de respect me pénétra lorsque je vis et sentis que ma vie la plus intime, ma pensée la plus secrète puisaient au fleuve éternel des grandes idées. Cette révélation était plutôt mélancolique, bien qu’elle confirmât mon expérience personnelle et, par là, m’apportât un certain réconfort. Elle avait un arrière-goût âpre, car elle était accompagnée d’un sentiment nouveau de responsabilité et annonçait la fin de l’enfant et la solitude intérieure. (p. 534)

Je vois que tu penses davantage que tu ne peux l’exprimer. S’il en est ainsi, sache que tu n’as pas entièrement vécu ce que tu as pensé, et cela n’est pas bien. Seule la pensée que nous vivons a une valeur. Tu as appris que ton monde « permis » n’est qu’une moitié du monde et, comme les prêtres et les maîtres, tu as essayé de supprimer cette seconde moitié. Mais tu n’y parviendras pas ; nul n’y parvient, une fois qu’il a commencé à penser. […] depuis une année, il y a en toi un instinct qui est plus fort que tous les autres et qui passe pour « défendu ». Les Grecs et beaucoup d’autres peuples ont, au contraire, fait une divinité de cet instinct et ont célébré son culte. Ce qui est « défendu » n’est donc pas éternel et immuable. […] Aussi, c’est à chacun de rechercher ce qui lui est « permis », et ce qui lui est « défendu », défendu en propre. On peut ne jamais rien faire de défendu et, cependant, être un grand coquin, et le contraire, est possible également. En somme, ce n’est là qu’une question de commodité. Celui qui aime trop sa propre commodité pour penser par lui-même et pour devenir son propre juge se résigne à se plier aux interdictions telles qu’elles sont établies. Cela lui est facile. D’autres se soumettent à des ordres intérieurs. Il est des choses que chaque honnête homme accomplit quotidiennement et qui lui sont défendues, et, par contre, d’autres lui sont permises qui sont défendues à la plupart des hommes. Chacun doit répondre de soi-même. (p. 535)

Nous parlons trop, dit-il, avec un sérieux inaccoutumé. Les trop sages discours n’ont aucune sorte de valeur, aucune. En discourant ainsi, l’on ne parvient qu’à s’éloigner de soi-même. Or, s’éloigner de soi-même est un péché. L’on doit pouvoir se retirer en soi, comme une tortue dans sa carapace. (p. 536)

Alors, je vis mon ami, assis, très droit comme d’habitude. Mais il n’était plus le même. Quelque chose qui m’était inconnu émanait de lui et l’isolait. Je crus d’abord qu’il avait les yeux fermés, mais je constatais ensuite qu’ils étaient ouverts. Mais ils ne regardaient pas, ils ne voyaient pas. Ils étaient fixes. Le regard était dirigé vers le dedans ou sur un point extrêmement lointain. […] Mon regard restait fixé sur son visage, sur son masque pâle, son masque de pierre, et je sentis que c’était là le vrai Demian. Celui qui se promenait avec moi, qui jouait un rôle temporaire, qui daignait s’adapter à notre vie quotidienne, qui, par complaisance, voulait bien s’entretenir avec moi, n’était pas le vrai Demian. Le véritable Demian était celui que je contemplais en ce moment : de pierre, antique, animal, beau et froid, pétrifié, inanimé et secrètement plein d’une vie mystérieuse. Et, tout autour de lui, ce vide silencieux, cet éther, cet espace sidéral, cette mort solitaire. […] Je n’avais plus aucun contact avec lui. Il m’était inaccessible ; il était plus loin de moi que s’il eût été dans l’île la plus lointaine du monde. (p. 537)

Le monde n’était qu’un ramassis de vieilleries insipides et sans charme. (p. 538)

C’est donc là ce que j’étais devenu, un être souillé, un ivrogne dégoûtant et grossier, une vraie bête, dominée par des instincts immondes ! C’est ainsi que j’étais devenu, moi qui venais de ces jardins où tout était lumière, tendresse et pureté, moi qui avais aimé la musique de Bach et les beaux poèmes ! J’entendais encore, avec dégoût et révolte, mon propre rire, un rire d’ivrogne, saccadé, stupide. Voilà ce que j’étais maintenant ! Cependant, je goûtais une sorte de volupté à vivre ces tourments. Pendant si longtemps, j’avais rampé, muet et aveugle : pendant si longtemps, mon pauvre cœur avait été contraint au silence et à la solitude, que ces propres accusations, ce sentiment de dégoût, et de terreur ne pouvaient qu’être les bienvenus. C’était là sentir ; c’était là vivre ! Au sein de ma misère, j’éprouvais, à ma confusion, je ne sais quelle sensation de délivrance, de printemps. […] J’appartenais de nouveau au monde sombre, au Diable, et, dans ce monde-là, je passais pour un fameux type. Cependant, j’étais profondément misérable. Ma vie s’écoulait dans des orgies destructrices, mais, tandis qu’aux yeux de mes camarades je passais pour un chef et un damné type, pour un gaillard diablement mordant et spirituel, tout au fond de moi-même s’agitait une âme angoissée et désolée. Je me rappelle qu’un matin de dimanche, en sortant du cabaret, les larmes me vinrent aux yeux en voyant dans la rue des enfants jouer, joyeux, avec des cheveux bien peignés et en habits de fête. […] au plus profond de mon cœur, j’éprouvais le respect de tout ce que je raillais et, intérieurement, je me mettais à genoux devant mon âme, devant mon passé, devant ma mère et devant Dieu. (p. 542-543)

