« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

samedi 6 février 2021

Hamlet, de William Shakespeare : le plus aimable des misanthropes.

Si Hamlet est peut-être le plus fascinant personnage de fiction jamais créé, c’est en raison de sa prodigieuse intelligence, non bien sûr en termes de connaissances livresques, mais dans sa manière de voir, percevoir, et comprendre son environnement, en particulier les personnages qui l’entourent, dont il perce les motifs et le caractère presqu’instantanément, mais aussi et surtout, et c’est ce qui le rend si intéressant, dans sa manière de se percevoir et de se comprendre lui-même.
En effet, aucun personnage dans la littérature n’a une perception aussi aigüe de lui-même, sans toutefois tomber dans une quelconque forme de complaisance, de fausse modestie, ou d'excessive auto-flagellation : Hamlet a parfaitement conscience de ses défauts, de ses lâchetés, de son hésitation coupable à venger la mort ignoble et traîtresse de son père, lui qui est un être contemplatif par excellence (ce qui explique sans doute son attrait pour tant de lecteurs et écrivains sensibles, qui partagent cette sensibilité) et non un homme d’action, dont il perçoit la vanité mais surtout la possible corruption de son propre être que cette action sanglante pourrait engendrer en lui.

Get thee to a nunnery.  Why wouldst thou be a breeder of sinners ? I am myself indifferent honest, but yet I could accuse me of such things that it were better my mother had not borne me. I am very proud, revengeful, ambitious, with more offences at my beck than I have thoughts to put them in, imagination to give them shape, or time to act them in. What should such fellows as I do crawling between earth and heaven ? We are arrant knaves, believe none of us. Go thy ways to a nunnery. (Hamlet à Ophelia, III, 1)

O heart, lose not thy nature ! Let not ever
The soul of Nero enter this firm bosom.
Let me be cruel, not unnatural,
I will speak daggers to her, but use none.
My tongue and soul in this be hypocrites,
How in my words somever she be shent,
To give them seals never, my soul consent.
(Hamlet, III, 2)

Ces perpétuelles tergiversations de son protagoniste font de Hamlet une pièce de vengeance bien singulière, puisque l’inaction, l’immobilité prévaut et ce, jusque l’acte III scène 4, où la scène de confrontation entre Hamlet et sa mère débouche sur le meurtre précipité de Polonius, avant de retomber une nouvelle fois dans un, semble-t-il, faux rythme, jusqu’à la scène dernière où Hamlet et Laertes s’entre-tuent, et au cours de laquelle Gertrude et Claudius meurent également. Deux actions significatives donc (je ne compte pas la mort d’Ophelia et son enterrement, moments pathétiques certes poignants, mais qui sont rapportés via un récit), ce qui peut paraître peu de choses pour une pièce d’une longueur considérable, la plus longue avec Richard III dans toute la production shakespearienne, si l’on écarte le triptyque Henri VI et le diptyque Henri IV. Mais ce qui peut de prime abord apparaître comme un défaut de composition se révèle être parfaitement justifié si l’on regarde le caractère profond d’Hamlet, à savoir un personnage contemplatif, répugnant à l’action, répugnance constituée selon ses propres dires de « one part wisdom, and ever three parts coward » (IV, 4)

