« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

lundi 26 juillet 2021

Une bibliothèque idéale, de Hermann Hesse : du bon et du mauvais usage de la lecture

        
        Le principal intérêt de ce recueil publié sous le titre d’Une bibliothèque idéale (éd. Payot, Rivages poche) réside au final moins dans l’impressionnant catalogue que partage Hesse de ses lectures favorites issues des pays du monde entier, et qui occupe certes une place importante de ce petit ouvrage, mais dans le questionnement du rapport à la lecture que l’auteur nous invite à faire. « Que lire, mais surtout comment lire ? et pourquoi, à quoi sert la lecture ? » Des questions qui sans doute, de manière plus ou moins fréquente, ont traversé l’esprit de tout lecteur.

           Pour commencer, Hesse expose surtout les innombrables manières de mal lire, que je regrouperai autour de deux catégories principales :

1 – lire en vue d’un but utilitaire, résumé par l’expression « se cultiver » : lire permettrait d’accumuler des connaissances, et plus on lit, plus on serait cultivé dans cette logique. Autrement dit, le lecteur est engagé dans une sorte de course de vitesse sans fin, qui consisterait à lire le plus d’ouvrages possibles, et le nombre d’ouvrages lus en ferait un lecteur plus ou moins « cultivé ».

2 – lire pour « se distraire » : la lecture serait un moyen d’évasion par rapport à un quotidien trop frustre, décevant, et le lecteur ici chercherait à combler ses frustrations dans un monde imaginaire meilleur, plus rassurant, ou plus simplement, à « se détendre » et « passer un bon moment ». En littérature, ce sont les exemples les plus célèbres que sont le donquichottisme ou le bovarysme.

À ces deux erreurs fréquentes, Hesse répond en substance :

1 – que la qualité de la lecture prime sur la quantité : le bon lecteur est celui qui au final se constitue non une liste impressionnante de livres lus, mais de livres, d’auteurs qui l’auront marqué, qui l’accompagnent, et auxquels il revient régulièrement tout au long de sa vie. Une telle liste d’auteurs, de livres, que nous considérerions presque comme des « amis », des compagnons de vie, sera toujours préférable, même relativement restreinte, à une liste gigantesque mais impersonnelle d’auteurs lus mais qui n’auront laissé nulle empreinte dans l’esprit de son lecteur avec le temps. Il n’y a également pas à rougir de ne pas avoir lu telle œuvre ou auteur, de pression à avoir nécessairement lu tel livre alors qu’on n’éprouve aucune appétence, envie à lire ledit livre à un moment T.

2 – la littérature classique doit avoir pour but in fine non à exclusivement nous distraire, à oublier nos tracas quotidiens, mais à l’inverse, à mieux comprendre le monde qui nous entoure, mais également nous-mêmes. Au cliché si récurrent du lecteur « distrait, rêveur, déconnecté », Hesse rappelle que la véritable fonction de la littérature est à l’inverse de nous faire prendre conscience de ce qui nous rapproche des autres hommes, qu’ils soient de notre époque ou du passé, qu’ils soient de notre culture ou d’une autre différente.

          D’autres idées dans ce recueil m’ont également marqué, que je résumerai brièvement ci-dessous :

1 – que les classiques de la littérature doivent être abordés avec humilité et patience. Un travers récurrent et particulièrement irritant parmi ceux qui lisent les classiques (mais surtout ceux qui les lisent par devoir, volontaire ou forcé) est de voir ces personnes dénigrer hâtivement des chefs-d’œuvre littéraires alors que leurs arguments sont spécieux et dénotent souvent une incompréhension du livre plutôt qu’un défaut de ce dernier. Une grande œuvre littéraire, rappelle Hesse, ne peut être abordée, lue avec distraction, superficiellement : elle exige au contraire une concentration accrue, pour comprendre ce que l’auteur cherche à faire, discerner sa vision du monde et des choses, à rebours là encore du cliché de la lecture perçue comme une distraction facile et reposante.

2 – la lecture doit in fine nourrir notre propre âme, être un savoir vivant qui devient partie intégrante de nous-mêmes. J’en ai déjà parlé en partie plus haut en évoquant la relation d’amitié que nous devons entretenir avec nos livres et auteurs qui nous sont le plus chers. Hesse va aussi plus loin en forgeant un certain type de lecteurs (non exclusif, temporaire) qui ne lirait plus de livres, mais leur propre âme, rappelant que le bon lecteur doit in fine avoir sa propre personnalité, sa propre vision des choses, et ne pas être entièrement et exclusivement subordonné à ses lectures et auteurs favoris, et prendre ponctuellement le temps de s’en écarter pour lire les choses et son âme par lui-même.


Voici ci-dessous un florilège des meilleures citations de ce recueil, qui reprennent de manière plus approfondie les idées que je n’ai qu’esquissées plus haut, ainsi que d’autres que je n’ai pas abordées :

[L]a fin [de la culture] n’est pas d’augmenter les facultés et les performances individuelles ; non, elle nous aide à donner un sens à notre vie, à interpréter le passé, à nous tourner sans crainte vers l’avenir.
L’une des voies majeures permettant d’accéder à cette culture consiste à étudier la littérature universelle, à se familiariser lentement avec l’immense trésor d’idées, d’expériences, de symboles, de rêveries et d’idéaux que le passé nous a légué dans les œuvres des écrivains et des penseurs d’une multitude de peuples différents. Cette voie est infinie […] ;  personne ne pourrait étudier et connaître intégralement la littérature […] de l’humanité tout entière. En revanche, c’est un accomplissement, un ravissement que de pénétrer dans l’œuvre d’un penseur de premier ordre en cherchant à le comprendre. Le fruit que l’on en tire n’est pas un savoir mort, mais une compréhension et une connaissance vivantes.
Il n’est pas question d’en lire et d’en connaître le plus possible. C’est en choisissant nous-mêmes librement certains chefs-d’œuvre, auxquels nous consacrons nos moments de loisirs, que nous pourrons nous faire une idée de l’étendue et de la plénitude des pensées et des aspirations humaines. Nous établirons alors un rapport stimulant et harmonieux avec l’ensemble de l’humanité ; nous  prendrons part à sa vie et notre cœur battra au même rythme que le sien. C’est au fond le sens de toute existence, dans la mesure où elle ne satisfait pas simplement à la nécessité. La lecture n’est pas une « distraction », en aucun cas, mais une concentration. Son rôle n’est pas d’entretenir des illusions sur une existence absurde, de nous étourdir par des réconforts fictifs. Elle doit au contraire nous aider à donner à notre vie un sens toujours plus élevé, toujours plus entier. (« Une bibliothèque de littérature universelle », p. 18 et 19)

