« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

lundi 22 février 2021

Le Pauvre Cœur des hommes (Kokoro) de Natsume Sōseki : de l’inconsolable solitude de l’homme.

        Kokoro est souvent présenté comme le roman le plus important et emblématique de l’ère Meiji, période historique du Japon correspondant au règne de l’empereur Mutsuhito, baptisé de manière posthume « Meiji » (1868-1912), et qui vit le complet bouleversement de la société et des mœurs japonaises par son ouverture et l’introduction en son sein des techniques modernes occidentales. Cette radicale transformation eut un impact significatif sur les mentalités et représentations du monde de la population japonaise, en particulier ceux qui grandirent durant cette période si particulière : ces derniers furent ainsi pris dans une contradiction morale, écartelés entre des valeurs si différentes, et c’est l’ampleur de cette contradiction morale, et la solitude puis le désespoir qu’elle engendre, qui constitue il me semble le cœur de ce roman.
Toutefois, il serait réducteur de réduire Kokoro à un roman nous donnant un simple aperçu de l’ère Meiji et de l’évolution des mœurs japonaises : sa portée est comme tout bon roman universelle, et cette période si singulière de l’histoire japonaise ne fait qu’exacerber, amplifier la contradiction inhérente entre individu et société que l’on trouve de tout temps et en tout lieu dans l’histoire et la littérature humaine.
Ceci étant posé, cette contradiction et solitude morale que je viens d’exposer habitent chacun des trois personnages principaux de Kokoro : le narrateur admiratif du « Maître » (ou Sensei en japonais), jeune étudiant quelque peu naïf, qui est le protagoniste des deux premières parties du roman ; le Sensei lui-même, dont les rapports avec le narrateur sont rapportés dans la première partie, avant qu’il n’occupe lui-même le centre de l’intrigue de la troisième partie (qui en longueur constitue la moitié du roman) qui est une longue lettre-confession qu’il a écrite à l’adresse du narrateur anonyme, dans laquelle on comprend enfin l’origine de son dégoût envers lui-même et les hommes ; et enfin K, l’ami du Maître et dont les rapports avec le Maître constituent sans doute la partie la plus intéressante du roman, écartelé entre son désir de perfection morale, la « Voie », et son amour inattendu pour la future femme du Maître.
Avant d’en venir aux rapports entre le Maître et K, attardons-nous tout d’abord sur le narrateur des deux premières parties. Le narrateur est un jeune homme solitaire en quête d’un modèle et d’un guide, lui qui méprise sa famille provinciale depuis qu’il vit dans la capitale, Tôkyô, mais aussi les autres étudiants qu’il est amené à fréquenter pour ses études. In fine jeune homme sans véritable repère moral, ni attache affective, rongé par l’ennui et la solitude, il en vient à s’attacher de manière quelque peu obsessionnelle et irrationnelle au Maître lors d’une rencontre fortuite à la plage. Quelles sont les raisons de ce soudain et violent attachement ? C’est ici une question qui ne trouvera jamais de claire réponse dans le roman, leurs rapports initiaux restant vagues et le narrateur semblant s’attacher au Maître peut-être car il se reconnaît lui-même, c’est-à-dire sa propre solitude morale, en voyant le Maître pour la première fois :

« Sûr, j’ai déjà vu ce visage ! pensai-je malgré moi. » (chap. 2, p. 20)

C’est d’ailleurs cette similitude de caractère, cette même tristesse solitaire, que le Maître semble reconnaître en lui et dans son jeune ami, et qui à ses yeux explique le violent et en apparence irrationnel attachement que le narrateur nourrit à son égard :