Delacroix, Hamlet Attempts to Kill the King, 1843

Au-delà de ce caractère intelligent et extra-lucide sur lui-même et les autres, aspect qui a déjà été maintes fois rappelé pour cette pièce, cette nouvelle relecture m’a également permis de voir un caractère plus touchant de Hamlet, qui m’avait davantage échappé lors de mes précédentes lectures. « The most amiable of misanthropes », dit William Hazlitt à son propos en conclusion de son brillant essai sur la pièce que j’ai lu avant cette nouvelle relecture, et l’essayiste anglais ne se trompe pas en faisant une telle assertion. Car la tragédie d’Hamlet, c’est celle d’un personnage forcé d’agir contre sa propre nature contemplative, et dont la conscience est tiraillée entre sa nature profonde et la nécessité de venger l’honneur de son père, mais aussi de renverser l’ordre contre-nature qui s’est instauré au royaume du Danemark, avec dorénavant à sa tête un roi meurtrier, usurpateur, et une reine incestueuse ayant épousé son ancien beau-frère. Mais plus que cette simplification du dilemme d’Hamlet, c’est aussi sa propre conscience qui est en danger et qui le fait tant hésiter : Hamlet craint en effet que la corruption qu’il voit partout, et en particulier chez son oncle et sa mère, ne le contamine à son tour de par son action vengeresse meurtrière, mais aussi qu’il n’aille trop loin, à savoir tuer sa propre mère que son père et sa conscience (mais ces deux derniers ne feraient-ils pas un au final, hypothèse plus intéressante par rapport à un simple effet surnaturel, puisque le roi semble une incarnation de la représentation que s’en fait son fils dans son imagination, en témoigne son revêtement militaire et son allure toute martiale) lui interdisent. C’est cet échauffement meurtrier qui rend la scène entre Gertrude et Hamlet si intéressante, elle qui pressent bien que son fils est sur le point de la tuer malgré la résistance intérieure de ce dernier, et qui rend au final logique le meurtre semble-t-il précipité de Polonius (je l’avais jusque-là toujours trouvé quelque peu ridicule et incohérent), comme un exutoire à la pulsion meurtrière d’Hamlet qui eût sans doute tué sa mère si le courtisan n’avait pas surgi. 

Delacroix, Hamlet and the Corpse of Polonius, 1835

La seconde incohérence de la pièce qui s’explique aussi après coup est la décision inexpliquée d’Hamlet de se battre en duel avec Laertes, alors que tout indique qu’il s’agit d’un piège de son oncle, ce que Horatio lui représente, et ce dont Hamlet avait sans doute conscience également. Comment donc un être aussi intelligent peut-il tomber dans un piège aussi grossier, m’étais-je souvent dit ? Là aussi, cette incohérence peut se résoudre par la décision d’Hamlet, incapable par lui-même de la moindre action décisive et parfaitement conscient de cette incapacité à agir, de saisir cette opportunité pour enfin régler ses comptes, sachant qu’il est plus que probable qu’il aurait sans cesse repoussé son acte de vengeance ad infinitum

Delacroix, The Death of Hamlet, 1843

Hamlet n’est capable d’action que lorsque l’opportunité se présente d’elle-même, sans qu’il ne l’ait cherché, à l’exemple aussi de sa ruse qui condamne les traîtres Rosencrantz et Guildenstern, ruse qu’il n’avait absolument pas planifiée à l’avance mais qui se présente opportunément d’elle-même à lui.

And prais’d be rashness for it : let us know,
Our indiscretion sometime serves us well,
When our deep plots do fall, and that should learn us

There’s a divinity that shapes our ends,
Rough-hew them how we will
… (Hamlet, V, 2)

Cela donne à la pièce cette alternance d’immobilité et d’action précipitée, presque incohérente et invraisemblable en apparence, mais qui épouse donc parfaitement la nature contemplative et impulsive de Hamlet.

Mais revenons sur le Hamlet touchant que je souhaitais développer au départ. Hamlet l’est sur plusieurs points : il est fidèle en amitié, parlant toujours avec affection avec Horatio, malgré sa nature mélancolique, ce qui est un écho probable à Montaigne, que Shakespeare avait lu au moment de la composition de la pièce :

Nay, do not think I flatter ;
For what advancement may I hope from thee
That no revenue hast but thy good spirits
To feed and clothe thee ? Why should the poor be flatter'd ?
No, let the candied tongue lick absurd pomp,
And crook the pregnant hinges of the knee
Where thrift may follow fawning. Dost thou hear ?
Since my dear soul was mistress of her choice
And could of men distinguish her election,
S'hath seal'd thee for herself ; for thou hast been
As one in suff'ring all that suffers nothing,
A man that Fortune's buffets and rewards
Hast ta'en with equal thanks ; and blest are those
Whose blood and judgment are so well comeddled,
That they are not a pipe for Fortune's finger
To sound what stop she please. Give me that man
That is not passion's slave, and I will wear him
In my heart's core, ay, in my heart of heart,
As I do thee.
(Hamlet à Horatio, III, 2)

Delacroix, Hamlet and Horatio in the cemetery, 1839

Hamlet
aime malgré tout sa mère, bien qu’elle lui inspire un profond dégoût pour la trahison qu’elle commet envers son père, de par son remariage rapide, à peine un mois après la mort du père d’Hamlet. Connaissant sa nature potentiellement meurtrière nourrie par ce dégoût, Hamlet s’efforce de ne pas blesser physiquement sa mère, bien qu’il soit près de le faire et empêché au final par Polonius, qui jouera le rôle de substitut.