Je menais cette vie parce que je ne savais vraiment que faire de moi. J’avais peur d’une solitude prolongée ; j’avais peur des mille accès de tendresse, de pudeur auxquels j’étais enclin ; j’avais peur des tendres pensées d’amour qui me venaient si souvent. (p. 543)

Avec les débris d’un monde écroulé, je cherchai de nouveau, plein de ferveur, à édifier un « monde lumineux ». Je vécus possédé par le désir unique de me purifier de tout contact avec le monde sombre, avec le mal, et de demeurer dans la lumière, agenouillé devant les dieux. Ce nouveau monde lumineux était en quelque sorte ma propre création ; ce n’était plus un retour et une soumission à la mère, un refuge sans responsabilité ; c’était un culte instauré par moi, dont j’étais le propre officiant, soumis à une discipline intérieure, responsable à l’égard de moi-même. […] Plus rien de sombre, plus rien de laid ne devait subsister. […] À la place de tout cela, je dressai mon autel avec l’image de Béatrice et, en me consacrant à elle, je me consacrai à l’Esprit, aux dieux. Ce que j’arrachai aux puissances du mal, je le sacrifiai aux puissances célestes. Mon but n’était le plaisir, mais la pureté ; non le bonheur, mais la beauté et une vie spirituelle. (p. 546)

Enfin, un jour je terminai, presque inconsciemment, un visage qui m’apparut plus éloquent que les précédents. Ce n’était pas le visage de Béatrice ; depuis longtemps, il n’en était plus question. C’était quelqu’un d’autre, d’irréel et cependant d’aussi précieux pour moi. […] Sa chevelure était […] brune avec des reflets rougeâtres ; le menton était fort et bien dessiné, la bouche d’un rouge ardent, le tout un peu raide, ayant quelque chose d’un masque, mais pénétrant et plein de vie secrète. […] L’image m’apparut comme une sorte de figure de dieu ou de masque sacré, à demi masculin, à demi féminin, sans âge, volontaire et rêveur à la fois, raide et reflétant cependant une vie profonde et mystérieuse. Ce visage avait quelque chose à me dire. Il m’appartenait ; il exigeait de moi quelque chose. (p. 547-548)

J’eus l’intuition que ce n’était là ni Béatrice ni Demian, mais moi-même. L’image ne me ressemblait pas, ne devait pas me ressembler – je le sentais –, mais elle exprimait ma vie même, ma vie intérieure ; elle représentait ma destinée ou mon démon. […] Ainsi seraient ma vie et ma mort aussi. En elle, je retrouvais le son, le rythme même de ma destinée. (p. 549)

« La destinée et l’âme sont les noms d’un même concept. » (p. 549, citant Novalis)

Il est si bon de savoir qu’en nous réside quelqu’un qui sait tout, qui veut tout ce qui est pour notre bien et l’accomplit mieux que nous-mêmes. (p. 550)

N’avais-je pas vécu dans l’ivresse et la boue, dans la torpeur et l’abandon jusqu’à ce qu’un nouvel instinct de vie eût réveillé en moi le contraire, le désir de pureté, la nostalgie du sacré ? (p. 551)

Dans la nuit, je rêvai de Demian et du blason. Ce dernier se transformait constamment dans les mains de Demian. Tantôt, il était petit et tout gris, tantôt immense et brillant de diverses couleurs, mais Demian m’expliquait que c’était cependant toujours le même. Finalement, il me contraignit à le manger. Je l’avalai, et, à ma grande terreur, je m’aperçus que l’oiseau de l’emblème était devenu vivant en moi, me remplissait tout entier et commençait à me ronger en dedans. (p. 551-552)

Je me mis à peindre l’oiseau du blason. […] L’oiseau était posé sur quelque chose, peut-être une fleur, ou une corbeille ou un nid, ou sur la cime d’un arbre. […] la tête de l’oiseau était jaune d’or. […] Mon image représentait un oiseau de proie, avec un bec acéré, hardi, d’épervier. Il émergeait à mi-corps d’une sphère terrestre, de couleur sombre, semblable à un œuf géant dont il cherchait à se dégager, et il se détachait sur un fond de ciel bleu. (p. 552)

L’oiseau cherche à se dégager de l’œuf. L’œuf est le monde. Celui qui veut naître doit détruire un monde. L’oiseau prend son vol vers Dieu. Ce Dieu se nomme Abraxas. (p. 553)

Nous pouvons le [Abraxas] concevoir comme une divinité qui avait la tâche symbolique de concilier l’élément divin et l’élément démoniaque. (p. 554)

Des idées, des images ou des désirs naissaient en moi, et me détachaient du monde extérieur, de sorte qu’avec ces rêves ou ces ombres, j’avais des rapports plus intimes et plus vivants qu’avec mon entourage réel. (p. 555)

