« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

dimanche 29 mai 2022

Guerre et Paix de Léon Tolstoï, livre premier, deuxième partie : de la guerre.

1/ Dans cette partie uniquement consacrée aux débuts de la guerre entre Russes et Français, deux personnages principaux seulement sont développés : le prince André Bolkonski, aide de camp du général Koutouzov ; et Nicolas Rostov, le fils aîné des Rostov, simple aspirant dans l’armée. Par leur entremise, et grâce à leur position hiérarchique diamétralement opposée, Tolstoï peut ainsi aborder et nous donner à voir les principaux aspects de la vie de l’armée russe du plus bas au plus haut degré hiérarchique, et en particulier la manière dont la guerre elle-même est vécue par ceux qui la font.

2/ Le prince André : durant la première partie, il avait confié à Pierre que son engagement dans l’armée était étroitement lié à son envie de fuir sa vie conjugale et familiale à venir, sa femme Lise étant enceinte. Lui qui était froid, cassant, quelque peu neurasthénique, lorsqu’il évoluait parmi la haute aristocratie russe, se sent plus à son aise en dehors de cette dernière, et sa langueur mélancolique laisse place à une énergie plus volontaire et affirmée dans son nouvel environnement. Il est intéressant de noter que le prince André en particulier se sent plus à son aise auprès de personnes « authentiques », et qu’il est en particulier plus chaleureux, affectueux, éprouvant davantage de sympathie parmi les soldats qui lui sont inférieurs dans la hiérarchie militaire et sociale : c’est avec un sourire plein de chaleur en particulier qu’il observe le capitaine Touchine dont il devine, malgré toute sa maladresse vis-à-vis de ses supérieurs, une ineffable bonté. Bien que n’ayant que des échanges verbaux très limités avec ce dernier, le prince André ressent une sympathie naturelle, spontanée pour ce dernier, à travers des signes presqu’imperceptibles tels son sourire ou l’expression de son visage, énième démonstration encore de l’esthétique tolstoïenne dont j’ai déjà abondamment parlé dans mon premier article (point 2 dans mon article sur la première partie). À l’inverse, le prince André retrouve sa froideur, son ton cassant, auprès de nombre d’officiers supérieurs dont il décèle la fausseté, l’hypocrisie : on peut quelque peu aborder le prince André comme un substitut de Tolstoï lui-même, qui avait en horreur d’abord et avant tout ces deux défauts. Cette froideur est la plus manifeste dans la réunion des officiers supérieurs clôturant cette deuxième partie, où les officiers tentent de se faire valoir malgré leurs grossières défaillances au cours de la bataille qui vient juste de se terminer. C’est aussi ce qu’il ressent lorsqu’il rencontre ses compatriotes lors de son ambassade auprès de l’empereur d’Autriche François, avec Bilibine tout particulièrement. De cette partie ressort aussi, en sus de son aversion du mensonge et de l’hypocrisie, le profond sens du devoir et de l’intégrité du prince André : pressentant le danger qu’encourt l’armée, il n’hésite pas à se rendre en première ligne pour se rendre compte de la situation lui-même, malgré les potentiels dangers. Et enfin surtout sa reconnaissance, sa sympathie, sa compassion pour les soldats ordinaires : il n’hésite ainsi pas à rendre un vibrant hommage à l’héroïsme de Touchine, qui serait passé inaperçu sans son intervention, voire même eût été sans doute blâmé. Bien qu’issu de la plus haute noblesse, le prince André montre dans cette partie une honnêteté, une largesse de cœur et d’esprit qui en font un personnage authentique et des plus attachants, tout en démentant simultanément, et de vibrante manière, les stupides accusations portées en toute ignorance de cause par certains lecteurs de Tolstoï, qui, pris dans leur lecture marxiste des auteurs classiques, dénigrent hâtivement ce dernier (sans même l’avoir lu bien souvent) du seul fait qu’il était un noble « privilégié », et par conséquent serait forcément un défenseur de la noblesse et un contempteur, un « exploiteur » des gens issus de classes plus défavorisées. C’est tout l’inverse comme l’ont démontré les remords, l’intense sentiment de culpabilité qu’a tout au long de sa vie ressenti Tolstoï pour sa vie riche et aisée tels qu'on les voit dans son journal et ses essais, mais aussi dans le présent roman, par l'intermédiaire de son art romanesque et ici, le personnage du prince André qui vient d'être discuté.

Quoiqu’il n’y eût pas longtemps que le prince André avait quitté la Russie, il avait beaucoup changé. Dans l’expression de son visage, dans ses gestes, dans sa démarche, il ne restait plus trace d’affectation, de lassitude, d’indolence ; il produisait l’effet d’un homme qui n’a pas le temps de penser à l’impression qu’il laisse aux autres et qu’occupe une tâche agréable et intéressante. Il paraissait plus content de lui-même et de ceux qui l’entouraient ; son sourire et son regard étaient plus gais et plus attrayants. (p. 235, chap. III)

À l’état-major de Koutouzov, parmi ses collègues et dans l’armée en général, le prince André jouissait, de même que dans la société de Pétersbourg, de deux réputations diamétralement opposées. Les uns, une minorité, le considéraient comme un homme à part, différent d’eux-mêmes et de tous les autres, attendaient de lui de grands succès, l’écoutaient, l’admiraient et l’imitaient ; et avec ceux-là il était simple et agréable. Les autres, la majorité, ne l’aimaient pas, le jugeaient guindé, froid et déplaisant. Mais à ces gens-là il avait su s’imposer de telle sorte qu’on le respectait et même le craignait. (p. 236, chap. III)

 

3/ Ainsi, en sus du mépris du prince André pour certains des hauts gradés militaires, c’est leur incompétence, leur recherche de gloire militaire, les inimitiés/rivalités futiles qui opposent certains, leur mépris de la vie humaine que dénonce Tolstoï dans cette deuxième partie. Il le fait là encore avec cette description réaliste, sans message moralisateur explicite. Un des exemples les plus frappants est ainsi la joie de cet officier après l’épisode du pont qui marque la première prise de conscience de Nicolas de l’horreur absurde de la guerre : le premier se réjouit en effet de la réussite de l’opération au cours de laquelle il a risqué inutilement un nombre important de ses hommes, alors que, comme l’ont remarqué d’autres, une poignée de soldats eût suffi pour faire sauter le pont dont le colonel était chargé. Tolstoï affiche implicitement un mépris ironique pour cet homme à la fin du chapitre VIII en qualifiant de « beau mot » son expression dédaigneuse vis-à-vis de la mort d’un de ses soldats. Néanmoins, comme attendu chez Tolstoï, il serait trop simple de réduire tous les officiers supérieurs à des êtres vils, lâches, et également méprisables. Tolstoï rend à l’opposé justice à Koutouzov, qui, bien qu’ayant en main le destin de tout le régiment russe stationné en Autriche, en parle certes tranquillement, non par mépris, mais davantage par froide réflexion. Tolstoï insiste par ailleurs à plusieurs reprises sur les blessures de guerre visibles que le général russe porte sur le visage, en particulier son œil mort, invalide. Comme le prince André, Koutouzov est peint par Tolstoï comme n’étant pas un supérieur inaccessible, froid, méprisant, mais à l’inverse soucieux du bien-être de ses troupes (il se soucie en particulier, au début de cette partie, de l’état désastreux de leurs chaussures après de longues marches), et chaleureux envers eux. De manière significative, alors qu’il passe en revue un régiment, il distingue un soldat moqué par ses camarades, Timokhine, en raison de ses tendances à la beuverie et au nez rouge permanent qu’il aborde conséquemment. Distinction qui s’avérera juste puisque c’est lui qui, par son intervention audacieuse, empêchera tout un flanc du régiment russe battant en retraite d’être coupé du reste de l’armée, coupure qui eût été la faute majoritairement de la rivalité absurde entre deux commandants de régiment, ainsi que de la lâcheté de Jerkov n’ayant pas le courage de parcourir les lignes pour porter l’ordre de retraite. De manière intéressante, Touchine et Timokhine sont tous deux, au premier abord et pour un œil superficiel, des soldats quelque peu ridicules dans leurs manières et leurs petits vices, et leur manque de sérieux, d’un ton proprement militaire. Et c’est pourtant eux qui, sous le feu du combat, se révèleront les plus braves et audacieux. Plus que la compétence des officiers supérieurs, c’est un véritable hommage à cet héroïsme des modestes soldats, moins voyant, plus discret, pour ne pas dire invisible, que Tolstoï rend hommage dans cette partie du roman.

