« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

vendredi 9 juillet 2021

Poèmes de jeunesse (Œuvre poétique I) de Du Fu : un poète d'une grande versatilité (avec une anthologie de 10 poèmes)

        À la lecture de ce premier tome publié aux éditions Les Belles Lettres regroupant les poèmes de jeunesse de Du Fu (bien que ceux-ci aient été composés jusque 755, au moment où le poète est âgé de 43 ans environ), on a un premier aperçu de la grande versatilité du talent poétique de celui qui est considéré comme le plus grand poète chinois. Si la tonalité lyrique, et surtout élégiaque, domine, Du Fu y mêle également des poèmes engagés, parfois satiriques, où il dénonce la pauvreté, si ce n’est pas la misère, de la population suite à diverses catastrophes naturelles (principalement des inondations, voir poème 77), la conscription lorsqu’elle est au service des ambitions de conquête (et non pour la protection du pays), ou l’indifférence des puissants à leur égard. Le poème 45 de ce recueil, « La Ballade des chariots de guerre » (reproduit ci-dessous) en est un remarquable exemple ainsi que le suivant, « Partir à la Frontière, Première Série, Neuf poèmes », où Du Fu fait parler un soldat ordinaire, puis se met à sa place, pour décrire leurs souffrances, en particulier la séparation forcée d’avec leurs proches que la guerre entraîne, leur nostalgie du foyer lointain, la futilité de la guerre de conquête.

Néanmoins, c’est bien la partie lyrique qui prédomine : Du Fu chante surtout son désespoir d’être incapable d’entrer en fonction au service de l’Empereur, lui qui avait de si hautes ambitions suite à la reconnaissance précoce de ses talents poétiques. Il échouera ainsi à plusieurs reprises aux examens, et se verra barré l’accès à l’Empereur malgré la reconnaissance de son talent par ce dernier (au cours d’un dîner où des fu furent lus à l’Empereur, dont celui du poète) en raison semble-t-il de la jalousie des courtisans l’entourant. Sa vie, jusque la guerre civile qui sera l’objet des tomes suivants, ne sera qu’une longue suite de désillusions, au cours de laquelle Du Fu tente et espère en vain entrer au service de l’Empereur par l’intermédiaire d’amis puissants qui eussent pu soutenir sa candidature. C’est peut-être le seul bémol que je mettrai à la lecture de ce recueil, à savoir les nombreux poèmes d’éloge que Du Fu (dans lesquels il se plaint régulièrement de ses malheurs en parallèle) composa pour solliciter aux destinataires qu’ils glissassent un mot en sa faveur pour une éventuelle promotion, qui n’arrivera que très tardivement, alors que le poète est âgé de près de quarante ans et qu’elle ne sera qu’éphémère puisque le soulèvement du général An Lushan balaiera la stabilité du pays et l’entraînera dans une guerre civile meurtrière. Lui qui sera ironiquement reconnu comme le plus grand poète national aura donc vécu dans un dénuement plus ou moins grand la majeure partie de sa vie, ses talents non reconnus par les puissants, tiraillé par le sentiment douloureux de son inutilité et de l’échec, a fortiori pour lui qui, conformément aux principes confucéens, souhaitait plus que tout se rendre utile à son pays malgré la tentation taoïste, épisodique, de se retirer du monde devant sa vanité.

Du Fu trouvera une consolation relative de sa vie gâchée si l’on peut dire (il vivra dans un dénuement plus ou moins important si l’on en croit ses poèmes, bien qu’une part d’exagération ne soit pas à exclure, à l’instar de Du Bellay dans ses Regrets) parmi ses amis qui le soutiendront et qui l’invitent régulièrement chez eux (poème 4 « Deux poèmes écrits au refuge de M. Zhang »), dans l’ivresse (ses poèmes à ce sujet sont les plus drôles de ce recueil, comme le poème 35 où il fait l’éloge de 8 grands poètes chinois connus pour leur penchant pour la boisson, contrepoint idéal à la nature plutôt sombre de ses poèmes élégiaques ou engagés), ou encore dans la contemplation de la nature, où il trouve, temporairement, une certaine sérénité.

