« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

lundi 26 juillet 2021

Une bibliothèque idéale, de Hermann Hesse : du bon et du mauvais usage de la lecture

        
        Le principal intérêt de ce recueil publié sous le titre d’Une bibliothèque idéale (éd. Payot, Rivages poche) réside au final moins dans l’impressionnant catalogue que partage Hesse de ses lectures favorites issues des pays du monde entier, et qui occupe certes une place importante de ce petit ouvrage, mais dans le questionnement du rapport à la lecture que l’auteur nous invite à faire. « Que lire, mais surtout comment lire ? et pourquoi, à quoi sert la lecture ? » Des questions qui sans doute, de manière plus ou moins fréquente, ont traversé l’esprit de tout lecteur.

           Pour commencer, Hesse expose surtout les innombrables manières de mal lire, que je regrouperai autour de deux catégories principales :

1 – lire en vue d’un but utilitaire, résumé par l’expression « se cultiver » : lire permettrait d’accumuler des connaissances, et plus on lit, plus on serait cultivé dans cette logique. Autrement dit, le lecteur est engagé dans une sorte de course de vitesse sans fin, qui consisterait à lire le plus d’ouvrages possibles, et le nombre d’ouvrages lus en ferait un lecteur plus ou moins « cultivé ».

2 – lire pour « se distraire » : la lecture serait un moyen d’évasion par rapport à un quotidien trop frustre, décevant, et le lecteur ici chercherait à combler ses frustrations dans un monde imaginaire meilleur, plus rassurant, ou plus simplement, à « se détendre » et « passer un bon moment ». En littérature, ce sont les exemples les plus célèbres que sont le donquichottisme ou le bovarysme.

À ces deux erreurs fréquentes, Hesse répond en substance :

1 – que la qualité de la lecture prime sur la quantité : le bon lecteur est celui qui au final se constitue non une liste impressionnante de livres lus, mais de livres, d’auteurs qui l’auront marqué, qui l’accompagnent, et auxquels il revient régulièrement tout au long de sa vie. Une telle liste d’auteurs, de livres, que nous considérerions presque comme des « amis », des compagnons de vie, sera toujours préférable, même relativement restreinte, à une liste gigantesque mais impersonnelle d’auteurs lus mais qui n’auront laissé nulle empreinte dans l’esprit de son lecteur avec le temps. Il n’y a également pas à rougir de ne pas avoir lu telle œuvre ou auteur, de pression à avoir nécessairement lu tel livre alors qu’on n’éprouve aucune appétence, envie à lire ledit livre à un moment T.

2 – la littérature classique doit avoir pour but in fine non à exclusivement nous distraire, à oublier nos tracas quotidiens, mais à l’inverse, à mieux comprendre le monde qui nous entoure, mais également nous-mêmes. Au cliché si récurrent du lecteur « distrait, rêveur, déconnecté », Hesse rappelle que la véritable fonction de la littérature est à l’inverse de nous faire prendre conscience de ce qui nous rapproche des autres hommes, qu’ils soient de notre époque ou du passé, qu’ils soient de notre culture ou d’une autre différente.

          D’autres idées dans ce recueil m’ont également marqué, que je résumerai brièvement ci-dessous :

1 – que les classiques de la littérature doivent être abordés avec humilité et patience. Un travers récurrent et particulièrement irritant parmi ceux qui lisent les classiques (mais surtout ceux qui les lisent par devoir, volontaire ou forcé) est de voir ces personnes dénigrer hâtivement des chefs-d’œuvre littéraires alors que leurs arguments sont spécieux et dénotent souvent une incompréhension du livre plutôt qu’un défaut de ce dernier. Une grande œuvre littéraire, rappelle Hesse, ne peut être abordée, lue avec distraction, superficiellement : elle exige au contraire une concentration accrue, pour comprendre ce que l’auteur cherche à faire, discerner sa vision du monde et des choses, à rebours là encore du cliché de la lecture perçue comme une distraction facile et reposante.

