« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

dimanche 22 mai 2022

Guerre et paix de Léon Tolstoï : livre premier, première partie.

1/ (Re)lire Guerre et Paix, c’est se rendre compte, avec nostalgie et douleur, du prestige dont jouissaient alors la culture et la langue françaises parmi les élites européennes, et en particulier russes, prestige qui s’est depuis très largement dissipé. Le roman comporte de très nombreux passages écrits en français dans le texte original, la noblesse russe le parlant naturellement et spontanément dans sa conversation, mêlant russe et français. Bien qu’il y ait une certaine part de snobisme pour certains personnages qui l’utilisent extensivement, en particulier la princesse Anna Scherer, dont la parole ouvre le roman, le français était devenu si courant que les élites russes de l'époque (et donc ici, les personnages du roman) l’utilisent même inconsciemment au fil d’une conversation, et leur pensée, en partie, se faisait même directement en français. Et fait plus intéressant, les personnages du roman n’abandonnent nullement leur usage courant du français alors même que la guerre contre la France napoléonienne semble inéluctable et imminente, que l’empereur français est diabolisé ou ridiculisé parmi la majorité de la noblesse russe (à l’exception notable de Pierre et André, le premier l’admirant, le second lui concédant de grandes qualités sans aller jusqu’à l’admiration), la guerre n’atténuant visiblement nullement à leurs yeux le prestige de la langue et de la culture d’un pays amené pourtant à devenir son ennemi, contrairement à ce que nous pouvons à l’inverse observer aujourd’hui…

Il s’exprimait dans ce français recherché que parlaient nos grands-parents, dans lequel même ils pensaient. (p. 62, chap. 1)

Devant l’insistance de son père, le prince André se mit en devoir d’exposer le plan de la campagne projetée, d’abord à contrecœur, puis s’animant de plus en plus et, au cours du récit, passant involontairement du russe au français. (p. 200, chap. 23)


2/ Le début de Guerre et Paix, d’après ce que j’ai pu lire parfois, apparaît aux yeux de certains ennuyeux et inutile. C’est mal connaître Tolstoï, dont les romans/écrits brillent moins par les propos que tiennent les personnages dans leur conversation que par l’implicite, le non-dit dans les rapports entre personnages. Si, en effet, les propos échangés entre la princesse Anna Scherer et le prince Vassili, froid diplomate, peuvent sembler banals, voire insipides, c’est justement un effet recherché par Tolstoï pour retranscrire les échanges entre nobles évoluant dans la société, qui reposent essentiellement sur des propos convenus, des formules de respect et politesse parfois hypocrites. Mais là n’est pas l’intéressant : Tolstoï excelle pour faire contraster une conversation en apparence banale et les gestes imperceptibles des personnages qui trahissent leur véritable pensée, leur véritable caractère, qui démentent souvent leurs propos, et que Tolstoï nous détaille de manière précise mais concise, dans un style d’une remarquable épure et simplicité. Ce double enjeu dans les « conversations mondaines » est un trait essentiel de l’esthétique de Tolstoï. Les exemples sont innombrables dans sa production romanesque, mais pour nous borner à la partie du roman discutée, signalons en particulier la conversation entre Pierre et Boris, dont les propos sont eux aussi en grande partie insignifiants, mais les deux personnages parviennent, à la fin de leur échange, à mieux se connaître et comprendre à travers ce qu’ils perçoivent au-delà de la conversation. Ainsi, un regard, un sourire, ou un quelconque autre geste corporel, sont plus importants que les mots échangés pour comprendre, plonger dans les pensées et le caractère des personnages, et Tolstoï à mes yeux est celui qui excelle peut-être le mieux dans ces échanges non-verbaux, imperceptibles.