Voici ci-dessous une anthologie que j’ai limitée à dix poèmes (parmi les 93 que contient le livre, sans compter 4 autres en annexe), parmi lesquels j’avoue avoir une préférence pour les deux grands poèmes autobiographiques du désenchantement (poème 34 et poème en annexe 2), et celui où il se compare à de la soie écrue (poème 54) pour défendre l’intégrité du poète face à ce que les puissants pourraient faire de lui, dans un rare poème où Du Fu montre une facette moins reluisante du service aux puissants auquel il aspira paradoxalement toute sa vie.

 

(4) Deux poèmes écrits au refuge de M. Zhang

        I

Au printemps, délaissé, je suis venu seul à ta rencontre dans cette montagne

Que le son des coupes de bois rend encore plus reculée ;

Au bout d’un long sentier encore enneigé,

Je suis arrivé dans ton refuge au soleil couchant.

 

Tu n’as pas d’appétence pour les fastes qui illuminent la nuit,

Tu fuis les nuisances comme les cerfs que tu vois passer le matin.

Envoûté par tant de sérénité, je ne sais plus comment rentrer chez moi,

Face à toi, je suis comme une barque vide à la dérive.

 

        II

Chaque fois que nous nous voyons,

Tu flattes mon envie de m’attarder,

Tandis que les poissons glissent dans la mare claire

Et que les cerfs brament dans les herbes fraîches.

 

Et si le vin que j’ai apporté est pour toi à boire,

Sache que tes poires n’ont nulles pareilles au monde !

Le sentier en contrebas a beau être périlleux,

L’ivresse est à chaque fois mon sauf-conduit.

 

(14) Collines fictives

Il ne manquait pas un panier [de terre] pour réussir

Ces trois collines dont l’effet sort de l’ordinaire :


Quand on y plonge le regard, on se croirait en rase campagne,

Dans un site retiré d’où pourraient émerger des nuages ;

Des bambous de tendresse les recouvrent d’une ombre printanière,

Tandis que les effluves des encensoirs créent l’illusion de l’aube.


Puisse le Midi vous offrir une longue vie,

En vous baignant jour après jour de sa divine énergie.


[Voici ci-dessous un exemple de la richesse de l'interprétation de chaque poème faite par Nicolas Chapuis, qui nous fait mieux percevoir la complexité de chaque poème et ses tentatives d'en restituer au mieux le sens]



(34) 22 rimes présentées et offertes à Monsieur le Grand Conseiller Wei

Ceux qui portent des culottes de soie ne meurent jamais de faim,

Mais ceux qui portent le bonnet d’érudit sont nombreux à se fourvoyer.

Maître, si vous prenez le temps de m’écouter tranquillement,

Votre humble serviteur vous dira tout.


Dans les années de ma jeunesse,

J’ai très tôt candidaté aux examens impériaux ;

J’avais lu plus de dix mille rouleaux ;

J’écrivais comme si les esprits étaient avec moi.


On disait que ma prose rivalisait avec celle de Yang Xiong

Et on estimait que ma poésie était proche de celle de Cao Zhi.

Li Yong avait demandé à me voir,

Et Wang Han avait souhaité devenir mon voisin.


Je pensais tout naturellement être au-dessus de la mêlée,

Et être destiné à occuper sans tarder un poste de premier plan,

Pour que notre Souverain dépasse Yao et Shun,

Et pour que soit rétablie la pureté de notre culture et de nos mœurs.


Quand ce dessein s’est finalement étiolé,

Je me suis mis à chanter ici et là plutôt que de me retirer du monde.

Voici treize ans que je suis sur ma mule,

J’ai élu résidence dans l’auguste capitale.


Le matin, je frappe à la porte des nantis,

Et le soir, je suis la trace des montures charnues.

Des fonds de coupes et des reliefs froids !

Partout je refoule ma tristesse et ma souffrance.


Quand son Altesse Impériale a récemment décrété un examen,

J’ai aussitôt pensé pouvoir déployer mes talents :

Mais on a replié mes ailes en plein ciel ;

Un poisson échoué, sans ailerons pour se dégager !


Je suis si honteux de vos attentions,

Et si convaincu de votre sincérité :

Chaque fois que vous êtes à la cour,

Vous citez l’un de mes derniers vers.

 

Laissez-moi me réjouir comme Gong Yu,

Je ne tiens pas à être pauvre comme Yuan Xian.