2 – la lecture doit in fine nourrir notre propre âme, être un savoir vivant qui devient partie intégrante de nous-mêmes. J’en ai déjà parlé en partie plus haut en évoquant la relation d’amitié que nous devons entretenir avec nos livres et auteurs qui nous sont le plus chers. Hesse va aussi plus loin en forgeant un certain type de lecteurs (non exclusif, temporaire) qui ne lirait plus de livres, mais leur propre âme, rappelant que le bon lecteur doit in fine avoir sa propre personnalité, sa propre vision des choses, et ne pas être entièrement et exclusivement subordonné à ses lectures et auteurs favoris, et prendre ponctuellement le temps de s’en écarter pour lire les choses et son âme par lui-même.


Voici ci-dessous un florilège des meilleures citations de ce recueil, qui reprennent de manière plus approfondie les idées que je n’ai qu’esquissées plus haut, ainsi que d’autres que je n’ai pas abordées :

[L]a fin [de la culture] n’est pas d’augmenter les facultés et les performances individuelles ; non, elle nous aide à donner un sens à notre vie, à interpréter le passé, à nous tourner sans crainte vers l’avenir.
L’une des voies majeures permettant d’accéder à cette culture consiste à étudier la littérature universelle, à se familiariser lentement avec l’immense trésor d’idées, d’expériences, de symboles, de rêveries et d’idéaux que le passé nous a légué dans les œuvres des écrivains et des penseurs d’une multitude de peuples différents. Cette voie est infinie […] ;  personne ne pourrait étudier et connaître intégralement la littérature […] de l’humanité tout entière. En revanche, c’est un accomplissement, un ravissement que de pénétrer dans l’œuvre d’un penseur de premier ordre en cherchant à le comprendre. Le fruit que l’on en tire n’est pas un savoir mort, mais une compréhension et une connaissance vivantes.
Il n’est pas question d’en lire et d’en connaître le plus possible. C’est en choisissant nous-mêmes librement certains chefs-d’œuvre, auxquels nous consacrons nos moments de loisirs, que nous pourrons nous faire une idée de l’étendue et de la plénitude des pensées et des aspirations humaines. Nous établirons alors un rapport stimulant et harmonieux avec l’ensemble de l’humanité ; nous  prendrons part à sa vie et notre cœur battra au même rythme que le sien. C’est au fond le sens de toute existence, dans la mesure où elle ne satisfait pas simplement à la nécessité. La lecture n’est pas une « distraction », en aucun cas, mais une concentration. Son rôle n’est pas d’entretenir des illusions sur une existence absurde, de nous étourdir par des réconforts fictifs. Elle doit au contraire nous aider à donner à notre vie un sens toujours plus élevé, toujours plus entier. (« Une bibliothèque de littérature universelle », p. 18 et 19)

Il est primordial, pour le lecteur entretenant un rapport vivant avec la littérature universelle, d’apprendre avant tout à se connaître pour savoir quels textes le toucheront : il n’a pas à suivre un schéma ou un programme culturel ! Il doit emprunter le chemin de l’amour, non celui du devoir. Ce serait une grave erreur que de s’astreindre à lire un chef-d’œuvre par honte de l’ignorer malgré sa célébrité. […] La vénérable galerie de la littérature universelle est ouverte à tous ceux qui cherchent quelque chose. Il ne faut pas se laisser impressionner par l’étendue de son catalogue, car la quantité importe peu. Certaines personnes se contentent toute leur vie d’une douzaine de livres et n’en sont pas moins de vrais lecteurs. D’autres, en revanche, ont tout avalé et peuvent traiter de n’importe quel sujet ; mais leurs efforts se sont révélés vains car il ne peut y avoir de culture sans objet à cultiver : un caractère, une personnalité. S’il fait défaut, si la culture opère sans substance, dans le vide, en quelque sorte, elle débouchera peut-être sur un savoir, mais elle ignorera toute vie et tout amour. La lecture sans amour, le savoir sans respect, la culture dénuée d’âme comptent parmi les pires péchés que l’on puisse commettre contre l’esprit. (Ibid., p. 20 à 22)

Les journaux et les livres d’actualité ne permettent pas d’apprendre à lire, au sens le plus élevé du terme ; c’est l’apanage des chefs-d’œuvre. Ils ont souvent moins de saveur et de piquant que les textes à la mode ; ils exigent qu’on les prenne au sérieux, qu’on parte à leur conquête. Il est plus facile de se laisser gagner par le rythme frénétique d’une danse américaine, que de vibrer aux mesures souples et régulières d’une tragédie de Racine ou de goûter l’humour délicat, nuancé et foisonnant d’un Sterne ou d’un Jean Paul.
Avant de mesurer les chefs-d’œuvre à notre aune, il nous appartient d’abord de nous mesurer à eux.
(Ibid., p. 64 et 65)