Excellence, dit-il [le prince André], rompant le silence de sa voix tranchante, vous m’avez envoyé à la batterie du capitaine Touchine. J’y suis allé et j’ai constaté que les deux tiers des hommes et des chevaux étaient tués, que deux pièces étaient démolies et qu’il n’y avait aucune couverture. […] Et si vous me permettez, Excellence, de donner mon avis, poursuivit celui-ci, c’est surtout à l’action de cette batterie que nous devons le succès de la journée, ainsi qu’à la fermeté héroïque du capitaine Touchine et de ses hommes », et sans attendre la réponse, il se leva aussitôt et quitta la table. (p. 348, chap. XXI)

Koutouzov passait lentement et d’un pas indolent devant les milliers d’yeux qui sortaient de leurs orbites pour suivre le chef. Parvenu à la troisième compagnie, il s’arrêta brusquement. La suite, qui n’avait pas prévu cet arrêt, avança malgré elle sur lui. « Ah ! Timokhine ! » dit le commandant en chef en reconnaissant le capitaine au nez rouge à qui la capote bleue venait de valoir une algarade. Il semblait qu’on ne pût se raidir davantage que ne l’avait fait Timokhine lorsque le chef du régiment lui avait fait des observations. Mais quand le commandant en chef lui adressa la parole, il se raidit au point qu’on eût dit que si celui-ci devait rester quelque temps à le regarder ainsi, le capitaine ne pourrait plus y tenir ; aussi Koutouzov, comprenant sans doute la situation et ne voulant que du bien au capitaine, s’empressa de se détourner. Un sourire à peine perceptible s’esquissa sur son visage plein, défiguré par une blessure. « Un camarade du temps d’Ismaïl, dit-il. Un brave officier ! […] Nous avons tous nos travers. Il avait un faible pour Bacchus », dit Koutouzov avec un sourire en le quittant. (p. 225, chap. II)

Le prince André leva les yeux sur Koutouzov et, malgré lui, son œil mort et les sillons bien lavés de la cicatrice à sa tempe, à l’endroit où une balle lui avait traversé la tête à Ismaïl, attirèrent son regard. « Oui, il a le droit de parler si tranquillement de la mort de ces hommes ! » pensa-t-il. (p. 302, chap. XIII)

Tout paraissait perdu, mais à ce moment, sans raison apparente, les Français qui talonnaient les nôtres refluèrent soudain en arrière, abandonnèrent la lisière de la forêt, et des tirailleurs russes en surgirent. C’était la compagnie de Timokhine qui s’y était seule maintenue en ordre et qui, embusquée dans un fossé, venait d’attaquer les Français à l’improviste. Timokhine courut sus à l’ennemi avec une audace si folle et enivrée, armé seulement de sa petite épée, que les Français, sans avoir eu le temps de se ressaisir, jetèrent leurs fusils et s’enfuirent. Dolokhov qui courait aux côtés de Timokhine tua un Français à bout portant et fut le premier à prendre au collet un officier qui se rendit. (p. 335, chap. XX)

« Le prince a donné l’ordre qu’il n’y ait personne ici », dit [l’officier d’état-major] à un petit officier d’artillerie sale, maigre, qui, sans bottes (il  les avait données à sécher au cantinier), n’ayant gardé que ses chaussettes, s’était levé devant les nouveaux venus en souriant d’une façon qui manquait de naturel. […] Le prince André sourit malgré lui en regardant le capitaine Touchine. Sans mot dire et souriant, Touchine sautillait d’un pied déchaussé sur l’autre, interrogeant de ses grands yeux intelligents et bons tantôt le prince André, tantôt l’officier de service. […] Le prince André jeta encore un regard sur la petite silhouette de l’artilleur. Il y avait en elle quelque chose de particulier, nullement militaire, d’un peu comique, mais d’extrêmement sympathique. (p. 308, chap. XV)

« Voilà de quoi faire un rapport, dit Jerkov, on ne sait jamais, moi aussi je pourrais être promu sous-lieutenant.

– Faites savoir au prince que j’ai incendié le pont, dit le colonel d’un ton solennel et gai.

– Et s’il me questionne sur les pertes ?

– Une bagatelle, dit le colonel d’une voix de basse, deux hussards blessés et un tué sur le coup », ajouta-t-il avec une joie visible, incapable de retenir un sourire heureux en scandant d’une voix sonore le beau mot « sur le coup ». (p. 273-274, chap. VIII)


4/ À l’évidence, tout n’est pas également idyllique parmi les soldats subordonnés de l’armée : c’est ainsi que Nicolas Rostov en particulier se querelle avec le lieutenant Teliamine, coupable de vol auprès de son capitaine Denissov (chap. IV). Le prince André également assistera furtivement au châtiment exemplaire infligé à un soldat qui s’est également rendu coupable d’un probable et semblable larcin (chap. XV). Néanmoins, force est de constater que c’est par eux principalement que la guerre se fait, se gagne, ou se perd. Outre Touchine et Timokhine, Dolokhov également se distingue au combat, bien qu’il ait été dégradé pour une faute importante (mais dont la nature demeure floue pour le lecteur), et qu’il se caractérise en particulier par son insolence et son insubordination. Nous avions déjà un aperçu de son courage, pour ne pas dire sa témérité, en début de roman, puisque c’est lui qui lance et gagne un pari inutilement dangereux consistant à boire d’un trait une entière bouteille de gin en se tenant au bord d'une fenêtre en hauteur, au risque d’une chute mortelle.

5/ Les sentiments contradictoires ressentis à la guerre : la peinture de ces sentiments se fait principalement à travers Nicolas Rostov, modeste aspirant dans l’armée, qui découvre pour la première fois le feu du combat. Si l’enthousiasme au départ domine chez le jeune homme, avide de prestige et de gloire, la peur vient rapidement s’y mêler, pour rapidement devenir prédominante, et se conclure par le sentiment d’absurdité de la guerre. Plusieurs scènes impliquant Nicolas sont parmi les plus marquantes de cette partie : le passage sur le pont tout d’abord, où les soldats russes sont mitraillés par les français cherchant à les empêcher de faire exploser ce pont stratégique ; puis la première charge russe, durant laquelle Nicolas, tombant à terre, manque de se faire tuer, ne devant son salut qu’à une fuite désespérée ; enfin, la méditation de Nicolas sur laquelle se conclut cette partie, magnifique, durant laquelle la tombée de flocons de neige rappelle à l’aspirant son foyer et l’amour de sa famille, qui contraste avec sa présence absurde sur le front de la guerre. Cette volonté de briller, de se couvrir de gloire, est également partagé par le prince André, qui rêve de son « Toulon » [en référence au siège de Toulon de 1793 ?], et voit dans les difficultés de l’armée une occasion de montrer ses qualités de stratège. Il est pris lui-même de la fièvre de la victoire suite aux combats de Dürnstein (http://www.histoire-empire.org/durnstein/durnstein_1805_02.htm), mais le prestige de celle-ci est vite éclipsée par l’avancée rapide des forces françaises, rendue possible grâce à une ruse leur permettant de contrôler un pont stratégique qui devait être détruit. Devant l’accueil froid, indifférent qu’il reçut du pouvoir autrichien, le prince André voit vite s’évanouir la joie qu’il ressentit suite à la victoire russe, pour mieux constater la vanité de celle-ci.

