« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

samedi 30 avril 2022

10 poèmes préférés

Sans ordre de préférence précis, classés par langue et par ordre chronologique :

1/ « Ô qu'heureux est celui qui peut passer son âge », sonnet XXXVIII dans Les Regrets de Joachim Du Bellay.

Ô qu'heureux est celui qui peut passer son âge
Entre pareils à soi ! et qui sans fiction,
Sans crainte, sans envie et sans ambition,
Règne paisiblement en son pauvre ménage !

Le misérable soin d'acquérir davantage
Ne tyrannise point sa libre affection,
Et son plus grand désir, désir sans passion,
Ne s'étend plus avant que son propre héritage.

Il ne s'empêche point des affaires d'autrui,
Son principal espoir ne dépend que de lui,
Il est sa cour, son roi, sa faveur et son maître.

Il ne mange son bien en pays étranger,
Il ne met pour autrui sa personne en danger,
Et plus riche qu'il est ne voudrait jamais être.

 

2/ « Le Songe d'un habitant du Mogol », dans Fables de Jean de La Fontaine, livre XI, fable 4.

Jadis certain Mogol vit en songe un Vizir
Aux champs Elyséens possesseur d'un plaisir
Aussi pur qu'infini, tant en prix qu'en durée ;
Le même songeur vit en une autre contrée
Un Ermite entouré de feux,
Qui touchait de pitié même les malheureux.
Le cas parut étrange, et contre l'ordinaire :
Minos en ces deux morts semblait s'être mépris.
Le dormeur s'éveilla, tant il en fut surpris.
Dans ce songe pourtant soupçonnant du mystère,
Il se fit expliquer l'affaire.
L'interprète lui dit : Ne vous étonnez point ;
Votre songe a du sens ; et, si j'ai sur ce point
Acquis tant soit peu d'habitude,
C'est un avis des Dieux. Pendant l'humain séjour,
Ce Vizir quelquefois cherchait la solitude ;
Cet Ermite aux Vizirs allait faire sa cour.

Si j'osais ajouter au mot de l'interprète,
J'inspirerais ici l'amour de la retraite :
Elle offre à ses amants des biens sans embarras,
Biens purs, présents du Ciel, qui naissent sous les pas.
Solitude où je trouve une douceur secrète,
Lieux que j'aimai toujours, ne pourrai-je jamais,
Loin du monde et du bruit, goûter l'ombre et le frais ?
Oh ! qui m'arrêtera sous vos sombres asiles !
Quand pourront les neuf Sœurs, loin des cours et des villes,
M'occuper tout entier, et m'apprendre des Cieux
Les divers mouvements inconnus à nos yeux,
Les noms et les vertus de ces clartés errantes
Par qui sont nos destins et nos mœurs différentes !
Que si je ne suis né pour de si grands projets,
Du moins que les ruisseaux m'offrent de doux objets !
Que je peigne en mes Vers quelque rive fleurie !
La Parque à filets d'or n'ourdira point ma vie ;
Je ne dormirai point sous de riches lambris ;
Mais voit-on que le somme en perde de son prix ?
En est-il moins profond, et moins plein de délices ?
Je lui voue au désert de nouveaux sacrifices.
Quand le moment viendra d'aller trouver les morts,
J'aurai vécu sans soins, et mourrai sans remords.


3/ « L’Impossible », poème XLVIII, dans Les Pleurs de Marceline Desbordes-Valmore.

Qui me rendra ces jours où la vie a des ailes
Et vole, vole ainsi que l’alouette aux cieux,
Lorsque tant de clarté passe devant ses yeux,
Qu’elle tombe éblouie au fond des fleurs, de celles
Qui parfument son nid, son âme, son sommeil,
Et lustrent son plumage ardé par le soleil !

Ciel ! un de ces fils d’or pour ourdir ma journée,
Un débris de ce prisme aux brillantes couleurs !
Au fond de ces beaux jours et de ces belles fleurs,
Un rêve ! où je sois libre, enfant, à peine née,

Quand l’amour de ma mère était mon avenir,
Quand on ne mourait pas encor dans ma famille,
Quand tout vivait pour moi, vaine petite fille !
Quand vivre était le ciel, ou s’en ressouvenir,

Quand j’aimais sans savoir ce que j’aimais, quand l’âme
Me palpitait heureuse, et de quoi ? Je ne sais ;
Quand toute la nature était parfum et flamme,
Quand mes deux bras s’ouvraient devant ces jours… passés.

