.Préambule : mon article ne porte que sur les 80 premiers chapitres du roman, ceux qui ont été véritablement écrits par Cao Xueqin. Les 40 derniers chapitres ont semble-t-il été écrits par une autre personne, ou du moins largement réécrits par cette autre personne (si elle s'est tant soit peu inspirée des manuscrits de l'auteur) : je n'ai lu que le chapitre 81 et ai décidé d'abandonner ma lecture du roman au vu de la pauvreté de l'écriture qui me paraît indigne du véritable auteur (je m'en explique rapidement à un endroit du présent article).
Hongloumeng
possède de nombreuses qualités, que je tenterai d’énumérer tout au long de cet
article, qui le hissent au rang des tout meilleurs romans. La plus grande de
ses qualités, s’il ne fallait en retenir qu’une seule, est la magnanimité de
son auteur, pour reprendre la formule de Kenneth Rexroth, dans son article consacré
au présent roman (auquel j’avoue devoir beaucoup pour la rédaction de cette
note). Par magnanimité, j’entends que Cao Xueqin est l’un des auteurs qui
écrivent avec le plus de sympathie, avec le plus de compassion (mais aussi avec
objectivité, un point sur lequel je reviendrai plus tard) sur les innombrables
personnages auxquels il donne vie dans son œuvre.
Une
sympathie qui va d’abord et avant tout aux femmes qui constituent l’entourage
proche du personnage principal, le frérot Jade [Jia Baoyu] : ses
nombreuses cousines et sœurs avec qui il grandit dans le gynécée (le Parc aux
sites grandioses) de la vaste demeure des Jia, qui comprenait environ 1000
habitants (maîtres et surtout serviteurs compris) en son sein ; mais aussi
les innombrables servantes ou soubrettes dont chaque membre de la famille
dispose, à un nombre qui nous paraîtrait quelque peu extravagant pour nous
Occidentaux. Ce sont ces jeunes filles, si négligées par la tradition
confucéenne de la société chinoise (pour les parentes du frérot Jade) ou par
leur position hiérarchique (pour les jeunes soubrettes au service de leurs
maîtres et maîtresses), qui sont en réalité les héroïnes de Hongloumeng, et qui en constituent le
cœur émotionnel véritable. L’hommage, la reconnaissance, la sympathie dont fait
preuve Cao Xueqin vis-à-vis de ces jeunes filles est d’ailleurs explicite dès
le début du roman :
« Demeurant à présent en proie aux vents et poussières de ce bas monde, sans avoir, en rien, réussi à rien, me revient brusquement le souvenir de toutes les filles ou jeunes femmes dont j’étais naguère entouré ; et je découvre, en les comparant consciencieusement les unes aux autres et à moi-même, que par leurs comportements et leur discernement, elles m’étaient toutes supérieures. Comment, moi, tout fier que je puisse être de ma prestance virile, de l’épaisseur de ma barbe et de mes sourcils, ne valais-je réellement pas ces porteuses de jupes et d’épingles à chignons ? […] dans le secret de notre gynécée, se distinguaient de multiples créatures que je ne saurais, à aucun prix, en raison de ma propre indignité ni pour excuser mes faiblesses, laisser, toutes ensemble, s’éteindre dans l’oubli. » (Récit 1, p. 3 et 4)
C’est
peut-être aussi parce que cette sympathie de l’auteur envers elles tranche si
fortement avec le confucianisme et la forte hiérarchisation/répartition des
rôles qu’il impose, en particulier pour la femme (dont les vertus et devoirs
consacrent sa soumission aux hommes et l’astreignent essentiellement aux
travaux domestiques), valeurs encore fortement ancrées dans la société chinoise
(et plus globalement les pays de l’Est asiatique), qu’elle nous apparaît si
marquante et émouvante.
« A glorification of the hidden matriarchy at
the heart of Chinese society », dit avec justesse Rexroth. C’est cette
capacité à percevoir cet héroïsme, qui est invisible, ou passe aux yeux de
beaucoup inaperçu (c’est le cas des membres adultes de la famille Jia en
particulier), en raison des préjugés et traditions d’une société qui imprègnent
et par conséquent aveuglent la plupart de ses membres, et à nous le faire
sentir (et ce, sans tomber dans le piège facile de le dire explicitement, au
détour d’une digression simpliste, mais de nous le faire sentir dans l’action
même du roman, de manière pourrait-on dire objective) qui font de Hongloumeng un roman si
profondément humain et émouvant.
