« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

mercredi 13 avril 2022

L’Iliade d’Homère : une vision cosmique et magnifiée du monde au-delà des guerres humaines.

(L'édition lue, comme en atteste la photographie ci-dessus, est celle publiée chez Bouquins, dans une traduction en prose de Louis Bardollet)

1/ Poème sur la guerre, L’Iliade pourrait sembler être une apologie de la guerre et des valeurs qui lui sont concomitantes : à savoir la bravoure au combat, et la peur d’apparaître lâche aux yeux des autres. Dans d’innombrables scènes, les héros de L’Iliade exhortent leurs compagnons d’armes à « se souvenir de leur vaillance » lorsqu’un danger les menace et/ou que la tentation de la retraite les saisit. Au gré des circonstances, les Achéens et les Troyens perdent et retrouvent courage dans la bataille, aidés en cela par l’intervention des dieux, qui peuvent à loisir redonner ardeur ou semer l’effroi dans le cœur des hommes. Guerriers empreints de virilité, il n’est pire injure d’être considéré comme lâche ; meilleur moyen aussi de piquer l’orgueil, de chasser le trouble, la peur d’un frère d’armes. Ainsi, Agamemnon procède de cette manière pour fouetter l’orgueil des peuples dont il est roi au début de l’épopée, pour les préparer à une bataille qu’il croit décisive ; Pâris, honteux de sa conduite lors de son duel avec Ménélas, et qu’on considère souvent comme le personnage le plus lâche parmi les guerriers (hors Thersite), veut néanmoins se racheter dans sa discussion avec son frère Hector à la fin du chant VI, et ne montrera plus de signe de lâcheté dans la suite de l’épopée. Enfin, c’est la honte qui retient Hector de se réfugier dans les remparts de Troie, lui qui craint de passer pour un mauvais chef, lâche de surcroît, pour n’avoir pas écouté les conseils de Polydamas : il décide ainsi d’affronter Achille en duel à la fin de L’Iliade, duel durant lequel il trouve la mort et qu’il eût pu éviter sans de tels scrupules.

On eût dit le lion que réjouit la rencontre du grand corps qu’il a trouvé d’un cerf cornu ou d’une chèvre sauvage… Il avait faim. Ah ! comme il le dévore, en dépit des chiens rapides, des vigoureux gaillards qui bondissent sur lui !... Tel se réjouit Ménélas, quand ses yeux virent Alexandre d’apparence divine. Il pensa qu’il allait châtier le coupable. À l’instant, il sauta de son char, à terre, avec ses armes. Quand Alexandre d’apparence divine le vit paraître parmi les champions, il eut un coup au cœur ; en arrière il recula, dans la troupe de ses compagnons, cherchant à esquiver la mort… Voit-on un serpent dans un vallon montagneux, vite en arrière on s’éloigne, on se sent pris d’un tremblement des membres, on recule, on bat en retraite, une pâleur vous saisit les joues… Ce fut ainsi qu’Alexandre d’apparence divine se replongea dans la foule des fiers Troyens, par crainte du fils d’Atrée. (p. 36, chant II)

Ah ! Malheureux ! Si je pénètre au-delà des portes et des murailles, Polydamas sera le premier à me charger d’infamie : il m’engagea à conduire les Troyens vers la ville, à l’entrée de cette nuit porteuse de mort, où le divin Achille partit à l’attaque. Moi, je ne me laissai pas persuader. Ah ! cela eût beaucoup mieux valu !... A présent que j’ai, par mon égarement, causé la perte de mes gens, je crains le jugement des Troyens et des Troyennes à la robe traînante ; j’ai peur qu’un jour on dise, en étant pire que moi : « Hector se fia à sa force et causa la perte de ses gens. » Ainsi parlera-t-on. Il vaudrait beaucoup mieux pour moi d’affronter Achille et de rentrer après l’avoir tué ou de périr par lui glorieusement devant la ville… (p. 309, chant XXII)