Pourquoi mon cœur bat-il la chamade ?

Simplement parce que j’en ai assez de me pavaner.


Je voudrais à présent partir à l’Est vers l’océan,

Et donc prendre congé de l’Ouest et quitter Qin.

Mais j’ai tant d’affection pour le mont Zhongnan :

Je retournerai souvent la tête vers les berges de la claire Wei.


Je vous serai toujours reconnaissant de ce repas,

Et c’est avec encore plus de gratitude que je salue un grand serviteur de l’Empire.

Quand la mouette blanche aura disparu dans les vagues déferlantes,

Nul dans l’univers ne sera capable de l’asservir !

 

(35) 8 Immortels épris de boisson.

Zhizhang monte à cheval comme s’il tanguait sur un bateau :

Les pupilles dilatées, il tombe dans un puits et dort au fond de l’eau.

 

Le prince de  Ruyang a déjà bu trois gallons avant de se présenter à la Cour,

Mais sa bouche salive dès qu’il croise la charrette d’un vigneron,

Et il regrette de n’avoir pas reçu en fief Jiuqan, les Sources du Vin.

 

Le vice-premier ministre dépense dix mille sapèques pour son plaisir quotidien,

Car il s’abreuve comme une baleine qui engloutit les eaux de l’océan :

La coupe aux lèvres, il aime le vin fin et prétend éviter la mauvaise gnôle !

 

Zongzhi est un beau jeune homme dissipé :

Il lève son bol, le regard absent, perdu dans l’azur du ciel,

Aussi ravissant qu’un sophora balayé par le vent.

 

Su Jin, qui jeûne longtemps devant son Bouddha de soie,

Apprécie souvent de s’échapper du Chan dans l’ivresse.

 

Li Bai écrit cent poèmes pour un gallon d’alcool,

Et s’endort chez les marchands de vin sur la place de Chang’an.

Quand le Fils du Ciel le convoque, il refuse d’embarquer,

En prétendant qu’il est un immortel épris de boisson !

 

Zhang Xu, que la légende nomme le Saint Calligraphe aux Trois Coupes,

Ôte sa coiffe et dénude son cou devant les princes,

Agitant son pinceau qui trace comme des nuages et des brumes sur le papier.

 

Et il faut bien sept gallons pour que Jiao Sui soit alerte,

Alors ses discours élevés et ses arguments audacieux stupéfient les convives.

 

(40) La Chanson du Parc des Excursions Plaisantes

Dans le vieux Parc des Excursions Plaisantes, la haute forêt est fraîche,

Des herbes verdoyantes à perte de vue croissent à merveille.

Le banquet du Prince est situé sur un promontoire,

De telle sorte que nous levons nos coupes devant le plat pays de Qin.

 

Les gourdes en bois de longue vie témoignent de sa cordialité,

Et c’est un fol plaisir quand il nous invite à cravacher.

Printanières sont les eaux du jardin aux hibiscus,

Tonnerre en plein soleil : le défilé de la garde impériale.

Les portes des palais sont grandes ouvertes, quelle vue !

Les tentes azurées au bord de la Serpentine ont des cartouches argentées.

Caressant les eaux, les manches dansent et se retournent,

Et des chants cristallins s’élèvent au plus près des nuages.

 

Je me souviens quand autrefois cela suffisait à m’enivrer,

Mais à présent je suis triste avant d’être saoul !

Ce n’est pas à cause de quelques cheveux blancs qu’il faut renoncer :

Je ne refuserai pas cent gages de coupes pleines !

La Sainte Cour a décidé qu’un pauvre hère était ridicule,

Pourtant le moindre être jouit des grâces de l’Empereur Céleste.

Alors, ayant fini de boire et sans lieu où me retourner,

Je reste seul dans le clair-obscur à chanter moi-même ce poème.

 

(45) La ballade des chariots de guerre

Les chariots crissent, les chevaux hennissent,

Les conscrits portent à la taille arc et flèches.

Parents, épouses et enfants les suivent,

Dans un nuage de poussière qui masque le pont de Xianyang.

Ils pleurent, accrochés aux vêtements, les retenant de partir, bloquant la route,

Leurs gémissements transpercent le firmament.


Au bord du chemin, un passant interroge un soldat

Qui lui répond simplement : « on a été enrôlé une fois encore !