Car non seulement cet héroïsme passe inaperçu
de beaucoup, mais les porteuses de cet héroïsme sont victimes d’injustices plus
ou moins choquantes, révoltantes, certaines conduisant même à la mort (c’est le
cas en particulier de Nuée d’Azur, dont la mort vers la fin des chapitres
écrits par Cao Xueqin, est un des moments les plus bouleversants du roman), dues cependant davantage
à un manque de discernement et de jugement des membres adultes détenteurs de
l’autorité qu’à une réelle intention maligne et cruelle. Seul le frérot Jade
(Baoyu) est capable non seulement de voir la grandeur des jeunes filles qui l’entourent,
mais il est aussi l’un des rares à faire preuve de compassion pour les
souffrances auxquelles il assiste ou dont il a connaissance, sensibilité qui
est régulièrement moquée par les autres adultes qui y voient une « bizarrerie »
ou une « nigauderie » de sa part.
À
titre d’exemples, citons les trois caméristes (servantes en chef ou principales)
que sont Couple de Sarcelles (Yuanyang) qui est la seule à pouvoir connaître et
retrouver toutes les possessions de l’Aïeule de la famille (Jia Mu) et sans qui
cette dernière serait sans doute perdue ; Bouffée de Parfum (Xiren) dont
la brève absence liée au décès de sa mère met sens dessus dessous l’habitation
du frérot Jade (Baoyu), en particulier lorsqu’il s’agit simplement de payer le
docteur venu examiner la malade Nuée d’Azur (Qingwen) ; ou encore Petite
Quiète (Qingr), camériste de Grande Sœur Phénix (Xifeng), dont la douceur mais
aussi l’intelligence lui permet de régler avec brio les nombreux conflits et d’atténuer
le plus souvent la cruauté et l’injustice des décisions prises par sa
maîtresse. Ou parmi les jeunes maîtresses du gynécée, citons la Tierce-Née des
Demoiselles Printemps (Tanchun) qui fait preuve d’une remarquable intelligence
au moment de remplacer temporairement Grande Sœur Phénix (Xifeng), mais qui
souffre des caprices de sa mère de naissance, la concubine Zhao ; Grande Sœur
Joyau (Xue Baochai) qui vient en aide discrètement à ces cousines, notamment
Brume de Rivière (Shi Xiangyun), dont la pauvreté la force à travailler jusque
très tard le soir, ou la sœurette Lin (Lin Daiyu), dont la santé fragile
requiert qu’elle prenne des plats particuliers et coûteux.
Cependant, en dépit de cette sympathie et de cet éloge envers les personnages susmentionnés, Cao Xueqin ne tombe pas dans une forme de complaisance facile qui chercherait à les idéaliser ou les présenter telles des anges purs et sans défaut. Celles dont j’ai parlé plus haut n'en sont pas exemptes, plus ou moins importants, mais qui ne ternissent pas globalement l’image positive que nous en avons au final. Pour ne prendre qu’un seul exemple, la soubrette du frérot Jade, Nuée d’Azur (Qingwen), est une fille au fort tempérament, qui a tendance à se mettre rapidement en colère et à prendre des décisions hâtives et sévères sous le coup de l’émotion (notamment lors de l’épisode du renvoi d’une soubrette du frérot Jade qui a été convaincue de vol). Elle n’en demeure pas moins un des personnages les plus sympathiques, notamment lorsqu’elle s’épuise au-delà de ses maigres forces (elle est alors malade) pour aider son maître à ne pas perdre la face auprès de l’Aïeule lorsqu’il a malencontreusement brûlé un manteau d’une grande valeur que cette dernière venait de lui offrir. Et son destin tragique, victime de calomnies auxquelles la Seconde Dame Wang a prêté l’oreille, constitue le point d’orgue de la fin des 80 chapitres écrits par Cao Xueqin.