Il est primordial, pour le lecteur entretenant un rapport vivant avec la littérature universelle, d’apprendre avant tout à se connaître pour savoir quels textes le toucheront : il n’a pas à suivre un schéma ou un programme culturel ! Il doit emprunter le chemin de l’amour, non celui du devoir. Ce serait une grave erreur que de s’astreindre à lire un chef-d’œuvre par honte de l’ignorer malgré sa célébrité. […] La vénérable galerie de la littérature universelle est ouverte à tous ceux qui cherchent quelque chose. Il ne faut pas se laisser impressionner par l’étendue de son catalogue, car la quantité importe peu. Certaines personnes se contentent toute leur vie d’une douzaine de livres et n’en sont pas moins de vrais lecteurs. D’autres, en revanche, ont tout avalé et peuvent traiter de n’importe quel sujet ; mais leurs efforts se sont révélés vains car il ne peut y avoir de culture sans objet à cultiver : un caractère, une personnalité. S’il fait défaut, si la culture opère sans substance, dans le vide, en quelque sorte, elle débouchera peut-être sur un savoir, mais elle ignorera toute vie et tout amour. La lecture sans amour, le savoir sans respect, la culture dénuée d’âme comptent parmi les pires péchés que l’on puisse commettre contre l’esprit. (Ibid., p. 20 à 22)

Les journaux et les livres d’actualité ne permettent pas d’apprendre à lire, au sens le plus élevé du terme ; c’est l’apanage des chefs-d’œuvre. Ils ont souvent moins de saveur et de piquant que les textes à la mode ; ils exigent qu’on les prenne au sérieux, qu’on parte à leur conquête. Il est plus facile de se laisser gagner par le rythme frénétique d’une danse américaine, que de vibrer aux mesures souples et régulières d’une tragédie de Racine ou de goûter l’humour délicat, nuancé et foisonnant d’un Sterne ou d’un Jean Paul.
Avant de mesurer les chefs-d’œuvre à notre aune, il nous appartient d’abord de nous mesurer à eux.
(Ibid., p. 64 et 65)

Quand je juge de la valeur d’un texte, sa célébrité et sa popularité n’entrent pas en ligne de compte. Les livres ne sont pas là pour être lus par n’importe qui n’importe quand, pour servir de sujets de conversation et tomber rapidement dans l’oubli comme le dernier bulletin sportif ou le dernier meurtre à la une. Non, il faut les savourer et les aimer sérieusement, sereinement. C’est alors seulement qu’ils dévoileront les forces et les beautés qu’ils recèlent. (« De la fréquentation des livres », p. 68)

Lorsqu’il lit un livre, le bon lecteur fait connaissance avec l’être et la pensée d’un inconnu ; il cherche à le comprendre, à en faire peut-être son ami. La lecture des auteurs ne permet pas seulement de découvrir un petit nombre de personnes et d’événements ; c’est surtout l’auteur lui-même que l’on rencontre, sa façon d’être, de voir les choses, son tempérament, son monde intérieur et, pour finir, son écriture, ses procédés, le rythme de sa pensée et de sa langue. L’influence d’un livre se fera vraiment sentir à partir du moment où il nous a captivés d’une manière ou d’une autre, lorsque nous commençons à connaître, à comprendre son auteur et à établir un rapport avec lui. C’est pourquoi on ne s’en débarrassera pas, on ne l’oubliera pas ; au contraire, on le conservera, c’est-à-dire qu’on l’achètera pour le relire et le revivre, si besoin est.
L’acheteur qui se limite à chaque fois aux livres dont le ton et la pensée l’ont profondément ému cessera bientôt de dévorer au hasard des ouvrages qui ne correspondent pas à une démarche précise. Avec le temps, il rassemblera autour de lui un petit nombre d’œuvres qui lui seront particulièrement chères, qui le combleront de joie et élargiront la sphère de ses connaissances. Il fera en tout cas des lectures profitables plutôt que de lire sans discernement tout ce qui lui tombe sous la main.
[…] il n’y a qu’une seule loi, qu’une seule voie pour se cultiver et s’élever par les livres : le respect de ce qu’on lit, la patiente volonté de comprendre, l’humilité de recevoir et d’écouter. Qui lit seulement pour passer le temps oubliera ce qu’il a lu et se retrouvera aussi pauvre qu’avant. Mais qui s’adonne à la lecture comme on écoute un ami verra les livres s’ouvrir à lui et devenir siens. Leur substance ne s’évanouira pas, ne se perdra pas ; elle l’accompagnera, elle lui appartiendra, le réjouira et le consolera comme seuls les amis savent le faire. (« De la lecture et de la possession des livres », p. 72 à 75)