2/ Néanmoins, dans L’Iliade transparaît, au-delà des exemples de bravoure, de refus de la lâcheté, ou encore des exploits guerriers de ses héros, capables de prodiges surhumains (comme soulever des pierres d’un poids considérable, ou tuer à la suite un nombre considérable d’adversaires), si ce n’est une dénonciation explicite de la guerre, du moins une lamentation sur les pertes humaines que provoque la guerre. Chaque perte sur le champ de bataille est l’objet de l’attention d’Homère, qui refuse de parler de manière abstraite, par exemple en énumérant un nombre, impersonnel, de victimes : au moins leur donne-t-il un nom, et dans la majeure partie des cas, leur donne-t-il son ascendance, les circonstances de sa naissance, une description de son pays natal, quelques traits de sa vie adulte, le tout réduit à l’essentiel. Ce qui à la longue peut être perçu comme redondant, lassant, participe néanmoins d’un effet précis peut-être voulu par l’auteur : à savoir que chaque mort est avant tout humaine, et que par conséquent derrière chacune d’entre elles se trouve une tragédie personnelle, et en particulier, par l’insistance d’Homère de l’identité de ses parents, sur le regret qu’auront ces derniers en apprenant la mort de leur fils. En décrivant, même de manière si brève, la vie qu’eurent ceux tombés dans la guerre, Homère rend ainsi plus prégnant au lecteur, lui rappelle sans cesse de ne pas oublier que la guerre met un terme cruel à ces vies humaines, à des êtres aimés dont on peut anticiper le chagrin, la douleur qu’ils ressentiront. Tolstoï sans doute s'inspira de l'aède grec dans sa description concise mais si poignante de la guerre, en particulier la mort de Petia dans Guerre et Paix ou les nombreuses morts dans Hadji Mourat.

Le tout-puissant Agamemnon saisit l’arme de la main et la tira à lui, ardent comme un lion. Il l’arracha des mains d’Iphidamas, et, avec son épée le frappant au cou, il défit le lien de ses membres. L’autre, tombant ainsi sur place, s’endormit, lamentable, du sommeil de bronze, loin de l’épouse recherchée, en portant secours à ceux de sa ville. Que de présents il avait faits pour avoir la femme légitime dont il ne vit point la gratitude ! […] Lorsque Coôn, un guerrier très remarqué, le fils aîné d’Anténor, l’aperçut, une puissante douleur lui recouvrit les yeux, parce que son frère était tombé. […] plein d’ardeur, [Coôn] tirait par le pied Iphidamas, son frère de père et de mère, appelant par ses cris tous les plus braves. Tandis qu’il le tirait à travers la foule, Agamemon le blessa de sa lisse javeline armée de bronze, au-dessous du bouclier bombé et défit le lien de ses membres. Puis, s’approchant, il lui trancha la tête sur Iphidamas. Ce fut là que les fils d’Anténor, sous les coups du roi, fils d’Atrée, remplissant la mesure de leur sort, s’enfoncèrent dans la demeure d’Hadès. (p. 148, chant XI)

Ils triomphèrent alors d’un char et de ses guerriers qui étaient les plus braves de leur peuple, les deux fils de Mérops de Percôté. Mérops avait, comme nul autre, la science prophétique et ne permettait pas à ses fils de marcher à la bataille où périssent les hommes. Mais eux ne lui obéirent nullement. C’étaient les Kères du noir trépas qui les menaient. Le fils de Tydée, Diomède à la lance fameuse, les priva du souffle de la vie et leur enleva leurs armes fameuses. (p. 150, chant XI)

3/ C’est sur ce point que je viens de développer que L’Iliade est si belle, si émouvante, si humaine aussi. Et c’est sur cette note que se termine de manière poignante l’épopée. Non sur le champ de bataille, ni sur le duel entre Hector et Achille : mais sur « l’après », sur les conséquences humaines de la guerre, sur les êtres chers que celle-ci dévore, sur le chagrin qui reste pour ceux qui ont eu la douleur de perdre un être cher. Achille, aussi terrible qu’il est sur le champ de bataille, demeure affligé de la perte de son compagnon Patrocle, perte qu’il considère comme la plus importante qu’il pût avoir : bien des jours après sa mort et les funérailles somptueuses qu’il lui offrit, il ne trouve guère le repos, hanté par son souvenir. Et bien entendu, L’Iliade s’achève non sur la mort d’Hector, mais sur la douleur que celle-ci inflige à tout le peuple troyen, qui le considérait comme son premier protecteur, à l’égal d’un dieu. La douleur qu’en particulier ressentent son père Priam, sa mère Hécube et sa femme Andromaque est parmi les plus belles et déchirantes en littérature : le premier perd de loin son fils le plus cher, se souille des jours durant de poussière, sans trouver le sommeil depuis, comme il le confesse à Achille ; la deuxième déplore de ne pouvoir pleurer le corps de son fils, longtemps aux mains d’Achille ; la dernière enfin est figée de stupeur en apprenant la nouvelle, et anticipe son douloureux futur d’esclave, ainsi que la vie de souffrances qui attend son fils Astyanax.

