Comme son titre l’indique, ce recueil
regroupant quatre essais (L’État (p. 21 à 47), Justice et fraternité (p. 51 à 100), A MM. Les Électeurs de St-Sever (p. 103 à 137) et Pétition des fabricants de chandelles (p. 141 à 150))
se charge de déconstruire une idée tenace dans l’imaginaire français, classes
politiques et population confondues : celle que l’État doit jouer un rôle
essentiel pour réduire les injustices sociales, avec l'impératif d'instaurer une société basée sur la fraternité, pour reprendre le terme utilisé par Bastiat. Mais surtout qu'une telle fraternité pourrait se faire à moindre coût pour la population (voire serait gratuit), alors qu'au contraire, selon le principe des vases communicants, on ne peut donner à une partie de la population sans en spolier une autre.
Bastiat reproche ainsi à la population de croire qu'elle peut bénéficier des largesses, de la générosité de l’État, sans ou en contribuant le moins possible aux finances publiques, et de ne pas voir (ou refuser de voir) la contradiction fondamentale et irréductible qui se trouve au cœur de cette croyance (p. 70-71 ; p. 133-134)
Une croyance qui perdure encore aujourd’hui, comme on peut le constater à la
vue des desiderata de la population française lors des élections
présidentielles, entre aides que l'on souhaiterait voir à la hausse, concomitamment à une baisse des impôts, desiderata flattées et reprises plus ou moins dans les programmes des candidats (p. 46-47).
Il est à ce titre frappant de voir la similitude du Manifeste des Montagnards (p. 41 à 45), datant de la période
révolutionnaire, avec les programmes politiques actuels, pour voir que les
promesses de campagne ne sont qu’un éternel recommencement et que leur
application est sans doute chimérique… Cette illusion pourrait se résumer à
cette formule frappante :
"L’État, c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde." (p. 30)
Ainsi, lorsqu’il est souvent dit que telle chose est gratuite car prise en charge par l’État, il s’agit d’un mensonge indirect puisque les ressources de l’État ne peuvent que venir du contribuable, qui en définitive devra le payer tôt ou tard (dans le cas de la dette). Mais comme le disait Cioran, les illusions sont tenaces, et Bastiat joue le rôle du désenchanteur, souvent ironique, en matière économique à l’instar de Schopenhauer en philosophie.
D’aucuns refuseront peut-être de lire Bastiat car il est classé comme économiste libéral, que l’on pourrait par conséquent dire « de droite », et à ce titre il a influencé nombre d’économistes américains issus de l’École de Chicago, à laquelle est adossée la théorie néolibérale, si péjorativement perçue en France. Néanmoins, à l’inverse des dérives de ce courant économique, la pensée de Bastiat a le mérite de ne pas s’enfermer dans des dogmes rigides, tels que la préférence aveugle au secteur privé au détriment du public ou la dévalorisation systématique du fonctionnaire (p. 108 à 110), Bastiat insistant que ce dernier est nécessaire dans certaines circonstances, et se montrant ouvert à la notion de bien public ; ou l’absence de toute morale, superflue au nom d’un soi-disant marché autorégulé et intrinsèquement vertueux, lui qui plaide justement pour que les abus, la corruption, les injustices de toutes sortes soient exemplairement châtiés par l’État. De plus, Bastiat a le mérite de se préoccuper du sort des plus démunis (p. 66 et 67), et son analyse sur le paradoxe de l’État-Providence qui fait reposer l’essentiel du fardeau fiscal sur justement les plus pauvres (p. 90) est d’une justesse prophétique, parmi tant d’autres.