« Je suis un solitaire et un triste. Mais qui sait, vous aussi, peut-être, êtes un solitaire et un triste. Simplement, ma solitude à moi et ma tristesse, je les préserve, âgé que je suis, de toute agitation. Vous, vous êtes jeune, et c’est là, ne croyez-vous pas, toute la différence entre nous. Vous, vous voulez à toute force foncer : foncer, et vous cogner à l’obstacle. […] La jeunesse est bien ce qu’il y a de plus triste au monde. Vous avez beau vous en défendre : si vous n’étiez triste au fond, pourquoi si souvent viendriez-vous me voir ? […] Oui, vous êtes un triste […] Et, même près de moi, je gagerais qu’il vous reste je ne sais quel sentiment de tristesse. Cette tristesse-là, je voudrais bien en extirper en vous jusqu’à la racine. Mais je n’en ai pas la force. C’est pourquoi vous en viendrez bientôt à tendre les bras vers un autre secours. Et vos pas, ce jour-là, se détourneront de ma maison…
Comme il me parlait ainsi, le Maître me souriait d’un sourire à lui, si triste.
 » (chap. 7, p. 34-35)

          De cette solitude morale des êtres, Sōseki plaint davantage ses personnages qu’il ne les condamne : il souligne que le besoin d’amour, d’affection de l’homme est universel, et que la non-satisfaction de ce besoin est en elle-même une tragédie et source intarissable de souffrances.

« C’est justement parce que votre amour est sans objet que votre cœur est agité. Vous vous dites que si vous aviez quelqu’un à aimer d’amour, peut-être votre cœur serait plus calme. Et c’est dans cette illusion que votre cœur s’agite !
Non, pour le moment, mon cœur n’est pas en telle agitation.
Allons donc ! Si vous n’aviez en vous senti nul vide, vous n’auriez pas eu cet élan vers moi !
Cela, peut-être. Mais l’amitié n’est pas l’amour !
L’amitié est la marche par laquelle on monte à l’amour. Avant l’étape d’amour, l’étape de l’amitié s’est imposée à vous. Et vous êtes venu vers moi.
» (chap. 13, p. 51)

Les causes en sont multiples et complexes : individualisme de l’homme, incompatibilité des valeurs, idéalisme trop intransigeant de la jeunesse, difficulté à se mettre à la place d’autrui, méfiance vis-à-vis de l’homme,… autant de facteurs que l’ère Meiji ne fait qu’exacerber à mesure que les valeurs occidentales pénètrent le Japon, creusant un fossé entre valeurs nouvelles et traditionnelles.

Ainsi, le narrateur est un jeune homme s’accordant mal avec le matérialisme de la société, méprisant ses études, ses camarades, et sa famille aux mœurs provinciales. Il ne voit guère de sens à ses études, dédaigne la valeur de son diplôme obtenu et cache mal son mépris des conventions campagnardes auxquelles ses parents se plient, son père souhaitant fêter bruyamment l’obtention du diplôme de son fils. Il dédaigne aussi accorder une quelconque importance à l’argent ou à la réussite sociale (d’où son admiration, incompréhensible pour sa famille, envers le Maître, qui « ne fait rien ») et à l’héritage que laissera son père mourant, malgré l’exhortation du Maître au narrateur à aborder ce sujet avec son père (pour des raisons que l’on comprendra plus tard). Son personnage reste néanmoins peu approfondi, par rapport aux deux autres personnages principaux : il semble un archétype du Japonais ayant grandi sous l’ère Meiji, jeune idéaliste orgueilleux en butte avec les valeurs traditionnelles de ses ancêtres. Déboussolé et en quête de repères moraux, il ne sait guère ce qu’il fera après avoir réussi ses études, manque de sens pratique par orgueil, et a peu d’égards pour ses parents. Néanmoins, il a çà et là conscience d’être en tort vis-à-vis de ces derniers et se rend parfois compte qu’il les juge de manière trop catégorique et manque d’empathie à leur égard en ne voyant pas les choses de leur point de vue.