L’épouse d’Hector n’avait encore été informée de rien. […] Elle tissait une pièce de toile, dans le fond de sa haute demeure. C’était un double manteau de pourpre, où elle parsemait des ornements travaillés avec art. elle avait donné l’ordre à ses servantes aux belles tresses, dans la maison, de placer en plein feu un grand trépied, pour qu’Hector eût un bain chaud, à son retour du combat. Quelle enfant ! Elle n’avait pas eu l’idée que, bien loin du bain, Athéna à face de chouette l’avait soumis au joug du bras d’Achille… Elle entendit une plainte, un cri de douleur qui venait du rempart. Ses membres furent secoués d’un tremblement. La navette lui tomba des mains sur le sol. Et puis, parmi les servantes aux belles tresses, elle éleva la voix : « Holà ! que deux d’entre vous me suivent, que je voie ce qu’il y a. J’ai ouï la voix de ma digne belle-mère. Dans ma poitrine, à moi aussi, mon cœur vient sauter à ma bouche. Au-dessous, mes genoux sont cloués. Le malheur est proche des enfants de Priam… Ah ! que le mot se tienne loin de mon oreille !... Mais j’ai une peur terrible que le divin Achille, coupant de la ville l’intrépide Hector, ne l’isole et, le chassant vers la plaine, n’arrête net la vaillance porteuse de douleur qui le possédait. Car jamais il ne restait dans la foule des guerriers ; non, il courait fort en avant, pour la vigueur de l’âme ne le cédant à personne. » A ces mots, en hâte elle traversa les appartements, comme une folle. Le cœur lui sautait. Ses servantes marchaient avec elle. Et puis, quand elle eut atteint le rempart et la foule, elle s’arrêta sur la muraille, cherchant du regard, et aperçut Hector qu’on traînait devant la ville, que traînaient, sans qu’on prît soin de lui, les rapides chevaux, vers les nefs creuses des Achéens… Le voile d’une nuit ténébreuse descendit sur ses yeux. Elle s’abattit en arrière, perdant le souffle, expirante. Loin de sa tête, elle laissa couler les liens splendides, le bandeau, la résille avec son lien tressé, le voile que lui avait offert Aphrodite dorée, le jour où Hector au casque étincelant l’avait emmenée de la demeure d’Éétiôn, après avoir donné d’innombrables cadeaux. (p. 317, chant XXII)

Souviens-toi de ton père, Achille semblable aux dieux, aussi âgé que moi, sur le funeste seuil de la vieillesse. Des habitants du voisinage sont peut-être autour de lui à le tourmenter, et il n’a personne pour écarter le malheur et la ruine. Mais, dans son cœur du moins, en vérité, il se réjouit, quand on lui parle de toi, en vie ; et tous les jours encore, il a l’espoir qu’il verra son fils revenir de Troie. Mais moi, mon infortune est totale, puisque j’ai engendré des fils, les plus braves dans la vaste Troade, et qu’aucun d’eux, je crois, ne m’est resté. […] Pour la plupart, l’impétueux Arès défit le lien de leurs genoux. Le seul que j’avais et qui nous protégeait, nous et notre ville, hier tu l’as tué, alors qu’il combattait pour la défense de sa patrie. C’était Hector. Et c’est pour lui que j’arrive aujourd’hui aux nefs des Achéens, pour le délivrer de tes mains ; et j’apporte une immense rançon. Voyons, respecte les dieux, Achille, et de moi-même aie pitié, en souvenir de ton père. Moi, je suis plus pitoyable ; j’ai telle chose enduré que nul autre mortel au monde encore n’endura : j’ai tendu vers ma bouche la main de l’homme qui a tué mes fils. (p. 349, chant XXIV)

4/ Achille est à maints égards intéressant dans les multiples facettes que son caractère montre tout au long de L’Iliade