Je revenais à la maison paternelle. Au-dessus de la porte brillait l’oiseau du blason, jaune sur un fond bleu. Ma mère venait à ma rencontre, mais, au moment où je franchissais le seuil et m’apprêtais à l’embrasser, elle se transformait en une figure jamais vue, grande et puissante, qui ressemblait à Demian et à l’image que j’avais peinte, mais différente cependant, et malgré sa haute stature, entièrement féminine. Cette figure m’attirait à elle dans une profonde et effrayante étreinte amoureuse. Volupté et terreur se mêlaient en moi. Cette étreinte était la fois culte et inceste. La figure qui m’embrassait concentrait en elle trop de souvenirs de ma mère, trop de souvenirs de mon ami Demian. Son étreinte, qui péchait contre toute décence, me remplissait cependant de béatitude. Souvent, je m’éveillais de ce rêve avec un sentiment de bonheur profond, souvent aussi dans une angoisse mortelle, avec une conscience tourmentée, comme après avoir commis un péché monstrueux. […] Volupté et terreur, homme et femme confondus, entrelacés du plus sacré et du plus horrible, péché grave affleurant l’innocence la plus tendre, ainsi était l’image aimée de mon rêve, ainsi était Abraxas. L’amour n’était plus l’obscur instinct animal qu’au début j’avais senti s’éveiller avec angoisse. Il n’était plus l’amour spiritualisé, le culte idéal de Béatrice. Il était les deux à la fois et plus encore. Ma vision était ange et Satan, homme et femme, enfin humain et animal, bien le plus élevé et mal suprême. Voilà ce que je devais vivre, ce qui serait mon destin, ce qui me remplissait de nostalgie et de peur, toujours là, inséparable de moi. (p. 555-556)

J’avais une certitude, ma voix intérieure, l’image de mon rêve. Je sentais que j’avais le devoir de les suivre aveuglément, mais c’était difficile ; aussi journellement, me rebellai-je. Souvent, il m’était arrivé de penser que j’étais fou peut-être ou que, du moins, je n’étais pas comme les autres hommes. […] Mais j’étais incapable d’une chose seulement : tirer de mon être le but obscur et me le représenter, comme le faisaient les autres qui savaient avec certitude vouloir être professeur ou juge, médecin ou artiste, et pendant combien de temps, et quels avantages ils retireraient de ces professions. Moi, je ne le pouvais pas. Il était possible qu’un jour je devienne quelque chose de ce genre, mais comment aurais-je pu le savoir ? Peut-être étais-je destiné à chercher et à chercher encore pendant des années, sans arriver à aucun but. […] Je ne voulais qu’essayer de vivre ce qui spontanément voulait surgir de moi. Pourquoi était-ce si difficile ? (p. 556)

La solitude, j’y étais habitué depuis longtemps. Elle ne me pesait plus. Je vivais avec Demian, avec l’épervier, avec l’image de la grande figure de mes rêves, qui était ma destinée et mon amante. Ils suffisaient à remplir ma vie. Ils me faisaient pressentir mon avenir. Ils présageaient Abraxas. […] Je m’occupais de moi-même surtout et presque toujours. Et je désirais ardemment pouvoir donner au monde quelque chose de moi-même. Je brûlais d’entrer en rapport et en lutte avec lui. (p. 557)

Tous exprimaient ce que le musicien sentait aussi en lui : nostalgie, fusion avec l’univers, puis séparation sauvage d’avec lui, attente brûlante devant sa propre âme obscure, ivresse de l’abandon, curiosité profonde à l’égard du merveilleux. (p. 558)

J’aime entendre la musique, mais seulement une musique comme celle que vous jouez, une musique qui exprime l’absolu, une musique en laquelle on sente un homme qui ébranle le ciel et l’enfer. J’aime beaucoup la musique, surtout, je crois, parce qu’elle est si peu morale. Tout le reste l’est. Je cherche quelque chose qui ne le soit pas. J’ai toujours souffert de ce qui est moral. (p. 559)

Nous allons faire un peu de philosophie, c’est-à-dire garder le silence, être étendus à plat ventre, et méditer. (p. 561)

Souvent, lorsque j’étais petit enfant, j’avais été attiré par les formes bizarres de la nature. Sans m’appliquer à les observer, je me laissais toutefois prendre à leur charme particulier, je me plaisais à écouter leur langage étrange et profond. Les longues racines enchevêtrées des arbres, les veines brillantes de la pierre, les taches d’huile qui nagent sur l’eau, les défauts du verre, et toutes les choses de ce genre avaient toujours eu pour moi un attrait spécial, mais avant tout l’eau et le feu, la fumée, les nuages, la poussière, et surtout les cercles lumineux que je voyais en fermant les yeux. Aussitôt après ma première visite à Pistorius, je m’en souvins à nouveau. Car je m’étais aperçu qu’à la longue contemplation du feu, je devais un sentiment de joie et d’exaltation de moi-même. Cette occupation était merveilleusement réconfortante et enrichissante. […] la contemplation des formes étranges, confuses, irrationnelles de la nature fait naître en nous le sentiment de l’harmonie qui existe entre notre âme et la volonté qui laissa ces formes se créer. Bientôt, nous sommes tentés de les prendre pour nos propres caprices, nos propres créations. Nous voyons s’effacer et disparaître les limites qui nous séparent de la nature, et nous parvenons alors à l’état dans lequel nous ne savons plus si les images imprimées sur notre rétine proviennent d’impressions extérieures ou intérieures. C’est alors que nous découvrons, le plus facilement et le plus simplement, combien nous sommes créateurs, combien notre âme participe à la création perpétuelle de l’univers. Bien plus, nous sentons que s’exprime en nous cette même Divinité indivisible, à l’œuvre dans la nature, et nous nous rendons compte que, si le monde extérieur s’écroulait, l’un de nous serait capable de le réédifier, car les montagnes et les fleuves, les arbres et les feuilles, les racines et les fleurs, tout ce qui est dans la nature, est préexistant en nous, naît de notre âme dont l’essence est éternité et nous reste inconnue ; mais elle se révèle à nous le plus souvent comme force d’amour et de création. (p. 563)