Considérant
ce que je viens d’écrire, il serait toutefois erroné de croire que la
magnanimité de Cao Xueqin en fasse un auteur optimiste sur la nature humaine. Le
petit noyau du gynécée mis à part, constituant une sorte d’Éden à l’abri des
impuretés du monde extérieur, du monde réel, tous les autres personnages du
roman sont en définitive des personnages antipathiques, parfois franchement haïssables,
dans leur ensemble. C’est le cas en particulier des hommes adultes du roman, présentés
sous un jour peu reluisant, eux qui sont pour la plupart des coureurs de jupons
invétérés, pratiques plus ou moins consacrées par les valeurs mêmes de la
société (un homme peut avoir, en plus de son épouse principale, de nombreuses
concubines, puis à un échelon inférieur, des compagnes d’alcôve), portés
fortement à la boisson, dissipant leur argent dans le jeu, et cruels dans les châtiments
corporels qu’ils infligent. C’est le cas notamment de Jia le Clément (Jia She)
qui est dépeint comme un vieillard lubrique, qui fera une cour insistante
auprès de Couple de Sarcelles (Yuanyang), lubricité acceptée voire facilitée par
sa femme, la Première Dame Xing, et qui battra cruellement et de manière disproportionnée son fils Jia Vase
de Jade en Millet (Jia Lian) pour une faute ; Jia Joyau de Jade (Jia Zhen) et son fils
Jia l’Hibiscus (Jia Rong) sont tout aussi portés à la lubricité, avec une
préférence semble-t-il pour des membres proches de leur famille : ils se
partagent tous deux les demoiselles You, belles-sœurs de la femme de Joyau de
Jade (Jia Zhen), au moment même où Jia le Déférent (Jia Jing, leur père et grand-père
respectif) est enterré, faisant fi de toute convenance et décence envers le récent défunt.
Malgré
le côté détestable et répugnant de certains personnages, il n’en demeure pas
moins que Cao Xueqin s’attache à décrire chacun de ses personnages dans leur
complexité, à bien les différencier et distinguer les uns des autres, leur
conférant une individualité et personnalité propres. Tel personnage globalement
sympathique ou exécrable nous sera présenté à un moment sous un jour plus
défavorable ou favorable respectivement, par le biais d’une action
blâmable/louable, ou bien par des souffrances morales ou physiques qui nous
inspirent de la compassion à leur égard, à défaut de sympathie.
Ainsi,
Jia Joyau de Jade (Jia Zhen) semble pris d’un réel chagrin à la mort de sa
belle-fille, la Jeune Dame Qin (Qin shi), bien qu’il eût sans doute une liaison
avec elle. La rapidité avec laquelle sa seconde belle-fille s’éclipse en sa
présence, dans une courte scène en apparence banale, semble indiquer qu’il se
montre particulièrement insistant envers cette dernière. Jia Vase de Jade (Jia
Lian) se marie en cachette de sa femme principale (Xifeng) avec la Deuxième-Née
des sœurs You (You Erjie), puis délaissera cette dernière au profit d’une
servante que lui a offert son père Jia le Clément (Jia She), Sterculia d’Automne
(Qiutong), mais ressentira une réelle peine lorsque cette dernière fera une
fausse couche, puis mourra sous la torture psychologique insidieuse de Grande Sœur
Phénix (Xifeng).