Par contraste, les parents du narrateur sont plus élaborés psychologiquement parlant, en particulier le père mourant, attaché aux valeurs traditionnelles du Japon, qui se fait une joie de la réussite de son fils tout en refusant, de manière plus pathétique que ridicule, l’imminence de sa mort, en partie par la crainte qu’il a de laisser sa femme veuve et abandonnée, sort qui lui est promis au vu du refus de ses enfants de s’occuper d’elle une fois leur père décédé. L’optimisme et l’alarmisme exagérés de cette dernière, au gré des fluctuations de l’état de santé de son mari, couplé à la crainte de la mort de son mari vis-à-vis d’elle, témoignent de l’attachement réciproque que ressent ce vieux couple sur le point d’être séparé par la mort. Par ailleurs, les parents du narrateur ne sont pas sans faire écho au couple du Maître et de sa femme, le premier résistant longtemps à la tentation du suicide par amour et crainte de laisser sa femme seule. La situation de ces deux couples apportent une touche plus émouvante au roman (qui n’est pas sans rappeler, dans une certaine mesure, au pathétique développé dans Le Dit du Genj), qui sinon se rapprocherait davantage du ton sombre des romans dostoïevskiens, avec des personnages en proie aux tourments contradictoires de leur conscience.

              C’est d’ailleurs cet aspect résolument plus psychologique qui prédominera dans la troisième partie, la plus longue du roman, avec la lettre-confession du Maître écrite avant le suicide de ce dernier. Kokoro est un grand roman surtout pour cet aspect-là, qui le distingue de la plupart des autres romans japonais du XXe siècle que j’ai lus, en particulier ceux de Kawabata. Non pas que les descriptions soient inexistantes (voir à ce sujet les articles plus développés de Di sur son blog), mais elles ne sont pas aussi nombreuses et développées que l’auteur de Pays de neige.  D’aucuns pourront préférer ce dernier car son style pourrait-on dire est supérieur, plus poétique, mais dans Kokoro, ce sont les personnages, et leurs tourments intérieurs, qui sont le cœur du roman : j’ai à titre personnel une nette préférence pour la littérature mettant en scène des personnages présentés dans leur complexité, qui me marquent sur le long terme, alors que les livres où les personnages me semblent moins vivants, moins vifs, tendent à s’effacer de ma mémoire, fussent-ils « bien » écrits. Les meilleurs livres à mon avis sont un savant mélange, dosage, de personnages et de style, le second me semblant quelque peu stérile et vain s’il est largement voire totalement dépourvu du premier, pour reprendre à mon compte et de manière différente la formule célèbre de Baudelaire prônant la nécessaire présence du contingent dans l’art : 

« La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. » (dans Le Peintre de la vie moderne, chap. 4, « La Modernité »)

Revenons cependant au roman et au Maître dans Kokoro. Toute la première partie durant, le Maître ne nous apparaît qu’à travers les yeux du narrateur, qui lui voue une admiration débordante. Le Maître n’en tire cependant aucun orgueil, et se caractérise par le poids d’un lourd secret qu’il n’a semble-t-il révélé à personne, ni même à sa femme qu’il aime pourtant tendrement. Il se montre vis-à-vis du narrateur tour à tour froid, distant, et cordial, parfois mais rarement chaleureux, lui qui semble se reconnaître en partie à travers le jeune narrateur.

« Quand je dis que je n’ai pas confiance, ce n’est pas à dire que je me méfie spécialement de vous. C’est de l’humanité tout entière que j’ai méfiance. […] De moi-même je me méfie, dit-il. N’ayant pas confiance en moi, comment aurais-je confiance en autrui ? Je n’y puis rien, hors me maudire moi-même ! […] Ce n’est pas de penser qui ‘a conduit là : mais d’agir. Et ce fut une action d’où je sortis atterré, et pris d’une immense frayeur. […] Quoiqu’il en soit, reprit-il, il n’est pas bon, en ce qui vous concerne, que vous mettiez en moi trop de confiance. Plus tard, vous vous en repentiriez. Et, pour avoir été trompé, vous vous vengeriez par représailles ! […] lorsqu’on se souvient de s’être naguère agenouillé devant qui vient de vous décevoir, on a désir de se venger en lui donnant du pied sur la tête. C’est pourquoi, plutôt que de m’exposer à encourir demain le mépris d’autrui, je préfère aujourd’hui repousser les avances d’autrui. Plutôt que de m’exposer à un avenir plus triste, je préfère supporter aujourd’hui une moindre tristesse. Trop de liberté, trop d’indépendance, trop d’égoïsme : telle est notre époque actuelle. Pour expier le péché d’être nés, c’est une inévitable nécessité sans doute que, tous, nous en partagions la tristesse ! » (chap. 14, p. 55-56)