Il regardait autour de lui, quand tout à coup quelque chose crépita sur le pont comme si l’on y répandait des noix, et le hussard qui était le plus près de lui s’abattit en gémissant contre le parapet. Rostov courut à lui avec les autres. De nouveau quelqu’un cria : « Une civière ! » Quatre hommes saisirent le hussard et le soulevèrent. « Ooooh ! Laissez-moi pour l’amour du Christ », cria le blessé ; mais on le souleva néanmoins et on l’étendit. Nicolas Rostov se détourna et, comme s’il cherchait quelque chose, laissa errer son regard au loin, sur l’eau du Danube, le ciel, le soleil. Comme le ciel lui parut beau, comme il était beau, calme et profond ! Combien éclatant et solennel le soleil déclinant ! Avec quelle douceur scintillait l’eau du lointain Danube ! Et plus belles encore étaient les lointaines montagnes bleues au-delà du Danube, le monastère, les mystérieux défilés, les forêts de pins noyées jusqu’aux cimes dans le brouillard… là-bas était le calme, là-bas était le bonheur… « Je ne désirerais rien, je ne demanderais rien si seulement j’étais là-bas, se disait Rostov. Rien qu’en moi et dans ce soleil, il y a tant de bonheur, et ici… ces gémissements, la souffrance, la peur et cette confusion, cette agitation… Voilà qu’on crie de nouveau quelque chose, et de nouveau tous courent on ne sait où en arrière, et je vais courir avec eux, et la voici, la voici la mort, au-dessus de moi, autour de moi… Un instant encore, et jamais plus je ne verrai ce soleil, ces eaux, ce ravin… » À ce moment, le soleil commença à se cacher derrière les nuages ; d’autres civières passèrent devant Rostov. Et la peur de la mort et de ces civières, et l’amour du soleil et de la vie, tout se fondit en une impression douloureuse et angoissée. (p. 272-273, chap. VII)

Tantôt passant en revue ses impressions de la bataille, tantôt imaginant avec joie l’effet qu’allait produire la nouvelle de la victoire, évoquant les adieux du général en chef et de ses camarades, le prince André roulait dans une voiture de poste et éprouvait le sentiment de qui, après une longue attente, va enfin parvenir au bonheur souhaité. Dès qu’il fermait les yeux, le bruit de la fusillade et des coups de canon résonnait à ses oreilles, se confondant avec celui des roues et le sentiment de la victoire. (p. 276, chap. IX)

Lorsque le prince André quitta le palais, il sentit qu’il avait abandonné et remis entre les mains indifférentes du ministre de la Guerre et du courtois aide de camp tout l’intérêt qu’il avait pris à la victoire et le bonheur qu’elle lui avait procuré. Toute sa façon de voir en fut instantanément changée ; la bataille ne fut plus pour lui qu’un vieux, qu’un bien lointain souvenir. (p. 279, chap. IX)

Il se sentait triste et avait le cœur lourd. Tout cela était si étrange, ressemblait si peu à ce qu’il avait espéré. (p. 348, chap. XXI)

« Quels sont ces gens ? continuait de se demander Rostov qui n’en croyait pas ses yeux. Se peut-il que ce soient des Français ? » Il regardait les Français qui approchaient et bien qu’une seconde auparavant il n’eût galopé que pour atteindre ces Français et les sabrer, leur approche lui paraissait maintenant si effrayante qu’il n’en croyait pas ses yeux. « Qui sont-ils ? Pourquoi courent-ils ? Est-ce vers moi ? Se peut-il qu’ils accourent vers moi ? Et pourquoi ? Pour me tuer ? Moi que tout le monde aime tant ? » Il pensa à l’affection que lui portaient sa mère, sa famille, ses amis et l’intention de l’ennemi de le tuer lui parut inconcevable. « Mais peut-être accourent-ils vraiment pour me tuer ! » Il resta plus de dix secondes immobile et sans se rendre compte de sa situation. (p. 332, chap. XIX)

Le voile noir de la nuit descendait à trois pieds au-dessus de la lueur des braises. Dans cette lueur voltigeaient des flocons de neige. Touchine ne revenait pas, le médecin n’arrivait pas. Il était seul, il n’y avait maintenant devant lui qu’un petit soldat nu assis de l’autre côté du feu qui chauffait son maigre corps jaune. « Personne ne se soucie de moi ! pensait Rostov. Il n’y a personne pour m’aider ni pour me plaindre. Pourtant moi aussi j’étais un jour à la maison, vigoureux, gai, aimé. » Il soupira et en soupirant gémit malgré lui. […] Rostov n’écoutait pas le soldat. Il regardait les flocons de neige qui voletaient au-dessus du feu et évoquait l’hiver russe dans la maison bien chauffée, claire, la pelisse douillette, le traîneau rapide, son corps bien portant, et toute l’affection et la sollicitude de sa famille. « Que suis-je donc venu faire ici ! » pensait-il. (p. 349-350, chap. XXI)

 

6/ Des passions humaines au cœur des événements. La force de Tolstoï a toujours reposé sur cette « illusion de la vie » déjà maintes fois mentionnée par tant de ses lecteurs admiratifs. Bien que la guerre semble être au premier plan de cette partie, Tolstoï ne manque pas de souligner que, malgré l’importance des événements historiques dans lesquels les hommes se retrouvent entraînés, ils ne manquent pas d’être des hommes, avec leurs passions, leurs désirs, leur banal quotidien. Une scène en particulier dépeint l’attention que tous les soldats portent à des femmes qui surgissent sur leur route : tous les contemplent, certains leur lancent des avances ou des blagues quelque peu grivoises, eux qui vivent sans femmes durant leur vie au régiment et en éprouvent le douloureux manque. Pour mieux nous les faire connaître de l’intérieur, Tolstoï ne se contente pas d’entrer dans l’esprit des deux personnages principaux que sont le prince André et Nicolas Rostov, mais nous fait aussi entrer dans la conscience de nombre de soldats : en dehors de ceux mentionnés, relevons également un colonel dont les épaules « tressautent », qui, fier de sa longue carrière militaire jusque-là irréprochable, prend peur lorsque sa querelle ridicule avec un autre officier met en péril ses troupes et menace de ternir sa réputation, dont il a semble-t-il plus souci que de la vie de ses propres hommes ; un long passage qui nous fait ressentir ce que ressent Touchine lors de sa résistance héroïque (chap. XX) ; ou la manière plus générale dont Tolstoï dépeint les moments de repos, de délassement, des soldats, entre rires, bavardages, plaisanteries, insouciance. Enfin, soulignons cet insolite moment d’échanges entre troupes françaises et russes, inattendus, où celles-ci s’échangent quelques plaisanteries et bravades (fin du chap. XV). De tels moments ne remplissent aucune « fonction » dans le récit, ne le font pas progresser, mais participent de cette singulière manière que Tolstoï a de nous faire vivre, ressentir, la vie d’un régiment russe, et in fine achever cette « illusion de la vie » qui lui est si propre.