Il est d’abord perçu comme un fléau pour les Troyens, en raison de sa force exceptionnelle qui en fait le meilleur guerrier achéen : sa seule apparition sur le champ de bataille suffit à provoquer l’effroi de ses adversaires, comme en témoigne la ruse imaginée par Patrocle se revêtant des armes d’Achille pour redonner courage aux Achéens acculés et faire douter les Troyens. Sans armure, son apparition, lorsqu’il apprend l’arrivée imminente des Troyens et la mort de Patrocle, parvient à elle seule à arrêter l’élan des Troyens cherchant à brûler les nefs achéennes. Signe de sa bravoure et de sa force surhumaine, c’est un véritable bain de sang qui suit sa réapparition sur le champ de bataille, au point qu’il provoque l’ire du fleuve Xanthe qui le poursuit même pour arrêter la furie meurtrière du Péléide. Pour poursuivre sur ses qualités guerrières, Achille possède un sens intransigeant de l’honneur : il ne décolère pas de l’atteinte à celui-ci faite par Agamemnon, qui lui ravit Briséis, et ce, même lorsqu’Agamemnon fait amende honorable (bien que celle-ci ne soit pas entièrement désintéressée, les Achéens étant sur le recul depuis le retrait de l’Éacide), lui offrant une montagne de présents somptueux (qu’Achille dédaigne fièrement) et que les arguments d’Ulysse et les supplications de Phénix, son maître, ne soient pas dépourvus de raison et de bon sens. Seule la mort de Patrocle le fera revenir à la raison et au combat, conséquence tragique de son orgueil, de sa colère démesurée envers Agamemnon.

Il m’a trompé, il s’est rendu coupable envers moi : il ne saurait user encore de ruse par ses discours. Qu’il lui suffise comme cela et qu’il aille se perdre à son aise ! Zeus aux habiles desseins lui a bel et bien ôté l’esprit. Ses présents me sont odieux et je le respecte tout juste comme un cheveu !... Me donnât-il dix fois, vingt fois, tout ce qu’il possède aujourd’hui, avec ce qui peut lui venir d’ailleurs, […] ; me donnât-il autant qu’il y a de grains dans le sable et dans la poussière ; même ainsi, Agamemnon ne persuadera plus mon cœur avant d’avoir en totalité réparé un outrage qui à mon cœur est douloureux. (p. 122, chant IX)

Néanmoins, Achille se montre d’une extrême sensibilité à la mort de Patrocle, qu’il ne cessera de pleurer et de regretter jusqu’à la fin de l’épopée, à rebours de l’image virile que l’on eût pu se faire de lui. De manière assez surprenante, de telles effusions, loin d’être considérées comme efféminées, sont valorisées par Homère, qui multiplie les descriptions montrant Achille regrettant son compagnon. Enfin, Achille, malgré sa barbarie guerrière, malgré son orgueil et sa colère démesurés, finit par faire preuve de compassion  envers Priam le priant de lui rendre le corps de son fils Hector : par ce geste, il achève d’être pleinement humain, capable de la plus grande cruauté mais aussi de la plus grande bonté, lui qui se laisse attendrir par Priam dans lequel il voit l’image de son père, mais surtout, dont il parvient à ressentir l’étendue de la douleur que la mort de son fils le plus cher lui a causé, reflet de son chagrin pour Patrocle. À travers cet épisode, c’est une image universelle du deuil qu’Homère propose, le douloureux deuil des êtres qui nous furent le plus chers, ainsi qu’une image de la réconciliation (bien qu’ici, elle soit toute temporaire) par le deuil des ennemis qui in fine ont pour seul partage de la guerre la perte douloureuse de leurs proches.

Et pendant neuf jours, ils [les enfants de Niobé] restèrent étendus dans le sang du meurtre. Il n’y avait personne pour leur donner la sépulture. Le fils de Cronos des gens avait fait des pierres. Le dixième jour, les dieux, fils d’Ouranos, leur donnèrent la sépulture. Et Niobé songea à manger : elle était lassée de verser des larmes. Et aujourd’hui, je crois, au milieu des rochers, […] elle est là, une pierre pourtant, qui recuit les chagrins que lui causèrent les dieux… Eh bien, voyons, nous aussi, divin vieillard, songeons à manger. Et puis ensuite, tu pourras pleurer ton fils, quand tu l’auras emmené à Ilion. Que de larmes il va te causer ! (p. 352, chant XXIV)