Car au-delà du clivage libéralisme/socialisme, c’est la pertinence de son diagnostic, sa troublante prescience sur la ténacité de l’illusion étatique, deux cents ans après, qui fait de Bastiat un penseur économique important, mais cependant encore largement méconnu dans son propre pays. Sa pensée beaucoup plus nuancée qu’il n’y paraît ont fait qu’il a été mal compris, tour à tour perçu comme « révolutionnaire » ou « rallié au pouvoir » (p. 135), et continue sans doute de l’être au vu des économistes qu’il a influencés. Sa pensée de plus ne se résume pas à des théories abstraites, au vocabulaire abscons, et limité au seul champ économique : au contraire, elle est également anthropologique, philosophique (la tendance de l'homme à vouloir exploiter son prochain, p. 27), éthique, avec çà et là des références littéraires et religieuses (voir sa définition de la fraternité inspirée de l’Évangile, p. 56-57) judicieuses. On pourrait le comparer en économie à ce que Schopenhauer est à la philosophie : même ceux qui n’y connaîtraient rien, ou pas grand-chose en économie, trouveront plaisir à lire Bastiat, qui sait être clair dans son propos mais surtout pertinent (le lecteur attentif pourra faire moult parallèles avec la situation économique et politique d’aujourd’hui, critère qui prouve bien la justesse et valeur de ses analyses), l’illustrant si besoin par la métaphore pour la rendre plus intelligible (comme celle des deux chimistes ou des fabricants de chandelles), ou faisant preuve parcimonieusement d’un humour et d’une ironie bienvenus.
Parmi ses cibles, nous retrouverons donc les arrivistes politiques, les vendeurs d’utopies, la crédulité et l’infantilisation du peuple, globalement la mesquinerie de ceux voulant profiter des largesses de l’État, etc. Paradoxalement, lui qui fut accusé d’être un ennemi de la fonction publique en était lui-même un membre, et lui qui dénonce avec force toutes les escroqueries politiques, s’est présenté et a été élu député. Il défendait une restriction des compétences de l’État, réduites à ses fonctions régaliennes, et le seul but du député était justement de veiller à ce qu’il ne dépasse pas ses prérogatives : ce dépassement, la dispersion de ses missions avaient selon lui pour conséquence le mauvais exercice de ses missions essentielles, telles la Sécurité, la Justice et la Défense (p. 65). Sa mise en garde face à la propension de l’État à outrepasser ses missions initiales (p. 31), avec l’assentiment aveugle de la population, pourrait selon lui conduire à des dérives qui risqueraient in fine de mettre en danger les libertés même des individus (p. 81-82), en les corrompant au passage dans une course aux postes ou aux subventions (p. 75 à 77), qui n'est pas sans rappeler la corruption par ruissellement que j'évoquais dans mon article sur l'essai de La Boétie, Discours de la servitude volontaire après avoir eu l’effet contre-productif sur les inégalités dont j’ai déjà parlé en début d’article.
Enfin, terminons par réhabiliter quelque peu la notion de « libéral » : Bastiat entend surtout défendre la liberté de l’individu à disposer comme il l’entend de ses facultés, à l’abri de toute injustice et en particulier de toute spoliation injuste de son travail (p. 88-89) : il nous invite à prendre notre destin individuel en mains, et non à rester dans un état d'infantilisation permanente où l’État jouerait le rôle du père protecteur (p. 46-47 ; p. 81) sous couvert du mirage de la fraternité légale, mais indéfinissable (p. 60 à 62). Il a une confiance mesurée en l'individu et en ses capacités, si la Justice et la Sécurité lui sont garanties.
"Le peuple français veut-il être perpétuellement en tutelle et faire intervenir son gouvernement en toutes choses ? Alors, qu’il ne se plaigne plus du fardeau qui l’accable, et qu’il s’attende même à le voir s’aggraver." (p. 133-134)
Mais par libéral, Bastiat entend aussi défendre l'individu contre tout dogme, de
tout arbitraire qui puisse provenir de l’État ou de ses affidés (comme l’Éducation
ou la Presse) : en témoigne sa défense passionnée de la diversité, du débat d’opinions
contradictoires (p. 83 à 85), qui seule peut permettre l’émergence, progressive, de la
vérité (si elle est possible) contre l’Unité, dangereuse si elle est erronée,
volontairement ou non (p. 127-128).