Quand je juge de la valeur d’un texte, sa célébrité et sa popularité n’entrent pas en ligne de compte. Les livres ne sont pas là pour être lus par n’importe qui n’importe quand, pour servir de sujets de conversation et tomber rapidement dans l’oubli comme le dernier bulletin sportif ou le dernier meurtre à la une. Non, il faut les savourer et les aimer sérieusement, sereinement. C’est alors seulement qu’ils dévoileront les forces et les beautés qu’ils recèlent. (« De la fréquentation des livres », p. 68)

Lorsqu’il lit un livre, le bon lecteur fait connaissance avec l’être et la pensée d’un inconnu ; il cherche à le comprendre, à en faire peut-être son ami. La lecture des auteurs ne permet pas seulement de découvrir un petit nombre de personnes et d’événements ; c’est surtout l’auteur lui-même que l’on rencontre, sa façon d’être, de voir les choses, son tempérament, son monde intérieur et, pour finir, son écriture, ses procédés, le rythme de sa pensée et de sa langue. L’influence d’un livre se fera vraiment sentir à partir du moment où il nous a captivés d’une manière ou d’une autre, lorsque nous commençons à connaître, à comprendre son auteur et à établir un rapport avec lui. C’est pourquoi on ne s’en débarrassera pas, on ne l’oubliera pas ; au contraire, on le conservera, c’est-à-dire qu’on l’achètera pour le relire et le revivre, si besoin est.
L’acheteur qui se limite à chaque fois aux livres dont le ton et la pensée l’ont profondément ému cessera bientôt de dévorer au hasard des ouvrages qui ne correspondent pas à une démarche précise. Avec le temps, il rassemblera autour de lui un petit nombre d’œuvres qui lui seront particulièrement chères, qui le combleront de joie et élargiront la sphère de ses connaissances. Il fera en tout cas des lectures profitables plutôt que de lire sans discernement tout ce qui lui tombe sous la main.
[…] il n’y a qu’une seule loi, qu’une seule voie pour se cultiver et s’élever par les livres : le respect de ce qu’on lit, la patiente volonté de comprendre, l’humilité de recevoir et d’écouter. Qui lit seulement pour passer le temps oubliera ce qu’il a lu et se retrouvera aussi pauvre qu’avant. Mais qui s’adonne à la lecture comme on écoute un ami verra les livres s’ouvrir à lui et devenir siens. Leur substance ne s’évanouira pas, ne se perdra pas ; elle l’accompagnera, elle lui appartiendra, le réjouira et le consolera comme seuls les amis savent le faire. (« De la lecture et de la possession des livres », p. 72 à 75)

La majorité des gens ne comprennent rien à la lecture et ne savent pas au juste pourquoi ils lisent. Pour les uns, c’est un chemin d’accès à la « culture », difficile mais indispensable. Avec tout ce qu’ils ont lu, ils sont effectivement très « cultivés ». Pour d’autres, en revanche, la lecture est une distraction facile qui permet de tuer agréablement le temps ; ils sont prêts, au fond, à lire n’importe quoi pour ne pas s’ennuyer. […]
Le lecteur qui cherche à se reposer, à passer le temps, et celui qui veut se cultiver pensent trouver dans les livres des forces capables de vivifier et d’élever l’esprit, bien qu’ils n’en connaissent ni la nature ni la portée. Ils se comportent comme un malade dénué de raison qui, sachant qu’une pharmacie regorge de remèdes efficaces, se mettrait à essayer tous les médicaments, tiroir après tiroir, bocal après bocal. Et pourtant, comme dans une vraie pharmacie, chacun devrait pouvoir trouver dans sa librairie et sa bibliothèque l’herbe qui le guérira ; au lieu de se gaver et de s’empoisonner, il pourrait y puiser de quoi retrouver des forces et de l’énergie. (« De la lecture », p. 91 à 94)