Le Maître n’exerce aucune activité pratique, s’estimant indigne de la société, et va chaque mois visiter la tombe d’un ami sans expliquer à quiconque les raisons de ce mystérieux pèlerinage. Une grande tristesse et mélancolie se dégagent de lui, et ce n’est que dans sa lettre-confession que nous comprendrons les raisons de cette étrange mélancolie qui l’a contraint à vivre en marge de la société.
Le Maître en effet est un être profondément contradictoire : il a commis envers son ami K une faute dont il a honte, qui lui a fait perdre confiance et estime envers lui-même, après qu’il a perdu confiance envers l’humanité en général suite à la trahison de son oncle qui lui a spolié son héritage familial. Ce « doute », cette « manie d’analyser les hommes », cette méfiance généralisée, ont fait de lui un être solitaire, inquiet, et peu sûr de lui, lui qui a été trompé une fois et vit dans la hantise de l’être à nouveau.

« pouvez-vous donc penser qu’il existe par le monde une race spéciale de gens mauvais ? Voyez-vous, de mauvaises gens qui sortiraient tout coulés d’un même moule, cela n’existe pas. La plupart du temps, il n’existe que de braves gens, ou, du moins, des gens comme tout le monde. Mais à un moment donné, tout d’un coup, ces gens ordinaires se muent en mauvaises gens : c’est cela qui est terrible ; et c’est pour cela qu’il faut, sans relâche, faire bonne garde ! » (chap. 28, p. 97)
« En punition de mes péchés, je suis condamné à douter des hommes. C’est pour cela que, de vous aussi, au fond de moi, je doute. Cependant, sans bien me comprendre moi-même, vous êtes le seul dont je voudrais ne pas douter. Vous êtes trop d’une pièce pour qu’on puisse douter de vous. Avant de mourir, en un seul être, ne fût-ce qu’en un seul, je voudrais pouvoir croire. Croire, et puis mourir. » (chap. 31, p. 106)

C’est ainsi qu’il craint de perdre au profit de K la femme qu’il aime, et dont son ami finit aussi par tomber amoureux. La conscience malade du Maître lui font grossir les choses, subodorer une trahison de sa future fiancée et de sa mère, mais aussi de son ami : symboliquement et métaphoriquement, il s’enlise dans la boue de ses soupçons qui finissent par souiller sa propre conscience. (chap.33, p. 256)
Mais alors qu’il inflige à son ami le pire mal possible lorsque ce dernier lui confie son amour pour la jeune femme, le Maître est tiraillé, rongé par sa conscience qui lui indique que ce qu’il fait est elle-même une trahison de son ami (faisant miroir, écho à celle de son oncle), et il ne connaîtra plus jamais le repos dans sa conscience intérieure jusqu’à son propre suicide lorsque K finit par se suicider de la contradiction que son ami lui a rappelé, et dont la mort est ainsi indirectement imputable à ce dernier. À l’instar des héros dostoïevskiens, le Maître finit par sombrer dans la déchéance, renonçant à toute activité, s’adonnant à la boisson, englué qu’il est dans le dégoût de lui-même de par l’action monstrueuse et impardonnable qu’il a commise envers son ami, qu’il souhaitait ironiquement aider avant qu’il ne tombe amoureux de la même femme que lui. Néanmoins, il aime tendrement sa femme, se fait du souci pour elle, et c’est surtout pour elle qu’il résistera longtemps à la tentation du suicide qu’il voit comme la seule action possible pour apaiser sa conscience envers lui-même.