Nous restreignons beaucoup trop les limites de notre personnalité. Nous lui attribuons seulement ce que nous discernons d’individuel, ce que nous trouvons différent. Mais chacun de nous contient l’univers tout entier et, de même que notre corps porte en lui tous les degrés de l’évolution, à partir du poisson et beaucoup plus loin encore, ainsi, dans notre âme, revit tout ce qui a vécu dans toutes les âmes humaines. Tous les dieux, tous les démons qui ont été adorés une fois, que ce soit par les Grecs, les Chinois ou les Cafres, tous sont en nous, tous sont là, sous forme de possibilités, de désirs, de moyens. Si toute l’humanité mourait, à l’exception d’un seul enfant moyennement doué, qui n’aurait reçu aucune instruction, cet enfant retrouverait le cours entier de l’évolution des choses. Il réinventerait dieux et démons, paradis, commandements et défense. Ancien et Nouveau Testament. (p. 563)

Il y a une grande différence entre le fait de porter le monde en soi et le fait de le savoir. […] tant qu’il l’ignore, il n’est pas plus qu’un arbre, ou une pierre, ou, tout au plus, un animal. Ile ne devient un homme que lorsque jaillit en lui la première étincelle de cette connaissance. Vous ne considérez cependant pas comme des hommes tous les bipèdes qui se promènent dans la rue simplement parce qu’ils vont droit et portent leurs petits pendant neuf mois ? Vous voyez combien il en est qui sont encore poissons ou moutons, vers ou sangsues, fourmis ou abeilles ! (p. 563)

Tous [ces entretiens avec Pistorius] m’aidaient à me dépouiller de mes membranes, à briser mes coquilles et, hors de chacune d’elles, je me dressais, la tête toujours plus haute, plus libre, jusqu’à ce que mon épervier eût poussé sa belle tête d’oiseau de proie hors de la coquille de l’univers. (p. 564)

Je rêvais que je pouvais voler, mais de telle façon que j’étais en quelque sorte projeté dans l’air par un élan dont je n’étais pas maître. Le sentiment que j’éprouvais au cours de ce vol était d’abord enivrant, mais il se transforma bientôt en angoisse lorsque, sans que ma volonté fût intervenue, je me sentis transporté à des hauteurs vertigineuses. Alors, je découvris, avec un sentiment de délivrance, que je pouvais régler mon envolée et ma descente en retenant et en laissant aller ma respiration. (p. 564)

L’élan qui nous permet de voler, c’est le grand patrimoine humain que possède chacun de nous : c’est le sentiment que nous pouvons puiser à notre gré aux sources de toute force, mais ce sentiment devient vite oppressant. C’est terriblement dangereux. C’est pourquoi la plupart des hommes renoncent si volontiers au vol et préfèrent cheminer sur le trottoir, en obéissant sagement à la loi. (p. 564)

Quand je me comparais à mes camarades, j’étais souvent plein de fierté et de présomption, mais souvent aussi, parfois, pour un être à demi fou. Je restais toujours étranger aux joies et à la vie de mes compagnons ; je me le reprochais souvent, et j’étais rongé de soucis comme si j’avais été séparé d’eux sans espoir de m’en rapprocher jamais, comme si la vie m’avait été fermée. Pistorius qui, lui-même, était un grand original, m’apprit à ne pas perdre courage et à garder le respect de moi-même. […] « Vous ne devez pas vous comparer aux autres, et si la nature a voulu faire de vous une chauve-souris, vous ne devez pas aspirer à devenir une autruche. Il vous arrive de vous trouver étrange, de vous reprocher de ne pas suivre la même voie que les autres. Défaites-vous de cette pensée ! Contemplez le feu, contemplez les nuages, et dès que les pressentiments seront venus et que la voix de votre âme commencera à parler, écoutez-les, sans vous demander auparavant si cela plaît à monsieur le professeur ou à monsieur votre papa, ou à un bon Dieu quelconque, car de cette façon, l’on nuit à soi-même ; l’on finit par ressembler aux gens du trottoir et par devenir un fossile. […] Abraxas n’est contraire à aucune de vos pensées, à aucun de vos rêves, ne l’oubliez jamais ! Mais il ne manquera pas de vous abandonner dès que vous serez devenu un être sans reproche et normal. (p. 565)

Lorsque j’étais abattu, je priais Pistorius de me jouer la passacaille du vieux Buxtehude. Dans l’église assombrie par le crépuscule, j’étais assis, perdu dans cette musique étrange, intime, expression d’une âme plongée en elle-même, aux écoutes – musique qui, chaque fois, me réconfortait et m’inclinait à donner raison à mes voix intérieures. (p. 566)

Ah ! toutes les religions sont belles ! La religion est âme, que l’on communie selon le rite chrétien, ou que l’on aille en pèlerinage à La Mecque ! (p. 566)

