« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

samedi 26 décembre 2020

Le Rêve dans le pavillon rouge (Hongloumeng), de Cao Xueqin : de la magnanimité.

.Préambule : mon article ne porte que sur les 80 premiers chapitres du roman, ceux qui ont été véritablement écrits par Cao Xueqin. Les 40 derniers chapitres ont semble-t-il été écrits par une autre personne, ou du moins largement réécrits par cette autre personne (si elle s'est tant soit peu inspirée des manuscrits de l'auteur) : je n'ai lu que le chapitre 81 et ai décidé d'abandonner ma lecture du roman au vu de la pauvreté de l'écriture qui me paraît indigne du véritable auteur (je m'en explique rapidement à un endroit du présent article).

            Hongloumeng possède de nombreuses qualités, que je tenterai d’énumérer tout au long de cet article, qui le hissent au rang des tout meilleurs romans. La plus grande de ses qualités, s’il ne fallait en retenir qu’une seule, est la magnanimité de son auteur, pour reprendre la formule de Kenneth Rexroth, dans son article consacré au présent roman (auquel j’avoue devoir beaucoup pour la rédaction de cette note). Par magnanimité, j’entends que Cao Xueqin est l’un des auteurs qui écrivent avec le plus de sympathie, avec le plus de compassion (mais aussi avec objectivité, un point sur lequel je reviendrai plus tard) sur les innombrables personnages auxquels il donne vie dans son œuvre.
Une sympathie qui va d’abord et avant tout aux femmes qui constituent l’entourage proche du personnage principal, le frérot Jade [Jia Baoyu] : ses nombreuses cousines et sœurs avec qui il grandit dans le gynécée (le Parc aux sites grandioses) de la vaste demeure des Jia, qui comprenait environ 1000 habitants (maîtres et surtout serviteurs compris) en son sein ; mais aussi les innombrables servantes ou soubrettes dont chaque membre de la famille dispose, à un nombre qui nous paraîtrait quelque peu extravagant pour nous Occidentaux. Ce sont ces jeunes filles, si négligées par la tradition confucéenne de la société chinoise (pour les parentes du frérot Jade) ou par leur position hiérarchique (pour les jeunes soubrettes au service de leurs maîtres et maîtresses), qui sont en réalité les héroïnes de Hongloumeng, et qui en constituent le cœur émotionnel véritable. L’hommage, la reconnaissance, la sympathie dont fait preuve Cao Xueqin vis-à-vis de ces jeunes filles est d’ailleurs explicite dès le début du roman :

« Demeurant à présent en proie aux vents et poussières de ce bas monde, sans avoir, en rien, réussi à rien, me revient brusquement le souvenir de toutes les filles ou jeunes femmes dont j’étais naguère entouré ; et je découvre, en les comparant consciencieusement les unes aux autres et à moi-même, que par leurs comportements et leur discernement, elles m’étaient toutes supérieures. Comment, moi, tout fier que je puisse être de ma prestance virile, de l’épaisseur de ma barbe et de mes sourcils, ne valais-je réellement pas ces porteuses de jupes et d’épingles à chignons ? […] dans le secret de notre gynécée, se distinguaient de multiples créatures que je ne saurais, à aucun prix, en raison de ma propre indignité ni pour excuser mes faiblesses, laisser, toutes ensemble, s’éteindre dans l’oubli. » (Récit 1, p. 3 et 4)