Hippolyte du moins est un imbécile paisible, alors qu’Anatole en est un turbulent. Voilà la seule différence, ajouta-t-il [le prince Vassili, à propos de ses deux fils] avec un sourire plus contraint et plus expressif que d’habitude, tandis que les plis qui se formèrent autour de sa bouche révélaient plus nettement quelque chose de brutal et de déplaisant. (p. 66-67, chap. 1)

Pierre comprit qu’il voulait changer de conversation et, s’y prêtant, il se mit à exposer les avantages et les inconvénients de l’entreprise de Boulogne. Un valet vint chercher Boris de la part de la princesse. Pierre promit de venir dîner pour faire plus ample connaissance avec Boris, lui donna une vigoureuse poignée de main en le regardant amicalement dans les yeux à travers ses lunettes… Après son départ, Pierre se promena encore longtemps dans la pièce, non plus en pourfendant un ennemi invisible mais en souriant au souvenir de ce charmant jeune homme intelligent et ferme. Ainsi qu’il arrive dans la première jeunesse et surtout lorsqu’on mène une vie solitaire, il venait d’éprouver pour ce jeune homme une tendresse irraisonnée et il se promit de ne pas manquer de se lier d’amitié avec lui. (p. 137, chap. 13)

Toute sa distraction et son inaptitude à entrer dans un salon et à parler étaient rachetées par son expression de bonhomie, simple et modeste. […] [Pierre] montra encore une fois à tous son sourire qui n’exprimait rien, sinon : « Les idées sont les idées, mais vous voyez quel bon et brave garçon je suis. » Et tous, et Anna Pavlovna elle-même, le sentirent malgré eux. (p. 89, chap. 5)


3/ Ma préférence, entre les deux grands romans de Tolstoï, va davantage à Guerre et Paix qu'à Anna Karénine. Cette préférence est purement subjective par rapport aux personnages : si Anna Karénine possède une structure et des motifs plus cohérents et recherchés, Guerre et Paix possède en son sein des personnages qui me touchent plus personnellement et dont la quête spirituelle est plus saisissante. Le trio des personnages principaux que sont le prince André Bolkonski, Natacha Rostov et Pierre Bezhoukov figure parmi mes personnages préférés en littérature : non seulement pour l’attachement qu’ils suscitent, mais aussi par leur quête spirituelle incessante, en particulier les protagonistes masculins. L’amitié qui lie ces deux derniers est l’une des plus belles en littérature, eux qui malgré leurs différences sur bien des points, ont une réelle estime l’un envers l’autre, et leurs conversations sont parmi les plus stimulantes au niveau spirituel et métaphysique, en sus de l’affection sincère qu’ils se portent respectivement. De manière frappante, André, qui est froid, distant, sarcastique ou taciturne en société, semble néanmoins revivre au contact de Pierre, en qui il trouve enfin une personne avec qui il peut réellement converser de ce qui le préoccupe au plus profond de lui. Pierre, malgré sa maladresse en société, ses nombreux petits vices (en particulier son côté fêtard et buveur), possède fondamentalement un cœur généreux que même ceux qui le méprisent pour sa balourdise en société ne peuvent s’empêcher de ressentir, telle une aura, une force invisible. D’autres oppositions les différencient : André est capable de travailler de manière soutenue et régulière, et a acquis par ce biais un savoir vaste et varié, tandis que Pierre se lamente sur sa paresse continuelle ; André est malheureux dans son mariage et s’y sent dépérir par toutes les obligations qu’il y a contractées, tandis que Pierre souffre du manque de direction, d’obligations dans sa vie, s’interroge sur le sens à donner à celle-ci, sur le métier, l’occupation qu’il doit choisir.