La majorité des gens ne comprennent rien à la lecture et ne savent pas au juste pourquoi ils lisent. Pour les uns, c’est un chemin d’accès à la « culture », difficile mais indispensable. Avec tout ce qu’ils ont lu, ils sont effectivement très « cultivés ». Pour d’autres, en revanche, la lecture est une distraction facile qui permet de tuer agréablement le temps ; ils sont prêts, au fond, à lire n’importe quoi pour ne pas s’ennuyer. […]
Le lecteur qui cherche à se reposer, à passer le temps, et celui qui veut se cultiver pensent trouver dans les livres des forces capables de vivifier et d’élever l’esprit, bien qu’ils n’en connaissent ni la nature ni la portée. Ils se comportent comme un malade dénué de raison qui, sachant qu’une pharmacie regorge de remèdes efficaces, se mettrait à essayer tous les médicaments, tiroir après tiroir, bocal après bocal. Et pourtant, comme dans une vraie pharmacie, chacun devrait pouvoir trouver dans sa librairie et sa bibliothèque l’herbe qui le guérira ; au lieu de se gaver et de s’empoisonner, il pourrait y puiser de quoi retrouver des forces et de l’énergie. (« De la lecture », p. 91 à 94)

Pour nous autres écrivains, il est très agréable de constater qu’on lit autant, et il peut sembler paradoxal qu’un auteur pense qu’on lit trop. Mais la joie que procure ce métier finit par se dissiper devant les nombreux abus et malentendus dont il est victime. Même si les droits d’auteur s’en trouvent diminués, il vaut mieux être lu par une dizaine de bons lecteurs, dont la reconnaissance vous comble de joie, que par des centaines de lecteurs indifférents.
C’est pourquoi j’ose affirmer qu’on lit trop et que cet excès de lecture ne fait pas honneur à la littérature ; il lui est même nuisible. Les livres ne sont pas faits pour rendre les gens dépendants plus dépendants encore, et encore moins pour fournir à bon compte une vie illusoire à ceux qui ne savent pas quoi faire de la leur. Les livres, au contraire, n’ont de valeur que s’ils mènent à la vie, que s’ils sont utiles, au service de l’existence. Si elle n’éveille pas chez le lecteur une étincelle d’énergie, un soupçon de rajeunissement, un souffle de fraîcheur, toute heure passée à lire est une heure perdue. (Ibid., p. 94)

D’un point de vue purement extérieur, la lecture invite, oblige à se concentrer, et rien n’est plus inepte que de lire pour se « distraire ». […] Un bon livre doit donc avant tout susciter chez le lecteur le sentiment d’une concentration, d’une contraction et d’une intense simplification de choses enchevêtrées. Le moindre poème est déjà une simplification, un concentré d’émotions humaines, et si je n’ai pas la volonté de les partager, d’y prendre part attentivement, c’est que je suis un bien mauvais lecteur. Le tort que je cause ainsi à un poème ou à un roman peut me laisser de glace. Mais c’est surtout à moi-même que je porte préjudice par une mauvaise lecture. J’emploie mon temps à une activité inutile ; je mobilise ma vue et mon attention pour des choses que j’aurai tôt fait de les oublier ; je me fatigue le cerveau avec des impressions qui ne me servent à rien et que je ne désire nullement assimiler. (Ibid., p. 94-95)
La vie est courte et personne dans l’au-delà ne viendra s’enquérir du nombre de livres dont on est venu à bout. C’est pourquoi il est stupide et préjudiciable de passer son temps à lire inutilement. Je ne pense pas ici aux mauvais livres, mais plutôt à la qualité de la lecture elle-même. Dans la vie, chaque pas, chaque respiration est essentielle. Aussi la lecture doit-elle également nous apporter quelque chose ; il faut fournir un effort qui nous rendra plus fort encore ; il faut se perdre pour se retrouver avec une conscience accrue. Il est vain de connaître l’histoire de la littérature si nous n’avons pas puisé dans chaque volume joie, consolation, force ou sérénité. Lire d’un œil distrait, sans réfléchir, revient à se promener les yeux bandés dans un beau paysage. Il ne faut pas lire non plus pour s’oublier et oublier la vie de tous les jours. Non, la lecture doit nous permettre de reprendre solidement en mains notre propre destin avec davantage de conscience et de maturité. [Pour aborder les livres,] il faut plutôt se mettre dans la peau d’un alpiniste prêt à escalader les Alpes, d’un combattant entrant dans l’arsenal ; on ne doit pas les aborder comme un fuyard et un mécontent qui subit la vie, mais comme un homme de bonne volonté qui rend visite à des amis ou à des personnes de bon conseil.
S’il en était vraiment ainsi, on ne lirait plus que le dixième de ce qui est lu aujourd’hui et l’on s’en trouverait dix fois plus heureux et plus riche. (Ibid., p. 96-97)
 L’écrivain, archétype de l’être inspiré, coincé pour ainsi dire entre le monde des machines et celui de l’esprit, se retrouve de nos jours confiné dans un monde suffoquant. S’il se voit ainsi condamné à l’asphyxie, c’est parce qu’il est justement le défenseur, l’avocat des forces et des besoins humains fondamentaux auxquels notre temps a déclaré une guerre fanatique.
[…] S’il veut rester fidèle à ses origines et à sa vocation, l’auteur doit s’exclure de ce monde ivre de succès dominé par l’industrie et l’organisation, comme il doit fuir l’univers de la pensée rationalisée qui règne par exemple dans nos universités.
Puisque son seul devoir consiste à être le serviteur, l’avocat et le chevalier de l’âme, l’homme de lettres se voit en ce moment condamné à un isolement et à une souffrance qui ne sont du goût de tous.
L’Europe compte actuellement très peu d’écrivains ; ils ont tous quelque chose de tragique et font preuve d’un certain donquichottisme. En revanche, le continent grouille de ces « écrivains » dont se délectent les bourgeois, de ces littérateurs qui ne manquent ni de goût ni de talent pour glorifier éternellement les visées et les idéaux inscrits au programme de leurs lecteurs ; aujourd’hui la guerre, demain le pacifisme, etc.
[…] Nous [écrivains] étouffons dans l’air irrespirable du monde mécanique et du besoin barbare qui nous entoure. Mais nous ne nous coupons pas du reste ; nous considérons cette souffrance et cette asphyxie comme notre mission, notre épreuve, comme le lot que nous a assigné le destin.
Nous n’adhérons à aucun des idéaux actuels
, que ce soit celui des généraux, des bolchéviques, des universitaires ou des industriels, mais nous croyons que l’homme est immortel, que son image peut guérir de toute altération, ressortir purifiée de tout enfer. Notre but n’est pas d’expliquer notre époque, de chercher à la rendre meilleure ou de lui donner des leçons. En dévoilant nos songes et nos souffrances, nous cherchons à lui ouvrir encore et toujours le monde des images, le monde de l’âme. Ces rêves sont en partie des cauchemars, et ces images d’horribles épouvantails. Nous n’avons pas le droit de les embellir ou d’en nier l’existence. Les « écrivains » qui divertissent le bourgeois le font déjà suffisamment. L’âme humaine est en péril ; elle est au bord de l’abîme, nous ne le cachons pas. Mais nous ne pouvons pas non plus cacher notre foi en son immortalité. (« La profession de foi de l’écrivain », p. 99 à 101)
Le fait que le livre a perdu presque toute sa noblesse passée ne doit pas nous affliger outre mesure. Le cinéma et la radio lui ont ravi tout récemment une bonne partie de son charme et de sa valeur, même aux yeux des masses, mais cela ne doit pas trop nous inquiéter. Rassurons-nous, le livre n’est pas promis à une disparition totale, au contraire : avec le temps, d’autres inventions permettront de satisfaire certains besoins de distraction et d’instruction, et le livre retrouvera alors sa dignité et son autorité. Car l’ivresse du progrès la plus infantile sera bientôt supplantée par l’idée que le livre et l’écrit ont des fonctions éternelles : la formulation par le mot et la transmission de cette formulation par l’écriture ne sont pas seulement des adjuvants de taille, ils sont surtout l’unique moyen pour l’humanité d’avoir une histoire et une conscience durable de soi. (« La magie du livre », p. 106)
L’esprit s’est apparemment démocratisé, certes, et les trésors spirituels d’une époque appartiennent apparemment à tous les contemporains qui savent lire ; mais en réalité tout ce qui est important se produit en cachette, en secret. On a l’impression qu’un réseau de prêtres ou de conjurés se cache quelque part sous la terre, qu’il manipule secrètement les esprits, travestit ses émissaires, les dote pour des générations du pouvoir et de force explosives, qu’il les envoie à la surface du globe sans aucune légitimation et veille à ce que l’opinion publique, satisfaite de leurs explications, ne remarque rien de la magie qui s’opère sous ses yeux. (Ibid., p. 110-111)