Il est de plus grandement aimé de son propre peuple, et c’est ce qui explique la réticence initiale de Claudius à le condamner, voire à l’exécuter, pour le meurtre de Polonius. Bien que les raisons de cet amour du peuple pour Hamlet ne soient pas clairement énoncées, l’hypothèse la plus vraisemblable est la bonté, la générosité et la compassion avec laquelle Hamlet traite ses inférieurs, qui en font à mes yeux un personnage beaucoup plus sympathique que je ne l’ai cru jusqu’à présent : cette générosité se voit très furtivement, dans la manière dont il traite les comédiens qu’il chargera de rejouer la scène du meurtre de son père.

Use every man after his desert, and who shall scape whipping ? Use them after your own honour and dignity. The less they deserve, the more merit is in your bounty. (Hamlet, II, 2)

Enfin, c’est un homme extrêmement sensible, qui eût sans doute fait un excellent auteur dramatique, puisqu’il a des idées très arrêtées sur le théâtre, et il est de surcroît très émotif en entendant des récits fictifs, qui semblent le toucher davantage que ses propres drames personnels. Hamlet est capable donc d’une remarquable magnanimité, tout en ayant parfaitement conscience de ses défauts, de ses dangereuses pulsions, et c’est ce qui me le rend désormais si sympathique, à l’instar de la formule heureuse de William Hazlitt que j’ai citée plus haut et donnant son titre à cet article.

Delacroix, Hamlet Commands the Actors to do a Scene from the Poisoning of his Father, 1834

        Je finirai cet article en revenant sur l’ambigüité de quelques personnages de la pièce et des zones d’ombre que Shakespeare laisse sans doute à dessein, faisant d’Hamlet une pièce que l’on ne cessera jamais d’épuiser en interprétations, et dont il serait futile d’en proposer une définitive. Le premier est le rapport complexe entre Hamlet et son père décédé revenant en esprit : n’est-il qu’une représentation de son esprit, bien que cela soit démenti bien sûr par le fait que le fantôme soit d’abord découvert par les gardes, puis par Horatio, et enfin par Hamlet lui-même. Car il semble plus pertinent de considérer le fantôme comme la représentation qu’Hamlet se fait lui-même de son père, plutôt qu’une véritable réapparition de son père : Hamlet l’associe sans doute dans sa mémoire à ses exploits, à sa force militaire, capacités dont il est lui-même totalement dépourvu, lui qui est un esprit contemplatif.

He waxes desperate with imagination. (Horatio en voyant Hamlet et le Spectre sortir, I, 4)

Delacroix, Hamlet Sees the Ghost of his Father, 1843

            Ce Spectre semble plus proche des apparitions générées dans le roman Solaris, à partir des représentations de la personne qui s’en souvient, et non une représentation fidèle de la personne décédée. Serait-ce peut-être la raison pour laquelle le Spectre lui-même, bien qu’il insiste pour que son fils hâte sa vengeance, lui demande néanmoins d’épargner Gertrude, alors qu’il aurait tout lieu de s’offenser de la trahison de sa femme ? La conversation du père d’Hamlet semble supposer qu’il était déjà au courant de l’adultère de Gertrude avant son assassinat, ce qui d’un côté peut sembler étrange (pourquoi n’a-t-il donc pas agi pour punir son frère et/ou son épouse s’il avait eu vent de leur liaison adultère ?), mais pourrait peut-être s’expliquer par l’étrange capacité de Gertrude à susciter l’amour et à le garder envers et malgré tout, comme elle parvient à le faire pour son fils qui, bien qu’ayant connaissance de sa trahison, décide de l’épargner. Claudius lui-même est freiné dans sa volonté de se débarrasser d’Hamlet lorsqu’il devient évident à ses yeux qu’il constitue désormais une menace pour sa propre vie, lui qui est profondément attaché à elle d’un amour semble-t-il sincère et durable. C’est une partie du génie de Shakespeare à la fois de présenter ses personnages dans leur complexité, mais de laisser des zones d’ombres, du non-dit, qui leur permettent de gagner encore davantage en complexité et de laisser le lecteur dans d’infinies conjectures.