            C’est peut-être aussi parce que cette sympathie de l’auteur envers elles tranche si fortement avec le confucianisme et la forte hiérarchisation/répartition des rôles qu’il impose, en particulier pour la femme (dont les vertus et devoirs consacrent sa soumission aux hommes et l’astreignent essentiellement aux travaux domestiques), valeurs encore fortement ancrées dans la société chinoise (et plus globalement les pays de l’Est asiatique), qu’elle nous apparaît si marquante et émouvante.
« A glorification of the hidden matriarchy at the heart of Chinese society », dit avec justesse Rexroth. C’est cette capacité à percevoir cet héroïsme, qui est invisible, ou passe aux yeux de beaucoup inaperçu (c’est le cas des membres adultes de la famille Jia en particulier), en raison des préjugés et traditions d’une société qui imprègnent et par conséquent aveuglent la plupart de ses membres, et à nous le faire sentir (et ce, sans tomber dans le piège facile de le dire explicitement, au détour d’une digression simpliste, mais de nous le faire sentir dans l’action même du roman, de manière pourrait-on dire objective) qui font de Hongloumeng un roman si profondément humain et émouvant.
Car non seulement cet héroïsme passe inaperçu de beaucoup, mais les porteuses de cet héroïsme sont victimes d’injustices plus ou moins choquantes, révoltantes, certaines conduisant même à la mort (c’est le cas en particulier de Nuée d’Azur, dont la mort vers la fin des chapitres écrits par Cao Xueqin, est un des moments les plus bouleversants du roman), dues cependant davantage à un manque de discernement et de jugement des membres adultes détenteurs de l’autorité qu’à une réelle intention maligne et cruelle. Seul le frérot Jade (Baoyu) est capable non seulement de voir la grandeur des jeunes filles qui l’entourent, mais il est aussi l’un des rares à faire preuve de compassion pour les souffrances auxquelles il assiste ou dont il a connaissance, sensibilité qui est régulièrement moquée par les autres adultes qui y voient une « bizarrerie » ou une « nigauderie » de sa part.
À titre d’exemples, citons les trois caméristes (servantes en chef ou principales) que sont Couple de Sarcelles (Yuanyang) qui est la seule à pouvoir connaître et retrouver toutes les possessions de l’Aïeule de la famille (Jia Mu) et sans qui cette dernière serait sans doute perdue ; Bouffée de Parfum (Xiren) dont la brève absence liée au décès de sa mère met sens dessus dessous l’habitation du frérot Jade (Baoyu), en particulier lorsqu’il s’agit simplement de payer le docteur venu examiner la malade Nuée d’Azur (Qingwen) ; ou encore Petite Quiète (Qingr), camériste de Grande Sœur Phénix (Xifeng), dont la douceur mais aussi l’intelligence lui permet de régler avec brio les nombreux conflits et d’atténuer le plus souvent la cruauté et l’injustice des décisions prises par sa maîtresse. Ou parmi les jeunes maîtresses du gynécée, citons la Tierce-Née des Demoiselles Printemps (Tanchun) qui fait preuve d’une remarquable intelligence au moment de remplacer temporairement Grande Sœur Phénix (Xifeng), mais qui souffre des caprices de sa mère de naissance, la concubine Zhao ; Grande Sœur Joyau (Xue Baochai) qui vient en aide discrètement à ces cousines, notamment Brume de Rivière (Shi Xiangyun), dont la pauvreté la force à travailler jusque très tard le soir, ou la sœurette Lin (Lin Daiyu), dont la santé fragile requiert qu’elle prenne des plats particuliers et coûteux.

            Cependant, en dépit de cette sympathie et de cet éloge envers les personnages susmentionnés, Cao Xueqin ne tombe pas dans une forme de complaisance facile qui chercherait à les idéaliser ou les présenter telles des anges purs et sans défaut. Celles dont j’ai parlé plus haut n'en sont pas exemptes, plus ou moins importants, mais qui ne ternissent pas globalement l’image positive que nous en avons au final. Pour ne prendre qu’un seul exemple, la soubrette du frérot Jade, Nuée d’Azur (Qingwen), est une fille au fort tempérament, qui a tendance à se mettre rapidement en colère et à prendre des décisions hâtives et sévères sous le coup de l’émotion (notamment lors de l’épisode du renvoi d’une soubrette du frérot Jade qui a été convaincue de vol). Elle n’en demeure pas moins un des personnages les plus sympathiques, notamment lorsqu’elle s’épuise au-delà de ses maigres forces (elle est alors malade) pour aider son maître à ne pas perdre la face auprès de l’Aïeule lorsqu’il a malencontreusement brûlé un manteau d’une grande valeur que cette dernière venait de lui offrir. Et son destin tragique, victime de calomnies auxquelles la Seconde Dame Wang a prêté l’oreille, constitue le point d’orgue de la fin des 80 chapitres écrits par Cao Xueqin.