Une liberté de la diversité d’opinions, de pratiques, qui
aujourd’hui est plus que jamais menacée…
"la meilleure condition du progrès, c’est la justice et la liberté." (p. 95)
Voici pour finir des extraits choisis marquants de ces quatre essais :
L’homme répugne à la Peine, à la Souffrance. Et cependant il est condamné par la nature à la Souffrance de la Privation, s’il ne prend pas la Peine du Travail. Il n’a donc que le choix entre ces deux maux. Comment faire pour les éviter tous deux ? Il n’a jusqu’ici trouvé et ne trouvera jamais qu’un moyen : c’est de jouir du travail d’autrui ; c’est de faire en sorte que la Peine et la Satisfaction n’incombent pas à chacun selon la proportion naturelle, mais que toute la peine soit pour les uns et toutes les satisfactions pour les autres.
De là l’esclavage, de là encore la spoliation, quelque forme qu’elle prenne : guerres, impostures, violences, restrictions, fraudes, etc., abus monstrueux, mais conséquents avec la pensée qui leur a donné naissance. (p. 27)L’oppresseur n’agit plus directement par ses propres forces sur l’opprimé. Non, notre conscience est devenue trop méticuleuse pour cela. Il y a bien encore le tyran et la victime, mais entre eux se place un intermédiaire qui est l’État, c’est-à-dire la loi elle-même. (p. 29)
L’État, c’est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde.
Car aujourd’hui comme autrefois, chacun, un peu plus, un peu moins, voudrait bien profiter du travail d’autrui. Ce sentiment, on n’ose l’afficher, on se le dissimule à soi-même ; et alors que fait-on ? On imagine un intermédiaire, on s’adresse à l’État, et chaque classe tour à tour vient lui dire : « Vous qui pouvez prendre loyalement, honnêtement, prenez au public, et nous partagerons. » (p. 30)Hélas ! l’État n’a que trop de pente à suivre le diabolique conseil ; car il est composé de ministres, de fonctionnaires, d’hommes enfin, qui, comme tous les hommes, portent au cœur le désir et saisissent toujours avec empressement l’occasion de voir grandir leurs richesses et leur influence. (p. 31)
L’État comprend donc bien vite le parti qu’il peut tirer du rôle que le public lui confie. Il sera l’arbitre, le maître de toutes les destinées : il prendra beaucoup, donc il lui restera beaucoup à lui-même ; il multipliera le nombre de ses agents, il élargira le cercle de ses attributions ; il finira par acquérir des proportions écrasantes. (p. 31)
Au fait, l’État n’est pas manchot et ne peut l’être. Il a deux mains, l’une pour recevoir et l’autre pour donner, autrement dit, la main rude et la main douce. L’activité de la seconde est nécessairement subordonnée à l’activité de la première.