               Cette complexité, pour s’éloigner du champ des hypothèses, est aussi visible directement. Un auteur médiocre eût sans doute enfermé Claudius, Polonius ou Gertrude dans des rôles stéréotypés de méchants personnages unidimensionnels, mais ces derniers sont beaucoup plus intéressants que leur simple rôle peut laisser présager de prime abord. Claudius, le frère meurtrier et adultère, se distingue par des discours d’une étonnante sagesse, alors que l’on eût pu s’attendre à ce qu’il dirigeât le pays de fort mauvaise manière. En témoignent ces quelques discours :

Tis sweet and commendable in your nature, Hamlet,
To give these mourning duties to your father.
But you must know, your father lost a father ;
That father lost, lost his : and the survivor bound
In filial obligation for some term
To do obsequious sorrow. But to persever
In obstinate condolement is a course
Of impious stubbornness, 'tis unmanly grief,
It shows a will most incorrect to heaven,
A heart unfortified, a mind impatient,
An understanding simple and unschool'd.
For what we know must be, and is as common
As any the most vulgar thing to sense.
Why should we in our peevish opposition
Take it to heart ? Fie, 'tis a fault to heaven,
A fault against the dead, a fault to nature,
To reason most absurd, whose common theme
Is death of fathers, and who still hath cried,
From the first corse till he that died today,
"This must be so".
(Claudius, I, 2)

Où il démontre une clairvoyance, une sagesse inattendue pour un roi traître, et il eût sans doute fait un excellent roi, n’eût été la faute initiale et irréparable par laquelle il accéda au trône. Il est également capable d’un grand amour, en témoigne celui pour Gertrude qui l’empêche de tuer Hamlet momentanément.

My virtue or my plague, be it either which,
She’s so conjunctive to my life and soul,
That as the star moves not but in his sphere,

I could not but by her.
(Claudius, IV, 7)

 Enfin, il est surtout parfaitement conscient de ses propres défauts, et ne souffre pas d’un orgueil démesuré le rendant aveugle vis-à-vis de lui-même, à l’instar d’Hamlet : sa ressemblance avec ce dernier est d’ailleurs troublante à ce propos.

The harlot’s cheek, beautied with plast’ring art,
Is not more ugly to the thing that helps it
Than is my deed to my most painted word.

O heavy burthen !
(Claudius, III, 1)

My fault is past, but oh, what form of prayer
Can serve my turn ? "Forgive me my foul murther" ?
That cannot be, since I am still possess'd

Of those effects for which I did the murther :
My crown, mine own ambition, and my queen.
May one be pardon'd and retain th' offence ?
In the corrupted currents of this world
Offence's gilded hand may shove by justice.
And oft 'tis seen the wicked prize itself
Buys out the law. But 'tis not so above.
There is no shuffling, there the action lies
In his true nature, and we ourselves compell'd,
Even to the teeth and forehead of our faults,
To give in evidence. What then ? What rests ?
Try what repentance can. What can it not ?
Yet what can it when one can not repent ?
O wretched state, O bosom black as death,
O limed soul that, struggling to be free,
Art more engaged ! Help, angels, make assay !
(Claudius, III, 3)

Cependant, malgré ses qualités, Claudius demeure un personnage perfide dans son ensemble, dans sa manière de tuer son frère, puis du plan final qu’il échafaude pour causer la perte d’Hamlet.

Polonius est d’un côté un courtisan absolument ridicule, servile, quand il parle au couple royal ou à Hamlet : il est inutilement bavard ou complaisant. Mais il est remarquable qu’il montre une étonnante sagesse dans son rôle de père, en témoigne les conseils judicieux qu’il donne à Laertes et à Ophelia. Il aime de plus sincèrement ses enfants, en particulier Laertes dont, à travers quelques répliques subtilement émouvantes, on apprend qu’il se sépare à contre-cœur lorsque ce dernier décide de revenir en France après avoir assisté aux noces du nouveau couple royal.