Pour nous autres écrivains, il est très agréable de constater qu’on lit autant, et il peut sembler paradoxal qu’un auteur pense qu’on lit trop. Mais la joie que procure ce métier finit par se dissiper devant les nombreux abus et malentendus dont il est victime. Même si les droits d’auteur s’en trouvent diminués, il vaut mieux être lu par une dizaine de bons lecteurs, dont la reconnaissance vous comble de joie, que par des centaines de lecteurs indifférents.
C’est pourquoi j’ose affirmer qu’on lit trop et que cet excès de lecture ne fait pas honneur à la littérature ; il lui est même nuisible. Les livres ne sont pas faits pour rendre les gens dépendants plus dépendants encore, et encore moins pour fournir à bon compte une vie illusoire à ceux qui ne savent pas quoi faire de la leur. Les livres, au contraire, n’ont de valeur que s’ils mènent à la vie, que s’ils sont utiles, au service de l’existence. Si elle n’éveille pas chez le lecteur une étincelle d’énergie, un soupçon de rajeunissement, un souffle de fraîcheur, toute heure passée à lire est une heure perdue. (Ibid., p. 94)

D’un point de vue purement extérieur, la lecture invite, oblige à se concentrer, et rien n’est plus inepte que de lire pour se « distraire ». […] Un bon livre doit donc avant tout susciter chez le lecteur le sentiment d’une concentration, d’une contraction et d’une intense simplification de choses enchevêtrées. Le moindre poème est déjà une simplification, un concentré d’émotions humaines, et si je n’ai pas la volonté de les partager, d’y prendre part attentivement, c’est que je suis un bien mauvais lecteur. Le tort que je cause ainsi à un poème ou à un roman peut me laisser de glace. Mais c’est surtout à moi-même que je porte préjudice par une mauvaise lecture. J’emploie mon temps à une activité inutile ; je mobilise ma vue et mon attention pour des choses que j’aurai tôt fait de les oublier ; je me fatigue le cerveau avec des impressions qui ne me servent à rien et que je ne désire nullement assimiler. (Ibid., p. 94-95)
La vie est courte et personne dans l’au-delà ne viendra s’enquérir du nombre de livres dont on est venu à bout. C’est pourquoi il est stupide et préjudiciable de passer son temps à lire inutilement. Je ne pense pas ici aux mauvais livres, mais plutôt à la qualité de la lecture elle-même. Dans la vie, chaque pas, chaque respiration est essentielle. Aussi la lecture doit-elle également nous apporter quelque chose ; il faut fournir un effort qui nous rendra plus fort encore ; il faut se perdre pour se retrouver avec une conscience accrue. Il est vain de connaître l’histoire de la littérature si nous n’avons pas puisé dans chaque volume joie, consolation, force ou sérénité. Lire d’un œil distrait, sans réfléchir, revient à se promener les yeux bandés dans un beau paysage. Il ne faut pas lire non plus pour s’oublier et oublier la vie de tous les jours. Non, la lecture doit nous permettre de reprendre solidement en mains notre propre destin avec davantage de conscience et de maturité. [Pour aborder les livres,] il faut plutôt se mettre dans la peau d’un alpiniste prêt à escalader les Alpes, d’un combattant entrant dans l’arsenal ; on ne doit pas les aborder comme un fuyard et un mécontent qui subit la vie, mais comme un homme de bonne volonté qui rend visite à des amis ou à des personnes de bon conseil.
S’il en était vraiment ainsi, on ne lirait plus que le dixième de ce qui est lu aujourd’hui et l’on s’en trouverait dix fois plus heureux et plus riche. (Ibid., p. 96-97)
 L’écrivain, archétype de l’être inspiré, coincé pour ainsi dire entre le monde des machines et celui de l’esprit, se retrouve de nos jours confiné dans un monde suffoquant. S’il se voit ainsi condamné à l’asphyxie, c’est parce qu’il est justement le défenseur, l’avocat des forces et des besoins humains fondamentaux auxquels notre temps a déclaré une guerre fanatique.