Voici sans doute ce qui fait le mystère et la grandeur de ces expériences littéraires : à mesure que nous apprenons à lire avec plus de subtilité, de sensibilité et d’agilité, chaque œuvre, chaque pensée nous apparaît dans son unicité, son individualité et sa relativité. Nous constatons que la beauté et le charme résident justement dans cette individualité et cette unicité. Mais, en même temps, nous croyons voir de plus en plus nettement comment les peuples, avec leurs centaines de milliers de voix, tendent vers le même objectif, invoquent les mêmes dieux sous des noms différents, poursuivent les mêmes rêves, endurent les mêmes souffrances. Depuis le cocon ridé de mille plis formé par les langues innombrables et les livres millénaires, une étrange chimère, majestueuse et surréelle, regarde le lecteur dans ses instants d’inspiration : c’est le visage de l’homme dont l’unité provient comme par magie de mille traits contradictoires. (Ibid., p. 117)
Nous arrivons enfin à l’ultime étape de notre chemin, au troisième et dernier type de lecteur. […] cet individu se trouve apparemment aux antipodes de ce que l’on appelle d’habitude un « bon » lecteur. Ce troisième personnage possède une telle personnalité, il est tellement lui-même qu’il est entièrement libre de ses lectures. Il ne cherche ni à se cultiver, ni à se divertir. Il se sert du livre comme de n’importe quel autre objet ; ce n’est pour lui qu’un point de départ, une incitation. Au fond, peu importe ce qu’il lit. Il ne s’intéresse pas à un philosophe pour le croire, embrasser ses vues, les critiquer ou les combattre. Il ne lit pas un poète pour avoir une interprétation du monde ; il a la sienne.
On peut le considérer […] comme un véritable enfant. Il joue avec tout et n’importe quoi – et dans un sens rien n’est plus fécond, plus productif. Face à une belle formule, un aphorisme ou une pensée pleine de sagesse, il essayera d’abord de les retourner. Il sait depuis longtemps que le contraire de toute vérité est aussi vrai que cette vérité elle-même. […]
À partir du moment où notre imagination et notre faculté d’association sont à leur apogée, nous ne lisons plus le papier que nous avons sous les yeux : nous nageons dans le flot des suggestions et des idées suscitées par ce qui s’y trouve écrit. […]
Mais, me dira-t-on, tout cela relève-t-il encore de la lecture ? […] Ce troisième et dernier ordre de lecteurs, comme tu l’appelles, ne serait-il pas en réalité l’ordre le plus bas, le plus infantile, le plus barbare ? […] C’est une objection légitime. Celui qui en ferait constamment partie finirait vite par ne plus rien lire du tout. […] Il ne lit plus rien. Des livres ? Pour quoi faire ? Ne porte-t-il pas en lui l’univers tout entier ?
Mais personne ne reste éternellement à ce stade où l’on ne lit plus. Toutefois, celui qui n’en a jamais fait l’expérience est un mauvais lecteur, un lecteur immature. Il ne sait pas qu’il possède en lui-même toute la littérature et toute la philosophie du monde. Il ne soupçonne pas que les plus grands écrivains eux-mêmes ont puisé à cette source que nous portons tous au fond de nous. Consacre donc ne serait-ce qu’une heure, un jour de ta vie à cette troisième étape où toute lecture est abolie. Il est si facile d’en revenir ! Tu liras, écouteras et interpréteras d’autant mieux tout ce qui est écrit. Arrête-toi, ne serait-ce qu’une seule fois, en ce lieu où la pierre qui borde le chemin a autant de signification pour toi qu’elle en a eu pour Goethe et Tolstoï. Tu tireras de leur lecture et de celle des autres auteurs infiniment plus de profit, de sève et de miel. Tu seras alors en accord avec la vie et avec toi-même comme tu ne l’as jamais été. […] Essaie au moins une fois de noter quelques idées, comme celles qui te viennent en te promenant, ou tente de consigner le simple rêve que tu as fait cette nuit, ça paraît plus facile ! […] Car le rêve ouvre sur le contenu de ton âme, et ce contenu n’est autre que le mode, ni plus ni moins ; le monde entier, de ta naissance à aujourd’hui, de Homère à Heinrich Mann, du Japon à Gibraltar […] (Ibid., p. 123 à 127)
[…] il existe dans toute œuvre littéraire une obscure ambiguïté, une « surdétermination des symboles », pour reprendre les termes de la psychologie moderne. Si tu ne l’as pas entrevue ne serait-ce qu’un instant dans sa plénitude infinie, son mystère inexplicable, tu te sentiras complètement dépassé devant n’importe quel penseur, n’importe quel écrivain ; tu prendras la partie pour le tout et tu te fieras à des interprétations superficielles. […] Mais si tu n’en soupçonnes pas l’existence, tu continueras à aborder les livres, les sciences et les arts comme un écolier lit une grammaire. (Ibid., p. 127 et 128)