À la rigueur, l’État peut prendre et ne pas rendre. Cela s’est vu et s’explique par la nature poreuse et absorbante de ses mains, qui retiennent toujours une partie et quelquefois la totalité de ce qu’elles touchent. Mais ce qui ne s’est jamais vu, ce qui ne se verra jamais et ne se peut même concevoir, c’est que l’État rende au public plus qu’il ne lui a pris. C’est donc bien follement que nous prenons autour de lui l’humble attitude de mendiants. Il lui est radicalement impossible de conférer un avantage particulier à quelques-unes des individualités qui constituent la communauté, sans infliger un dommage supérieur à la communauté entière. (p. 35 et 36)Ainsi, dans le public deux espérances, dans le gouvernement deux promesses : beaucoup de bienfaits et pas d’impôts. Espérances et promesses qui, étant contradictoires, ne se réalisent jamais. […] entre l’État qui prodigue les promesses impossibles, et le public qui a conçu des espérances irréalisables, viennent s’interposer deux classes d’hommes : les ambitieux et les utopistes. Leur rôle est tout tracé par la situation. Il suffit à ces courtisans de crier aux oreilles du peuple : « Le pouvoir te trompe ; si nous étions à sa place, nous te comblerions de bienfaits et t’affranchirions de taxes. » Et le peuple croit, et le peuple espère, et le peuple fait une révolution. […] L’État nouveau n’est pas moins embarrassé que l’État ancien, car, en fait d’impossible, on peut bien promettre, mais non tenir. Il cherche à gagner du temps, il lui en faut pour mûrir ses vastes projets. D’abord, il fait quelques timides essais […]. Mais la contradiction se dresse toujours devant lui : s’il veut être philanthrope, il est forcé de rester fiscal ; et s’il renonce à la fiscalité, il faut qu’il renonce aussi à la philanthropie. Ces deux promesses s’empêchent toujours et nécessairement l’une l’autre. User du crédit, c’est-à-dire dévorer l’avenir, est bien un moyen actuel de les concilier ; on essaie de faire un peu de bien dans le présent aux dépens de beaucoup de mal dans l’avenir. Mais ce procédé évoque le spectre de la banqueroute qui chasse le crédit. Que faire donc ? Alors l’État nouveau prend son parti en brave ; il réunit des forces pour se maintenir, il étouffe l’opinion, il a recours à l’arbitraire, il ridiculise ses anciennes maximes, il déclare qu’on ne peut administrer qu’à la condition d’être impopulaire ; bref, il se proclame gouvernemental. Et c’est là que d’autres courtisans de popularité l’attendent. Ils exploitent la même illusion, passent par la même voie, obtiennent le même succès, et vont bientôt s’engloutir dans le même gouffre. (p. 37 à 39)
Citoyens, dans tous les temps deux systèmes politiques ont été en présence, et tous les deux peuvent se soutenir par de bonnes raisons. Selon l’un, l’État doit beaucoup faire, mais aussi il doit beaucoup prendre. D’après l’autre, sa double action doit se faire peu sentir. Entre ces deux systèmes il faut opter. Mais quant au troisième système, participant des deux autres, et qui consiste à tout exiger de l’État sans lui rien donner, il est chimérique, absurde, puéril, contradictoire, dangereux. Ceux qui le mettent en avant, pour se donner le plaisir d’accuser tous les gouvernements d’impuissance et les exposer ainsi à vos coups, ceux-là vous flattent et vous trompent, ou du moins ils se trompent eux-mêmes. (p. 46-47)
Certes, nous voulons bien admettre que ces nombreux publicistes qui, de nos jours, veulent étouffer dans le cœur de l’homme jusqu’au sentiment de l’intérêt, qui se montrent si impitoyables envers ce qu’ils appellent l’individualisme, dont la bouche se remplit incessamment des mots dévouement, sacrifice, fraternité ; nous voulons bien admettre qu’ils obéissent exclusivement à ces sublimes mobiles […] Chacun de ces Décius a un plan qui doit réaliser le bonheur de l’humanité, et tous ont l’air de dire que si nous les combattons, c’est parce que nous craignons ou pour notre fortune, ou pour d’autres avantages sociaux. Non ; nous les combattons parce que nous tenons leurs idées pour fausses, leurs projets pour aussi puérils que désastreux. […] il ne nous est pas démontré que la fraternité se puisse imposer. Si même, partout où elle se manifeste, elle excite si vivement notre sympathie, c’est parce qu’elle agit en dehors de toute contrainte légale. La fraternité est spontanée, ou n’est pas. La décréter, c’est l’anéantir. […] Ce n’est pas moi, du reste, qui ai inventé cette distinction […], ces paroles sortirent de la bouche du divin fondateur de notre religion :