            Considérant ce que je viens d’écrire, il serait toutefois erroné de croire que la magnanimité de Cao Xueqin en fasse un auteur optimiste sur la nature humaine. Le petit noyau du gynécée mis à part, constituant une sorte d’Éden à l’abri des impuretés du monde extérieur, du monde réel, tous les autres personnages du roman sont en définitive des personnages antipathiques, parfois franchement haïssables, dans leur ensemble. C’est le cas en particulier des hommes adultes du roman, présentés sous un jour peu reluisant, eux qui sont pour la plupart des coureurs de jupons invétérés, pratiques plus ou moins consacrées par les valeurs mêmes de la société (un homme peut avoir, en plus de son épouse principale, de nombreuses concubines, puis à un échelon inférieur, des compagnes d’alcôve), portés fortement à la boisson, dissipant leur argent dans le jeu, et cruels dans les châtiments corporels qu’ils infligent. C’est le cas notamment de Jia le Clément (Jia She) qui est dépeint comme un vieillard lubrique, qui fera une cour insistante auprès de Couple de Sarcelles (Yuanyang), lubricité acceptée voire facilitée par sa femme, la Première Dame Xing, et qui battra cruellement et de manière disproportionnée son fils Jia Vase de Jade en Millet (Jia Lian) pour une faute ; Jia Joyau de Jade (Jia Zhen) et son fils Jia l’Hibiscus (Jia Rong) sont tout aussi portés à la lubricité, avec une préférence semble-t-il pour des membres proches de leur famille : ils se partagent tous deux les demoiselles You, belles-sœurs de la femme de Joyau de Jade (Jia Zhen), au moment même où Jia le Déférent (Jia Jing, leur père et grand-père respectif) est enterré, faisant fi de toute convenance et décence envers le récent défunt.

Malgré le côté détestable et répugnant de certains personnages, il n’en demeure pas moins que Cao Xueqin s’attache à décrire chacun de ses personnages dans leur complexité, à bien les différencier et distinguer les uns des autres, leur conférant une individualité et personnalité propres. Tel personnage globalement sympathique ou exécrable nous sera présenté à un moment sous un jour plus défavorable ou favorable respectivement, par le biais d’une action blâmable/louable, ou bien par des souffrances morales ou physiques qui nous inspirent de la compassion à leur égard, à défaut de sympathie.
Ainsi, Jia Joyau de Jade (Jia Zhen) semble pris d’un réel chagrin à la mort de sa belle-fille, la Jeune Dame Qin (Qin shi), bien qu’il eût sans doute une liaison avec elle. La rapidité avec laquelle sa seconde belle-fille s’éclipse en sa présence, dans une courte scène en apparence banale, semble indiquer qu’il se montre particulièrement insistant envers cette dernière. Jia Vase de Jade (Jia Lian) se marie en cachette de sa femme principale (Xifeng) avec la Deuxième-Née des sœurs You (You Erjie), puis délaissera cette dernière au profit d’une servante que lui a offert son père Jia le Clément (Jia She), Sterculia d’Automne (Qiutong), mais ressentira une réelle peine lorsque cette dernière fera une fausse couche, puis mourra sous la torture psychologique insidieuse de Grande Sœur Phénix (Xifeng).