 

               4/ « Je lisais. Que lisais-je ?  Oh ! le vieux livre austère, », dans Les Contemplations, livre troisième :  Les luttes et les rêves », poème VIII, de Victor Hugo, 1856.

Je lisais. Que lisais-je ? Oh ! le vieux livre austère,
Le poëme éternel ! — La Bible ? — Non, la terre.
Platon, tous les matins, quand revit le ciel bleu,
Lisait les vers d'Homère, et moi les fleurs de Dieu.
J'épelle les buissons, les brins d'herbe, les sources ;
Et je n'ai pas besoin d'emporter dans mes courses
Mon livre sous mon bras, car je l'ai sous mes pieds.
Je m'en vais devant moi dans les lieux non frayés,
Et j'étudie à fond le texte, et je me penche,
Cherchant à déchiffrer la corolle et la branche.
Donc, courbé, — c'est ainsi qu'en marchant je traduis
La lumière en idée, en syllabes les bruits, —
J'étais en train de lire un champ, page fleurie.
Je fus interrompu dans cette rêverie ;
Un doux martinet noir avec un ventre blanc
Me parlait ; il disait : — Ô pauvre homme, tremblant
Entre le doute morne et la foi qui délivre,
Je t'approuve. Il est bon de lire dans ce livre.
Lis toujours, lis sans cesse, ô penseur agité,
Et que les champs profonds t'emplissent de clarté !
Il est sain de toujours feuilleter la nature,
Car c'est la grande lettre et la grande écriture ;
Car la terre, cantique où nous nous abîmons,
A pour versets les bois et pour strophes les monts !
Lis. Il n'est rien dans tout ce que peut sonder l'homme
Qui, bien questionné par l'âme, ne se nomme.
Médite. Tout est plein de jour, même la nuit ;
Et tout ce qui travaille, éclaire, aime ou détruit,
A des rayons : la roue au dur moyeu, l'étoile,
La fleur, et l'araignée au centre de sa toile.
Rends-toi compte de Dieu. Comprendre, c'est aimer.
Les plaines où le ciel aide l'herbe à germer,
L'eau, les prés, sont autant de phrases où le sage
Voit serpenter des sens qu'il saisit au passage.
Marche au vrai. Le réel, c'est le juste, vois-tu ;
Et voir la vérité, c'est trouver la vertu.
Bien lire l'univers, c'est bien lire la vie.
Le monde est l'œuvre où rien ne ment et ne dévie,
Et dont les mots sacrés répandent de l'encens.
L'homme injuste est celui qui fait des contre-sens.
Oui, la création tout entière, les choses,
Les êtres, les rapports, les éléments, les causes,
Rameaux dont le ciel clair perce le réseau noir,
L'arabesque des bois sur les cuivres du soir,
La bête, le rocher, l'épi d'or, l'aile peinte,
Tout cet ensemble obscur, végétation sainte,
Compose en se croisant ce chiffre énorme : DIEU.
L'éternel est écrit dans ce qui dure peu ;
Toute l'immensité, sombre, bleue, étoilée,
Traverse l'humble fleur, du penseur contemplée ;
On voit les champs, mais c'est de Dieu qu'on s'éblouit.
Le lys que tu comprends en toi s'épanouit ;
Les roses que tu lis s'ajoutent à ton âme.
Les fleurs chastes, d'où sort une invisible flamme,
Sont les conseils que Dieu sème sur le chemin ;
C'est l'âme qui les doit cueillir, et non la main.
Ainsi tu fais ; aussi l'aube est sur ton front sombre ;
Aussi tu deviens bon, juste et sage ; et dans l'ombre
Tu reprends la candeur sublime du berceau. —
Je répondis : — Hélas ! tu te trompes, oiseau.
Ma chair, faite de cendre, à chaque instant succombe ;
Mon âme ne sera blanche que dans la tombe ;
Car l'homme, quoi qu'il fasse, est aveugle ou méchant. —
Et je continuai la lecture du champ.