 

Kokoro est pour conclure un roman remarquable de par sa complexité psychologique, où de nombreux échos se font entre les trois protagonistes du roman, qui met à nu les contradictions morales de l’homme avec la société qui l’entoure (exacerbé en cela par le contexte de l’ère Meiji), mais surtout, et c’est cela qui en fait un roman à portée universelle, avec lui-même. Il n’est cependant pas dépourvu d’une certaine compassion, d’une certaine chaleur de l’auteur, que ce soit pour ces trois personnages principaux (dont il pointe surtout la souffrance morale intérieure qui résulte de leurs contradictions) ou pour des personnages plus secondaires, en particulier les parents du narrateur et la femme du Maître.
Cette haine, ce dégoût de soi-même de par les contradictions qui habitent l’homme, sont aussi au cœur du roman d’Osamu Dazaï, La Déchéance d’un homme, l’autre grand roman japonais du début du XXe siècle : les tourments intérieurs, mais aussi la compassion qu’ils éprouvent envers certaines personnes, en font un roman aussi marquant, et ces deux romans sont à ce jour mes préférés de la littérature japonaise, Genji mis à part.


Pour terminer, voici un petit catalogue de citations marquantes du livre :

« Mais à supposer qu’on pût savoir clairement qui du Maître ou de sa femme devait mourir le premier, quel serait le comportement du Maître ? Ou quel serait le comportement de sa femme ? Bah, que ce fût le Maître ou que ce fût sa femme, qu’eussent-il pu faire, l’un ou l’autre, si n’est se résigner à l’inévitable ? Aussi bien, à l’approche de la mort de mon père, que pouvais-je faire moi-même, sinon me résigner ? A quel point l’homme était pauvre chose, je l’éprouvai alors profondément. Et que l’homme, quoiqu’il fasse, est impuissant contre cette naturelle impuissance, voilà précisément ce qui faisait de l’homme une si pauvre chose. » (chap. 36, p. 122)

« Moi, je ne pensais qu’à vivre la vie active de la capitale. Mais, d’évidence, mes parents me comprenaient si mal que je devais leur faire l’effet d’un homme d’une autre planète qui eût marché les pieds en l’air. Je me trouvais moi-même profondément étranger à leur nature. Il y avait entre nous trop grande distance pour que j’eusse la moindre envie de rien leur confier de mes pensées. Et je restai sans voix, comme noyé dans une infinie tristesse. » (partie II, chap. 6, p. 141)

« Faire donner à ses enfants de l’instruction ça a du bon et du mauvais, disait le père. On se sacrifie pour qu’ils achèvent leurs études, et ils en profitent pour déserter le foyer : au fond, le plus clair résultat de l’éducation, c’est de mettre une barrière entre parents et enfants !
Je ne pouvais donner tout à fait tort au père. Si le frère aîné se trouvait maintenant retenu au loin, l’instruction qu’il avait reçue n’en était-elle pas indirectement la cause ? Et n’était-ce pas l’instruction même que j’avais reçue qui me poussait, moi, à aller vivre à Tôkyô ? Avoir pris tant de peine à élever ses enfants pour les voir ensuite si distants… non, le père ne se plaignait pas sans raison ! Avoir, à deux, si longtemps habité la même vieille demeure pour que ma mère y fût bientôt abandonnée à la solitude… non, cette mage-là ne pouvait mettre au cœur du père rien autre chose que de la tristesse !
» (partie II, chap. 7, p. 143)

« Tandis que je songeais, le cri des cigales frappa mon oreille. Mais ce n’était plus le même cri que j’avais entendu quelques jours auparavant. L’été s’était avancé, la cigale commune s’était tue, et c’était maintenant la petite cigale qui chantait, celle qu’on appelle, d’après son cri, tsuku-tsuku-bôshi.
Chaque été, quand je revenais au pays, et que je restais assis, immobile, au milieu des cigales à la voix brûlante, souvent, une étrange tristesse me saisissait. Cette tristesse, il semblait qu’elle entrât dans mon cœur avec la voix même, si douloureusement aiguë, des cigales : et je me figeais alors dans une longue immobilité, contemplant seulement, solitaire, ma solitude intérieure.
» (II, chap. 8, p. 147)