vendredi 9 juillet 2021

Poèmes de jeunesse (Œuvre poétique I) de Du Fu : un poète d'une grande versatilité (avec une anthologie de 10 poèmes)

        À la lecture de ce premier tome publié aux éditions Les Belles Lettres regroupant les poèmes de jeunesse de Du Fu (bien que ceux-ci aient été composés jusque 755, au moment où le poète est âgé de 43 ans environ), on a un premier aperçu de la grande versatilité du talent poétique de celui qui est considéré comme le plus grand poète chinois. Si la tonalité lyrique, et surtout élégiaque, domine, Du Fu y mêle également des poèmes engagés, parfois satiriques, où il dénonce la pauvreté, si ce n’est pas la misère, de la population suite à diverses catastrophes naturelles (principalement des inondations, voir poème 77), la conscription lorsqu’elle est au service des ambitions de conquête (et non pour la protection du pays), ou l’indifférence des puissants à leur égard. Le poème 45 de ce recueil, « La Ballade des chariots de guerre » (reproduit ci-dessous) en est un remarquable exemple ainsi que le suivant, « Partir à la Frontière, Première Série, Neuf poèmes », où Du Fu fait parler un soldat ordinaire, puis se met à sa place, pour décrire leurs souffrances, en particulier la séparation forcée d’avec leurs proches que la guerre entraîne, leur nostalgie du foyer lointain, la futilité de la guerre de conquête.

Néanmoins, c’est bien la partie lyrique qui prédomine : Du Fu chante surtout son désespoir d’être incapable d’entrer en fonction au service de l’Empereur, lui qui avait de si hautes ambitions suite à la reconnaissance précoce de ses talents poétiques. Il échouera ainsi à plusieurs reprises aux examens, et se verra barré l’accès à l’Empereur malgré la reconnaissance de son talent par ce dernier (au cours d’un dîner où des fu furent lus à l’Empereur, dont celui du poète) en raison semble-t-il de la jalousie des courtisans l’entourant. Sa vie, jusque la guerre civile qui sera l’objet des tomes suivants, ne sera qu’une longue suite de désillusions, au cours de laquelle Du Fu tente et espère en vain entrer au service de l’Empereur par l’intermédiaire d’amis puissants qui eussent pu soutenir sa candidature. C’est peut-être le seul bémol que je mettrai à la lecture de ce recueil, à savoir les nombreux poèmes d’éloge que Du Fu (dans lesquels il se plaint régulièrement de ses malheurs en parallèle) composa pour solliciter aux destinataires qu’ils glissassent un mot en sa faveur pour une éventuelle promotion, qui n’arrivera que très tardivement, alors que le poète est âgé de près de quarante ans et qu’elle ne sera qu’éphémère puisque le soulèvement du général An Lushan balaiera la stabilité du pays et l’entraînera dans une guerre civile meurtrière. Lui qui sera ironiquement reconnu comme le plus grand poète national aura donc vécu dans un dénuement plus ou moins grand la majeure partie de sa vie, ses talents non reconnus par les puissants, tiraillé par le sentiment douloureux de son inutilité et de l’échec, a fortiori pour lui qui, conformément aux principes confucéens, souhaitait plus que tout se rendre utile à son pays malgré la tentation taoïste, épisodique, de se retirer du monde devant sa vanité.

Du Fu trouvera une consolation relative de sa vie gâchée si l’on peut dire (il vivra dans un dénuement plus ou moins important si l’on en croit ses poèmes, bien qu’une part d’exagération ne soit pas à exclure, à l’instar de Du Bellay dans ses Regrets) parmi ses amis qui le soutiendront et qui l’invitent régulièrement chez eux (poème 4 « Deux poèmes écrits au refuge de M. Zhang »), dans l’ivresse (ses poèmes à ce sujet sont les plus drôles de ce recueil, comme le poème 35 où il fait l’éloge de 8 grands poètes chinois connus pour leur penchant pour la boisson, contrepoint idéal à la nature plutôt sombre de ses poèmes élégiaques ou engagés), ou encore dans la contemplation de la nature, où il trouve, temporairement, une certaine sérénité.