« La loi vous dit : Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qui vous fût fait. Et moi je vous dis : Faites aux autres ce que vous voudriez que les autres fissent pour vous. » (p. 56-57)
Si les socialistes veulent dire que, pour des circonstances extraordinaires, pour des cas urgents, l’État doit préparer quelques ressources, secourir certaines infortunes, mon Dieu, nous serons d’accord. Il est cependant un point, dans cette voie, qu’il ne faut dépasser ; c’est celui où la prévoyance gouvernementale viendrait anéantir la prévoyance individuelle en s’y substituant. Il est de toute évidence que la charité organisée ferait, en ce cas, beaucoup plus de mal permanent que de bien passager. […] La Justice, on sait ce qu’elle est, où elle est. C’est un point fixe, immuable. Que la loi la prenne pour guide, chacun sait à quoi s’en tenir, et s’arrange en conséquence. Mais la Fraternité, où est son point déterminé ? quelle est sa limite ? quelle est sa forme ? Évidemment c’est l’infini. La fraternité, en définitive, consiste à faire un sacrifice pour autrui, à travailler pour autrui. Quand elle est libre, spontanée, volontaire, je la conçois, et j’y applaudis. […] dira-t-on que la Législation doit pousser jusqu’[à] la réalisation du dogme de la Fraternité ? […] Mais à quel degré s’arrêtera-t-elle, et selon quelle règle ? Cela dépendra aujourd’hui d’un scrutin, demain d’un autre. Même incertitude quant à la forme. Il s’agit d’imposer des sacrifices à quelques-uns pour tous, ou à tous pour quelques-uns. Qui peut me dire comment s’y prendra la loi ? car on ne peut nier que le nombre des formules fraternitaires ne soit indéfini. (p. 60 à 62)
[…] toutes les forces du gouvernement étant appliquées à prévenir et à réprimer les dols, les fraudes, les délits, les crimes, les violences, il est à croire qu’elles atteindraient d’autant mieux ce but qu’elles ne seraient pas disséminées, comme aujourd’hui, sur une foule innombrables d’objets étrangers à leurs attributions essentielles. […] Aussi la Sécurité n’est pas, il s’en faut de beaucoup, le trait distinctif de la société française. Elle serait complète sous le régime dont je me suis fait, pour le moment, l’analyste ; sécurité dans l’avenir, puisque aucune utopie ne pourrait s’imposer en empruntant la force publique ; sécurité dans le présent, puisque cette force serait exclusivement consacrée à combattre et anéantir l’injustice. (p. 65)
[…] un mot des conséquences de la Sécurité. Voilà donc la Propriété sous ses formes diverses, foncière, mobilière, industrielle, intellectuelle, manuelle, complètement garantie. Là voilà à l’abri des malfaiteurs et, qui plus est, des atteintes de la Loi, […], des exigences de l’impôt, des intrigues, des prétentions et des influences parlementaires.
Le prix des choses et du travail subira donc le minimum possible de fluctuation, et sous l’ensemble de toutes ces conditions réunies, il n’est pas possible que l’industrie ne se développe, que les richesses ne s’accroissent, que les capitaux ne s’accumulent avec une prodigieuse rapidité.
Or, quand les capitaux se multiplient, ils se font concurrence entre eux ; leur rémunération diminue, ou, en d’autres termes, l’intérêt baisse. Il pèse de moins en moins sur le prix des produits. La part proportionnelle du capital dans l’œuvre commune va décroissant sans cesse. […] Le prix des objets de consommation est soulagé de toute la part que le capital prélève en moins ; la vie est à bon marché, et c’est une première condition essentielle pour l’affranchissement des classes ouvrières. En même temps, et par un effet de la même cause (l’accroissement rapide du capital), les salaires haussent de toute nécessité. Les capitaux, en effet, ne rendent absolument rien qu’à la condition d’être mis en œuvre. Plus ce fonds des salaires est grand et occupé, relativement à un nombre déterminé d’ouvriers, plus le salaire hausse.