« je vais projeter sur votre tête la grande ombre noire de la vie humaine. N’en ayez point peur. Mais, regardant fixement cette obscurité, arrachez-lui son enseignement. Quand je parle d’obscurité, je parle, il va sans dire, d’obscurité morale. Voyez-vous, je suis d’une nature foncièrement morale. Et mon éducation, elle aussi, fut une éducation morale. […] mes opinions […] je les ai vécues. […] vous m’avez demandé avec insistance de dérouler devant vous mon passé, tout comme on déroule chez nous ces vieilles peintures enroulées […] sans pudeur, vous me jetiez à la face votre décision de sortir de mes entrailles quelque chose de vivant : et pour cela je vous respectai. Vous me disiez vouloir couper en deux mon cœur, et en faire couler un sang que vous pussiez boire encore chaud. […] A présent, c’est de mes propres mains que je vais déchirer mon cœur pour en jeter le sang sur votre visage. Et si, quand mon cœur aura cessé de battre, un peu de vie nouvelle peut envahir votre cœur à vous, alors, je serai satisfait. » (partie III, chap. 2, p. 182-183)

« c’est un fait qu’entre jeunes gens si proches qu’on les pourrait dire frère et sœur, jamais il ne s’établit de véritable amour. […] une perpétuelle camaraderie tue entre homme et femme cette sensation de nouveau, d’inconnu, qui fournit à l’amour une nécessaire excitation. L’amour est comme l’encens : c’est quand on l’allume que son odeur vous prend. Ou encore comme le saké : c’est à la première coupe qu’on en goûte la saveur. Ainsi, ce choc qu’est l’amour n’occupe dans le ruban du temps qu’un court moment, qu’une pointe délicate : je ne puis m’empêcher d’en rester persuadé. Si on laisse passer ce moment, un incessant voisinage peut sans doute créer l’intimité : non l’amour, dont le nerf alors se paralyse insensiblement. » (chap. 6, p. 191)

« La première de ces métamorphoses, ç’avait été vers quinze ou seize ans, quand, pour la première fois, j’avais en présence d’une femme eu la révélation de la beauté de ce monde. Cela m’avait laissé comme atterré. Doutant de mes yeux, je me les étais frottés pour être sûr qu’ils voyaient :
- Comme elle est belle !
Quinze ou seize ans, garçon ou fille, c’est, comme on dit vulgairement, l’âge où l’amour commence à vous chatouiller. Je venais de découvrir l’amour. Je venais d’apercevoir dans la femme le symbole de la beauté terrestre. Jusque-là, je ne m’étais pas douté de son existence. Et voici que sur elle s’étaient ouverts mes yeux sillés, et que tout mon univers s’était métamorphosé.
 » (chap. 7, p. 193)

« L’amour digne de ce nom n’est pas, voyez-vous, tellement différent de la foi : de cela, je suis fermement persuadé. Chaque fois que je regardais le visage de celle que j’aimais, je me sentais devenir plus pur. Chaque fois que je pensais à elle, je sentais brusquement m’envahir une pénétrante noblesse. Si à cette chose étrange qu’on appelle l’amour on pouvait supposer deux bouts, je dirais qu’au bout qui tend vers le ciel vit une foi divine, au bout qui tend vers la terre se meut le désir des sens. »  (chap. 14, p. 209)

« K commençait à se rendre compte qu’au dehors de lui un autre monde existait. Un jour, il me confia qu’après tout, la femme n’est pas être si méprisable. Au début, il paraissait exiger de la femme le même degré de savoir et d’intelligence qu’il était habitué de trouver en moi. Et quand, sur ce point, la femme le décevait, on sentait en lui comme du mépris. Sans jamais se mettre lui-même à la portée de la femme, il laissait peser sur l’univers, hommes et femmes sans distinction, un même regard égal. Mais il changeait. […] Jusqu’alors, bâtissant de ses livres un château fort, K là-dedans enfermait son cœur. Ce cœur, maintenant, semblait s’ouvrir. » (chap. 25, p. 238)


Ainsi que le tableau de Watanabe Kazan, L’Illusion (en anglais : Kantan ; en japonais : 黄梁一炊) mentionné à la toute fin du livre.

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