Un chariot le suivait qui ne ressemblait à aucun des précédents. C’était une charrette allemande attelée de deux chevaux, dans laquelle semblait avoir été entassée toute une maisonnée ; derrière la charrette que conduisait un Allemand était attachée une belle vache tachetée au pis énorme. Une femme avec un nourrisson dans les bras était assise sur un édredon ainsi qu’une vieille et une jeune Allemande vigoureuse au teint rubicond. Manifestement, on avait laissé passer ces réfugiés par autorisation spéciale. Tous les yeux se tournèrent vers les femmes et pendant que, s’avançant pas à pas, la voiture passait, toutes les remarques des soldats ne visèrent qu’elles seules. Un sourire presque identique qui trahissait des idées égrillardes éclairait tous les visages. […] « Tu la veux, tiens », dit l’officier en tendant la pomme à la jeune fille. La jeune fille sourit et la prit. Nesvitzki, comme tous ceux qui se trouvaient sur le pont, ne quitta pas les femmes des yeux pendant qu’elles passaient. Quand elles eurent disparu de vue, d’autres soldats, toujours les mêmes, passèrent en tenant les mêmes propos, et enfin tous s’arrêtèrent. (p. 260, chap.VII)

Plus il s’approchait de l’ennemi, plus l’aspect des troupes devenait ordonné et joyeux. […] à mesure qu’il s’approchait des lignes françaises, on sentait de plus en plus d’assurance parmi les troupes. Des soldats vêtus de leurs capotes étaient alignés devant un sergent-major et un commandant de compagnie qui comptaient les hommes […] ; d’autres soldats éparpillés partout apportaient du bois et des branches et construisaient des huttes, riant et parlant gaiement entre eux ; des hommes, habillés ou dévêtus, assis près des feux, faisaient sécher leurs chemises, leurs chaussettes ou ravaudaient leurs chaussures et leurs capotes, d’autres se pressaient autour des marmites des cuistots. Dans une compagnie, la soupe était prête, et les soldats regardaient avidement les marmites fumantes, attendant que le sergent-fourrier l’eût fait goûter dans une écuelle de bois à l’officier, assis sur un tronc d’arbre en face de sa hutte. Dans une autre compagnie, plus chanceuse, car tout le monde n’avait pas de vodka, les soldats étaient attroupés autour d’un sergent-major grêlé aux larges épaules qui, en inclinant le tonnelet, remplissait à tour de rôle les quarts qu’on lui tendait. Les soldats les portaient religieusement à leurs lèvres, les renversaient et, se rinçant la bouche et s’essuyant à la manche de leur capote, s’éloignaient l’air réjoui. Tous les visages étaient calmes comme si tout se passait non pas face à l’ennemi, à la veille d’une action où la moitié pour le moins du détachement devait rester sur le terrain, mais quelque part au pays natal dans l’attente d’un cantonnement paisible. (p. 309-310n chap. XV)

 

7/ Quelques passages intéressants sur le ressenti de la guerre par les soldats, insistant en particulier sur la sensation paradoxale d’ivresse, de bonheur, semblable à une témérité inconsciente, éprouvée face au danger :

Un espace vide de quelque six cents mètres les séparait. L’ennemi ne tirait plus et l’on n’en sentait que plus nettement cette rigoureuse ligne de partage redoutable, inaccessible et insaisissable qui sépare deux armées ennemies. « Un pas au-delà de cette ligne qui rappelle celle qui sépare les vivants des morts, et c’est l’inconnu de la souffrance et de la mort. Et qu’y a-t-il là-bas ? qui est là-bas ? là, au-delà de ce champ, et de cet arbre, et de ce toit éclairé par le soleil ? Nul ne le sait et chacun voudrait le savoir ; on redoute de franchir cette ligne, et on voudrait la franchir ; et l’on sait que, tôt ou tard, il faudra la franchir et apprendre ce qu’il y a là-bas, au-delà de cette ligne, tout comme il est inévitable d’apprendre ce qu’il y a au-delà de la mort. Pourtant, on est plein de force, de santé, de gaieté, d’allant et entouré d’hommes tout aussi pleins de santé, d’allant et d’animation. » Voilà ce qu’éprouve, sinon ce que pense, tout homme en présence de l’ennemi, et cette sensation donne un relief particulier à tout ce qui se passe alors et une acuité joyeuse de perception. (p. 264-265, chap. VIII)

Sur chaque visage, depuis celui de Denissov jusqu’à celui du trompette, il y avait maintenant une expression commune de combativité, d’énervement et d’émotion autour des lèvres et au menton. […] Rostov, qui montait au flanc gauche son Gratchik souffrant des jambes mais imposant, avait l’air heureux d’un élève appelé à subir devant un nombreux public un examen au cours duquel il est sûr de se distinguer. Il promenait autour de lui un regard clair et lumineux, comme pour prendre tout le monde à témoin du calme dont il faisait preuve sous les boulets. Mais sur son visage aussi, ce pli nouveau et sévère apparaissait malgré lui autour de la bouche. (p. 265, chap. VIII)

Les Français tirent, il sent son cœur battre, et il se porte en avant aux côtés de Schmidt, les balles sifflent allégrement autour de lui, et il éprouve ce sentiment de joie de vivre décuplée qu’il n’avait pas connu depuis son enfance. (p. 286, chap. XI)

« C’est commencé ! La voilà la bataille ! » pensait le prince André, sentant le sang lui affluer plus vite au cœur. « Mais où donc, comment va se présenter mon Toulon ? » se demandait-il. En passant devant les compagnies qui, un quart d’heure plus tôt, mangeaient la soupe et buvaient de la vodka, il vit partout les mêmes mouvements rapides des soldats qui formaient les rangs et prenaient leurs fusils, et sur tous les visages il reconnaissait la même excitation qu’il sentait en lui. « C’est commencé ! La voilà la bataille ! C’est terrible et amusant » semblait dire le visage de chaque soldat et de chaque officier. (p. 317, chap. XVII)

« Avec l’aide de Dieu ! » dit Bagration d’une voix forte. Il se retourna un instant vers les troupes et d’un pas gauche de cavalier, balançant légèrement les bras, s’engagea comme avec peine sur le terrain accidenté. Le prince André sentait une force irrésistible l’entraîner en avant et éprouvait un grand bonheur. (p. 326, chap. XVIII)

Au milieu de ce terrible fracas, de la nécessité de veiller à tout et d’agir, Touchine n’éprouvait pas la moindre sensation désagréable de peur, et l’idée qu’il pouvait être tué ou grièvement blessé ne lui venait même pas à l’esprit. Au contraire, il était de plus en plus gai. Il lui semblait que le moment où il avait aperçu l’ennemi et tiré le premier coup de feu était très loin, qu’il remontait peut-être même à la veille, et que le bout de terrain où il se trouvait lui était depuis longtemps connu, familier. Bien qu’il se souvînt de tout, tînt compte de tout, fît tout ce que le meilleur des officiers pouvait faire en l’occurrence, il était dans un état proche du délire ou de l’ivresse. (p. 338, chap. XX)