5/ Achille n’est pas le seul personnage dont la personnalité complexe se fait jour dans L’Iliade. Hélène peut-être est l’un des personnages les plus réussis, malgré sa faible présence, en particulier aux chants III et XXIV. On eût pu voir en elle une femme superficielle, inconsciente, égoïste, puisque c’est à cause d’elle que la guerre a lieu. Cependant, loin d’être insouciante, Hélène ressent bien qu’elle est l'objet de bien des médisances, en particulier au sein même des Troyens. Seuls, en dehors de Pâris, Priam et Hector ne lui tiennent pas rigueur d’avoir déclenché le conflit meurtrier. Homère en fait un personnage contradictoire, complexe : elle ressent ainsi avec émotion la nostalgie de son foyer d’origine, de son mari Ménélas, en contradiction avec son amour pour Pâris, qui lui semble davantage inspiré par Aphrodite que de son propre chef, faisant d'Hélène davantage une victime qu'une complice de son propre rapt. Sa vie, loin d’être faite exclusivement de plaisirs amoureux, lui occasionne des souffrances en raison de sa position inconfortable d’origine du conflit, et les médisances, compréhensibles, qu’elle s’attire de maints Troyens ayant perdu un proche lors de la guerre les opposant aux Achéens, pertes qui suscitent chez elle une intense culpabilité.

Ce disant, la déesse [Iris] mit au cœur d’Hélène le doux désir de son premier mari, de sa ville, de ses parents. Elle se couvrit aussitôt d’un fin tissu de lin tout blanc et quitta sa chambre en versant de tendres larmes. (p. 39, chant III)

Ah ! la mort cruelle eût dû faire mes délices, quand j’ai suivi ici ton fils [Hélène parle à Priam de Pâris], laissant mon lit, mes parents, une fille tendrement aimée, une société aimable ! Il n’en fut pas ainsi, et c’est pourquoi je me consume dans les pleurs. (p. 39, chant III)

Hector, de loin le plus cher à mon cœur de tous mes beaux-frères […] J’aurais dû périr avant !... Voici maintenant vingt ans que je suis partie de là-bas et que j’ai quitté ma patrie. Mais de toi je n’entendis aucune parole méchante pour me rudoyer. Et si quelque autre dans le palais me gourmandait, […] toi, du moins, tu les arrêtais, leur parlant, leur persuadant par la douceur de ton âme et tes douces paroles… Je pleure donc sur toi, sur moi en même temps, infortunée, dans l’affliction de mon cœur. Nul autre désormais qui soit pour moi, dans la vaste Troade, gentil et affectueux. Tout le monde m’a en horreur. (p. 355, chant XXIV)

6/ Un lecteur pourrait légitimement dire que Pâris et Hélène étant les uniques responsables de la guerre, il eût été juste que la discorde se résolût dans un duel entre Pâris et Ménélas. C’est bien ainsi que les deux hommes le voulurent, mais les dieux en décidèrent autrement, rompant l’accord pris par les deux parties et prolongeant le conflit par la même occasion. En effet, quelque dérisoire que la source du conflit puisse paraître, là n’est nullement la question : l’enlèvement d’Hélène n’est qu’un prétexte, et un autre prétexte eût sans doute été trouvé en l’absence du premier. C’est Priam notamment qui l’énonce clairement, pour consoler Hélène se sentant coupable d’être la cause de tant de maux et chagrins, lorsqu’ils discutent sur les remparts de Troie. Ainsi, la guerre est vue comme une fatalité, contre laquelle l’homme est impuissant quant à ses causes et à son déroulement, et à laquelle il ne peut dès lors que se résigner et s’y battre avec courage.

Viens ici, mon enfant, assieds-toi devant moi, pour voir ton premier époux, tes alliés, tes amis. – Je ne te mets point en cause ; ce sont les dieux que je mets en cause : ils ont sur moi lancé la guerre, source de tant de larmes, avec les Achéens. (p. 39, chant III)

