« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

jeudi 18 novembre 2021

Le Violon de Rothschild, d’Anton Tchekhov : la tardive et émouvante rédemption d'une vie gâchée.

            Le Violon de Rothschild reprend un des thèmes de Tchekhov les plus prégnants dans son œuvre : à savoir le sentiment de gâchis d’une vie humaine, qui aura été vécue en passant à côté de ce qui eût pu la rendre, sinon heureuse, du moins plus chaleureuse, plus active, plus utile qu’elle ne l’aura été au final. Ce sentiment est d’autant plus prégnant que le protagoniste de cette nouvelle, Iakov, et sa femme Marfa, ont vécu plus de cinquante ans ensemble dans une vie conjugale visiblement malheureuse, triste, sans considération pour l’autre de la part de Iakov, et tous deux vont mourir successivement en constatant l’absence de bonheur et de joie qui aura caractérisé leur longue vie commune. En un nombre limité de pages (à peine 11 ici dans cette édition), Tchekhov parvient à nous faire ressentir profondément la tristesse que fut la vie de ces deux personnes, en particulier Marfa, constamment négligée par son mari et qui aura malgré tout tenu son ménage et pris soin de son mari, obsédé lui par son constant souci de gagner de l’argent et frustré de cela par le manque d’opportunités, la malchance qui frappe le métier qu’il exerce, à savoir la fabrication de cercueils. Symboliquement sans doute, le métier de Iakov reflète la mort, l’absence de joie que son mode de vie choisi lui procure, lui qui, ne voyant les choses que sous l’angle étroit de son commerce, ne gagne sa vie que sur le malheur d’autrui, et se rendra compte, trop tard, qu’il eût pu gagner sa vie, s’enrichir sous d’autres formes qui eussent pu aussi procurer de la joie, améliorer les conditions de vie d’autrui, si seulement il avait pris davantage de recul sur sa vie, s’il était parvenu à ne pas être complètement obsédé par l’argent qu’il voulait gagner au point de ne plus rien voir d’autre autour de lui.

Et pourtant, bien que cette intrigue laisse augurer, par ce qui vient d’être écrit plus haut, une nouvelle triste, pessimiste, comme l’œuvre de Tchekhov est souvent perçue, voire réduite, une grâce émane malgré tout, malgré cette tristesse poignante de cette vie gâchée et passée sans joie : à l’instar de La Mort d’Ivan Ilitch de Tolstoï, dont Tchekhov s’inspire dans nombre de ses nouvelles (citons entre autres, Une banale histoire et L’Évêque), la proximité, l’imminence de la mort est le moment privilégié pour prendre conscience de la vacuité de la vie que le protagoniste a jusque-là menée, mais elle est également l’occasion pour ce dernier, par le simple fait d’en prendre conscience, d’être partiellement sauvé dans son âme, puisque Iakov regrette, s’émeut de son comportement passé envers sa femme, et à la fin de sa vie, lèguera son violon à Rothschild, un juif souffreteux, d’apparence ingrate, qu’il a pris en grippe et maltraité (plus verbalement que physiquement) tout comme il l’a fait envers sa femme. Par ce geste de bonté, si tardif pour un homme qui n’en aura guère fait durant toute sa vie, Iakov se rachète in extremis aux portes de la mort, et lui qui eût pu paraître un personnage froid, antipathique, nous inspire au final une compassion, une sympathie profonde qu’on n’eût sans doute pas ressenti avec autant d’intensité si la nouvelle s’était achevée sur le froid enterrement qu’il fit pour sa femme. Dans une vie si grise, dépourvue de bonté et de joie, Iakov, en sus de son sublime geste tardif, parvient également à retrouver in extremis un souvenir heureux, en dehors de la consolation qu’il trouva toute sa vie durant auprès de son violon : le souvenir d’un moment paisible, de joie, qu’il avait oublié, celui d’un enfant qu’il eut avec Marfa, mais qui mourut prématurément et qui joua sans doute une part décisive dans le malheur des deux conjoints.