Pour moi, le Christ n’est pas une personne, mais un héros, un mythe, une ombre immense sur le mur de l’éternité, en laquelle l’humanité elle-même se voit peinte. (p. 566)

Le vrai prêtre ne veut pas convertir. Il ne veut vivre que parmi des croyants, parmi ses semblables. Il ne veut être que le porteur du sentiment dont nous faisons nos dieux. (p. 566)

Ah ! une religion peu connue, ce n’est pas tout à fait l’idéal non plus. La religion doit être commune à tous. Elle doit avoir un culte, des fêtes, des bacchanales et des mystères ! (p. 566-567)

Vous devez avoir des rêves que vous me taisez. Je ne veux pas les connaître ; mais je vous dis : vivez-les, ces rêves, jouez-les, construisez-leur des autels. Ce n’est pas la perfection, mais c’est un chemin. Je ne sais si, une fois, il sera accordé à vous, à moi, et à quelques autres, de renouveler le monde – cela, nous le verrons. Mais nous devons le renouveler chaque jour en nous, sinon nous n’arriverons à rien. […] N’en ayez point peur ! Ils sont ce que vous avez de meilleur. (p. 567)

Vous ne devez pas rendre nuisibles des pensées de ce genre en les repoussant et en moralisant à leur sujet, car elles ont un sens. […] L’on peut aussi se borner à traiter avec respect et amour ses instincts et ses prétendues tentations. Alors, leur sens se révèle, et tous ont un sens. (p. 567)

Ce que nous voyons, c’est ce qui se trouve en nous. Il n’est point de réalité hors de celle que nous avons en nous. La plupart des hommes ne vivent d’une façon aussi irréelle que parce qu’ils prennent des images extérieures pour la réalité et ne permettent jamais à leur propre monde intérieur de s’exprimer. Sans doute, on peut être heureux ainsi, mais lorsqu’on a appris autre chose, on n’a plus le choix de prendre le chemin de la foule. Le chemin de la foule est facile, le nôtre est difficile. (p. 568)

Je vis dans mes rêves […]. Les autres hommes vivent aussi dans des rêves, mais ils ne leur sont pas personnels ; c’est là la différence. (p. 569)

Il faut que tu te concentres en toi-même et que tu fasses ce qui t’est dicté intérieurement. Il n’y a point d’autre remède. Si tu es incapable de te trouver toi-même, tu ne trouveras jamais aucun esprit. (p. 570)

Nous ne sommes pas des cochons comme tu le pensais. Nous sommes des hommes. Nous créons des dieux et nous luttons avec eux, et ils nous bénissent. (p. 573)

Ce n’était toutefois pas cette érudition qui contribuait à mon développement intérieur, mais plutôt le contraire. Ce qui me faisait du bien, c’était la lente découverte de moi-même, la confiance croissante en mes propres rêves et pressentiments, et la révélation progressive de la puissance que je portais en moi. (p. 573)

L’image rêvée et peinte par moi, la figure de rêve à demi homme, à demi femme de mon démon […] ne vivait plus dans mes rêves seulement, et peinte sur le papier, mais en moi, tels un désir intérieur et une expression exaltée de moi-même. (p. 574)

Chacun doit, une fois, faire le pas qui le sépare de son père, de ses maîtres. Chacun doit éprouver la dureté de la solitude, bien que la plupart des hommes la supportent mal et, bientôt, se réfugient à nouveau auprès de leurs semblables. (p. 574)

Il se plaisait trop dans le passé. […] Il était attaché à des images qu’une fois déjà le monde avait contemplées. Or, au fond de lui-même, il savait très bien que le nouveau devait être neuf et différent, jaillir du sein de la terre même et non être puisé dans les collections et les bibliothèques. (p. 577)

Il était complètement faux de vouloir donner quelque chose au monde. Pour un homme conscient, il n’était aucun, aucun autre devoir que celui de se chercher soi-même, de s’affirmer soi-même, de trouver en tâtonnant son propre chemin, quel qu’il fût. […] Souvent j’avais rêvé de rôles qui devaient m’être assignés, comme poète peut-être, ou comme prophète ou comme peintre. Tout cela était vain ! Pas plus qu’un autre, je n’étais ici-bas pour composer des poèmes ou pour prêcher, ou pour peindre. Tout cela était accessoire. La vraie mission de chaque était celle-ci : parvenir à soi-même. […] l’important, c’était de trouver sa propre destinée, non une destinée quelconque, et de la vivre entièrement. Tout le reste était demi-mesure, échappatoire, fuite dans le prototype de la masse et peur de son propre moi. L’idée nouvelle, terrible et sacrée, se présenta à mon esprit […]. J’étais un essai de la nature, un essai dans l’incertain, qui, peut-être, aboutirait à quelque chose de nouveau, peut-être à rien ; laisser se réaliser cet essai au sein de l’Inconscient, sentir en moi sa volonté, la faire entièrement mienne, c’était là ma seule, mon unique mission. (p. 577-578)

Je ne puis supporter cette solitude et cette nudité complètes. […] Or, celui qui, véritablement, ne veut rien d’autre que sa destinée n’a plus de semblables ; il reste seul, comme Jésus à Gethsémani, entouré seulement des espaces glacés de l’univers. […] celui qui ne veut que sa destinée n’a plus ni modèle, ni idéal, ni rien de cher et de consolant autour de lui. (p. 578)