Toutefois,
il serait faux également de dire que les vices sont l’apanage exclusif des
maîtres masculins du roman. Bien que Cao Xueqin fasse en particulier un éloge
des femmes et en particulier des soubrettes gravitant autour du noyau de
personnages vivant dans le gynécée, il n’en décrit pas moins les nombreux
défauts déplaisants qui touchent également la classe domestique de la maisonnée
Jia, ne tombant pas dans le cliché assez facile de l’idéalisation des classes
les plus défavorisées. Grande Sœur Phénix (Xifeng), qui dirige les affaires courantes de
la maisonnée, est sans doute possible une femme cruelle, égoïste, prête à
toutes sortes de manipulations pour parvenir à ses fins (qu’il s’agisse de
s’enrichir ou de se venger des maîtresses de son mari), mais sa dureté (parfois
excessive), sa fermeté envers le personnel domestique lui permettent de faire
en sorte que leur travail se fasse de manière régulière et efficace, en raison de la
crainte qu’elle leur inspire. Et ce n’est que lorsque Grande Sœur Phénix tombe
malade (en particulier à la suite d’une fausse couche qui la laissera affaiblie
un an durant, et aura des séquelles permanentes sur sa santé) que nous nous
rendons compte à quel point la discipline de fer qu’elle imposait, malgré les
défauts qu’on peut lui trouver, était finalement ce qui assurait un certain
équilibre, un certain ordre à la maisonnée, menacés dorénavant par son
éloignement de la direction des affaires. Les tensions, les rivalités se font
jour plus ouvertement, et les servantes, en particulier les plus âgées (les
commères), se font un malin plaisir pour tester les nouvelles responsables, dans
le but de travailler le moins possible voire de profiter d’elles pour les
escroquer si possible. D’autre part, les rivalités, jalousies sont innombrables
entre les servants, reflétant parfois les rivalités entre leurs maîtres (en
particulier l’inimité latente entre la Première Dame Xing et la Seconde Dame
Wang), et Cao Xueqin dépeint sans complaisance toutes ces passions humaines où
l’envie, la mesquinerie, l’égoïsme, l’hypocrisie se font jour avec naturel et
véracité. Cette importance accordée au milieu des servants, des plus
défavorisés, peints avec une rare humanité et diversité, est ce qui distingue
et rend Cao Xueqin supérieur à bien des écrivains, du moins sur ce point
précis : Murasaki Shikibu s’attache essentiellement à décrire la société
haute et raffinée de la cour des Heian, Tolstoï se focalise essentiellement sur
la noblesse russe (bien qu’il décrive çà et là des paysans russes), mais aucun
des deux n’accorde une place aussi importante aux « humbles » de la
société pourrait-on dire, à égalité d’importance avec les autres personnages
principaux nobles du roman. C’est la raison pour laquelle Hongloumeng semble offrir une
vision de la vie plus complète, totale, de l’ensemble de la société,
contrairement à Guerre et Paix ou Le Dit du Genji.
Parmi les nombreux personnages marquants issus de ces classes « humbles », citons en
particulier mémé Liu, une vieille paysanne qui viendra à deux reprises au
Palais des Jia pour obtenir de l’argent (vivant difficilement et pauvrement
avec ses enfants adultes) en faisant valoir leurs lointains liens de parenté, personnage
très servile et flatteur, mais aussi objet de risée pour la famille Jia (elle qui ne comprend aucune des coutumes de la maisonnée), qui
permettra à Cao Xueqin en particulier de nous faire mieux prendre conscience du
train de vie exceptionnellement dispendieux des Jia d’un œil extérieur,
l’inégalité criante de la société chinoise, mais aussi de souligner la générosité des Jia, qui ne se
soucient guère de l’argent aussi lorsqu’il s’agit de donner aux plus démunis.
Ou Bao le Second qui se caractérise par son incroyable servilité envers son
maître Jia Vase de Jade en Millet (Jia Lian), et qui le demeure même lorsque ce
dernier provoque la mort de la femme du premier, qui s’est suicidée après que
sa liaison avec son maître a été découverte avec fracas par Grande Sœur Phénix
(Xifeng).
Pour résumer ce qui a été dit
précédemment, la qualité donc première de Hongloumeng
réside dans la sympathie de Cao Xueqin envers ses personnages, en particulier les
femmes servantes, et sa capacité à décrire et à mettre au premier plan de l’intrigue
des personnages de tous les niveaux de la société, des maîtres aux plus humbles
des serviteurs. C’est véritablement toute la société chinoise de l’époque qui
est représentée dans le roman, bien que l’action en soit restreinte à la seule
maisonnée des Jia. Mais non seulement Cao Xueqin décrit avec une subtilité, une
compassion et une étendue presque sans précédent les différentes classes de la
société chinoise, il nous fait aussi vivre avec un réalisme rarement atteint la
vie quotidienne dans la maisonnée des Jia.