Toutefois, il serait faux également de dire que les vices sont l’apanage exclusif des maîtres masculins du roman. Bien que Cao Xueqin fasse en particulier un éloge des femmes et en particulier des soubrettes gravitant autour du noyau de personnages vivant dans le gynécée, il n’en décrit pas moins les nombreux défauts déplaisants qui touchent également la classe domestique de la maisonnée Jia, ne tombant pas dans le cliché assez facile de l’idéalisation des classes les plus défavorisées. Grande Sœur Phénix (Xifeng), qui dirige les affaires courantes de la maisonnée, est sans doute possible une femme cruelle, égoïste, prête à toutes sortes de manipulations pour parvenir à ses fins (qu’il s’agisse de s’enrichir ou de se venger des maîtresses de son mari), mais sa dureté (parfois excessive), sa fermeté envers le personnel domestique lui permettent de faire en sorte que leur travail se fasse de manière régulière et efficace, en raison de la crainte qu’elle leur inspire. Et ce n’est que lorsque Grande Sœur Phénix tombe malade (en particulier à la suite d’une fausse couche qui la laissera affaiblie un an durant, et aura des séquelles permanentes sur sa santé) que nous nous rendons compte à quel point la discipline de fer qu’elle imposait, malgré les défauts qu’on peut lui trouver, était finalement ce qui assurait un certain équilibre, un certain ordre à la maisonnée, menacés dorénavant par son éloignement de la direction des affaires. Les tensions, les rivalités se font jour plus ouvertement, et les servantes, en particulier les plus âgées (les commères), se font un malin plaisir pour tester les nouvelles responsables, dans le but de travailler le moins possible voire de profiter d’elles pour les escroquer si possible. D’autre part, les rivalités, jalousies sont innombrables entre les servants, reflétant parfois les rivalités entre leurs maîtres (en particulier l’inimité latente entre la Première Dame Xing et la Seconde Dame Wang), et Cao Xueqin dépeint sans complaisance toutes ces passions humaines où l’envie, la mesquinerie, l’égoïsme, l’hypocrisie se font jour avec naturel et véracité. Cette importance accordée au milieu des servants, des plus défavorisés, peints avec une rare humanité et diversité, est ce qui distingue et rend Cao Xueqin supérieur à bien des écrivains, du moins sur ce point précis : Murasaki Shikibu s’attache essentiellement à décrire la société haute et raffinée de la cour des Heian, Tolstoï se focalise essentiellement sur la noblesse russe (bien qu’il décrive çà et là des paysans russes), mais aucun des deux n’accorde une place aussi importante aux « humbles » de la société pourrait-on dire, à égalité d’importance avec les autres personnages principaux nobles du roman. C’est la raison pour laquelle Hongloumeng semble offrir une vision de la vie plus complète, totale, de l’ensemble de la société, contrairement à Guerre et Paix ou Le Dit du Genji.
Parmi les nombreux personnages marquants issus de ces classes « humbles », citons en particulier mémé Liu, une vieille paysanne qui viendra à deux reprises au Palais des Jia pour obtenir de l’argent (vivant difficilement et pauvrement avec ses enfants adultes) en faisant valoir leurs lointains liens de parenté, personnage très servile et flatteur, mais aussi objet de risée pour la famille Jia (elle qui ne comprend aucune des coutumes de la maisonnée), qui permettra à Cao Xueqin en particulier de nous faire mieux prendre conscience du train de vie exceptionnellement dispendieux des Jia d’un œil extérieur, l’inégalité criante de la société chinoise, mais aussi de souligner la générosité des Jia, qui ne se soucient guère de l’argent aussi lorsqu’il s’agit de donner aux plus démunis. Ou Bao le Second qui se caractérise par son incroyable servilité envers son maître Jia Vase de Jade en Millet (Jia Lian), et qui le demeure même lorsque ce dernier provoque la mort de la femme du premier, qui s’est suicidée après que sa liaison avec son maître a été découverte avec fracas par Grande Sœur Phénix (Xifeng).

 