Voici ci-dessous une anthologie que j’ai limitée à dix poèmes (parmi les 93 que contient le livre, sans compter 4 autres en annexe), parmi lesquels j’avoue avoir une préférence pour les deux grands poèmes autobiographiques du désenchantement (poème 34 et poème en annexe 2), et celui où il se compare à de la soie écrue (poème 54) pour défendre l’intégrité du poète face à ce que les puissants pourraient faire de lui, dans un rare poème où Du Fu montre une facette moins reluisante du service aux puissants auquel il aspira paradoxalement toute sa vie.

 

(4) Deux poèmes écrits au refuge de M. Zhang

        I

Au printemps, délaissé, je suis venu seul à ta rencontre dans cette montagne

Que le son des coupes de bois rend encore plus reculée ;

Au bout d’un long sentier encore enneigé,

Je suis arrivé dans ton refuge au soleil couchant.

 

Tu n’as pas d’appétence pour les fastes qui illuminent la nuit,

Tu fuis les nuisances comme les cerfs que tu vois passer le matin.

Envoûté par tant de sérénité, je ne sais plus comment rentrer chez moi,

Face à toi, je suis comme une barque vide à la dérive.

 

        II

Chaque fois que nous nous voyons,

Tu flattes mon envie de m’attarder,

Tandis que les poissons glissent dans la mare claire

Et que les cerfs brament dans les herbes fraîches.

 

Et si le vin que j’ai apporté est pour toi à boire,

Sache que tes poires n’ont nulles pareilles au monde !

Le sentier en contrebas a beau être périlleux,

L’ivresse est à chaque fois mon sauf-conduit.

 

(14) Collines fictives

Il ne manquait pas un panier [de terre] pour réussir

Ces trois collines dont l’effet sort de l’ordinaire :


Quand on y plonge le regard, on se croirait en rase campagne,

Dans un site retiré d’où pourraient émerger des nuages ;

Des bambous de tendresse les recouvrent d’une ombre printanière,

Tandis que les effluves des encensoirs créent l’illusion de l’aube.


Puisse le Midi vous offrir une longue vie,

En vous baignant jour après jour de sa divine énergie.


[Voici ci-dessous un exemple de la richesse de l'interprétation de chaque poème faite par Nicolas Chapuis, qui nous fait mieux percevoir la complexité de chaque poème et ses tentatives d'en restituer au mieux le sens]



(34) 22 rimes présentées et offertes à Monsieur le Grand Conseiller Wei

Ceux qui portent des culottes de soie ne meurent jamais de faim,

Mais ceux qui portent le bonnet d’érudit sont nombreux à se fourvoyer.

Maître, si vous prenez le temps de m’écouter tranquillement,

Votre humble serviteur vous dira tout.


Dans les années de ma jeunesse,

J’ai très tôt candidaté aux examens impériaux ;

J’avais lu plus de dix mille rouleaux ;

J’écrivais comme si les esprits étaient avec moi.


On disait que ma prose rivalisait avec celle de Yang Xiong

Et on estimait que ma poésie était proche de celle de Cao Zhi.

Li Yong avait demandé à me voir,

Et Wang Han avait souhaité devenir mon voisin.


Je pensais tout naturellement être au-dessus de la mêlée,

Et être destiné à occuper sans tarder un poste de premier plan,

Pour que notre Souverain dépasse Yao et Shun,

Et pour que soit rétablie la pureté de notre culture et de nos mœurs.


Quand ce dessein s’est finalement étiolé,

Je me suis mis à chanter ici et là plutôt que de me retirer du monde.

Voici treize ans que je suis sur ma mule,

J’ai élu résidence dans l’auguste capitale.


Le matin, je frappe à la porte des nantis,

Et le soir, je suis la trace des montures charnues.

Des fonds de coupes et des reliefs froids !

Partout je refoule ma tristesse et ma souffrance.


Quand son Altesse Impériale a récemment décrété un examen,

J’ai aussitôt pensé pouvoir déployer mes talents :

Mais on a replié mes ailes en plein ciel ;

Un poisson échoué, sans ailerons pour se dégager !


Je suis si honteux de vos attentions,

Et si convaincu de votre sincérité :

Chaque fois que vous êtes à la cour,

Vous citez l’un de mes derniers vers.

 

Laissez-moi me réjouir comme Gong Yu,

Je ne tiens pas à être pauvre comme Yuan Xian.

Pourquoi mon cœur bat-il la chamade ?

Simplement parce que j’en ai assez de me pavaner.


Je voudrais à présent partir à l’Est vers l’océan,

Et donc prendre congé de l’Ouest et quitter Qin.

Mais j’ai tant d’affection pour le mont Zhongnan :

Je retournerai souvent la tête vers les berges de la claire Wei.


Je vous serai toujours reconnaissant de ce repas,

Et c’est avec encore plus de gratitude que je salue un grand serviteur de l’Empire.

Quand la mouette blanche aura disparu dans les vagues déferlantes,

Nul dans l’univers ne sera capable de l’asservir !

 

(35) 8 Immortels épris de boisson.

Zhizhang monte à cheval comme s’il tanguait sur un bateau :

Les pupilles dilatées, il tombe dans un puits et dort au fond de l’eau.

 

Le prince de  Ruyang a déjà bu trois gallons avant de se présenter à la Cour,

Mais sa bouche salive dès qu’il croise la charrette d’un vigneron,

Et il regrette de n’avoir pas reçu en fief Jiuqan, les Sources du Vin.