C’est
ici mon deuxième point important concernant ce roman : l’immersion, la sensation
de vivre aux côtés des personnages, comme s’ils étaient des personnes réelles
que nous aurions rencontré et connu dans la vie, concourent à rendre le roman
plutôt facile à lire en dépit de sa longueur intimidante. Je ne parle pas ici
d’un réalisme pointilleux, qui s’attarderait sur des pages et des pages sur tel
ou tel élément du décor ou vêtement des personnages. Le réalisme du roman
réside plutôt dans l’action continue, dans l’art de raconter la vie semble-t-il
propre au roman chinois (j’ai
constaté ce côté « naturaliste » également dans le Jin Ping Mei), où il n’y a guère de
temps mort. L’art de raconter de Cao Xueqin est singulièrement captivante, usant
de moyens propres à soutenir l’attention du lecteur, avec la part belle
accordée aux dialogues, aux verbes d’action, et au léger suspense distillé à la
fin de chaque chapitre, qui invite le lecteur à poursuivre le récit s’il veut
voir quelle est la nature précise de l’événement annoncé, mais non spécifié.
Elle se fait également presque en temps réel si je puis dire, le récit
concordant avec le temps du lecteur, à l’instar de Tolstoï qui pousse cet art à
une perfection rarement égalée. Absence donc quasiment de digressions
psychologiques, comme en est friande George Eliot par exemple, et absence même
totale de toute considération philosophique, sociologique à la manière de
Balzac. Le caractère moral des personnages se fait jour essentiellement par
l’action dans laquelle ils sont plongés, révélatrice directe de leurs qualités,
de leurs défauts, de leurs souffrances, avec une objectivité du narrateur plus
proche de l’idéal flaubertien.
Par réalisme de la vie, j’entends aussi l’importance accordée à tous les aspects de la vie, en particulier les repas (le riz et le thé sont consommés d’innombrables fois au cours du roman), la mention des rites et cérémonials propres aux mœurs confucéennes (les vœux de quiétude à présenter aux aînés, le battage à trois reprises du front au sol en marque de respect, les politesses systématiques échangées au moment de s’asseoir, la rigueur du placement de chacun à la table) et même ceux relatifs aux besoins humains (lavages et purifications des mains, rinçages de bouche, besoins naturels...) : toutes ces descriptions répétées, mais réduites heureusement à leur simple énonciation, semblent nous envelopper petit à petit dans le monde où évoluent les personnages, nous donnant véritablement le sentiment de vivre et d’évoluer dans leur quotidien. Cao Xueqin évoque même souvent les moments de désarroi, d’ennui de ses personnages, lorsque la chaleur par exemple est excessive, ou lorsqu’ils n’ont tout simplement rien à faire et cherchent un moyen de tuer le temps. Mais il a aussi l’art de la concision, ne décrivant pas jour après jour le quotidien de la famille, visible par les nombreuses ellipses où l’auteur écrit qu’ « il n’y a plus rien à dire » sur tel ou tel sujet. Cette remarquable quotidienneté de l’écriture, alliée à la capacité de Cao Xueqin à faire sans cesse avancer l’action (aucun détail n’est laissé au hasard, malgré l’impression parfois de la banalité de telle ou telle action, ce qui témoigne d’une remarquable écriture, contrairement malheureusement au chapitre 81 où les redondances, les actions inutiles sont soudainement légion, me faisant croire que le roman au-delà du chapitre 80 n’a pu être écrit par Cao Xueqin) participent au singulier réalisme immersif du roman.