                                                           Juillet 1843


5/ « Le Flambeau vivant », poème XLIII, dans Les Fleurs du Mal (édition de 1861) de Charles Baudelaire.

Ils marchent devant moi, ces Yeux pleins de lumières,
Qu’un Ange très savant a sans doute aimantés ;
Ils marchent, ces divins frères qui sont mes frères,
Secouant dans mes yeux leurs feux diamantés.

Me sauvant de tout piège et de tout péché grave,
Ils conduisent mes pas dans la route du Beau ;
Ils sont mes serviteurs et je suis leur esclave ;
Tout mon être obéit à ce vivant flambeau.

Charmants Yeux, vous brillez de la clarté mystique
Qu’ont les cierges brûlant en plein jour ; le soleil
Rougit, mais n’éteint pas leur flamme fantastique ;

Ils célèbrent la Mort, vous chantez le Réveil ;
Vous marchez en chantant le réveil de mon âme,
Astres dont nul soleil ne peut flétrir la flamme !

 

6/ « Les Fenêtres », poème XXXV du Spleen de Paris de Charles Baudelaire.

        Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.

       Par delà des vagues de toits, j’aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j’ai refait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant.

       Si c’eût été un pauvre vieux homme, j’aurais refait la sienne tout aussi aisément.

       Et je me couche, fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que moi-même.

       Peut-être me direz-vous : « Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? » Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ?


        7/ « L’Épouvante », dans Les Chansons et les Heures de Marie Noël, 1928.

     Bon appétit, cher vieux et chère vieille !
Nous voici tous les trois rompant le même pain,
À table, assis en paix. Chers vieux, avez-vous faim ?
Qu’est-ce que notre vie hier, ce soir, demain ?
     Une chose longue et toujours pareille.

     Nos jours sur nos jours dorment sans bouger.
Nos yeux n’attendent rien en regardant la porte.
La servante va, vient, apporte un plat, l’emporte,
C’est tout… Quel froid aigu me perce de la sorte ?
     Emportez tout ! Je ne peux plus bouger.

     Un soir, ainsi, la table sera mise
À la même lueur des mêmes chandeliers,
L’horloge hachera l’heure à coups réguliers,
Et moi, seule, entre tous nos objets familiers,
     J’aurai le cœur plein de brusque surprise.

     Je chercherai longtemps autour de moi,
À ma gauche, toi, père, et toi, mère, à ma droite ;
J’écouterai respirer la maison étroite,
Stupéfaite, perdue et l’âme maladroite
     Se heurtant partout sans savoir pourquoi.

     J’essayerai d’y voir, de tout reconnaître,
Les carreaux effrités et la tenture à fleurs,
Cherchant dans les dessins du marbre, ses couleurs,
Notre passé comme une trace de voleurs,
     Tel un chien qui suit l’odeur de son maître.

     Et chaque profil du temps ancien,
Je le retrouverai, les yeux béants, stupide,
Considérant, le cœur trahi par chaque guide,
Tous les objets présents et la demeure vide…
     – Mère, laissez-moi, je ne veux plus rien. –

     Mère, toi, mère à ma droite attablée,
Tu sortiras dehors par cette porte un jour.
Les gens endimanchés t’attendront dans la cour.
Passant au milieu d’eux, tout droit et sans retour,
     Tu conduiras ta dernière assemblée.

     Ô père, un soir, comme ces étrangers
Qu’on chasse dans la nuit, un soir de sombre alerte,
T’arrachant de ton lit, chose d’un drap couverte,
On te jettera hors de ta maison ouverte…
     C’est vrai… c’est sûr… Et pourtant vous mangez.

     Vous irez errants parmi des ténèbres
– Je ne sais pas quelles ténèbres, – dans un trou,
– Je ne sais pas lequel… – Je ne saurai pas où
Vous rejoindre et vaguant çà et là comme un fou,
     Je me perdrai sur des routes funèbres.