Je regardais en moi et je voyais l’image de ma destinée. Je contemplais ses yeux fixes. Qu’ils fussent pleins de sagesse ou de folie, qu’ils exprimassent l’amour ou la perversité la plus profonde, peu importait. Il ne fallait rien choisir, rien vouloir. Il ne fallait vouloir que soi, que sa propre destinée. […] Ces jours-là, j’errais comme un aveugle. La tempête grondait en moi. Chacun de mes pas était danger. Devant moi, je ne voyais que l’obscurité de l’abîme où se perdaient tous les chemins. Et, en moi, je voyais l’image du guide qui ressemblait à Demian et dans les yeux duquel était inscrite ma destinée. […] je savais la petite prière par cœur et souvent, je la prononçais mentalement. Elle m’accompagnait constamment. Je commençai à pressentir ce qu’est la prière. (p. 579)

Je me fis inscrire à l’université de H… Tout me déçut. Le cours d’histoire de la philosophie auquel j’assistai me sembla aussi vide et mécanique que l’existence des étudiants. Tout se faisait d’après le même patron. Chacun imitait l’autre, et la gaieté échauffée que reflétaient les jeunes visages me parut factice, artificielle à un degré affligeant. […] sur ma table, il y avait quelques volumes de Nietzsche. C’était avec lui que je vivais, conscient de sa solitude intérieure, de la fatalité qui, inexorablement, le poussait, je compatissais, et j’étais heureux qu’un homme eût vécu qui avait suivi sa propre voie aussi inflexiblement. (p. 580)

Je flânais un soir à travers la ville, en écoutant les chansons de sociétés d’étudiants qui résonnaient dans les salles de cabarets. Par les fenêtres ouvertes, la fumée du tabac se répandait dans la rue avec le chant puissant et rythmé, mais sans élan, sans vie, uniforme. Debout à un coin de rue, près de deux cabarets, j’écoutais s’épancher dans la nuit la gaieté mécanique des jeunes gens. Partout, l’on se réunissait, l’on se groupait, l’on fuyait sa destinée, l’on se réfugiait dans la chaude atmosphère du troupeau. (p. 581)

Les hommes qui ne se rassemblent pas en troupeau sont rares partout. (p. 581)

Il parla de l’esprit de l’Europe et du caractère de notre époque. Partout, disait-il, régnait l’esprit de troupeau, mais nulle part l’amour et la liberté. Toutes ces communautés […] étaient nées de la contrainte, de la crainte, de l’embarras. Elles étaient pourries intérieurement et prêtes à s’écrouler. […] La communauté en soi est belle. Mais ce que nous voyons partout se développer, ce n’est pas la communauté véritable. Elle naîtra du rapprochement de certains individus et elle transformera le monde pour quelque temps. Ce qu’on appelle communauté n’est que formation grégaire. Les hommes se réfugient les uns auprès des autres parce qu’ils ont peur les uns des autres. Chacun pour soi ! [..] Et pourquoi ont-ils peur ? L’on a peur uniquement quand on n’est pas en accord avec soi-même. Ils ont peur parce qu’ils ne sont jamais parvenus à la connaissance d’eux-mêmes. Ils se rassemblent parce qu’ils ont peur de l’inconnu qui est en eux. (p. 582-583)

Ils restent attachés à des idéaux qui n’en sont plus et lapident celui qui en révèle un nouveau. Je sens qu’il existe des conflits. Ils éclateront bientôt. […] Il [un bouleversement] nous rendra conscients de la médiocrité des idéaux actuels. Nous serons débarrassés des dieux de l’âge de pierre. Le monde, tel qu’il est aujourd’hui, veut mourir, veut s’effondrer, et ainsi en sera-t-il. (p. 583)

Nous aussi, nous pouvons être tués. Mais notre esprit et notre œuvre ne sauraient mourir. Autour de ce qui subsistera de nous, ou bien autour de ceux qui nous survivront, se concentrera la volonté de l’humanité, cette volonté que l’Europe a étouffée pendant si longtemps par les cris de la foire à la technique et à la science. Et il sera révélé que la volonté de l’humanité n’a jamais été celle des communautés actuelles, des États […] Mais le but que la nature tend à atteindre par l’humanité est écrit en chaque individu, en toi et en moi. Il était écrit en Jésus, il l’était en Nietzsche. Quand les communautés actuelles auront disparu, alors ces courants, seuls important, qui, naturellement, peuvent se présenter chaque jour sous un autre aspect, trouveront la place qui leur est nécessaire. (p. 583)

De loin en loin, je rencontrai des étudiants qui rentraient bruyants et titubants à travers la ville. Souvent, il m’était arrivé de considérer le contraste entre leur conception stupide de la gaieté et ma vie solitaire avec un sentiment soit d’envie, soit d’ironie. Mais jamais comme ce jour-là, je n’avais senti avec plus de calme et de force secrète combien peu leur façon de vivre me concernait, comme j’étais mort à leur monde. Je me rappelai certains fonctionnaires de notre petite ville, de vieux messieurs respectables, qui se souvenaient avec émotion, comme d’un paradis perdu, de leur existence d’étudiant et de leurs séances au cabaret et qui célébraient avec un enthousiasme religieux l’heureuse liberté de cette période de leur vie, comme des poètes ou d’autres romantiques célèbrent leur enfance. Partout c’était pareil ! Tous cherchaient la « liberté » et le « bonheur » quelque part derrière eux, dans le passé, de crainte qu’on leur rappelât leur propre responsabilité, de crainte qu’on les exhortât à suivre leur propre chemin. Pendant quelques années, on buvait et on faisait du tapage ; ensuite, on se rangeait et on devenait un monsieur sérieux, fonctionnaire de l’État. (p. 584)