Le prince André ferma les yeux et se détourna. Pierre qui, depuis son entrée, ne le quittait pas d’un regard joyeux et amical, alla vers lui et le prit par le bras. Le prince André, sans se retourner, fit une grimace de dépit à l’intention de celui qui lui prenait le bras ; mais, à la vue du visage souriant de Pierre, il lui adressa un sourire inattendu, agréable et bon. (p. 78, chap. 3)

Je trouve drôle que ce soit vous, vous qui vous jugiez un incapable, vous qui croyiez votre vie une vie gâchée. Vous avez tout devant vous, tout. Et vous… […] « Comment peut-il parler ainsi ? pensait Pierre. Pour lui, le prince André était un modèle de toutes les perfections parce qu’il réunissait au plus haut degré toutes les qualités qui précisément manquaient à Pierre et qu’on peut le mieux qualifier de force de volonté. Pierre admirait toujours le don qu’avait le prince André de garder son calme dans ses rapports avec les gens les plus divers, son extraordinaire mémoire, sa culture générale (il lisait tout savait tout, avait des notions de tout) et par-dessus tout sa capacité de travail et d’étude. Si Pierre était souvent frappé du manque chez lui de tendance à la rêverie philosophique (ce à quoi il était particulièrement enclin lui-même), même en cela  il voyait non pas un défaut mais une force. (p. 98-99, chap. 6)

 

4/ La princesse Anna Mikhaïlovna, la mère de Boris, dépourvue de fortune, mais évoluant toujours dans le milieu noble, montre un courage admirable, elle qui est prête à tout pour son fils, quitte à subir de nombreuses humiliations, vexations sociales. Mais sa persévérance, son opiniâtreté lui permettent d’obtenir l’aide dont son fils a besoin pour s’installer en tant qu’officier : le prince Vassili, froid diplomate cynique et distant en dessous de ses manières parfaites en société, finit par consentir à l’aider, à moitié par obligation (lui qui a une dette envers le père de la princesse qui l’a aidé à ses débuts mondains), à moitié car il a vite compris que la princesse est le genre de personnes qui n'aura de cesse de le harceler afin d’obtenir ce qu’elle souhaite. Elle se montrera cependant irréprochable pour accompagner Pierre lorsque ce dernier va voir son père dans ses derniers instants. Enfin, elle partage une amitié belle et sincère avec la comtesse Natalie Rostov, dans une des scènes les plus émouvantes de cette première partie, lorsque cette dernière emprunte à son mari la somme dont Anna a besoin pour pourvoir son fils des équipements indispensables dans sa future fonction.

Annette, pour l’amour de Dieu, ne me le refuse pas, dit soudain la comtesse en rougissant, ce qui contrastait étrangement avec son visage maigre et grave ayant perdu toute jeunesse, et elle prit l’argent sous le mouchoir. Anna Mikhaïlovna avait instantanément compris de quoi il s’agissait et se penchait déjà pour étreindre adroitement la comtesse au moment voulu. « Voici pour Boris de ma part, pour son uniforme… » Anna Mikhaïlovna la serrait déjà dans ses bras et pleurait. La comtesse pleurait aussi. Elles pleuraient parce qu’elles étaient amies ; parce qu’elles étaient bonnes ; et parce que, amies d’enfance, elles avaient à s’occuper d’une chose si vile – l’argent ; et parce que leur jeunesse s’était enfuie… Mais leurs larmes à toutes deux étaient douces… (p. 140, chap. 14)