8/ Enfin, Tolstoï pose dans cette partie du roman les bases de sa théorie de l’histoire reposant bien plus sur le hasard des événements que sur l’action de  quelques « grands hommes ». À plusieurs reprises, Tolstoï met en évidence à quel point les événements échappent aux officiers supérieurs qui tentent d’influer sur le cours de la bataille par leurs ordres. Ainsi la prince Bagration en particulier donne quelques ordres qui sont systématiquement démentis, rendus caducs, par les suggestions de ses subordonnés, mieux au fait de la situation pratique. Bagration du moins a la sagesse de se laisser contredire et de consentir aux suggestions qui lui sont faites, ou de feindre que les choses semblent se passer plus ou moins selon ses prévisions. S’ils peuvent néanmoins avoir une influence sur leurs troupes, celle-ci se montre davantage par l’exemplarité dont les leaders militaires peuvent faire preuve : ainsi Koutouzov, par sa présence, remonte le moral des troupes qui sentent bien, inconsciemment et par une certaine aura, que ce dernier aime et a souci de ses troupes. À l’inverse, le colonel aux épaules tressautantes faillit avoir un effet désastreux sur les siennes, qui choisirent de fuir plutôt que de résister, sous l’influence inconsciente des tergiversations de leur chef avant et durant la bataille. Au final, seuls le courage exemplaire, la bonté véritable des leaders envers les hommes, peuvent influer positivement sur le moral des troupes et, au moment décisif, décider du cours d’une bataille. Ces revirements, dans un sens ou dans un autre, ne sont pas sans faire écho à ceux, innombrables, dans L’Iliade d’Homère, où tour à tour Troyens et Achéens perdent ou reprennent leur ardeur au combat, sur le modèle de leurs chefs respectifs, eux-mêmes dépendants de la bonne volonté et de la bienveillance des dieux.

Le prince André prêtait une oreille attentive aux conversations du prince Bagration avec les chefs et aux ordres qu’il donnait, et à sa surprise, il remarquait qu’en réalité aucun ordre n’était donné mais que le prince Bagration s’efforçait seulement de faire croire que tout ce qui se faisait par nécessité, par hasard ou sur l’initiative des chefs de corps se faisait sinon sur son ordre, du moins conformément à ses intentions. Grâce au tact dont faisait preuve Bagration, le prince André constatait que, bien que les événements fussent livrés au hasard et ne dépendissent pas de la volonté du chef, il obtenait des résultats par sa seule présence. Les chefs qui s’approchaient le visage défait redevenaient calmes, les soldats et les officiers saluaient joyeusement, s’animaient en sa présence et faisaient visiblement parade devant lui de leur bravoure. (p. 321-322, chap. XVII)

Ce fut cet instant d’incertitude morale qui décide du sort d’une bataille : ces foules débandées de soldats obéiront-elles à la voix de leur chef ou lui jetant un regard continueront-elles à courir ? En dépit des cris véhéments du commandant du régiment, naguère si redouté des soldats, en dépit de son visage furieux, cramoisi, méconnaissable, et du sabre qu’il brandissait, les soldats couraient toujours, s’interpellaient, tiraient en l’air et n’écoutaient point les ordres. L’incertitude morale qui décide du sort des batailles penchait apparemment du côté de la peur. (p. 334, chap. XX)

dimanche 22 mai 2022

Guerre et paix de Léon Tolstoï : livre premier, première partie.

1/ (Re)lire Guerre et Paix, c’est se rendre compte, avec nostalgie et douleur, du prestige dont jouissaient alors la culture et la langue françaises parmi les élites européennes, et en particulier russes, prestige qui s’est depuis très largement dissipé. Le roman comporte de très nombreux passages écrits en français dans le texte original, la noblesse russe le parlant naturellement et spontanément dans sa conversation, mêlant russe et français. Bien qu’il y ait une certaine part de snobisme pour certains personnages qui l’utilisent extensivement, en particulier la princesse Anna Scherer, dont la parole ouvre le roman, le français était devenu si courant que les élites russes de l'époque (et donc ici, les personnages du roman) l’utilisent même inconsciemment au fil d’une conversation, et leur pensée, en partie, se faisait même directement en français. Et fait plus intéressant, les personnages du roman n’abandonnent nullement leur usage courant du français alors même que la guerre contre la France napoléonienne semble inéluctable et imminente, que l’empereur français est diabolisé ou ridiculisé parmi la majorité de la noblesse russe (à l’exception notable de Pierre et André, le premier l’admirant, le second lui concédant de grandes qualités sans aller jusqu’à l’admiration), la guerre n’atténuant visiblement nullement à leurs yeux le prestige de la langue et de la culture d’un pays amené pourtant à devenir son ennemi, contrairement à ce que nous pouvons à l’inverse observer aujourd’hui…

Il s’exprimait dans ce français recherché que parlaient nos grands-parents, dans lequel même ils pensaient. (p. 62, chap. 1)

Devant l’insistance de son père, le prince André se mit en devoir d’exposer le plan de la campagne projetée, d’abord à contrecœur, puis s’animant de plus en plus et, au cours du récit, passant involontairement du russe au français. (p. 200, chap. 23)


2/ Le début de Guerre et Paix, d’après ce que j’ai pu lire parfois, apparaît aux yeux de certains ennuyeux et inutile. C’est mal connaître Tolstoï, dont les romans/écrits brillent moins par les propos que tiennent les personnages dans leur conversation que par l’implicite, le non-dit dans les rapports entre personnages. Si, en effet, les propos échangés entre la princesse Anna Scherer et le prince Vassili, froid diplomate, peuvent sembler banals, voire insipides, c’est justement un effet recherché par Tolstoï pour retranscrire les échanges entre nobles évoluant dans la société, qui reposent essentiellement sur des propos convenus, des formules de respect et politesse parfois hypocrites. Mais là n’est pas l’intéressant : Tolstoï excelle pour faire contraster une conversation en apparence banale et les gestes imperceptibles des personnages qui trahissent leur véritable pensée, leur véritable caractère, qui démentent souvent leurs propos, et que Tolstoï nous détaille de manière précise mais concise, dans un style d’une remarquable épure et simplicité. Ce double enjeu dans les « conversations mondaines » est un trait essentiel de l’esthétique de Tolstoï. Les exemples sont innombrables dans sa production romanesque, mais pour nous borner à la partie du roman discutée, signalons en particulier la conversation entre Pierre et Boris, dont les propos sont eux aussi en grande partie insignifiants, mais les deux personnages parviennent, à la fin de leur échange, à mieux se connaître et comprendre à travers ce qu’ils perçoivent au-delà de la conversation. Ainsi, un regard, un sourire, ou un quelconque autre geste corporel, sont plus importants que les mots échangés pour comprendre, plonger dans les pensées et le caractère des personnages, et Tolstoï à mes yeux est celui qui excelle peut-être le mieux dans ces échanges non-verbaux, imperceptibles.