Pour la première fois de ma vie, le monde extérieur s’harmonisait complètement avec mon univers intérieur. C’est alors que l’âme célèbre son jour de fête ; c’est alors qu’il vaut la peine de vivre !  […] J’avais oublié que le monde pût être si beau. Je m’étais habitué à vivre replié sur moi-même, j’avais tâché de me persuader que le monde extérieur avait perdu tout attrait pour moi, que la perte de ses brillantes couleurs coïncidait inévitablement avec la perte de l’enfance et qu’il fallait payer de ce sacrifice la virilité et la liberté de l’âme. (p. 584-585)

Là où des chemins amis se rencontrent, on a l’impression passagère que le monde entier est transformé en patrie. (p. 586)

Il est toujours dur de naître. Vous savez que l’oiseau a de la peine à sortir de l’œuf. Questionnez votre mémoire et demandez-vous si le chemin était vraiment si dur. Était-il seulement difficile, ou beau, aussi ? […] chacun doit trouver son rêve. Alors son chemin devient facile. Mais il n’est point de rêve éternel. À chacun de nos rêves en succède un autre, et l’on ne doit s’attacher à aucun d’eau. (p. 587)

Cependant, nous ne vivions nullement à l’écart du monde. Dans nos pensées et nos entretiens, nous demeurions en contact avec lui, mais de façon spéciale. Ce qui nous séparait de la majorité des hommes, ce n’étaient pas des frontières, mais une autre manière de concevoir les choses. Dans le monde, nous étions destinés à former une île, peut-être à représenter un modèle, en tout cas à révéler d’autres possibilités de vie. Moi qui, si longtemps, avais vécu solitaire, j’appris à connaître la communauté qui est possible entre les hommes qui ont goûté le véritable isolément. Je ne désirais plus m’asseoir à la table des heureux ni prendre part à leurs fêtes. (p. 588)

Nous, les porteurs du signe, pouvions à bon droit passer aux yeux du monde pour étranges, insensés et dangereux. Nous étions des hommes éveillés ou en train de s’éveiller et nous aspirions à le devenir toujours plus complètement, tandis que les efforts des autres, leur recherche du bonheur, consistaient uniquement à adapter leurs opinions, leurs idéaux, leurs devoirs, leur vie et leur bonheur à ceux du troupeau. (p. 588-589)

Avec tous ces gens, nous n’avions de commun, au point de vue spirituel, que le respect que chacun doit éprouver pour le rêve secret d’autrui. (p. 589)

Nous prîmes connaissance des confessions des saints et nous étudiâmes les transformations des religions de peuple à peuple. Et tout ce que nous recueillîmes ainsi nous permit la critique de notre temps et de l’Europe actuelle dont les efforts gigantesques avaient tendu à forger à l’humanité de nouvelles armes puissantes, mais finalement, avaient provoqué un appauvrissement profond de la vie spirituelle. Car l’humanité n’avait gagné le monde entier que pour perdre son âme. (p. 589)

Pour nous, le seul devoir, la seule mission consistait en ceci : devenir entièrement soi-même, développer le germe actif déposé en nous par la nature, être prêt, devant l’avenir incertain, à tout ce qu’il pourrait nous apporter. Car tous, nous sentions, que nous l’exprimions ou non, l’imminence d’un effondrement du présent et d’une renaissance. (p. 590)

Nous avons pour mission de pousser l’humanité, hors d’une idylle étroite, dans les espaces dangereux. Tous les hommes qui ont agi sur l’humanité, tous, sans distinction, n’ont été capables d’exercer cette action que parce qu’ils étaient prêts, soumis à la destinée. […] Lorsque les convulsions de la croûte terrestre eurent jeté sur la terre des animaux marins et dans la mer des animaux terrestres, ce furent les individus les plus forts qui accomplirent l’extraordinaire et, par de nouvelles adaptations, sauvèrent leur race. […] Ils étaient prêts et, ainsi, ils furent capables de sauver leur espèce et de lui permettre par là des métamorphoses nouvelles. (p. 590)

L’amour ne doit pas prier, mais il ne doit pas exiger non plus. L’amour doit être assez puissant pour devenir une certitude. Alors, au lieu d’être attiré, il attire. (p. 592)

Alors elle se transforma, et, en frissonnant, il s’aperçut qu’il avait attiré à lui l’univers entier qu’il croyait avoir perdu à jamais. […] Et, au lieu de posséder simplement une femme, il posséda le monde tout entier, et toutes les étoiles du ciel étincelèrent dans son âme, l’irradiant de joie. Il avait aimé et par là s’était trouvé lui-même. Mais la plupart n’aiment que pour se perdre. (p. 592)