5/ La famille Rostov : le comte Élie Rostov se distingue par son bon cœur et son amour sincère pour sa femme, lui qui s’empresse de lui venir en aide lorsqu’elle lui demande une somme d’argent conséquente. Il est certes moqué dans les milieux mondains, qui estiment que Natalie aurait pu faire un mariage plus profitable, mais le couple Rostov est, malgré l’intelligence visiblement limitée du comte, trop conciliant en société, du moins heureux, le comte disposant de la qualité la plus indispensable dans un couple, à savoir un amour sincère et durable pour sa femme, comme en atteste son geste envers elle. Il est de plus visiblement aimé de toute sa domesticité, dont l’affection est visible lorsque le comte danse au cours d’un bal. Natacha, espiègle, vive, audacieuse, d’une spontanéité primesautière, est un personnage irrésistible, envers qui on ne peut s’empêcher d’être pris d’affection au vu des multiples facéties ou maladresses charmantes qu'elle fait. Mais Natacha n'est pas seulement une simple jeune femme capable de faire rire, amuser, séduire son entourage, qui n'en ferait qu'à sa tête, ce qui dénoterait un certain hédonisme qui pourrait être égoïste : en effet, elle est aussi capable de compatir, de consoler autrui dans le malheur (en particulier envers Sonia, maladivement jalouse de Nicolas et Julie Karaguine), et ce, de manière quelque peu excessive, de manière similaire à ses débordements d'enthousiasme. De manière intéressante, tous les personnages ne peuvent s’empêcher de tomber sous son charme naturel : ses parents, bien qu’ils la voient commettre une bêtise qui ne prête cependant pas à mal, mais qui va à l’encontre des conventions sociales, n’ont guère le courage de la gronder sévèrement, et quand bien même ils le font, y mettent une conviction visiblement molle. À l’inverse, Vera, l’aînée parmi les enfants Rostov, est le portrait opposé de sa sœur cadette : elle a beau avoir les qualités, les manières sociales attendues d’une fille, tous sont indifférents envers elle, ne lui témoignent guère la même affection qu’ils éprouvent envers Natacha, voire se moquent régulièrement d’elle en l’affublant du surnom de « Mme de Genlis » (en référence à son côté bas-bleu). Il lui manque ce charme naturel, capable de gagner spontanément le cœur et l'affection d'autrui, que possède sa sœur cadette Natacha. Ce manque d’amour, peut-être, explique en partie que Vera semble se réjouir du malheur des autres, cherche à le provoquer, et y prend semble-t-il un certain plaisir.

Mais le sourire n’embellit pas le visage de Vera, comme c’est le cas d’habitude ; au contraire, il prit une expression peu naturelle et, partant, désagréable. L’aînée, Vera, était belle, point sotte, bien élevée, elle avait était une excellente élève, sa voix était agréable, ce qu’elle avait dit était juste et opportun ; mais, chose étrange, tous, et la visiteuse et la comtesse, la regardèrent comme s’ils se demandaient pourquoi elle avait dit cela et en éprouvèrent de la gêne. (p. 118, chap. 9)

Natacha, en face lui, regardait Boris comme les fillettes de treize ans regardent le garçon avec qui elles viennent d’échanger leur premier baiser et dont elles sont amoureuses. Ce même regard se posait parfois sur Pierre et sous les yeux de cette fillette amusante et animée, il avait envie de rire lui-même sans savoir pourquoi. (p. 147, chap. 15)

Et Natacha, distendant sa grande bouche et devenue tout à fait laide, se mit à sangloter comme une enfant, sans savoir pourquoi, uniquement parce que Sonia pleurait. (p. 153, chap. 17)

Pierre s’assit avec sa cavalière. Natacha était parfaitement heureuse : elle dansait avec un GRAND qui arrivait de l’ÉTRANGER. Elle était assise bien en vue de tous et causait avec lui comme une grande. À la main elle avait un éventail que lui avait confié une jeune fille. Et prenant la pose la plus mondaine (Dieu sait où et quand elle avait pu l’apprendre), elle s’éventait et souriait par-dessus l’éventail en causant avec son cavalier. (p. 156, chap. 22)

 