[…] S’il veut rester fidèle à ses origines et à sa vocation, l’auteur doit s’exclure de ce monde ivre de succès dominé par l’industrie et l’organisation, comme il doit fuir l’univers de la pensée rationalisée qui règne par exemple dans nos universités.
Puisque son seul devoir consiste à être le serviteur, l’avocat et le chevalier de l’âme, l’homme de lettres se voit en ce moment condamné à un isolement et à une souffrance qui ne sont du goût de tous.
L’Europe compte actuellement très peu d’écrivains ; ils ont tous quelque chose de tragique et font preuve d’un certain donquichottisme. En revanche, le continent grouille de ces « écrivains » dont se délectent les bourgeois, de ces littérateurs qui ne manquent ni de goût ni de talent pour glorifier éternellement les visées et les idéaux inscrits au programme de leurs lecteurs ; aujourd’hui la guerre, demain le pacifisme, etc.
[…] Nous [écrivains] étouffons dans l’air irrespirable du monde mécanique et du besoin barbare qui nous entoure. Mais nous ne nous coupons pas du reste ; nous considérons cette souffrance et cette asphyxie comme notre mission, notre épreuve, comme le lot que nous a assigné le destin.
Nous n’adhérons à aucun des idéaux actuels
, que ce soit celui des généraux, des bolchéviques, des universitaires ou des industriels, mais nous croyons que l’homme est immortel, que son image peut guérir de toute altération, ressortir purifiée de tout enfer. Notre but n’est pas d’expliquer notre époque, de chercher à la rendre meilleure ou de lui donner des leçons. En dévoilant nos songes et nos souffrances, nous cherchons à lui ouvrir encore et toujours le monde des images, le monde de l’âme. Ces rêves sont en partie des cauchemars, et ces images d’horribles épouvantails. Nous n’avons pas le droit de les embellir ou d’en nier l’existence. Les « écrivains » qui divertissent le bourgeois le font déjà suffisamment. L’âme humaine est en péril ; elle est au bord de l’abîme, nous ne le cachons pas. Mais nous ne pouvons pas non plus cacher notre foi en son immortalité. (« La profession de foi de l’écrivain », p. 99 à 101)
Le fait que le livre a perdu presque toute sa noblesse passée ne doit pas nous affliger outre mesure. Le cinéma et la radio lui ont ravi tout récemment une bonne partie de son charme et de sa valeur, même aux yeux des masses, mais cela ne doit pas trop nous inquiéter. Rassurons-nous, le livre n’est pas promis à une disparition totale, au contraire : avec le temps, d’autres inventions permettront de satisfaire certains besoins de distraction et d’instruction, et le livre retrouvera alors sa dignité et son autorité. Car l’ivresse du progrès la plus infantile sera bientôt supplantée par l’idée que le livre et l’écrit ont des fonctions éternelles : la formulation par le mot et la transmission de cette formulation par l’écriture ne sont pas seulement des adjuvants de taille, ils sont surtout l’unique moyen pour l’humanité d’avoir une histoire et une conscience durable de soi. (« La magie du livre », p. 106)
L’esprit s’est apparemment démocratisé, certes, et les trésors spirituels d’une époque appartiennent apparemment à tous les contemporains qui savent lire ; mais en réalité tout ce qui est important se produit en cachette, en secret. On a l’impression qu’un réseau de prêtres ou de conjurés se cache quelque part sous la terre, qu’il manipule secrètement les esprits, travestit ses émissaires, les dote pour des générations du pouvoir et de force explosives, qu’il les envoie à la surface du globe sans aucune légitimation et veille à ce que l’opinion publique, satisfaite de leurs explications, ne remarque rien de la magie qui s’opère sous ses yeux. (Ibid., p. 110-111)