Hippolyte du moins est un imbécile paisible, alors qu’Anatole en est un turbulent. Voilà la seule différence, ajouta-t-il [le prince Vassili, à propos de ses deux fils] avec un sourire plus contraint et plus expressif que d’habitude, tandis que les plis qui se formèrent autour de sa bouche révélaient plus nettement quelque chose de brutal et de déplaisant. (p. 66-67, chap. 1)

Pierre comprit qu’il voulait changer de conversation et, s’y prêtant, il se mit à exposer les avantages et les inconvénients de l’entreprise de Boulogne. Un valet vint chercher Boris de la part de la princesse. Pierre promit de venir dîner pour faire plus ample connaissance avec Boris, lui donna une vigoureuse poignée de main en le regardant amicalement dans les yeux à travers ses lunettes… Après son départ, Pierre se promena encore longtemps dans la pièce, non plus en pourfendant un ennemi invisible mais en souriant au souvenir de ce charmant jeune homme intelligent et ferme. Ainsi qu’il arrive dans la première jeunesse et surtout lorsqu’on mène une vie solitaire, il venait d’éprouver pour ce jeune homme une tendresse irraisonnée et il se promit de ne pas manquer de se lier d’amitié avec lui. (p. 137, chap. 13)

Toute sa distraction et son inaptitude à entrer dans un salon et à parler étaient rachetées par son expression de bonhomie, simple et modeste. […] [Pierre] montra encore une fois à tous son sourire qui n’exprimait rien, sinon : « Les idées sont les idées, mais vous voyez quel bon et brave garçon je suis. » Et tous, et Anna Pavlovna elle-même, le sentirent malgré eux. (p. 89, chap. 5)


3/ Ma préférence, entre les deux grands romans de Tolstoï, va davantage à Guerre et Paix qu'à Anna Karénine. Cette préférence est purement subjective par rapport aux personnages : si Anna Karénine possède une structure et des motifs plus cohérents et recherchés, Guerre et Paix possède en son sein des personnages qui me touchent plus personnellement et dont la quête spirituelle est plus saisissante. Le trio des personnages principaux que sont le prince André Bolkonski, Natacha Rostov et Pierre Bezhoukov figure parmi mes personnages préférés en littérature : non seulement pour l’attachement qu’ils suscitent, mais aussi par leur quête spirituelle incessante, en particulier les protagonistes masculins. L’amitié qui lie ces deux derniers est l’une des plus belles en littérature, eux qui malgré leurs différences sur bien des points, ont une réelle estime l’un envers l’autre, et leurs conversations sont parmi les plus stimulantes au niveau spirituel et métaphysique, en sus de l’affection sincère qu’ils se portent respectivement. De manière frappante, André, qui est froid, distant, sarcastique ou taciturne en société, semble néanmoins revivre au contact de Pierre, en qui il trouve enfin une personne avec qui il peut réellement converser de ce qui le préoccupe au plus profond de lui. Pierre, malgré sa maladresse en société, ses nombreux petits vices (en particulier son côté fêtard et buveur), possède fondamentalement un cœur généreux que même ceux qui le méprisent pour sa balourdise en société ne peuvent s’empêcher de ressentir, telle une aura, une force invisible. D’autres oppositions les différencient : André est capable de travailler de manière soutenue et régulière, et a acquis par ce biais un savoir vaste et varié, tandis que Pierre se lamente sur sa paresse continuelle ; André est malheureux dans son mariage et s’y sent dépérir par toutes les obligations qu’il y a contractées, tandis que Pierre souffre du manque de direction, d’obligations dans sa vie, s’interroge sur le sens à donner à celle-ci, sur le métier, l’occupation qu’il doit choisir.

Le prince André ferma les yeux et se détourna. Pierre qui, depuis son entrée, ne le quittait pas d’un regard joyeux et amical, alla vers lui et le prit par le bras. Le prince André, sans se retourner, fit une grimace de dépit à l’intention de celui qui lui prenait le bras ; mais, à la vue du visage souriant de Pierre, il lui adressa un sourire inattendu, agréable et bon. (p. 78, chap. 3)

Je trouve drôle que ce soit vous, vous qui vous jugiez un incapable, vous qui croyiez votre vie une vie gâchée. Vous avez tout devant vous, tout. Et vous… […] « Comment peut-il parler ainsi ? pensait Pierre. Pour lui, le prince André était un modèle de toutes les perfections parce qu’il réunissait au plus haut degré toutes les qualités qui précisément manquaient à Pierre et qu’on peut le mieux qualifier de force de volonté. Pierre admirait toujours le don qu’avait le prince André de garder son calme dans ses rapports avec les gens les plus divers, son extraordinaire mémoire, sa culture générale (il lisait tout savait tout, avait des notions de tout) et par-dessus tout sa capacité de travail et d’étude. Si Pierre était souvent frappé du manque chez lui de tendance à la rêverie philosophique (ce à quoi il était particulièrement enclin lui-même), même en cela  il voyait non pas un défaut mais une force. (p. 98-99, chap. 6)

 

4/ La princesse Anna Mikhaïlovna, la mère de Boris, dépourvue de fortune, mais évoluant toujours dans le milieu noble, montre un courage admirable, elle qui est prête à tout pour son fils, quitte à subir de nombreuses humiliations, vexations sociales. Mais sa persévérance, son opiniâtreté lui permettent d’obtenir l’aide dont son fils a besoin pour s’installer en tant qu’officier : le prince Vassili, froid diplomate cynique et distant en dessous de ses manières parfaites en société, finit par consentir à l’aider, à moitié par obligation (lui qui a une dette envers le père de la princesse qui l’a aidé à ses débuts mondains), à moitié car il a vite compris que la princesse est le genre de personnes qui n'aura de cesse de le harceler afin d’obtenir ce qu’elle souhaite. Elle se montrera cependant irréprochable pour accompagner Pierre lorsque ce dernier va voir son père dans ses derniers instants. Enfin, elle partage une amitié belle et sincère avec la comtesse Natalie Rostov, dans une des scènes les plus émouvantes de cette première partie, lorsque cette dernière emprunte à son mari la somme dont Anna a besoin pour pourvoir son fils des équipements indispensables dans sa future fonction.

Annette, pour l’amour de Dieu, ne me le refuse pas, dit soudain la comtesse en rougissant, ce qui contrastait étrangement avec son visage maigre et grave ayant perdu toute jeunesse, et elle prit l’argent sous le mouchoir. Anna Mikhaïlovna avait instantanément compris de quoi il s’agissait et se penchait déjà pour étreindre adroitement la comtesse au moment voulu. « Voici pour Boris de ma part, pour son uniforme… » Anna Mikhaïlovna la serrait déjà dans ses bras et pleurait. La comtesse pleurait aussi. Elles pleuraient parce qu’elles étaient amies ; parce qu’elles étaient bonnes ; et parce que, amies d’enfance, elles avaient à s’occuper d’une chose si vile – l’argent ; et parce que leur jeunesse s’était enfuie… Mais leurs larmes à toutes deux étaient douces… (p. 140, chap. 14)


5/ La famille Rostov : le comte Élie Rostov se distingue par son bon cœur et son amour sincère pour sa femme, lui qui s’empresse de lui venir en aide lorsqu’elle lui demande une somme d’argent conséquente. Il est certes moqué dans les milieux mondains, qui estiment que Natalie aurait pu faire un mariage plus profitable, mais le couple Rostov est, malgré l’intelligence visiblement limitée du comte, trop conciliant en société, du moins heureux, le comte disposant de la qualité la plus indispensable dans un couple, à savoir un amour sincère et durable pour sa femme, comme en atteste son geste envers elle. Il est de plus visiblement aimé de toute sa domesticité, dont l’affection est visible lorsque le comte danse au cours d’un bal. Natacha, espiègle, vive, audacieuse, d’une spontanéité primesautière, est un personnage irrésistible, envers qui on ne peut s’empêcher d’être pris d’affection au vu des multiples facéties ou maladresses charmantes qu'elle fait. Mais Natacha n'est pas seulement une simple jeune femme capable de faire rire, amuser, séduire son entourage, qui n'en ferait qu'à sa tête, ce qui dénoterait un certain hédonisme qui pourrait être égoïste : en effet, elle est aussi capable de compatir, de consoler autrui dans le malheur (en particulier envers Sonia, maladivement jalouse de Nicolas et Julie Karaguine), et ce, de manière quelque peu excessive, de manière similaire à ses débordements d'enthousiasme. De manière intéressante, tous les personnages ne peuvent s’empêcher de tomber sous son charme naturel : ses parents, bien qu’ils la voient commettre une bêtise qui ne prête cependant pas à mal, mais qui va à l’encontre des conventions sociales, n’ont guère le courage de la gronder sévèrement, et quand bien même ils le font, y mettent une conviction visiblement molle. À l’inverse, Vera, l’aînée parmi les enfants Rostov, est le portrait opposé de sa sœur cadette : elle a beau avoir les qualités, les manières sociales attendues d’une fille, tous sont indifférents envers elle, ne lui témoignent guère la même affection qu’ils éprouvent envers Natacha, voire se moquent régulièrement d’elle en l’affublant du surnom de « Mme de Genlis » (en référence à son côté bas-bleu). Il lui manque ce charme naturel, capable de gagner spontanément le cœur et l'affection d'autrui, que possède sa sœur cadette Natacha. Ce manque d’amour, peut-être, explique en partie que Vera semble se réjouir du malheur des autres, cherche à le provoquer, et y prend semble-t-il un certain plaisir.