 

Le vice-premier ministre dépense dix mille sapèques pour son plaisir quotidien,

Car il s’abreuve comme une baleine qui engloutit les eaux de l’océan :

La coupe aux lèvres, il aime le vin fin et prétend éviter la mauvaise gnôle !

 

Zongzhi est un beau jeune homme dissipé :

Il lève son bol, le regard absent, perdu dans l’azur du ciel,

Aussi ravissant qu’un sophora balayé par le vent.

 

Su Jin, qui jeûne longtemps devant son Bouddha de soie,

Apprécie souvent de s’échapper du Chan dans l’ivresse.

 

Li Bai écrit cent poèmes pour un gallon d’alcool,

Et s’endort chez les marchands de vin sur la place de Chang’an.

Quand le Fils du Ciel le convoque, il refuse d’embarquer,

En prétendant qu’il est un immortel épris de boisson !

 

Zhang Xu, que la légende nomme le Saint Calligraphe aux Trois Coupes,

Ôte sa coiffe et dénude son cou devant les princes,

Agitant son pinceau qui trace comme des nuages et des brumes sur le papier.

 

Et il faut bien sept gallons pour que Jiao Sui soit alerte,

Alors ses discours élevés et ses arguments audacieux stupéfient les convives.

 

(40) La Chanson du Parc des Excursions Plaisantes

Dans le vieux Parc des Excursions Plaisantes, la haute forêt est fraîche,

Des herbes verdoyantes à perte de vue croissent à merveille.

Le banquet du Prince est situé sur un promontoire,

De telle sorte que nous levons nos coupes devant le plat pays de Qin.

 

Les gourdes en bois de longue vie témoignent de sa cordialité,

Et c’est un fol plaisir quand il nous invite à cravacher.

Printanières sont les eaux du jardin aux hibiscus,

Tonnerre en plein soleil : le défilé de la garde impériale.

Les portes des palais sont grandes ouvertes, quelle vue !

Les tentes azurées au bord de la Serpentine ont des cartouches argentées.

Caressant les eaux, les manches dansent et se retournent,

Et des chants cristallins s’élèvent au plus près des nuages.

 

Je me souviens quand autrefois cela suffisait à m’enivrer,

Mais à présent je suis triste avant d’être saoul !

Ce n’est pas à cause de quelques cheveux blancs qu’il faut renoncer :

Je ne refuserai pas cent gages de coupes pleines !

La Sainte Cour a décidé qu’un pauvre hère était ridicule,

Pourtant le moindre être jouit des grâces de l’Empereur Céleste.

Alors, ayant fini de boire et sans lieu où me retourner,

Je reste seul dans le clair-obscur à chanter moi-même ce poème.

 

(45) La ballade des chariots de guerre

Les chariots crissent, les chevaux hennissent,

Les conscrits portent à la taille arc et flèches.

Parents, épouses et enfants les suivent,

Dans un nuage de poussière qui masque le pont de Xianyang.

Ils pleurent, accrochés aux vêtements, les retenant de partir, bloquant la route,

Leurs gémissements transpercent le firmament.


Au bord du chemin, un passant interroge un soldat

Qui lui répond simplement : « on a été enrôlé une fois encore !

À quinze ans on avait défendu le fleuve au nord,

À quarante ans on part en garnison à l’ouest.

Lors de notre départ, le chef de village nous avait offert la coiffe des adultes,

Et voilà qu’à peine revenus et les cheveux blancs, on nous renvoie sur la frontière.

Malgré l’océan de sang versé sous les fortifications,

Notre Souverain Martial n’a pas fini de vouloir étendre l’Empire.


Ne saviez-vous pas, Monsieur, que

Dans les deux cents préfectures orientales de la Maison des Han,

Les ronces poussent dans dix mille foyers, dans des milliers de villages.

Quand bien même de fortes femmes manieraient le coutre et le soc,

Labour et semis seraient sans queue ni tête.

De plus, ces soldats de Qin, qui endurent les batailles les plus rudes,

Ne sont pas traités différemment que des chiens ou de la volaille.


Monsieur, vous avez bien voulu m’interroger,

Mais comment un soldat pourrait-il se plaindre ?

Voyez donc que cette année, l’hiver venu,

Nous n’aurons pas terminé notre service à l’ouest des passes :

Quand les agents du district se presseront à collecter les taxes,

D’où proviendra le paiement des impôts ?

Croyez bien que faire des garçons c’est mal,

Et que faire des filles c’est bien,

Avoir une fille, c’est être sûr qu’elle épousera un voisin,

Alors qu’avoir un garçon, c’est le retrouver enseveli dans les herbes sauvages.


Ne saviez-vous pas, Monsieur, que

Sur les berges du Lac Qinghai,

Les ossements blanchissent depuis si longtemps que personne n’est venu les chercher.

De nouveaux fantômes crient à l’injustice, les anciens fantômes pleurent,

Des hululements qui bruissent dans le ciel sombre et sous la pluie humide.

 

(54) Ballade de la soie écrue

Un fil de soie doit être long, mais pas nécessairement blanc,

Car il deviendra gaze de Yue ou brocart de Shu, mesuré avec un mètre en or.

Des mains de jade sur un châssis d’ivoire : profusion de rouge sombre ;

Des milliers de fleurs dans dix mille herbes : mouvement de vert foncé.

Quelle tristesse que la matière brute soit teinte selon les modes,

Mais les couleurs sont inséparables une fois l’étoffe coupée du métier !

La belle fixe son attention sur un repassage parfait,

La brodeuse élimine toute trace d’aiguilles et de fils.


Au printemps la robe est portée pour danser,

Le vol du papillon accompagne le chant du loriot.

De l’émotion en voyant cette soie remuer comme un chaton qui tombe,

Et se soulever légèrement dans le vent et les rayons du soleil.