         Certes donc, Le Violon de Rothschild peut paraître de prime abord une nouvelle quelque peu déprimante, en nous contant l’histoire poignante de la vie gâchée d’un couple qui vécut ensemble près de cinquante ans. Mais l’art de Tchekhov est également, et surtout, de voir également la beauté, si infime soit-elle, dans ces vies ordinaires, en apparence étriquées et dépourvues de joie : la rédemption chez Tchekhov y est toujours possible, par la prise de conscience, et mieux encore, par un acte de bonté, de compassion, ainsi que l'irruption de la beauté, du bonheur aussi, quelque éphémères qu'ils fussent. Et pour finir, la lecture de cette nouvelle donne aussi l'envie à son lecteur sensible, à l'instar des films de Yasujirō Ozu, de se montrer plus attentif, plus aimable envers ceux qui nous sont proches, pendant que nous le pouvons encore. Cela est particulièrement manifeste lors des nombreux passages poignants durant lesquels Iakov se rend compte, dans un sentiment mêlé de honte et de culpabilité, qu'il fut un bien mauvais mari de par son absence d'amour et de signes d'affection prodigués à sa femme, en particulier lorsqu'il remarque que cette dernière est presque soulagée, heureuse de mourir après une vie de sacrifices, de labeur et singulièrement dépourvue de joie.

Ci-dessous, un catalogue de citations de la nouvelle :

« Si je ne respectais pas votre talent, il y a longtemps que je vous aurais fait passer par la fenêtre. » (p. 303)

Iakov n’était jamais de bonne humeur, parce qu’il subissait continuellement des pertes effrayantes. Par exemple, c’est péché de travailler les dimanches et jours de fête, le lundi est un mauvais jour et c’est ainsi que finalement on arrivait dans l’année à un total de près de deux cent jours pendants lesquels on était forcé de se croiser les bras. Et quelle perte cela faisait ! […] La pensée des pertes qu’il subissait obsédait Iakov surtout la nuit ; il posait son violon à côté de lui, sur son lit, et quand toutes ces idioties lui assiégeaient l’esprit, il effleurait les cordes, le violon résonnait dans le noir, et cela le soulageait. (p. 303-304)

« Iakov, appela soudain Marfa. Je meurs ! » Il se retourna vers sa femme. Elle avait la figure rose de fièvre, l’air extraordinairement serein et joyeux. Le Bronze, habitué à lui voir un visage toujours pâle, timide et malheureux, en fut troublé. On aurait qu’effectivement sa femme mourait et était contente de quitter, enfin, pour l’éternité, la chaumière, les cercueils, Iakov… Elle regardait le plafond en remuant les lèvres et paraissait heureuse, comme si elle eût vu la mort, sa libératrice, et qu’elles chuchotaient ensemble. (p. 304)

L’aube pointait et l’on apercevait par la fenêtre les flammes de l’aurore. En regardant sa vieille, Iakov se souvint que, de toute sa vie, il n’avait probablement pas eu un moment de gentillesse pour elle, qu’il ne l’avait jamais plainte, qu’il ne lui était jamais venu à l’idée de lui acheter un petit fichu ou de lui rapporter d’une noce quelque douceur, qu’il n’avait fait que crier, la morigéner pour ses pertes d’argent et tomber sur elle à bras raccourcis. À vrai dire il ne l’avait jamais frappée, mais quand même il lui faisait peur et chaque fois elle restait pétrifiée de terreur. Oui, il ne lui permettait pas de boire du thé parce que, même sans cela, ils dépensaient trop et elle ne buvait que de l’eau chaude. Il comprit pourquoi elle avait maintenant un air si étrange, si joyeux, et l’angoisse le saisit. (p. 304-305)

L’aide-médecin considéra la vieille, assise sur un tabouret, voûtée et maigre, le nez pointu, ressemblant de profil, avec sa bouche ouverte, à un oiseau assoiffé. (p. 305)