Elle était une mer dans laquelle je me perdais. Elle était une étoile et, moi-même, j’étais une étoile en chemin vers elle, et nous nous rencontrions et nous sentions attirés l’un par l’autre. Alors nous demeurions unis, et, bienheureux, nous accomplissions éternellement l’un autour de l’autre nos cycles harmonieux. (p. 593)

Alors, au-dessus de moi, glissa un nuage jaune. Refoulé sur le fond gris du ciel, il se transforma, en l’espace de quelques secondes, en un oiseau gigantesque qui se détacha de la masse confuse de nuages bleuâtres et, avec de vastes coups d’ailes, disparut dans le ciel. Alors la tempête éclata. (p. 594)

Je rêvais que je gravissais une échelle placée contre un tronc d’arbre ou une tour. Lorsque je fus arrivé en haut, je vis le pays tout entier ; c’était une vaste plaine avec des villes et des villages en feu. (p. 595)

Le fait que notre monde soit entièrement pourri ne suffit cependant pas pour prophétiser son écroulement ou ce qui pourrait lui ressembler. Mais, depuis plusieurs années, je fais des rêves dont je déduis ou qui me font pressentir que l’effondrement du vieil univers est imminent. Maintenant ils sont plus distincts et plus puissants. Mais je sais seulement qu’un grand événement, un événement terrible se prépare […]. Le monde veut se renouveler. On sent l’approche de la mort. Rien ne naît sans elle. (p. 596)

Je n’étais pas destiné à vivre dans la plénitude et le bien-être. J’avais besoin d’être harcelé et tourmenté. Je sentais que bientôt je m’éveillerais de ces belles images d’amour et que je me retrouverais seul, tout seul, dans le monde glacé des autres, où il n’y aura plus pour moi ni paix ni vie en commun, mais solitude ou combat. (p. 597)

Ce sera la guerre. Tu verras comme elle sera bien accueillie. Ce sera une béatitude pour tous les hommes. Déjà maintenant, chacun se réjouit. La vie leur était devenue si fade ! (p. 598)

Étrangement, le fleuve du monde ne coulait plus quelque part à côté de nous, mais tout à coup il passait au travers de nos propres cœurs. Une vie d’aventures, une destinée sauvage nous appelait. D’un instant à l’autre, le monde allait pouvoir nous utiliser, allait se transformer. […] Il était étrange seulement que je dusse partager avec tant d’autres hommes, avec l’univers tout entier, cette affaire solitaire qui se nomme destinée. (p. 599)

Et tous les hommes se mirent à fraterniser. Ils parlaient de patrie et d’honneur. Mais ce n’était point là ce qui au fond les rapprochait. Ce sentiment nouveau était dû au fait que, pendant un instant, ils avaient contemplé les traits de la destinée, dépouillés de leur voile. […] je vis un signe – ce n’était pas le nôtre –, un signe plein de beauté et de noblesse, le signe de l’amour et de la mort. […] Ils agissaient ainsi dans une sorte d’ivresse. Bien que ce ne fût pas la volonté du destin qui se manifestait en eux, cette ivresse était sacrée… (p. 600)

Je constatais que beaucoup d’hommes, que presque tous sont capables de mourir pour un idéal, à condition toutefois qu’il ne soit pas personnel, librement choisi, mais commun à tous. (p. 600)

J’avais sous-estimé les hommes. […] j’en vis cependant beaucoup, vivants et mourants, se rapprocher magnifiquement de la volonté de la destinée. Un grand nombre d’entre eux avaient, non seulement au moment de l’attaque, mais constamment, ce regard ferme, lointain, absorbé, qui ignore tout des buts et exprime l’abandon complet à une destinée hors du commun. […] Dans les profondeurs, quelque chose naissait, comme une humanité nouvelle. […] la haine et la fureur guerrière, la tuerie et la destruction n’étaient pas dirigées sur des objets. Non, les objets, comme les buts, étaient complètement indifférents. Les sentiments primitifs, même les plus sauvages, ne concernaient pas l’ennemi ; leur œuvre sanglante n’était que l’expression de l’âme déchirée qui voulait anéantir et mourir pour renaître. Un oiseau géant s’efforçait de se dégager de l’œuf et l’œuf était le monde et il fallait que le monde fût détruit. (p. 600-601)

Dans les nuages, on voyait une ville immense, d’où s’écoulaient des millions d’hommes qui se répandaient en essaims dans de vastes plaines. Au milieu d’eux se dressa une figure majestueuse de déesse ; des étoiles scintillaient dans ses cheveux ; grande comme une montagne, elle avait les traits d’Ève. Dans ses flancs, comme dans une caverne gigantesque, s’engouffrèrent des millions d’hommes. La déesse s’accroupit sur le sol. Sur son front, le signe brilla. Un rêve semblait l’agiter. Elle ferma les yeux et son vaste visage se contracta de douleur. Tout à coup, elle poussa un cri, et, de son front, jaillirent des étoiles ; des milliers d’étoiles étincelantes, qui se disposèrent dans le ciel sombre en magnifiques cercles et demi-cercles. (p. 601)

Mais quand, parfois, je retrouve la clef et que je descends tout au fond de moi-même, là où sur un miroir obscur sommeillent les images de la destinée, je n’ai qu’à me pencher sur le sombre miroir, et je vois mon image qui, maintenant, lui ressemble entièrement, à lui, mon ami et mon guide. (p. 602)