À quinze ans on avait défendu le fleuve au nord,

À quarante ans on part en garnison à l’ouest.

Lors de notre départ, le chef de village nous avait offert la coiffe des adultes,

Et voilà qu’à peine revenus et les cheveux blancs, on nous renvoie sur la frontière.

Malgré l’océan de sang versé sous les fortifications,

Notre Souverain Martial n’a pas fini de vouloir étendre l’Empire.


Ne saviez-vous pas, Monsieur, que

Dans les deux cents préfectures orientales de la Maison des Han,

Les ronces poussent dans dix mille foyers, dans des milliers de villages.

Quand bien même de fortes femmes manieraient le coutre et le soc,

Labour et semis seraient sans queue ni tête.

De plus, ces soldats de Qin, qui endurent les batailles les plus rudes,

Ne sont pas traités différemment que des chiens ou de la volaille.


Monsieur, vous avez bien voulu m’interroger,

Mais comment un soldat pourrait-il se plaindre ?

Voyez donc que cette année, l’hiver venu,

Nous n’aurons pas terminé notre service à l’ouest des passes :

Quand les agents du district se presseront à collecter les taxes,

D’où proviendra le paiement des impôts ?

Croyez bien que faire des garçons c’est mal,

Et que faire des filles c’est bien,

Avoir une fille, c’est être sûr qu’elle épousera un voisin,

Alors qu’avoir un garçon, c’est le retrouver enseveli dans les herbes sauvages.


Ne saviez-vous pas, Monsieur, que

Sur les berges du Lac Qinghai,

Les ossements blanchissent depuis si longtemps que personne n’est venu les chercher.

De nouveaux fantômes crient à l’injustice, les anciens fantômes pleurent,

Des hululements qui bruissent dans le ciel sombre et sous la pluie humide.

 

(54) Ballade de la soie écrue

Un fil de soie doit être long, mais pas nécessairement blanc,

Car il deviendra gaze de Yue ou brocart de Shu, mesuré avec un mètre en or.

Des mains de jade sur un châssis d’ivoire : profusion de rouge sombre ;

Des milliers de fleurs dans dix mille herbes : mouvement de vert foncé.

Quelle tristesse que la matière brute soit teinte selon les modes,

Mais les couleurs sont inséparables une fois l’étoffe coupée du métier !

La belle fixe son attention sur un repassage parfait,

La brodeuse élimine toute trace d’aiguilles et de fils.


Au printemps la robe est portée pour danser,

Le vol du papillon accompagne le chant du loriot.

De l’émotion en voyant cette soie remuer comme un chaton qui tombe,

Et se soulever légèrement dans le vent et les rayons du soleil.

Mais quand une sueur parfumée et la poussière légère auront souillé sa figure,

Elle se changera et qui sait où elle l’abandonnera ?

Ne voyez-vous pas

Qu’il est difficile d’appeler un lettré talentueux,

Car il préfère endurer son exil plutôt que d’être rejeté.

 

(65) La terrasse au sud-ouest du Meipi

Une haute terrasse donne sur le lac bleu,

Un peu de fraîcheur dans le vent et le soleil d’août.

Joncs et roseaux à la dérive,

Ciel et eau à l’unisson.

Une impression de nouveau qui frappe mon regard,

Rien d’important n’échappe à mon entendement.

Je crois reconnaître une sirène,

Mais c’est un pêcheur que je distingue dans la brume.

Limé, poncé : le vert du mont Zhongnan ;

Inversé : le reflet du pic Baige.

Les sommets sont encore plus lumineux,

Dommage qu’on les franchisse si vite !

 

Je peine tant pour vivre, je déçois les ermites Yan et Zheng,

Pour m’échapper des contingences, j’envie les ascètes Zhang et Bing.

Puisque l’on néglige tant les étalons,

Je suis disposé à me mêler aux crapauds.

À qui sait se retirer, le monde devient indifférent,

On ne peut à la fois trouver sa place et vaquer aux affaires.

Une fois à l’écart du monde à quoi bon attendre un poste ?

Quand la vieillesse vient, pénibles sont la quiétude et le confort.

De plus ici poussent en abondance joncs et nénuphars,

Qui pourraient fort bien couvrir une chaumière.

Il suffirait alors de posséder une barque

Pour jouir l’année durant de cette vue épurée.