Ainsi, le résultat nécessaire de ce régime de justice exacte, et par conséquent de liberté et de sécurité, c’est de relever les classes souffrantes de deux manières, d’abord en leur donnant la vie à bon marché, ensuite en élevant le taux des salaires. (p. 66-67)Quand une nation est écrasée de taxes, rien n’est plus difficile que de les répartir également. […] Il y a cependant une chose plus impossible encore, c’est de les rejeter sur les riches. L’État ne peut avoir beaucoup d’argent qu’en épuisant tout le monde et les masses surtout. (p. 70 et 71)
Supposons maintenant qu’au sein [du] peuple prévale que la loi ne se bornera plus à imposer la justice ; qu’elle aspirera encore à imposer la fraternité. Qu’arrivera-t-il ?
D’abord une incertitude effroyable, une insécurité mortelle planera sur tout le domaine de l’activité privée ; car la fraternité peut revêtir des milliards de formes inconnues […] qui viendront chaque jour menacer toutes les relations établies.
Au nom de la fraternité, l’un demandera l’uniformité des salaires, et voilà les classes laborieuses réduites à l’état de castes indiennes ; ni l’habileté, ni le courage, ni l’assiduité, ni l’intelligence ne pourront les relever ; une loi de plomb pèsera sur elles. Ce monde leur sera comme l’enfer du Dante : Lasciate ogni speranza, voi ch’entrate.
Au nom de la fraternité, un autre demandera que le travail soit réduit à dix, à huit, à six à quatre heures ; et voilà la production arrêtée. […] celui-ci voudra que l’État fournisse du travail ; celui-là, de l’instruction, et cet autre, des pensions à tous les citoyens. […]
Je m’arrête. Il est bien évident que, dans cette voie, la source des utopies est inépuisable. Elles seront repoussées, dira-t-on. Soit ; mais il est possible qu’elles ne le soient pas, et cela suffit pour créer l’incertitude, le plus grand fléau du travail.
Sous ce régime, les capitaux ne pourront se former. Ils seront rares, chers, concentrés. Cela veut dire que les salaires baisseront, et que l’inégalité creusera, entre les classes, un abîme de plus en plus profond.
Les finances publiques ne tarderont pas d’arriver à un complet désarroi. Comment pourrait-il en être autrement quand l’État est chargé de fournir tout à tous ? Le peuple sera écrasé d’impôts, on fera emprunt sur emprunt ; après avoir épuisé le présent, on dévorera l’avenir.
Enfin, comme il sera admis en principe que l’État est chargé de faire de la fraternité en faveur des citoyens, on verra le peuple tout entier transformé en solliciteur. Propriété foncière, agriculture, industrie, commerce, marine, compagnies industrielles, tout s’agitera pour réclamer les faveurs de l’État. Le Trésor public sera littéralement au pillage. (p. 75 à 77)Qui ne serait heureux de voir l’État assumer sur lui toute peine, toute prévoyance, toute responsabilité, tout devoir, tout ce qu’une Providence, dont les desseins sont impénétrables, a mis de laborieux et de lourd à la charge de l’humanité, et réserver aux individus dont elle se compose le côté attrayant et facile, les satisfactions, les jouissances, la certitude, le calme, le repos, un présent toujours assuré, un avenir toujours riant, la fortune sans soins, la famille sans charges, le crédit sans garanties, l’existence sans efforts ? (p. 81)
D’où [l’État] tire-t-il ces ressources, qu’on le provoque à épancher en bienfaits sur les individus ? N’est-ce pas des individus eux-mêmes ? Comment donc ces ressources peuvent-elles s’accroître en passant par les mains d’un intermédiaire parasite et dévorant ? N’est-il pas clair, au contraire, que ce rouage est de nature à absorber beaucoup de forces utiles et à réduire d’autant la part des travailleurs ? Ne voit-on pas aussi que ceux-ci y laisseront, avec une portion de leur bien-être, une portion de leur liberté ? (p. 81-82)