7/ L’Iliade se caractérise surtout par une vision du destin de l’homme, où le libre arbitre au final n’a guère de place : tout a déjà été décidé dès la naissance de chaque homme, à l’image des Parques filant le destin. Par conséquent, nul blâme ne vient des êtres les plus sages à l’égard d’Hélène, Priam et Hector, tous deux conscients de leur destinée funeste respective et que la guerre entre Troyens et Achéens a été décidée non sur ce motif futile, mais par la volonté des dieux. Mais celui qui a le plus conscience de son destin, c’est Achille encore : car il est d’ascendance divine, il connaît d’avance son destin qui le prédestine à une mort durant la guerre, qui lui vaudra la gloire et un renom immortel, destin qu’il a choisi à une vie qu’il eût pu avoir longue, mais anonyme. Sa mère Thétis, elle aussi, consciente de la destinée de son fils, ne cesse de pleurer par anticipation la mort future d’Achille. Mais au-delà de ce déterminisme absolu, manifestant surtout la présence de forces supérieures régissant l’univers et la soumission de l’homme à ces dernières, c’est la conscience de sa condition mortelle qui caractérise l’homme, et dont Achille est le plus représentatif : il ne cesse de méditer sur celle qui lui est destinée, et de juger sa vie au regard de cette mort future, auprès de laquelle, dans de douloureux accès de lucidité, il semble avoir conscience de la vanité de sa vie guerrière, quelque glorieuse qu’elle puisse être. Ainsi s’ajoute une nouvelle contradiction chez Achille, entre la recherche d’une vie glorieuse et de renom, et la conscience de la vanité ultime de la vie, de l’action humaine.

Qu’on reste sans bouger, qu’on aille mettre son énergie à combattre, la part est égale ; le lâche et le brave sont estimés au même prix, et c’est la mort semblablement, qu’on soit sans rien faire, qu’on soit l’auteur de mille exploits. Et il ne me reste rien, après les souffrances que j’ai ressenties dans mon cœur, à exposer sans cesse ma vie dans les combats. (p. 121, chant IX)

Pour moi, il n’est pas de compensation à la vie, fût-ce tous les biens que s’est acquis, dit-on, la cité bien peuplée d’Ilion. […] Les bœufs, les robustes moutons, on peut les avoir au pillage ; les trépieds, les têtes fauves des chevaux, on peut les acquérir. La vie d’un homme, il n’est pillage ni prise qui la fassent revenir une fois qu’elle a franchi la clôture des dents. Ma mère, la déesse Thétis aux pieds d’argent me dit qu’un double destin m’emporte vers le terme de la mort. Si je reste ici même à me battre, autour de la cité des Troyens, j’ai perdu mon retour, mais j’aurai un impérissable renom. Si je reviens au logis, dans ma patrie, j’ai perdu mon noble renom, mais j’aurai un long temps de vie et ne saurais vite atteindre le terme de la mort. (p. 122-123)

Le destin est si fort que même les dieux, même Zeus, ne peut s’y opposer. C’est entre autres l’épisode pathétique de la mort de Sarpédon (chant XVI), le fils de Zeus, que ce dernier songe un moment à sauver, mais qu’il se ravise de faire, le destin étant même supérieur au dieu des dieux, car cela bouleverserait tout ordre, les dieux mêmes perdant leurs fils durant la guerre de Troie et pouvant trouver injuste que celui de Zeus fût épargné.

8/ D’autres personnages, parmi ceux qui ne furent pas abordés, sont aussi intéressants : Agamemnon, on le devine, est un roi orgueilleux, qui semble-t-il a tendance à s’accaparer des parts (trop ?) importantes lors de la répartition des biens de guerre, notamment dans la tirade furieuse d’Achille à Ulysse tentant de le raisonner et l’épisode célèbre de sa dispute avec Achille. Thersite, bien qu’on ne puisse lui donner un entier crédit, le décrit également comme un homme excessivement lascif. C’est aussi un souverain quelque peu hésitant, à l’occasion manquant de fermeté vis-à-vis de la suite du conflit, lui qui songe un moment à abandonner la lutte au vu des malheurs s’abattant sur les Achéens. Il fait néanmoins preuve d’un courage indéniable sur le champ de bataille, craignant à plusieurs reprises pour la vie de son frère Ménélas lorsque ce dernier est blessé.

Nestor, incarnation de la vieillesse, ne cesse de donner des conseils avisés tout au long de l’épopée. Mais c’est surtout un personnage mélancolique de sa jeunesse passée, lui qui revient régulièrement sur sa force, ses exploits d’antan, qu’il ne peut reproduire à présent. C’est avec joie qu’il reçoit le présent d’Achille à titre honorifique lors des Olympiades que ce dernier organise en l’honneur de Patrocle, lui qui se montre doux envers le vieillard, marquant déjà une première étape vers un adoucissement de ses mœurs qui culminera avec la restitution du corps d’Hector à Priam.