Voici sans doute ce qui fait le mystère et la grandeur de ces expériences littéraires : à mesure que nous apprenons à lire avec plus de subtilité, de sensibilité et d’agilité, chaque œuvre, chaque pensée nous apparaît dans son unicité, son individualité et sa relativité. Nous constatons que la beauté et le charme résident justement dans cette individualité et cette unicité. Mais, en même temps, nous croyons voir de plus en plus nettement comment les peuples, avec leurs centaines de milliers de voix, tendent vers le même objectif, invoquent les mêmes dieux sous des noms différents, poursuivent les mêmes rêves, endurent les mêmes souffrances. Depuis le cocon ridé de mille plis formé par les langues innombrables et les livres millénaires, une étrange chimère, majestueuse et surréelle, regarde le lecteur dans ses instants d’inspiration : c’est le visage de l’homme dont l’unité provient comme par magie de mille traits contradictoires. (Ibid., p. 117)
Nous arrivons enfin à l’ultime étape de notre chemin, au troisième et dernier type de lecteur. […] cet individu se trouve apparemment aux antipodes de ce que l’on appelle d’habitude un « bon » lecteur. Ce troisième personnage possède une telle personnalité, il est tellement lui-même qu’il est entièrement libre de ses lectures. Il ne cherche ni à se cultiver, ni à se divertir. Il se sert du livre comme de n’importe quel autre objet ; ce n’est pour lui qu’un point de départ, une incitation. Au fond, peu importe ce qu’il lit. Il ne s’intéresse pas à un philosophe pour le croire, embrasser ses vues, les critiquer ou les combattre. Il ne lit pas un poète pour avoir une interprétation du monde ; il a la sienne.
On peut le considérer […] comme un véritable enfant. Il joue avec tout et n’importe quoi – et dans un sens rien n’est plus fécond, plus productif. Face à une belle formule, un aphorisme ou une pensée pleine de sagesse, il essayera d’abord de les retourner. Il sait depuis longtemps que le contraire de toute vérité est aussi vrai que cette vérité elle-même. […]
À partir du moment où notre imagination et notre faculté d’association sont à leur apogée, nous ne lisons plus le papier que nous avons sous les yeux : nous nageons dans le flot des suggestions et des idées suscitées par ce qui s’y trouve écrit. […]
Mais, me dira-t-on, tout cela relève-t-il encore de la lecture ? […] Ce troisième et dernier ordre de lecteurs, comme tu l’appelles, ne serait-il pas en réalité l’ordre le plus bas, le plus infantile, le plus barbare ? […] C’est une objection légitime. Celui qui en ferait constamment partie finirait vite par ne plus rien lire du tout. […] Il ne lit plus rien. Des livres ? Pour quoi faire ? Ne porte-t-il pas en lui l’univers tout entier ?
Mais personne ne reste éternellement à ce stade où l’on ne lit plus. Toutefois, celui qui n’en a jamais fait l’expérience est un mauvais lecteur, un lecteur immature. Il ne sait pas qu’il possède en lui-même toute la littérature et toute la philosophie du monde. Il ne soupçonne pas que les plus grands écrivains eux-mêmes ont puisé à cette source que nous portons tous au fond de nous. Consacre donc ne serait-ce qu’une heure, un jour de ta vie à cette troisième étape où toute lecture est abolie. Il est si facile d’en revenir ! Tu liras, écouteras et interpréteras d’autant mieux tout ce qui est écrit. Arrête-toi, ne serait-ce qu’une seule fois, en ce lieu où la pierre qui borde le chemin a autant de signification pour toi qu’elle en a eu pour Goethe et Tolstoï. Tu tireras de leur lecture et de celle des autres auteurs infiniment plus de profit, de sève et de miel. Tu seras alors en accord avec la vie et avec toi-même comme tu ne l’as jamais été. […] Essaie au moins une fois de noter quelques idées, comme celles qui te viennent en te promenant, ou tente de consigner le simple rêve que tu as fait cette nuit, ça paraît plus facile ! […] Car le rêve ouvre sur le contenu de ton âme, et ce contenu n’est autre que le mode, ni plus ni moins ; le monde entier, de ta naissance à aujourd’hui, de Homère à Heinrich Mann, du Japon à Gibraltar […] (Ibid., p. 123 à 127)
[…] il existe dans toute œuvre littéraire une obscure ambiguïté, une « surdétermination des symboles », pour reprendre les termes de la psychologie moderne. Si tu ne l’as pas entrevue ne serait-ce qu’un instant dans sa plénitude infinie, son mystère inexplicable, tu te sentiras complètement dépassé devant n’importe quel penseur, n’importe quel écrivain ; tu prendras la partie pour le tout et tu te fieras à des interprétations superficielles. […] Mais si tu n’en soupçonnes pas l’existence, tu continueras à aborder les livres, les sciences et les arts comme un écolier lit une grammaire. (Ibid., p. 127 et 128)

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