[Bastiat parle ici de la religion, mais son propos peut être généralisé] Quelque désirable que soit l’Unité, la diversité, c’est-à-dire la recherche et la discussion valent mieux encore, tant que ne luira pas pour les intelligences le signe infaillible auquel cette vraie foi se fera reconnaître. L’intervention de l’État, alors même qu’elle prendrait pour prétexte la Fraternité, serait donc une oppression, une injustice, si elle prétendait fonder l’Unité ; car qui nous répond que l’État, à son insu peut-être, ne travaillerait pas à étouffer la vérité au profit de l’erreur ? L’Unité doit résulter de l’universel assentiment de convictions libres et de la naturelle attraction que la vérité exerce sur l’esprit des hommes. […] On redoute la diversité, on la flétrit sous le nom d’anarchie ; mais elle résulte forcément de la diversité même des intelligences et des convictions, diversité qui tend d’ailleurs à s’effacer par la discussion, l’étude et l’expérience. En attendant, quel titre a un système à prévaloir sur les autres par la loi ou la force ? (p. 83 à 85)
Si vous faites de la fraternité une prescription légale, dont les actes soient prévus et rendus obligatoires par le Code industriel, que reste-t-il de cette définition ? Rien qu’une chose : le sacrifice ; mais le sacrifice involontaire, forcé, déterminé par la crainte du châtiment. Et, de bonne foi, qu’est-ce qu’un sacrifice de cette autre, imposé à l’un au profit de l’autre ? Est-ce de la fraternité ? Non, c’est de l’injustice ; il faut dire le mot, c’est de la spoliation légale, la pire des spoliations, puisqu’elle est systématique, permanente et inévitable. […] lorsque ce principe [de fraternité] est introduit dans la législation, […] il frappe d’inertie le capital et le travail ; car rien ne garantit qu’il ne se développera pas indéfiniment. Faut-il donc tant de raisonnements pour démontrer que, lorsque les hommes n’ont plus la certitude de jouir du fruit de leur travail, ils ne travaillent pas ou travaillent moins. [L’insécurité] empêche [les capitaux] de se former ; et que deviennent alors les classes mêmes dont on prétendait soulager les souffrances ? (p. 88 et 89)
Quand, sous prétexte de fraternité, le Code impose aux citoyens des sacrifices réciproques, la nature humaine ne perd pas pour cela ses droits. L’effort de chacun consiste alors à apporter peu à la masse des sacrifices, et à en retirer beaucoup. Or, dans cette lutte, sont-ce les plus malheureux qui gagnent ? Non certes, mais les plus influents et les plus intrigants. (p. 90)
La dissidence profonde, irréconciliable sur ce point entre les socialistes et les économistes, consiste en ceci : les socialistes croient à l’antagonisme essentiel des intérêts. Les économistes croient à l’harmonie naturelle, ou plutôt à l’harmonisation nécessaire et progressive des intérêts. […] la Providence ne s’est pas trompée, si elle a arrangé les choses de telle sorte que les intérêts, sous la loi de justice, arrivent naturellement aux combinaisons les plus harmoniques ; si, selon l’expression de M. de Lamartine, ils se font par la liberté une justice que l’arbitraire ne peut leur faire. […] n’est-ce pas une vive satisfaction pour l’esprit que de voir l’harmonie dans la liberté, quand d’autres sont réduits à la demander à l’arbitraire ? (p. 94)
Nous disons : […] la meilleure condition du progrès, c’est la justice et la liberté. […] notre erreur, si elle est démontrée, implique l’urgence de substituer l’artificiel au naturel, l’arbitraire à la liberté. (p. 95)