6/ Le couple Bolkonski : le mariage entre André et Lise est visiblement un mariage malheureux, bien que le couple parvienne à le dissimuler plus ou moins lorsqu’ils évoluent dans la société. Un œil attentif, tel celui de Pierre, remarque néanmoins les signes non-verbaux d’une disharmonie profonde entre les deux époux. Leur mariage malheureux ne tient guère cependant à une maltraitance ou une infidélité de l’un : elle tient davantage à l’ennui que ressent André, lui qui est lassé des commérages insignifiants de la noblesse russe, et dont Lise est en particulier friande. L’insatisfaction d’André est davantage spirituelle, par l’incompatibilité de caractères manifeste entre les deux époux dont les préoccupations sont diamétralement opposées, et par le quotidien monotone de leur vie conjugale, en particulier tel que ressenti par André. Cela n’est pas sans rappeler les innombrables mariages malheureux dépeints par Tchekhov dans ses nouvelles et pièces, où après des débuts exaltants, qui semblent comme réveiller l’âme endormie de chaque membre du couple, les deux partenaires finissent par s’enliser dans l’ennui et la monotonie de la vie quotidienne. L’angoisse néanmoins chez Tolstoï se fait à un niveau plus explicitement métaphysique : André ne voit guère d’autre échappatoire en définitive que d’abandonner sa femme en s’engageant volontairement dans la guerre qui s’annonce avec la France. Lise, bien que visiblement superficielle et adepte de commérages, n’en est pas moins émouvante en raison des souffrances réelles qu’elle ressent en raison du silence et de l’indifférence de son mari. Tolstoï, comme il en a l’habitude, dépeint un mariage malheureux sans prendre parti ouvertement pour l’un ou l’autre, se bornant à décrire leur point de vue respectif et nous permettant de comprendre les raisons de chacun.

Le prince Bolkonski était un très beau garçon de taille moyenne, aux traits nets et secs. Tout dans sa personne, depuis le regard las, ennuyé, jusqu’à sa démarche lente et mesurée, présentait le contraste le plus violent avec la vivacité de sa petite femme. Visiblement, tous, dans ce salon, lui étaient si bien connus que de les voir et les entendre l’ennuyait à mourir. Mais de tous ceux qui l’excédaient, c’était sa femme qui semblait l’excéder le plus. Avec une grimace qui déparait son beau visage, il se détourna d’elle. (p. 77, chap. 3)

Ne te marie jamais, mon ami, jamais ; c’est le conseil que je te donne ; ne te marie pas avant de t’être dit que tu as fait tout ce que tu as pu et avant d’avoir cessé d’aimer la femme que tu auras choisie, avant d’avoir vu clair en elle ; sinon tu te tromperas cruellement et irrémédiablement. Marie-toi une fois vieux, quand tu ne seras plus bon à rien… Sinon, tout ce qu’il y a en toi de bon et d’élevé sera perdu. Tout sera gaspillé en vétilles. Oui, oui, oui ! [...] Si tu attends quelque chose de toi dans l’avenir, tu sentiras à chaque instant que pour toi tout sera fini, que tout est fermé, sauf le salon où tu compteras autant qu’un servile courtisan et qu’un imbécile… Mais quoi !... […] qu’on se lie à une femme, et comme un forçat enchaîné on perd toute liberté. Et tout ce que l’on a en soi d’espoirs et de forces, tout n’est plus qu’une chose qui pèse et tourmente par le remords. Les salons, les potins, les bals, la vanité, la médiocrité, voilà le cercle vicieux dont je ne puis sortir. (p. 97, chap. 6)

Il faut être indulgent pour les petits travers des autres ; qui n’en a pas, André ! N’oublie pas qu’elle [la femme du prince André, Lise] a été élevée et a grandi dans le monde. Il faut se mettre à la place de chacun. Tout comprendre c’est tout pardonner. (p. 207-208, chap. 25)

 