            Pour résumer ce qui a été dit précédemment, la qualité donc première de Hongloumeng réside dans la sympathie de Cao Xueqin envers ses personnages, en particulier les femmes servantes, et sa capacité à décrire et à mettre au premier plan de l’intrigue des personnages de tous les niveaux de la société, des maîtres aux plus humbles des serviteurs. C’est véritablement toute la société chinoise de l’époque qui est représentée dans le roman, bien que l’action en soit restreinte à la seule maisonnée des Jia. Mais non seulement Cao Xueqin décrit avec une subtilité, une compassion et une étendue presque sans précédent les différentes classes de la société chinoise, il nous fait aussi vivre avec un réalisme rarement atteint la vie quotidienne dans la maisonnée des Jia.
        C’est ici mon deuxième point important concernant ce roman : l’immersion, la sensation de vivre aux côtés des personnages, comme s’ils étaient des personnes réelles que nous aurions rencontré et connu dans la vie, concourent à rendre le roman plutôt facile à lire en dépit de sa longueur intimidante. Je ne parle pas ici d’un réalisme pointilleux, qui s’attarderait sur des pages et des pages sur tel ou tel élément du décor ou vêtement des personnages. Le réalisme du roman réside plutôt dans l’action continue, dans l’art de raconter la vie semble-t-il propre au roman chinois (j’ai constaté ce côté « naturaliste » également dans le Jin Ping Mei), où il n’y a guère de temps mort. L’art de raconter de Cao Xueqin est singulièrement captivante, usant de moyens propres à soutenir l’attention du lecteur, avec la part belle accordée aux dialogues, aux verbes d’action, et au léger suspense distillé à la fin de chaque chapitre, qui invite le lecteur à poursuivre le récit s’il veut voir quelle est la nature précise de l’événement annoncé, mais non spécifié. Elle se fait également presque en temps réel si je puis dire, le récit concordant avec le temps du lecteur, à l’instar de Tolstoï qui pousse cet art à une perfection rarement égalée. Absence donc quasiment de digressions psychologiques, comme en est friande George Eliot par exemple, et absence même totale de toute considération philosophique, sociologique à la manière de Balzac. Le caractère moral des personnages se fait jour essentiellement par l’action dans laquelle ils sont plongés, révélatrice directe de leurs qualités, de leurs défauts, de leurs souffrances, avec une objectivité du narrateur plus proche de l’idéal flaubertien.

            Par réalisme de la vie, j’entends aussi l’importance accordée à tous les aspects de la vie, en particulier les repas (le riz et le thé sont consommés d’innombrables fois au cours du roman), la mention des rites et cérémonials propres aux mœurs confucéennes (les vœux de quiétude à présenter aux aînés, le battage à trois reprises du front au sol en marque de respect, les politesses systématiques échangées au moment de s’asseoir, la rigueur du placement de chacun à la table) et même ceux relatifs aux besoins humains (lavages et purifications des mains, rinçages de bouche, besoins naturels...) : toutes ces descriptions répétées, mais réduites heureusement à leur simple énonciation, semblent nous envelopper petit à petit dans le monde où évoluent les personnages, nous donnant véritablement le sentiment de vivre et d’évoluer dans leur quotidien. Cao Xueqin évoque même souvent les moments de désarroi, d’ennui de ses personnages, lorsque la chaleur par exemple est excessive, ou lorsqu’ils n’ont tout simplement rien à faire et cherchent un moyen de tuer le temps. Mais il a aussi l’art de la concision, ne décrivant pas jour après jour le quotidien de la famille, visible par les nombreuses ellipses où l’auteur écrit qu’ « il n’y a plus rien à dire » sur tel ou tel sujet. Cette remarquable quotidienneté de l’écriture, alliée à la capacité de Cao Xueqin à faire sans cesse avancer l’action (aucun détail n’est laissé au hasard, malgré l’impression parfois de la banalité de telle ou telle action, ce qui témoigne d’une remarquable écriture, contrairement malheureusement au chapitre 81 où les redondances, les actions inutiles sont soudainement légion, me faisant croire que le roman au-delà du chapitre 80 n’a pu être écrit par Cao Xueqin) participent au singulier réalisme immersif du roman.