Il est des choses qui ne peuvent être faites que par la force collective ou le pouvoir, et d’autres qui doivent être abandonnées à l’activité privée. Le problème fondamental de la science politique est de faire la part de ces deux modes d’action. La fonction publique, la fonction privée ont toutes deux en vue notre avantage. Mais leurs services diffèrent en ceci, que nous subissons forcément les uns et agréons volontairement les autres ; d’où il suit qu’il est raisonnable de ne confier à la première que ce que la seconde ne peut absolument pas accomplir. Pour moi, je pense que lorsque le pouvoir a garanti à chacun le libre exercice et le produit de ses facultés, réprimé l’abus qu’on en peut faire, maintenu l’ordre, assuré l’indépendance nationale et exécuté certains travaux d’utilité publique au-dessus des forces individuelles, il a rempli à peu près toute sa tâche. […] Il serait peu coûteux, puisqu’il serait renfermé dans les plus étroites limites. Il serait libéral, car, sous la seule condition de ne pas froisser la liberté d’autrui, chaque citoyen jouirait, dans toute sa plénitude, du franc exercice de ses facultés industrielles, intellectuelles et morales. […]
Mais, fût-on d’accord sur les limites de la puissance publique, ce n’est pas une chose aisée que de l’y faire rentrer et de l’y maintenir. Le pouvoir, vaste corps organisé et vivant, tend naturellement à s’agrandir. Il se trouve à l’étroit dans sa mission de surveillance. Or, il n’y a pas pour lui d’agrandissements possibles en dehors d’empiétements successifs sur le domaine des facultés individuelles. Extension du pouvoir, cela signifie usurpation de quelque mode d’activité privée, transgression de la limite que je posais tout à l’heure entre ce qui est et ce qui n’est pas de son attribution essentielle. Le pouvoir sort de sa mission quand, par exemple, il impose une forme de culte à nos consciences, une méthode d’enseignement à nos esprits, une direction à notre travail ou à nos capitaux, etc.
Et veuillez remarquer, messieurs, que le pouvoir devient coûteux à mesure qu’il devient oppressif. Car il n’y a pas d’usurpations qu’il puisse réaliser autrement que par des agents salariés. Chacun de ses envahissements implique donc la création d’une administration nouvelle, l’établissement d’un nouvel impôt ; en sorte qu’il y a entre nos libertés et nos bourses une inévitable communauté de destinées. (p. 108 à 110)L’unité est une belle chose, mais à la condition d’être dans le vrai. Ce qui revient toujours à dire que le monopole universitaire n’est compatible qu’avec l’infaillibilité. Laissons donc l’enseignement libre. Il se perfectionnera par les essais, les tâtonnements, les exemples, la rivalité, l’imitation, l’émulation. L’unité n’est pas au point de départ des efforts de l’esprit humain ; elle est le résultat de la naturelle gravitation des intelligences libres vers le centre de toute attraction : la vérité. Ce n’est pas à dire que l’autorité publique doit se renfermer dans une complète indifférence. Je l’ai déjà dit : sa mission est de surveiller l’usage et de réprimer l’abus de toutes nos facultés. J’admets qu’elle l’accomplisse dans toute son étendue, et avec plus de vigilance en matière d’enseignement qu’en toute autre ; qu’elle exige des conditions de capacité, de moralité ; qu’elle réprime l’enseignement immoral ; qu’elle veille à la santé des élèves. J’admets tout cela, quoiqu’en restant convaincu que sa sollicitude la plus minutieuse n’est qu’une garantie imperceptible auprès de celle que la nature a mise dans le cœur des pères et dans l’intérêt des professeurs. (p. 127-128)
Quand une nation, victime d’une timidité exagérée, n’ose rien faire par elle-même, et qu’elle sollicite à tout propos l’intervention de l’État, il faut bien qu’elle se résigne à être impitoyablement rançonnée ; car l’État ne peut rien faire sans finances, et quand il a épuisé les sources ordinaires de l’impôt, force lui est d’en venir aux exactions les plus bizarres et les plus vexatoires. De là, les contributions indirectes sur les boissons. [que nous pourrions remplacer par n’importe quel nouvel impôt d’aujourd’hui…] (p. 133)
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