7/ La sœur d’André, la princesse Maria, est l’un des personnages secondaires les plus intéressants, de qui j’ai conservé le souvenir bien des années depuis ma première lecture du roman. Elle n’eût peut-être pas dépareillé dans un roman de George Eliot, du fait de sa personnalité profondément religieuse et morale, mais à l’inverse de l’auteure anglaise, le personnage de Maria fait preuve d’une plus grande compréhension envers ceux qu’elle côtoie, au lieu de les juger. Elle se démarque par une force de caractère peu commune, elle qui est volontiers solitaire, disposant d’une riche vie intérieure et d’une vision claire des choses par sa foi inébranlable. Surtout, la description de ses yeux chaleureux, aimants, la distingue et transcende son apparence physique, quelque peu ingrate. Cette transfiguration, et l’impression qu’elle suscite chez ceux qui la voient, est spécifiquement littéraire et sans doute peu transposable à l’écran. Globalement parlant, la famille Bolkonski se distingue par la profonde affection que se portent le prince André, la princesse Maria et leur père : ce dernier, bien qu’en apparence dur dans ses manières, en particulier dans l’éducation qu’il donne personnellement à sa fille, éprouve une affection, partagée et réciproque, pour ses enfants. Le sourire du prince André pour les différentes lubies de son père en dit plus sur son respect et son amour pour son père que tout ce qu’il lui dit explicitement. Là encore, c’est par de petits signes, presqu’imperceptibles, que Tolstoï nous fait voir le profond lien qui unit la famille Bolkonski, malgré leurs profondes différences ou désaccords. L’émotion implicite du père Bolkonski lors du départ de son fils, qui clôt cette première partie, et qu’il ne dit pas à son fils, est néanmoins ressentie par le lecteur à travers les signes non-verbaux disséminés par Tolstoï dont nous avons déjà régulièrement parlé.

[Mlle Bourienne] est une jeune fille très gentille et bonne et qui, surtout, est à plaindre. Elle n’a personne, personne. À vrai dire, non seulement je n’ai pas besoin d’elle mais elle me gêne même. J’ai toujours été une sauvage, tu le sais, et maintenant je le suis plus que jamais. J’aime être seule… (p. 208, chap. 25)

« André, je vais te bénir avec cette médaille et promets-moi de ne jamais l’enlever… Tu le promets ? […] Je t’en prie, André, fais-le pour moi… »
Ses grands yeux irradiaient des rayons d’une lumière timide et pleine de bonté. Ces yeux illuminaient tout son visage maladif et maigre et le rendaient beau. Son frère voulut prendre la médaille mais elle l’arrêta. André comprit, se signa et baisa l’icône. Son visage était à la fois tendre (il était ému) et railleur. (p. 210, chap. 25)

« Elle me flatte », pensa la princesse [Maria] en se détournant et en reprenant sa lecture. Julie ne flattait cependant pas son amie : en effet, les yeux de la princesse, grands, profonds et lumineux (on eût dit que par moment ils irradiaient en faisceaux des gerbes d’une chaude lumière), étaient si beaux que bien souvent ils donnaient à son visage ingrat plus d’attrait que ne l’eût fait la beauté. Mais la princesse ne voyait jamais cette expression de ses yeux, cette expression qu’ils ne prenaient que lorsqu’elle ne pensait pas à elle-même. Comme chez tout le monde, son visage prenait un air apprêté, dépourvu de grâce dès qu’elle se regardait dans le miroir. (p. 189, chap. 22)

Ah ! si nous n’avions pas la religion pour nous consoler, la vie serait bien triste. Pourquoi me supposez-vous un regard sévère, quand vous [Julie Karaguine] me parlez de votre affection pour le jeune homme [Nicolas Rostov] ? Sous ce rapport je ne suis rigide que pour moi. Je comprends ces sentiments chez les autres et si je ne puis les approuver, ne les ayant jamais ressentis, je ne les condamne pas. (p. 191, chap. 22)

Laissez-moi souffler, père, dit-il avec un sourire qui montrait que les faiblesses du vieillard ne l’empêchaient pas de le respecter et de l’aimer. (p. 199, chap. 24)

La princesse Maria regarda son frère avec surprise. Elle ne comprenait pas pourquoi il souriait. Tout ce que faisait son père lui inspirait un respect religieux qui excluait toute critique. (p. 202, chap. 24)