Ménélas semble souffrir d’un complexe d’infériorité, d’un manque de reconnaissance de sa virilité et de sa bravoure : il est moqué semble-t-il par une partie des Achéens pour le cocuage dont il fut la victime. Il cherche à plusieurs reprises à prouver sa valeur, notamment en se portant volontaire pour le duel qui eût dû mettre un terme à la guerre de Troie au début de l’épopée.

9/ Selon l’intéressante théorie de Louis Bardollet dans sa postface à L’Iliade, les célèbres métaphores homériques, au cours de lesquelles les combattants notamment sont comparés à divers animaux, plantes, éléments naturels, voire à d’humbles labeurs du quotidien, permettent de donner une vision poétique et cosmique de la guerre : cette dernière, en raison des similitudes qu’elle entretient avec d’autres phénomènes, perd ainsi de sa singularité et semble par conséquent comme un phénomène tout aussi « naturel », malgré le caractère monstrueux, sanglant, qu’Homère lui donne, avec force détails dans les blessures mortelles des guerriers tombés au combat. La guerre s’inscrit davantage comme un phénomène naturel, et l’homme dans son action, dans son comportement ne fait que suivre sa nature pourrait-on dire, à l’image du lion auquel le guerrier est souvent associé, et perd ainsi une partie de son caractère monstrueux, anormal.

10/ Enfin, Homère ne manque pas de faire l’éloge de la vie rustique, humble en temps de paix, ce qui tend à atténuer voire à contredire la vision positive de la guerre que d’aucuns hâtivement attribuent à L’Iliade. Bardollet signale ainsi que la célèbre description du bouclier d’Achille décrit surtout des scènes de la vie humble de l’homme en temps de paix, occupé à labourer ses champs, profitant de la vie en dansant lors de ses moments de délassement. De plus, tout est beau, tout est magnifié chez Homère : les servantes, les femmes, ont tour à tour de « belles tresses », de « belles chevilles », des « bras blancs » ; les hommes ont tous, au choix, « un grand cœur », « de belles jambières », sont « intrépides », « d’apparence divine », etc. Homère de plus ne manque pas, lors des courtes biographies des guerriers tombés au combat, à souligner la vie paisible, abondante, heureuse, que menèrent ces derniers avant de rencontrer leur funeste destin. Une nostalgie d’une telle vie humble, refusée par Achille, s’insinue petit à petit chez le lecteur dans les descriptions pittoresques qu’en donne régulièrement Homère. À l’opposé de l’horrible mort qui s’empare des hommes à la guerre, Homère oppose également les heureuses circonstances dans lesquelles le guerrier tombé est né, véritable célébration de l’amour et de la vie, créant un contraste d'autant plus marquant. Enfin, Homère accorde à son récit quelques moments de plaisir sensuel, bienfaisant, comme l'attestent l'épisode des ébats amoureux entre Pâris et Hélène, et celui de Zeus et Héra. Naissance, mort, paix, guerre, joies, peines : L’Iliade propose une vision totale de la vie humaine, dans laquelle nous pouvons tous nous reconnaître, tous partager les joies et peines des Troyens et Achéens, dépeints dans toute leur complexe humanité par Homère.

2 commentaires:

  1. Vous me donnez envie de relire l'Iliade, que j'ai dévorée voici pas mal d'années(en prose) C'est une oeuvre si dense qu'elle mérite plusieurs relectures. Je pense d'ailleurs que j'étais alors trop jeune pour vraiment en déceler toute la richesse. A l'époque mes personnages préférés étaient Ulysse chez les Grecs et Hector du côté Troyen. La ruse de l'un et la sagesse de l'autre...Merci en tout cas pour votre analyse.

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    1. Comme c'est étrange, n'est-ce pas ?
      J'avais moi aussi lu L'Iliade il y a plusieurs années maintenant, et j'avoue que moi aussi, je préférais Hector, et ne pensais pas grand-chose des autres personnages. Achille m'avait même plutôt laissé de marbre, dans ses excès de colère qui m'ont fait à tort croire à un personnage unidimensionnel, et Hélène, qui m'a beaucoup touché à la relecture, avait complètement disparu de ma mémoire depuis.
      Je le considère vraiment comme un de mes livres préférés dorénavant, pour toutes les raisons évoquées dans ma note. Un livre si riche qui vaut bien plusieurs relectures, en effet.

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