Mais le sourire n’embellit pas le visage de Vera, comme c’est le cas d’habitude ; au contraire, il prit une expression peu naturelle et, partant, désagréable. L’aînée, Vera, était belle, point sotte, bien élevée, elle avait était une excellente élève, sa voix était agréable, ce qu’elle avait dit était juste et opportun ; mais, chose étrange, tous, et la visiteuse et la comtesse, la regardèrent comme s’ils se demandaient pourquoi elle avait dit cela et en éprouvèrent de la gêne. (p. 118, chap. 9)

Natacha, en face lui, regardait Boris comme les fillettes de treize ans regardent le garçon avec qui elles viennent d’échanger leur premier baiser et dont elles sont amoureuses. Ce même regard se posait parfois sur Pierre et sous les yeux de cette fillette amusante et animée, il avait envie de rire lui-même sans savoir pourquoi. (p. 147, chap. 15)

Et Natacha, distendant sa grande bouche et devenue tout à fait laide, se mit à sangloter comme une enfant, sans savoir pourquoi, uniquement parce que Sonia pleurait. (p. 153, chap. 17)

Pierre s’assit avec sa cavalière. Natacha était parfaitement heureuse : elle dansait avec un GRAND qui arrivait de l’ÉTRANGER. Elle était assise bien en vue de tous et causait avec lui comme une grande. À la main elle avait un éventail que lui avait confié une jeune fille. Et prenant la pose la plus mondaine (Dieu sait où et quand elle avait pu l’apprendre), elle s’éventait et souriait par-dessus l’éventail en causant avec son cavalier. (p. 156, chap. 22)

 

6/ Le couple Bolkonski : le mariage entre André et Lise est visiblement un mariage malheureux, bien que le couple parvienne à le dissimuler plus ou moins lorsqu’ils évoluent dans la société. Un œil attentif, tel celui de Pierre, remarque néanmoins les signes non-verbaux d’une disharmonie profonde entre les deux époux. Leur mariage malheureux ne tient guère cependant à une maltraitance ou une infidélité de l’un : elle tient davantage à l’ennui que ressent André, lui qui est lassé des commérages insignifiants de la noblesse russe, et dont Lise est en particulier friande. L’insatisfaction d’André est davantage spirituelle, par l’incompatibilité de caractères manifeste entre les deux époux dont les préoccupations sont diamétralement opposées, et par le quotidien monotone de leur vie conjugale, en particulier tel que ressenti par André. Cela n’est pas sans rappeler les innombrables mariages malheureux dépeints par Tchekhov dans ses nouvelles et pièces, où après des débuts exaltants, qui semblent comme réveiller l’âme endormie de chaque membre du couple, les deux partenaires finissent par s’enliser dans l’ennui et la monotonie de la vie quotidienne. L’angoisse néanmoins chez Tolstoï se fait à un niveau plus explicitement métaphysique : André ne voit guère d’autre échappatoire en définitive que d’abandonner sa femme en s’engageant volontairement dans la guerre qui s’annonce avec la France. Lise, bien que visiblement superficielle et adepte de commérages, n’en est pas moins émouvante en raison des souffrances réelles qu’elle ressent en raison du silence et de l’indifférence de son mari. Tolstoï, comme il en a l’habitude, dépeint un mariage malheureux sans prendre parti ouvertement pour l’un ou l’autre, se bornant à décrire leur point de vue respectif et nous permettant de comprendre les raisons de chacun.

Le prince Bolkonski était un très beau garçon de taille moyenne, aux traits nets et secs. Tout dans sa personne, depuis le regard las, ennuyé, jusqu’à sa démarche lente et mesurée, présentait le contraste le plus violent avec la vivacité de sa petite femme. Visiblement, tous, dans ce salon, lui étaient si bien connus que de les voir et les entendre l’ennuyait à mourir. Mais de tous ceux qui l’excédaient, c’était sa femme qui semblait l’excéder le plus. Avec une grimace qui déparait son beau visage, il se détourna d’elle. (p. 77, chap. 3)

Ne te marie jamais, mon ami, jamais ; c’est le conseil que je te donne ; ne te marie pas avant de t’être dit que tu as fait tout ce que tu as pu et avant d’avoir cessé d’aimer la femme que tu auras choisie, avant d’avoir vu clair en elle ; sinon tu te tromperas cruellement et irrémédiablement. Marie-toi une fois vieux, quand tu ne seras plus bon à rien… Sinon, tout ce qu’il y a en toi de bon et d’élevé sera perdu. Tout sera gaspillé en vétilles. Oui, oui, oui ! [...] Si tu attends quelque chose de toi dans l’avenir, tu sentiras à chaque instant que pour toi tout sera fini, que tout est fermé, sauf le salon où tu compteras autant qu’un servile courtisan et qu’un imbécile… Mais quoi !... […] qu’on se lie à une femme, et comme un forçat enchaîné on perd toute liberté. Et tout ce que l’on a en soi d’espoirs et de forces, tout n’est plus qu’une chose qui pèse et tourmente par le remords. Les salons, les potins, les bals, la vanité, la médiocrité, voilà le cercle vicieux dont je ne puis sortir. (p. 97, chap. 6)

Il faut être indulgent pour les petits travers des autres ; qui n’en a pas, André ! N’oublie pas qu’elle [la femme du prince André, Lise] a été élevée et a grandi dans le monde. Il faut se mettre à la place de chacun. Tout comprendre c’est tout pardonner. (p. 207-208, chap. 25)

 

7/ La sœur d’André, la princesse Maria, est l’un des personnages secondaires les plus intéressants, de qui j’ai conservé le souvenir bien des années depuis ma première lecture du roman. Elle n’eût peut-être pas dépareillé dans un roman de George Eliot, du fait de sa personnalité profondément religieuse et morale, mais à l’inverse de l’auteure anglaise, le personnage de Maria fait preuve d’une plus grande compréhension envers ceux qu’elle côtoie, au lieu de les juger. Elle se démarque par une force de caractère peu commune, elle qui est volontiers solitaire, disposant d’une riche vie intérieure et d’une vision claire des choses par sa foi inébranlable. Surtout, la description de ses yeux chaleureux, aimants, la distingue et transcende son apparence physique, quelque peu ingrate. Cette transfiguration, et l’impression qu’elle suscite chez ceux qui la voient, est spécifiquement littéraire et sans doute peu transposable à l’écran. Globalement parlant, la famille Bolkonski se distingue par la profonde affection que se portent le prince André, la princesse Maria et leur père : ce dernier, bien qu’en apparence dur dans ses manières, en particulier dans l’éducation qu’il donne personnellement à sa fille, éprouve une affection, partagée et réciproque, pour ses enfants. Le sourire du prince André pour les différentes lubies de son père en dit plus sur son respect et son amour pour son père que tout ce qu’il lui dit explicitement. Là encore, c’est par de petits signes, presqu’imperceptibles, que Tolstoï nous fait voir le profond lien qui unit la famille Bolkonski, malgré leurs profondes différences ou désaccords. L’émotion implicite du père Bolkonski lors du départ de son fils, qui clôt cette première partie, et qu’il ne dit pas à son fils, est néanmoins ressentie par le lecteur à travers les signes non-verbaux disséminés par Tolstoï dont nous avons déjà régulièrement parlé.