Mais quand une sueur parfumée et la poussière légère auront souillé sa figure,

Elle se changera et qui sait où elle l’abandonnera ?

Ne voyez-vous pas

Qu’il est difficile d’appeler un lettré talentueux,

Car il préfère endurer son exil plutôt que d’être rejeté.

 

(65) La terrasse au sud-ouest du Meipi

Une haute terrasse donne sur le lac bleu,

Un peu de fraîcheur dans le vent et le soleil d’août.

Joncs et roseaux à la dérive,

Ciel et eau à l’unisson.

Une impression de nouveau qui frappe mon regard,

Rien d’important n’échappe à mon entendement.

Je crois reconnaître une sirène,

Mais c’est un pêcheur que je distingue dans la brume.

Limé, poncé : le vert du mont Zhongnan ;

Inversé : le reflet du pic Baige.

Les sommets sont encore plus lumineux,

Dommage qu’on les franchisse si vite !

 

Je peine tant pour vivre, je déçois les ermites Yan et Zheng,

Pour m’échapper des contingences, j’envie les ascètes Zhang et Bing.

Puisque l’on néglige tant les étalons,

Je suis disposé à me mêler aux crapauds.

À qui sait se retirer, le monde devient indifférent,

On ne peut à la fois trouver sa place et vaquer aux affaires.

Une fois à l’écart du monde à quoi bon attendre un poste ?

Quand la vieillesse vient, pénibles sont la quiétude et le confort.

De plus ici poussent en abondance joncs et nénuphars,

Qui pourraient fort bien couvrir une chaumière.

Il suffirait alors de posséder une barque

Pour jouir l’année durant de cette vue épurée.

 

(77) Envoyé à Cen Shen pour la fête du Double Neuf

J’ai beau sortir ou rentrer,

J’ai toujours les pieds mouillés.

Des torrents de boue partout,

Je dépéris en pensant à vous.

Assis dans le salon je gémis,

Je passe à table : est-ce le jour, la nuit ?

La Serpentine est pourtant si proche,

Mais impossible de venir vous voir.


Ah ! je plains toutes ces pauvres gens,

Dont les fermes ne peuvent être sauvées !

Comment exécuter le maître des nuages ?

Qui serait capable de réparer la fuite du ciel ?

Les astres sont obscurcis au palais impérial,

Les fauves hurlent dans les campagnes.

Les notables forcent leur passage,

Quand les petites gens ont peine à prendre la route.

Même cette grande Montagne du Sud,

Pourrait bien être submergée par le courant !

En ce jour de fête, les chrysanthèmes des Haies de l’Est

N’auront personne pour apprécier leur beauté !

Maître Cen, vous avez écrit tant de nouveaux poèmes,

Et vous aimez comme moi le bon vin !

Toutes ces fleurs d’or prêtes à être coupées,

À quoi bon s’en emplir les manches ?

 

(Annexe 2 –) Mon Grand Tour

Autrefois, à quatorze ou quinze ans,

Je me mis à parcourir les cercles littéraires.

Quand je fus l’élève des grands lettrés Cui et Wei,

Ils me comparèrent à Ban Gu et Yang Xiong.

À sept ans, songeant déjà à de grands desseins,

Ma première ode fut pour chanter les phénix.

À neuf ans j’ai appris la calligraphie,

De quoi emplir toute une sacoche.

Mon naturel bohème fit de moi un grand buveur,

Bien que mon aversion pour le vice fût bien ancrée.

Je fis peu de cas des jeunes de ma génération,

Tous ceux avec qui je liai amitié avaient les cheveux blancs !

Boire jusqu’à l’ivresse ouvre tous les horizons :

Ce sont les rabat-joie qui ont l’esprit embrouillé !

 

Quand je descendis vers l’Est à Gusu,

Je projetais de m’embarquer pour la haute mer.

Encore aujourd’hui j’éprouve des regrets

De ne pas avoir pu me rendre au Japon. […]

Si clair le teint à nulles pareilles des filles de Yue,

Si frais le mois de juillet au Lac du Miroir,

Inouïes les senteurs du torrent Shan,

Jamais je ne pourrai l’oublier.

 

Je rentrai par bateau en contournant le Tianmu,

L’âge étant venu de concourir au nom de mon pays natal.

J’étais déterminé à me porter à l’assaut des fortins de Qu Yuan et de Jia Yi,

Sans même un regard pour les murailles de Cao Zhi et de Liu Zhen !

Qui eût cru que je raterais ces épreuves

Et que je prendrais seul congé du Préfet de la Capitale ?

Alors je me laissais aller dans les pays de Qi et de Zhao,

Plus qu’à mon aise avec mes fines fourrures et mes gras équipages ! […]

Après huit à neuf années de plaisir,

Je retournai vers l’ouest pour aller à Xianyang.

Comme je ne désirais que la compagnie de grands poètes,

J’appréciais de fréquenter un prince vraiment sage.

Dans sa demeure royale les libations étaient de règle,

J’y composai des fu pour le palais impérial.

Le fils du ciel interrompit son repas pour me faire appeler,

Les dignitaires se rassemblèrent en grande tenue.

Ils se retirèrent sans montrer la moindre affection,

Je m’enivrais désespéré de ce manque de confiance.

Comme même les zibelines noires finissent par s’user,

Grisonnant mais la tête haute, je portais des toasts !

Je finis par devenir un ancien dans le village de Du,

Des peupliers blancs en nombre tout alentour.

Les villageois me vouaient un profond respect,

Tous les jours je m’occupais des décès et des naissances.

Les puissants donnaient libre cours à leurs pillages,

Et même les grandes familles déploraient des deuils.

La cavalerie d’Etat épuisait le stock de millet,

Les coqs des officiels volaient ce qui restait de grains.

Ce ne sont là que des exemples de gaspillage,

Le passé nous a appris à méditer grandeur et décadence.