Cette vérisimilitude atteint selon moi son point d’orgue sur un détail semble-t-il anecdotique, mais crucial quant à l’attachement que nous finissons par éprouver envers les personnages : c’est l’humour omniprésent, en particulier les gentilles taquineries, espiègleries que se disent, que se jouent les personnages principaux évoluant dans le gynécée. Tous les personnages aiment se moquer gentiment les uns des autres : de l’infériorité systématique du frérot Jade (Baoyu) dans les jeux d’esprit auxquels il se livre avec ses sœurs et cousines, qui finit toujours bon dernier et se retrouve condamné à de multiples épreuves de pénalité ; les joutes verbales que se livrent Shi Brume de Rivière (Shi Xiangyun) et la sœurette Lin (Daiyu), toujours prêtes à se disputer la première place et les honneurs, en particulier la première ; la mélancolie constante ou les « sourcils froncés » de la sœurette Lin, qui d’abord en prend ombrage, mais qui finit par mieux les accepter ; le choix du bananier comme arbre-symbole par la Tierce-Née des Demoiselles Printemps (Jia Tanchun) ; ou même lorsqu’ils se sont trouvés dans une position quelque peu ridicule et humiliante un jour, que les autres aiment lui rappeler : l’épisode du « bateau » de la sœurette Lin pour le frérot Jade ; la pose touchante et comique de Brume de Rivière après un excès d’ivresse etc. Cette camaraderie, ces petites taquineries et moqueries constantes confèrent une humanité singulière aux personnages du roman, dont il n’y a guère d’équivalents littéraires, et dont on peut peut-être retrouver un équivalent télévisuel avec la constante habitude de Tony Soprano dans la série The Sopranos de taquiner sa famille et ses amis associés.


            Et pourtant, et ce sera mon dernier point, ce serait une grande erreur, au vu de ce que j’ai écrit sur le roman, de le réduire à un roman réaliste, naturaliste, quoique d’une nature particulière. En effet, Hongloumeng se distingue non seulement par une action certes d’apparence banale de par la quotidienneté, mais cependant captivante, mais ce qui fait sa richesse également, ce sont tous les moments où ce quotidien est suspendu, et ce, de manière complètement inattendue. Le début du roman contredit d’ailleurs la tonalité réaliste dominante du roman : il s’ouvre par un passage mythologique contant comment un roc céleste décide de vivre parmi les humains, s’incarnant durant sa vie terrestre sous les traits justement du frérot Jade (Baoyu). Son passage terrestre est d’ores et déjà achevé dès le début du roman, ayant fait l’expérience de la souffrance, de la vanité de l’existence humaine, et ayant décidé d’écrire son histoire en matière d’instruction morale pour toute l’humanité, et tout le roman qui s’ensuit ne serait que l’histoire retranscrite de ce roc faite par un certain Cao Xueqin, l’auteur lui-même ! Ces moments où le surnaturel surgit reviendra épisodiquement donc tout au long du roman, bien qu’il s’estompe et se fasse bien plus rare dans la seconde moitié des 80 chapitres écrits par l’auteur. Les épisodes les plus remarquables sont le chapitre 5, où le frérot Jade (Baoyu) lit sans le savoir le destin des Douze Belles de Jinling (à savoir les personnages féminins principaux du roman) lors de sa rencontre avec une déesse immortelle, celui où le frérot Jade rêve de son double, passage qui anticipe déjà les cauchemars borgesiens, ou encore un épisode de magie noire qui mettra en danger deux des personnages principaux.
S’insèrent également, tout du long du roman, de nombreux poèmes composés par les protagonistes, en particulier lors des différentes réunions du cercle poétique que les principaux personnages constituent, ou lors des innombrables jeux ou défis qu’ils se lancent les uns les autres lors de différents repas arrosés. Cao Xueqin réussit non seulement à composer d’excellents poèmes à ces occasions, mais il parvient à travers eux à faire ressortir la personnalité du personnage qui en est l’auteur, en particulier les poèmes empreints de mélancolie de la sœurette Lin (Daiyu) contrastant avec les poèmes pleins d’entrain et d’espièglerie de sa cousine Brume de Rivière (Shi Xiangyun).

Elles sont flétries les corolles,
Dont tout pétale au vent s’envole,
Et de ces vols le ciel est plein !
Qui prend pitié de leurs couleurs fanées ?
Qui prend pitié de leurs parfums défunts ?
Mollement mêlés, des filandres,
S’en vont flotter et redescendre
Sur les pavillons au printemps,
Et les duvets de peuplier
Viennent, légers, s’embarrasser
Aux dessins des stores baissés.