Ils se tenaient en silence l’un en face de l’autre. Les yeux vifs du vieillard étaient plongés dans ceux de son fils. Il y eut un frémissement dans la partie inférieure du visage du vieux prince. « Nous nous sommes dit adieu… va ! dit-il soudain. Va !... cria-t-il d’une voix irritée et forte en ouvrant la porte de son cabinet. […] Du cabinet de travail parvenaient, tels des coups de feu, des bruits souvent répétés qui attestaient que le vieux prince se mouchait avec colère. (p. 216, chap. 25)

8/ Un des temps forts du début de ce roman est la description singulière de la mort du père de Pierre, et l’étrangeté, la solennité de l’instant telles que ressenties par Pierre. De manière étonnante, Tolstoï fait le choix délibéré de ne jamais faire parler le comte Bezhoukov mourant, et ses derniers instants sont exclusivement corporels, renforçant le mystère, l’atmosphère étrange qui entourent sa mort. En parallèle, Tolstoï fait une critique acerbe des personnes qui, sous couvert de vertu, prennent soin du comte dans un intérêt purement financier : c’est le cas de ses nièces, apparentées au prince Vassili, et en particulier l’aînée se présentant comme désintéressée mais aigrie par les rumeurs qui attribuent la transmission de la fortune du comte à son fils naturel Pierre. La princesse Anna Mikhaïlovna certes n’a pas non plus hésité à solliciter le comte dans un but pécuniaire, mais elle a du moins l’excuse de le faire pour son fils et non pour le sien. Enfin, soulignons au passage l'éclair d'humanité du prince Vassili, qui jusque-là complotait sur le dos de Pierre au profit de ses nièces, et qui, pris par la solennité de l'instant (dans un revirement inattendu qui n'est pas sans rappeler celui du mari d'Anna Karénine pardonnant cette dernière lorsqu'il croit qu'elle va mourir), se rend compte de la vanité de sa/la vie.

Pierre n’y comprenait rien ; de nouveau, il eut encore plus nettement l’impression qu’il devait en être ainsi, et il suivit docilement Anna Mikhaïlovna qui ouvrait déjà la porte. (p. 169, chap. 19)

Il sentit qu’en cette nuit il était un personnage obligé d’accomplir quelque rite terrible et attendu de tous, et qu’il devait donc accepter les services de chacun. (p. 171, chap. 19)

Pierre la suivit jusqu’au lit sur lequel on avait déposé le malade dans une pose solennelle qui avait visiblement un rapport avec le sacrement accompli. Il était couché, la tête appuyée haut sur les oreillers. Ses mains était symétriquement posées à plat sur la couverture de soie verte. À l’approche de Pierre, le comte le regardait en face, mais de ce regard dont l’homme ne peut comprendre la signification. Ou ce regard ne voulait absolument rien dire, sinon que tant qu’on a des yeux il faut bien regarder quelque chose, ou il voulait dire trop de choses. (p. 176, chap. 20)

Pendant qu’on retournait le comte, un de ses bras se rejeta inerte en arrière et il fit de vains efforts pour le ramener. Le comte avait-il remarqué le regard d’effroi que Pierre fixait sur ce bras sans vie, ou quelque autre pensée avait-elle traversé l’esprit du moribond, mais il regarda le bras indocile, puis l’expression d’effroi sur le visage de Pierre, puis de nouveau son bras, et ses lèvres esquissèrent un faible sourire douloureux qui allait si mal à ses traits et semblait railler sa propre impuissance. Brusquement, à la vue de ce sourire, Pierre ressentit un coup dans la poitrine, un picotement dans le nez, et des larmes lui obscurcirent la vue. On avait mis le malade sur le côté, face au mur. Il soupira. (p. 178, chap. 20)

« Ah ! mon ami ! dit-il en prenant Pierre par le coude ; et dans sa voix il y avait une sincérité et un abandon que Pierre ne lui avait jamais encore connus. Que de péchés nous commettons, que de duperies, et pourquoi tout cela ? J'ai près de soixante ans, mon ami... J'ai... Tout finira par la mort, tout. La mort est une chose terrible. » Il se mit à pleurer. (p. 182, chap. 21)

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