Look thou character. Give thy thoughts no tongue,
Nor any unproportion'd thought his act.
Be thou familiar, but by no means vulgar.
Those friends thou hast, and their adoption tried,
Grapple them unto thy soul with hoops of steel,
But do not dull thy palm with entertainment
Of each new-hatch'd, unfledg'd comrade. Beware
Of entrance to a quarrel, but being in,
Bear't that the opposed may beware of thee.
Give every man thy ear, but few thy voice.
Take each man's censure, but reserve thy judgment.
Costly thy habit as thy purse can buy,
But not express'd in fancy, rich, not gaudy ;
For the apparel oft proclaims the man,
And they in France of the best rank and station
Are of all most select and generous chief in that.
Neither a borrower nor a lender be,
For loan oft loses both itself and friend,
And borrowing dulls the edge of husbandry.
This above all, to thine own self be true,
And it must follow, as the night the day,
Thou canst not then be false to any man.
Farewell, my blessing season this in thee !
(Polonius à Laertes, I, 3)

Enfin Gertrude est le personnage qui m’a le plus intéressé au cours de cette relecture, à côté d’Hamlet. Elle a certes trahi le père d’Hamlet, en ayant sans doute commencé sa liaison avec Claudius alors que son premier mari était encore en vie. Quel rôle a-t-elle joué dans la mort de ce dernier ? C’est l’une des zones d’ombre laissées en suspens par Shakespeare : était-elle innocente de ce crime (et alors sa non-suspicion de son nouvel amant paraît tout de même incroyable), ou a-t-elle joué un rôle actif et similaire à celui de Clytemnestre qui échafauda la mort de son mari Agamemnon à son retour de la guerre de Troie ? Et si le père d’Hamlet a appris cet adultère, comment alors expliquer son inaction, et son désir de l’épargner lorsqu’il se manifeste à Hamlet ? Gertrude est de plus tendrement attachée à son fils Hamlet, qu’elle tente de préserver de la colère de Claudius, et qu’elle sauva sans doute consciemment du poison à la fin de la pièce, tout en se défendant d’incriminer son nouveau mari (voir ce billet d’Himadri discutant la pièce sur son blog). Elle est déchirée entre deux amours absolus, celui pour son fils et celui pour Claudius, dont il est cependant difficile de comprendre l’origine. Ou bien peut-on la situer dans la sagesse inattendue que ce dernier sait faire preuve, en attestent ses différents discours ? Toujours est-il que loin d’avoir trahi sans scrupules le père d’Hamlet, elle en est rongée intérieurement, comme le montrent ses lamentations lorsqu’Hamlet lui fait voir directement la noirceur de son crime adultérin avant de tuer Polonius, ou plus discrètement, lorsque le couple royal s’interroge sur l’origine de la folie simulée d’Hamlet, elle émet l’hypothèse, juste, que son fils ne lui a pas pardonné son si rapide remariage.

I doubt it is no other but the main,
His father’s death and our hasty marriage
. (Gertrude, II, 2)

O Hamlet, speak no more !
Thou turn’st my very eyes into my soul,
And there I see such black and grained spots

As will not leave their tinct. […]
O, speak to me no more !

These words like daggers enter in my eyes,
No more, sweet Hamlet.
(Gertrude, III, 4)

Par cette courte réplique (l’une des plus marquantes lors de cette relecture), Shakespeare laisse voir sa capacité unique à suggérer en très peu de mots la profondeur des sentiments de ses personnages, comme il sait aussi le faire dans de plus longues répliques aux métaphores et images frappantes. 

Delacroix, The Queen Endeavors to Console Hamlet, 1834

Delacroix, Hamlet and His Mother, 1849

               Cette relecture d’Hamlet m’a donc fait voir le protagoniste et sa mère Gertrude en particulier sous un œil neuf par rapport à mes précédentes lectures. C’était jusqu’alors une pièce que j’admirais plus que je n’appréciais vraiment à titre personnel, contrairement à Macbeth et Le Roi Lear qui étaient mes tragédies préférées jusqu’ici, mais Hamlet les rejoint également dans mon appréciation personnelle désormais. Les longueurs, les invraisemblances qui m’avaient quelque peu dérangé m’ont cette fois semblé parfaitement cohérentes avec l’intention de l’auteur et ont grandement augmenté mon plaisir de lecture. Enfin, les questions, les zones d’ombres, les interprétations et hypothèses que l’on peut échafauder à propos de cette pièce, dont j’en ai esquissées seulement quelques-unes font de Hamlet une pièce véritablement infinie dont on ne cessera jamais d’épuiser les mystères et profondeurs.