Cette vérisimilitude atteint selon moi son point d’orgue sur un détail semble-t-il anecdotique, mais crucial quant à l’attachement que nous finissons par éprouver envers les personnages : c’est l’humour omniprésent, en particulier les gentilles taquineries, espiègleries que se disent, que se jouent les personnages principaux évoluant dans le gynécée. Tous les personnages aiment se moquer gentiment les uns des autres : de l’infériorité systématique du frérot Jade (Baoyu) dans les jeux d’esprit auxquels il se livre avec ses sœurs et cousines, qui finit toujours bon dernier et se retrouve condamné à de multiples épreuves de pénalité ; les joutes verbales que se livrent Shi Brume de Rivière (Shi Xiangyun) et la sœurette Lin (Daiyu), toujours prêtes à se disputer la première place et les honneurs, en particulier la première ; la mélancolie constante ou les « sourcils froncés » de la sœurette Lin, qui d’abord en prend ombrage, mais qui finit par mieux les accepter ; le choix du bananier comme arbre-symbole par la Tierce-Née des Demoiselles Printemps (Jia Tanchun) ; ou même lorsqu’ils se sont trouvés dans une position quelque peu ridicule et humiliante un jour, que les autres aiment lui rappeler : l’épisode du « bateau » de la sœurette Lin pour le frérot Jade ; la pose touchante et comique de Brume de Rivière après un excès d’ivresse etc. Cette camaraderie, ces petites taquineries et moqueries constantes confèrent une humanité singulière aux personnages du roman, dont il n’y a guère d’équivalents littéraires, et dont on peut peut-être retrouver un équivalent télévisuel avec la constante habitude de Tony Soprano dans la série The Sopranos de taquiner sa famille et ses amis associés.
Et pourtant, et ce sera mon dernier
point, ce serait une grande erreur, au vu de ce que j’ai écrit sur le roman, de
le réduire à un roman réaliste, naturaliste, quoique d’une nature particulière.
En effet, Hongloumeng se distingue non
seulement par une action certes d’apparence banale de par la quotidienneté,
mais cependant captivante, mais ce qui fait sa richesse également, ce sont tous
les moments où ce quotidien est suspendu, et ce, de manière complètement
inattendue. Le début du roman contredit d’ailleurs la tonalité réaliste
dominante du roman : il s’ouvre par un passage mythologique contant comment
un roc céleste décide de vivre parmi les humains, s’incarnant durant sa vie
terrestre sous les traits justement du frérot Jade (Baoyu). Son passage
terrestre est d’ores et déjà achevé dès le début du roman, ayant fait
l’expérience de la souffrance, de la vanité de l’existence humaine, et ayant
décidé d’écrire son histoire en matière d’instruction morale pour toute
l’humanité, et tout le roman qui s’ensuit ne serait que l’histoire retranscrite
de ce roc faite par un certain Cao Xueqin, l’auteur lui-même ! Ces moments
où le surnaturel surgit reviendra épisodiquement donc tout au long du roman,
bien qu’il s’estompe et se fasse bien plus rare dans la seconde moitié des 80
chapitres écrits par l’auteur. Les épisodes les plus remarquables sont le
chapitre 5, où le frérot Jade (Baoyu) lit sans le savoir le destin des Douze
Belles de Jinling (à savoir les personnages féminins principaux du roman) lors
de sa rencontre avec une déesse immortelle, celui où le frérot Jade rêve de son
double, passage qui anticipe déjà les cauchemars borgesiens, ou encore un
épisode de magie noire qui mettra en danger deux des personnages principaux.
S’insèrent
également, tout du long du roman, de nombreux poèmes composés par les protagonistes,
en particulier lors des différentes réunions du cercle poétique que les
principaux personnages constituent, ou lors des innombrables jeux ou défis
qu’ils se lancent les uns les autres lors de différents repas arrosés. Cao
Xueqin réussit non seulement à composer d’excellents poèmes à ces occasions,
mais il parvient à travers eux à faire ressortir la
personnalité du personnage qui en est l’auteur, en particulier les poèmes empreints
de mélancolie de la sœurette Lin (Daiyu) contrastant avec les poèmes pleins
d’entrain et d’espièglerie de sa cousine Brume de Rivière (Shi Xiangyun).