 

(77) Envoyé à Cen Shen pour la fête du Double Neuf

J’ai beau sortir ou rentrer,

J’ai toujours les pieds mouillés.

Des torrents de boue partout,

Je dépéris en pensant à vous.

Assis dans le salon je gémis,

Je passe à table : est-ce le jour, la nuit ?

La Serpentine est pourtant si proche,

Mais impossible de venir vous voir.


Ah ! je plains toutes ces pauvres gens,

Dont les fermes ne peuvent être sauvées !

Comment exécuter le maître des nuages ?

Qui serait capable de réparer la fuite du ciel ?

Les astres sont obscurcis au palais impérial,

Les fauves hurlent dans les campagnes.

Les notables forcent leur passage,

Quand les petites gens ont peine à prendre la route.

Même cette grande Montagne du Sud,

Pourrait bien être submergée par le courant !

En ce jour de fête, les chrysanthèmes des Haies de l’Est

N’auront personne pour apprécier leur beauté !

Maître Cen, vous avez écrit tant de nouveaux poèmes,

Et vous aimez comme moi le bon vin !

Toutes ces fleurs d’or prêtes à être coupées,

À quoi bon s’en emplir les manches ?

 

(Annexe 2 –) Mon Grand Tour

Autrefois, à quatorze ou quinze ans,

Je me mis à parcourir les cercles littéraires.

Quand je fus l’élève des grands lettrés Cui et Wei,

Ils me comparèrent à Ban Gu et Yang Xiong.

À sept ans, songeant déjà à de grands desseins,

Ma première ode fut pour chanter les phénix.

À neuf ans j’ai appris la calligraphie,

De quoi emplir toute une sacoche.

Mon naturel bohème fit de moi un grand buveur,

Bien que mon aversion pour le vice fût bien ancrée.

Je fis peu de cas des jeunes de ma génération,

Tous ceux avec qui je liai amitié avaient les cheveux blancs !

Boire jusqu’à l’ivresse ouvre tous les horizons :

Ce sont les rabat-joie qui ont l’esprit embrouillé !

 

Quand je descendis vers l’Est à Gusu,

Je projetais de m’embarquer pour la haute mer.

Encore aujourd’hui j’éprouve des regrets

De ne pas avoir pu me rendre au Japon. […]

Si clair le teint à nulles pareilles des filles de Yue,

Si frais le mois de juillet au Lac du Miroir,

Inouïes les senteurs du torrent Shan,

Jamais je ne pourrai l’oublier.

 

Je rentrai par bateau en contournant le Tianmu,

L’âge étant venu de concourir au nom de mon pays natal.

J’étais déterminé à me porter à l’assaut des fortins de Qu Yuan et de Jia Yi,

Sans même un regard pour les murailles de Cao Zhi et de Liu Zhen !

Qui eût cru que je raterais ces épreuves

Et que je prendrais seul congé du Préfet de la Capitale ?

Alors je me laissais aller dans les pays de Qi et de Zhao,

Plus qu’à mon aise avec mes fines fourrures et mes gras équipages ! […]

Après huit à neuf années de plaisir,

Je retournai vers l’ouest pour aller à Xianyang.

Comme je ne désirais que la compagnie de grands poètes,

J’appréciais de fréquenter un prince vraiment sage.

Dans sa demeure royale les libations étaient de règle,

J’y composai des fu pour le palais impérial.

Le fils du ciel interrompit son repas pour me faire appeler,

Les dignitaires se rassemblèrent en grande tenue.

Ils se retirèrent sans montrer la moindre affection,

Je m’enivrais désespéré de ce manque de confiance.

Comme même les zibelines noires finissent par s’user,

Grisonnant mais la tête haute, je portais des toasts !

Je finis par devenir un ancien dans le village de Du,

Des peupliers blancs en nombre tout alentour.

Les villageois me vouaient un profond respect,

Tous les jours je m’occupais des décès et des naissances.

Les puissants donnaient libre cours à leurs pillages,

Et même les grandes familles déploraient des deuils.

La cavalerie d’Etat épuisait le stock de millet,

Les coqs des officiels volaient ce qui restait de grains.

Ce ne sont là que des exemples de gaspillage,

Le passé nous a appris à méditer grandeur et décadence.

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