  Je terminerai cet article par un court extrait de l’essai que William Hazlitt a consacré à Hamlet, un court mais brillant essai que l’on peut retrouver dans Characters of Shakespeare’s Plays (photo ci-dessus) qui m’a justement donné l’impulsion de cette relecture, me l’a fait voir différemment, et dont certaines idées de cet article ont été inspirées :

Hamlet is a name : his speeches and sayings but the idle coinage of the poet’s brain. What then, are they not real? They are as real as our own thoughts. Their reality is in the reader’s mind. It is WE who are Hamlet. This play has a prophetic truth, which is above that of history. Whoever has become thoughtful and melancholy through his own mishaps or those of others; whoever has borne about with him the clouded brow of reflection, and thought himself “too much i’ th’ sun” ; whoever has seen the golden lamp of day dimmed by envious mists rising in his own breast, and could find in the world before him only a dull blank with nothing left remarkable in it ; whoever has known “the pangs of despised love, the insolence of office, or the spurns which patient merit of the unworthy takes” ; he who has felt his mind sink within him, and sadness cling to his heart like a malady, who has had his hopes blighted and his youth staggered by the apparitions of strange things ; who cannot well be at ease, while he sees evil hovering near him like a spectre; whose powers of action have been eaten up by thought, he to whom the universe seems infinite, and himself nothing; whose bitterness of soul makes him careless of consequences, and who goes to a play as his best resource is to shove off, to a second remove, the evils of life by a mock representation of them – this is the true Hamlet.

 

Ainsi qu’un petit florilège de quelques citations célèbres de la pièce :

[…] Heaven and earth,
Must I remember ? Why, she would hang on him
As if increase of appetite had grown
By what it fed on, and yet, within a month,
Let me not think on't : frailty, thy name is woman ! (Hamlet, I, 2)

Till then, sit still, my soul. Foul deeds will rise,
Though all the earth o’erwhelm them to men’s eyes. (Hamlet, I, 2)
Delacroix, Self Portrait as Hamlet, 1821

Carrying, I say, the stamp of one defect,
Being nature's livery, or fortune's star,
Their virtues else be they as pure as grace,
As infinite as man may undergo
Shall in the general censure take corruption
From that particular fault : the dram of evil
Doth all the noble substance oft corrupt
To his own scandal. (Hamlet, I, 4)

O all you host of heaven ! O earth ! What else ?
And shall I couple hell ? Hold, hold, my heart !
And you, my sinews, grow not instant old,
But bear me stiffly up. Remember thee ?
Ay, thou poor ghost, while memory holds a seat
In this distracted globe. Remember thee ?
Yea, from the table of my memory
I'll wipe away all trivial fond records,
All saws of books, all forms, all pressures past
That youth and observation copied there,
And thy commandment all alone shall live
Within the book and volume of my brain,
Unmix'd with baser matter. Yes, by heaven ! (Hamlet, I, 5)

In the secrets parts of Fortune ? O, most true, she is a strumpet. (Hamlet, II, 2)

Rich gifts wax poor when givers prove unkind (Ophelia, III, 1)

But what we do determine oft we break.
Purpose is but the slave to memory,
Of violent birth, but poor validity ;
Which now, like fruit unripe, sticks on the tree,
But fall unshaken when they mellow be.
Most necessary 'tis that we forget
To pay ourselves what to ourselves is debt.
What to ourselves in passion we propose,
The passion ending, doth the purpose lose.
The violence of either grief or joy
Their own enactures with themselves destroy.
Where joy most revels, grief doth most lament ;
Grief joys, joy grieves, on slender accident.
This world is not for aye, nor 'tis not strange
That even our loves should with our fortunes change;
For 'tis a question left us yet to prove,
Whether love lead fortune, or else fortune love. (Player King, III, 2)