Elles sont flétries les corolles,Dont tout pétale au vent s’envole,Et de ces vols le ciel est plein !Qui prend pitié de leurs couleurs fanées ?Qui prend pitié de leurs parfums défunts ?Mollement mêlés, des filandres,S’en vont flotter et redescendreSur les pavillons au printemps,Et les duvets de peuplierViennent, légers, s’embarrasserAux dessins des stores baissés.La belle, au gynécée, se plaintDu printemps qui touche au déclin ;Son cœur qui s’emplit de tristesseNe sait où tromper son chagrin.Elle sort, piochette en main,Loin des brocarts, passe aux jardins,Tourne, retourne, apitoyéeSur les pétales effeuillés,Qu’il lui faut bien fouler aux pieds. […]Ces fleurs, tour à tour menacées,Trois cent soixante jours par an,Par les dards du givre et des vents,Combien d'heures leur sont laissées,Pour refleurir dans la fraîcheurEt la splendeur de leurs couleurs ?Encore ont tôt fait leurs pétalesDe s'éparpiller dans l'espace,Sans qu'on puisse en suivre les traces !Les avoir vues s'épanouirEt ne savoir où recueillir,Si vite effeuillés, leurs pétales !De quel deuil a le cœur navré,Celle, seule au pied des degrés,Qui sait, ces fleurs, les enterrer !Gardant, en ses mains désolées,Sa pioche inutilisée,Elle verse en secret des pleurs,Qui, sur les tiges dénudées,Vont s'écouler, en y laissant,Tout au long, des traces de sang. [...]Pourquoi me blâmer, si mon âmeSouffre une double peine en moi ?C’est que ce printemps qu’on acclame,Je l’aime et le hais à la fois.Je l’aime d’arriver si vite,Je le hais de s’enfuir si tôt,Lui qui, sans souffler mot, nous quitte,Étant venu sans souffler mot. […]Mieux vaut, dans un sac de brocart,Recueillir leurs restes épars,Leur ménager, pour tombe, un peuDe terre encor vierge comme eux,Et les gardant des vils mélangesDans les égouts, avec la fange,Aider à périr leur substance,Aussi pure qu’à la naissance.Ces fleurs que j’enterre aujourd’hui,Quand les suivrai-je dans leur nuit ?Moi dont on raille la foliePour les fleurs que j’ensevelis,Sais-je pour qui viendra le jourDe m’ensevelir à mon tour ?
La fleur qu’effeuille le passageD’un printemps trop bref, n’est-ce pasLa belle dont le clair visageSe fane, et qui touche au trépas ?Un beau jour, leur printemps fini,Et le clair visage flétri,La belle meurt, la fleur périt,D’elles plus rien n’est su ni dit. (récit XXVII, p. 611 à 615)
Hongloumeng
donc est pour moi un des plus grands romans pour les trois raisons
que j'ai exposés tout au long de cet article, à savoir, pour résumer brièvement :
1 – l’humanité, la compassion de Cao Xueqin et sa capacité à représenter, à
donner vie à des personnages uniques issus de toutes les classes de la société
et à nous les présenter dans leur complexité.
2
– son art de la narration reposant sur une action continue et captivante,
tenant en haleine le lecteur et lui donnant l’illusion de vivre, d’évoluer avec
les personnages dans leur vie quotidienne.
3
– sa capacité à ne pas se limiter à un pur réalisme, entre passages oniriques
et poétiques.
Riche
de ces trois points, Hongloumeng
semble un roman total embrassant toute la vie humaine, abordant semble-t-il
tous les thèmes possibles de la vie et mêlant tous les registres : ses
joies (les scènes de concours poétique ou la liesse entraînante des multiples
jeux lors des scènes de beuverie des personnages), ses drames (le sort peu
enviable de le Deuxième-Née des sœurs You ou de la Jeune Dame Qin), ses
injustices (le renvoi des actrices et la mort de Nuée d’Azur), ses moments
comiques (la scène de l’école où le frérot Jade se bat avec un de ses disciples
ou le séjour de la mémé Liu dans le palais des Jia ; les espiègleries
incessantes que se jouent les personnages principaux), sa mélancolie (celle de
la sœurette Lin ou du frérot Jade qui pense avec anxiété au moment où il sera
séparé des filles du gynécée, par la mort ou par leurs futurs mariages...)
C’est
un roman dont le charme opère progressivement, à mesure que nous nous familiarisons
avec les coutumes et mœurs de la société chinoise et avec ses personnages
principaux (pour qui nous finissons par ressentir un attachement profond et
singulier) et dont la simplicité apparente lié à son réalisme quotidien (point
n°2) est en fait le fruit d’une maîtrise narrative peu commune, d’un souci d’objectivité
et de sympathie de l’auteur envers les êtres qu’il décrit.
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