[Mlle Bourienne] est une jeune fille très gentille et bonne et qui, surtout, est à plaindre. Elle n’a personne, personne. À vrai dire, non seulement je n’ai pas besoin d’elle mais elle me gêne même. J’ai toujours été une sauvage, tu le sais, et maintenant je le suis plus que jamais. J’aime être seule… (p. 208, chap. 25)

« André, je vais te bénir avec cette médaille et promets-moi de ne jamais l’enlever… Tu le promets ? […] Je t’en prie, André, fais-le pour moi… »
Ses grands yeux irradiaient des rayons d’une lumière timide et pleine de bonté. Ces yeux illuminaient tout son visage maladif et maigre et le rendaient beau. Son frère voulut prendre la médaille mais elle l’arrêta. André comprit, se signa et baisa l’icône. Son visage était à la fois tendre (il était ému) et railleur. (p. 210, chap. 25)

« Elle me flatte », pensa la princesse [Maria] en se détournant et en reprenant sa lecture. Julie ne flattait cependant pas son amie : en effet, les yeux de la princesse, grands, profonds et lumineux (on eût dit que par moment ils irradiaient en faisceaux des gerbes d’une chaude lumière), étaient si beaux que bien souvent ils donnaient à son visage ingrat plus d’attrait que ne l’eût fait la beauté. Mais la princesse ne voyait jamais cette expression de ses yeux, cette expression qu’ils ne prenaient que lorsqu’elle ne pensait pas à elle-même. Comme chez tout le monde, son visage prenait un air apprêté, dépourvu de grâce dès qu’elle se regardait dans le miroir. (p. 189, chap. 22)

Ah ! si nous n’avions pas la religion pour nous consoler, la vie serait bien triste. Pourquoi me supposez-vous un regard sévère, quand vous [Julie Karaguine] me parlez de votre affection pour le jeune homme [Nicolas Rostov] ? Sous ce rapport je ne suis rigide que pour moi. Je comprends ces sentiments chez les autres et si je ne puis les approuver, ne les ayant jamais ressentis, je ne les condamne pas. (p. 191, chap. 22)

Laissez-moi souffler, père, dit-il avec un sourire qui montrait que les faiblesses du vieillard ne l’empêchaient pas de le respecter et de l’aimer. (p. 199, chap. 24)

La princesse Maria regarda son frère avec surprise. Elle ne comprenait pas pourquoi il souriait. Tout ce que faisait son père lui inspirait un respect religieux qui excluait toute critique. (p. 202, chap. 24)

Ils se tenaient en silence l’un en face de l’autre. Les yeux vifs du vieillard étaient plongés dans ceux de son fils. Il y eut un frémissement dans la partie inférieure du visage du vieux prince. « Nous nous sommes dit adieu… va ! dit-il soudain. Va !... cria-t-il d’une voix irritée et forte en ouvrant la porte de son cabinet. […] Du cabinet de travail parvenaient, tels des coups de feu, des bruits souvent répétés qui attestaient que le vieux prince se mouchait avec colère. (p. 216, chap. 25)

8/ Un des temps forts du début de ce roman est la description singulière de la mort du père de Pierre, et l’étrangeté, la solennité de l’instant telles que ressenties par Pierre. De manière étonnante, Tolstoï fait le choix délibéré de ne jamais faire parler le comte Bezhoukov mourant, et ses derniers instants sont exclusivement corporels, renforçant le mystère, l’atmosphère étrange qui entourent sa mort. En parallèle, Tolstoï fait une critique acerbe des personnes qui, sous couvert de vertu, prennent soin du comte dans un intérêt purement financier : c’est le cas de ses nièces, apparentées au prince Vassili, et en particulier l’aînée se présentant comme désintéressée mais aigrie par les rumeurs qui attribuent la transmission de la fortune du comte à son fils naturel Pierre. La princesse Anna Mikhaïlovna certes n’a pas non plus hésité à solliciter le comte dans un but pécuniaire, mais elle a du moins l’excuse de le faire pour son fils et non pour le sien. Enfin, soulignons au passage l'éclair d'humanité du prince Vassili, qui jusque-là complotait sur le dos de Pierre au profit de ses nièces, et qui, pris par la solennité de l'instant (dans un revirement inattendu qui n'est pas sans rappeler celui du mari d'Anna Karénine pardonnant cette dernière lorsqu'il croit qu'elle va mourir), se rend compte de la vanité de sa/la vie.

Pierre n’y comprenait rien ; de nouveau, il eut encore plus nettement l’impression qu’il devait en être ainsi, et il suivit docilement Anna Mikhaïlovna qui ouvrait déjà la porte. (p. 169, chap. 19)

Il sentit qu’en cette nuit il était un personnage obligé d’accomplir quelque rite terrible et attendu de tous, et qu’il devait donc accepter les services de chacun. (p. 171, chap. 19)

Pierre la suivit jusqu’au lit sur lequel on avait déposé le malade dans une pose solennelle qui avait visiblement un rapport avec le sacrement accompli. Il était couché, la tête appuyée haut sur les oreillers. Ses mains était symétriquement posées à plat sur la couverture de soie verte. À l’approche de Pierre, le comte le regardait en face, mais de ce regard dont l’homme ne peut comprendre la signification. Ou ce regard ne voulait absolument rien dire, sinon que tant qu’on a des yeux il faut bien regarder quelque chose, ou il voulait dire trop de choses. (p. 176, chap. 20)

Pendant qu’on retournait le comte, un de ses bras se rejeta inerte en arrière et il fit de vains efforts pour le ramener. Le comte avait-il remarqué le regard d’effroi que Pierre fixait sur ce bras sans vie, ou quelque autre pensée avait-elle traversé l’esprit du moribond, mais il regarda le bras indocile, puis l’expression d’effroi sur le visage de Pierre, puis de nouveau son bras, et ses lèvres esquissèrent un faible sourire douloureux qui allait si mal à ses traits et semblait railler sa propre impuissance. Brusquement, à la vue de ce sourire, Pierre ressentit un coup dans la poitrine, un picotement dans le nez, et des larmes lui obscurcirent la vue. On avait mis le malade sur le côté, face au mur. Il soupira. (p. 178, chap. 20)

« Ah ! mon ami ! dit-il en prenant Pierre par le coude ; et dans sa voix il y avait une sincérité et un abandon que Pierre ne lui avait jamais encore connus. Que de péchés nous commettons, que de duperies, et pourquoi tout cela ? J'ai près de soixante ans, mon ami... J'ai... Tout finira par la mort, tout. La mort est une chose terrible. » Il se mit à pleurer. (p. 182, chap. 21)