You are keen, my lord, you are keen.
It would cost you a groaning to take off mine edge. (Ophelia & Hamlet, III, 2)
Delacroix, Hamlet and Ophelia, 1840

Assume a virtue if you have it not.
That monster custom, who all sense doth eat,
Of habits devil, is angel yet in this
That to the use of actions fair and good
He likewise gives a frock or livery,
That aptly is put on. Refrain to-night,
And that shall lend a kind of easiness
To the next abstinence: the next more easy ;
For use almost can change the stamp of nature,
And either let in the devil, or throw him out
With wondrous potency. (Hamlet, III, 4)

A knavish speech sleeps in a foolish ear. (Hamlet, IV, 3)

[…] What is a man,
If his chief good and market of his time
Be but to sleep and feed ? a beast, no more.

Sure he that made us with such large discourse,
Looking before and after, gave us not

That capability and god-like reason
To fust in us unused. (Hamlet, IV, 4)

When sorrows come, they come not single spies,
But in battalions. (Claudius, IV, 5)

Thoughts and afflictions, passion, hell itself
She turns to favour and to prettiness. (Laertes, IV, 5)

But that I know love is begun by time,
And that I see, in passages of proof,
Time qualifies the spark and fire of it.
There lives within the very flame of love
A kind of wick or snuff that will abate it.
And nothing is at a like goodness still.
For goodness, growing to a pleurisy,
Dies in his own too-much. That we would do,
We should do when we would, for this “would” changes
And hath abatements and delays as many
As there are tongues, are hands, are accidents.
And then this “should” is like a spendthrift sigh
That hurts by easing.” (Claudius, IV, 7)

Your dull ass will not mend his pace with beating. (Clown, V, 1)

Thus has he, and many more of the same breed that I know the drossy age dotes on, only got the tune of the time and out of an habit of encounter, a kind of yeasty collection which carries them through and through the most profound and winnowed opinions ; and dot but blow them to their trial, the bubbles are out. (Hamlet, V, 2)

The readiness is all ; since no man, of aught he leaves, knows what is’t to leave betimes. Let be. (Hamlet, V, 2)

5 commentaires:

  1. I'm struggling to read your post, the translation isn't very good.
    Anyway, another Shakespeare character who had perfect self-awareness is Macbeth. He knows exactly what he's doing, what the consequences would be, what the pros & cons are, etc. but can't help himself.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ah sorry if it doesn't translate very well :(
      Yeah, it's interesting to see that Hamlet foresees the consequences of his potential revenge act as a possible corruption of his self (the metaphors of corruption are all over the place in the play, but I haven't discussed it in my present post), and contrary to Macbeth, does everything not to exact his revenge, no matter how just his cause might be.
      The scene where he confronts his mother was the highlight of my reread, as I discuss it at length here.

      Incidentally, it makes me think that Claudius, who appears to have some qualities as a king and in wisdom, is irreversibly corrupted by the murder of his brother, no matter what are his present intentions, and is painfully aware of it.
      Claudius and Gertrude are very interesting characters to study, much more than I remember it to be.

      Supprimer
    2. I'll keep these things in mind when I reread the play lol.
      The other day Himadri told me: "It has often been said that had Hamlet been in Othello’s position and Othello in Hamlet's, there would have been no tragedy in either case.
      But Shakespeare’s tragic protagonists find themselves precisely in those situations that their personalities are unequipped to deal with."
      You should reread Macbeth soon, to compare the self-awareness of Hamlet and Macbeth.

      Supprimer
    3. That's an interesting thought, I knew the first one : Hamlet in Othello's position would have seen through Iago's schemes within a second, as he did with Rosencratz and Guildenstern, but not the second one : indeed, Othello, the emblematic man of action, wouldn't have hesitated a second to avenge his father were he put in Hamlet's position.
      I've just been following the table contents of my edition so far on my rereading of Shakespeare, so the next one will be Othello, but I'm afraid I may not have much to say after Hazlitt, Himadri and you lol.

      Supprimer
    4. Lol.
      Get the Tony Tanner book. You'll love it.

      Supprimer

Ajouter un commentaire