La belle, au gynécée, se plaint
Du printemps qui touche au déclin ;
Son cœur qui s’emplit de tristesse
Ne sait où tromper son chagrin.
Elle sort, piochette en main,
Loin des brocarts, passe aux jardins,
Tourne, retourne, apitoyée
Sur les pétales effeuillés,
Qu’il lui faut bien fouler aux pieds. […]

Ces fleurs, tour à tour menacées,
Trois cent soixante jours par an,
Par les dards du givre et des vents,
Combien d'heures leur sont laissées,
Pour refleurir dans la fraîcheur
Et la splendeur de leurs couleurs ?
Encore ont tôt fait leurs pétales
De s'éparpiller dans l'espace,
Sans qu'on puisse en suivre les traces !

Les avoir vues s'épanouir
Et ne savoir où recueillir,
Si vite effeuillés, leurs pétales !
De quel deuil a le cœur navré,
Celle, seule au pied des degrés,
Qui sait, ces fleurs, les enterrer !
Gardant, en ses mains désolées,
Sa pioche inutilisée,
Elle verse en secret des pleurs,
Qui, sur les tiges dénudées,
Vont s'écouler, en y laissant,
Tout au long, des traces de sang. [...]

Pourquoi me blâmer, si mon âme
Souffre une double peine en moi ?
C’est que ce printemps qu’on acclame,
Je l’aime et le hais à la fois.
Je l’aime d’arriver si vite,
Je le hais de s’enfuir si tôt,
Lui qui, sans souffler mot, nous quitte,
Étant venu sans souffler mot. […]

Mieux vaut, dans un sac de brocart,
Recueillir leurs restes épars,
Leur ménager, pour tombe, un peu
De terre encor vierge comme eux,
Et les gardant des vils mélanges
Dans les égouts, avec la fange,
Aider à périr leur substance,
Aussi pure qu’à la naissance.

Ces fleurs que j’enterre aujourd’hui,
Quand les suivrai-je dans leur nuit ?
Moi dont on raille la folie
Pour les fleurs que j’ensevelis,
Sais-je pour qui viendra le jour
De m’ensevelir à mon tour ?

La fleur qu’effeuille le passage
D’un printemps trop bref, n’est-ce pas
La belle dont le clair visage
Se fane, et qui touche au trépas ?
Un beau jour, leur printemps fini,
Et le clair visage flétri,
La belle meurt, la fleur périt,
D’elles plus rien n’est su ni dit. (récit XXVII, p. 611 à 615)


            Hongloumeng donc est pour moi un des plus grands romans pour les trois raisons que j'ai exposés tout au long de cet article, à savoir, pour résumer brièvement :
1 – l’humanité, la compassion de Cao Xueqin et sa capacité à représenter, à donner vie à des personnages uniques issus de toutes les classes de la société et à nous les présenter dans leur complexité.

2 – son art de la narration reposant sur une action continue et captivante, tenant en haleine le lecteur et lui donnant l’illusion de vivre, d’évoluer avec les personnages dans leur vie quotidienne.
3 – sa capacité à ne pas se limiter à un pur réalisme, entre passages oniriques et poétiques.

Riche de ces trois points, Hongloumeng semble un roman total embrassant toute la vie humaine, abordant semble-t-il tous les thèmes possibles de la vie et mêlant tous les registres : ses joies (les scènes de concours poétique ou la liesse entraînante des multiples jeux lors des scènes de beuverie des personnages), ses drames (le sort peu enviable de le Deuxième-Née des sœurs You ou de la Jeune Dame Qin), ses injustices (le renvoi des actrices et la mort de Nuée d’Azur), ses moments comiques (la scène de l’école où le frérot Jade se bat avec un de ses disciples ou le séjour de la mémé Liu dans le palais des Jia ; les espiègleries incessantes que se jouent les personnages principaux), sa mélancolie (celle de la sœurette Lin ou du frérot Jade qui pense avec anxiété au moment où il sera séparé des filles du gynécée, par la mort ou par leurs futurs mariages...)
C’est un roman dont le charme opère progressivement, à mesure que nous nous familiarisons avec les coutumes et mœurs de la société chinoise et avec ses personnages principaux (pour qui nous finissons par ressentir un attachement profond et singulier) et dont la simplicité apparente lié à son réalisme quotidien (point n°2) est en fait le fruit d’une maîtrise narrative peu commune, d’un souci d’objectivité et de sympathie de l’auteur envers les êtres qu’il décrit.