     Et vous mangez ! Tranquilles, vous portez
La gaîté des fruits mûrs à votre lèvre blême !
Laissez-moi vous toucher, je vous ai, je vous aime…
(Pardon, je suis parfois maladroite à l’extrême
     Et sans le vouloir je vous ai heurtés).

     Êtes-vous là ? Je vous vois et j’en doute.
Je vous touche, chers vieux, êtes-vous encor là ?
Cette table, ce pain, ces vases, tout cela,
N’est-ce qu’un songe, une forme qui s’envola ?
     Une vapeur déjà dissoute ?

     Ah ! sauvons-nous vite, n’emportons rien.
D’un seul pas devançant l’heure qui nous menace,
Sans regarder derrière nous, tant qu’en l’espace
Nos pieds épouvantés trouveront de la place,
     Cachons-nous bien, vite, cachons-nous bien !

     Que n’est-il un lieu sûr, secret des hommes,
De quoi tenir tous trois dans un pli de la nuit,
Fût-ce un cachot, où conserver le temps qui fuit !
Hélas ! le ciel nous voit, la terre nous poursuit
     Partout, la mort est partout où nous sommes.

     Petite minute obscure du jour,
Ni bonne, ni mauvaise, incolore, sans gloire,
Minute, vague odeur de manger et de boire,
Tintement de vaisselle et bruit vil de mâchoire,
     Minute sans ciel, sans fleur, sans amour ;

     Instant mort-né dont le néant accouche ;
Place informe du temps où tous trois nous voici
Arrivés, les yeux pleins d’horizon rétréci,
Mâchant un peu de viande et de pain, sans souci
     Que de parfois nous essuyer la bouche ;

     Petite minute, ah ! si tu pouvais,
Toujours la même en ton ennui paralysée.
Durer encor, durer toujours, jamais usée,
Et prolonger sans fin, sans fin éternisée,
     Notre geste étroit de manger en paix !


8/ « If thou must love me, let it be for nought », Sonnet XIV dans Sonnets portugais d’Elizabeth Browning.

If thou must love me, let it be for nought
Except for love's sake only. Do not say,
"I love her for her smile – her look – her way
Of speaking gently, – for a trick of thought
That falls in well with mine, and certes brought
A sense of pleasant ease on such a day"
For these things in themselves, Belovèd, may
Be changed, or change for thee – and love, so wrought,
May be unwrought so. Neither love me for
Thine own dear pity's wiping my cheeks dry :
A creature might forget to weep, who bore
Thy comfort long, and lose thy love thereby !
But love me for love's sake, that evermore
Thou mayst love on, through love's eternity.

 

9/ « Triumph – may be of several kinds – » (F680), dans Poésies complètes d’Emily Dickinson.

Triumph – may be of several kinds –
There's Triumph in the Room
When that Old Imperator – Death –
By Faith – be overcome –

There's Triumph of the finer mind
When Truth – affronted long –
Advances unmoved – to Her Supreme –
Her God – her only Throng –

A Triumph – when Temptation's Bribe
Be slowly handed back –
One eye opon the Heaven renounced –
And One – opon the Rack –

Severer Triumph – by Himself
Experienced – who pass
Acquitted – from that Naked Bar –
Jehovah's Countenance –

 

10/ « Carrion Comfort » de Gerard Manley Hopkins.

Not, I'll not, carrion comfort, Despair, not feast on thee ;
Not untwist
– slack they may be – these last strands of man
In me ór, most weary, cry
I can no more. I can ;
Can something, hope, wish day come, not choose not to be.
But ah, but O thou terrible, why wouldst thou rude on me
Thy wring-world right foot rock ? lay a lionlimb against me ? scan
With darksome devouring eyes my bruisèd bones ? and fan,
O in turns of tempest, me heaped there ; me frantic to avoid thee and flee ?
Why ? That my chaff might fly ; my grain lie, sheer and clear.
Nay in all that toil, that coil, since (seems) I kissed the rod,
Hand rather, my heart lo ! lapped strength, stole joy, would laugh, chéer.
Cheer whom though ? the hero whose heaven-handling flung me, fóot tród
Me ? or me that fought him ? O which one ? is it each one ? That night, that year
Of now done darkness I wretch lay wrestling with (my God !) my God.

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