Il regarda l’hôpital d’un œil dur et ironique : « Tu parles d’une bande d’artistes. Ne vous en faites pas, un riche aurait eu ses ventouses, mais un pauvre, on lui regrette [refuse ?] même une sangsue ! Monstres ! » (p. 306)

« Tu te rappelles, Iakov ? lui demanda-t-elle, en le regardant d’un air joyeux. Tu te rappelles, il y a cinquante ans, Dieu nous avait donné un petit enfant avec des cheveux blonds. On s’asseyait, toi et moi, au bord de la rivière, et on chantait des chansons… sous un saule. » Et, avec un sourire amer, elle ajouta : « La petite est morte. » Iakov fit un effort de mémoire, mais ne put se rappeler ni l’enfant, ni le saule. « Tu rêves », dit-il. (p. 307)

Sur le chemin du retour [après l’enterrement de sa femme], une grande tristesse s’empara de lui. Quelque chose n’allait pas : il avait la respiration brûlante et pénible, les jambes molles, une forte envie de boire. Et toutes sortes d’idées se mirent à lui passer par la tête. Il se souvint à nouveau que, de toute sa vie, il n’avait jamais plaint sa femme, jamais eu la moindre gentillesse pour elle. Les cinquante-deux années qu’ils avaient vécues ensemble dans la même chaumière avaient été longues, mais de tout ce temps, pas une fois il n’avait pensé à elle, il ne lui avait pas plus prêté attention que si elle avait été un chat ou un chien. Pourtant, chaque jour, elle allumait le poêle, faisait la cuisine, allait à l’eau, cassait le bois, dormait dans le même lit que lui et, quand il rentrait ivre d’une noce, elle suspendait pieusement le violon au mur et mettait son mari au lit, tout cela en silence, avec une expression timide, empressée. (p. 308)

La vue de ce youpin essoufflé, clignant les yeux et la figure couverte de taches de rousseur, écœura Iakov. Il regardait avec répugnance sa redingote verte rapiécée de noir, et toute sa personne frêle, délicate. (p. 308)

Il arriva au bord de la rivière. Des courlis voletaient en piaillant, des canards cancanaient. Le soleil était brûlant et il y avait sur l’eau une telle réverbération qu’on en avait mal aux yeux. Iakov prit le sentier qui longeait la rivière, vit sortir du bain une grosse dame aux joues rouges, et pensa : « Mince de squelette ! » […] Et voilà qu’il arrivait au vieux saule au gros tronc creux avec des nids de corneilles dans ses vieilles branches. Soudain, dans sa mémoire surgit, comme vivant, le petit enfant aux cheveux blonds, et le saule dont avait parlé Marfa. Oui, c’était bien le même saule, vert, tranquille, triste… Qu’il avait vieilli, le pauvre ! (p. 309)

Iakov ferma les yeux, et, dans son imagination, se pressèrent au-devant les uns des autres d’immenses vols d’oies aux ailes blanches. Il ne comprenait pas comment il se faisait que durant ces quarante ou cinquante dernières années, il ne fût pas venu une seule fois au bord de la rivière et même, s’il y était venu, qu’il ne lui ait pas prêté la moindre attention. C’est que c’était une belle rivière, pas une rivière de rien du tout ; on aurait pu y organiser des pêcheries, vendre le poisson aux marchands […] ; on aurait pu essayer d’y refaire du transport par péniches, cela aurait mieux valu que de faire des cercueils […]. Mais il avait raté les occasions, il n’avait rien fait. Que de pertes ! Ah ! que de pertes ! Et s’il avait en même temps péché, joué du violon, fait le marinier, tué des oies, quel capital il aurait amassé ! Mais rien de tout cela ne s’était produit, pas même en rêve, la vie avait passé sans profit, sans plaisir, il l’avait perdue pour rien, pas même une prise de tabac ; devant lui, il n’y avait plus rien et, s’il regardait en arrière, il n’y avait que des pertes et si effrayantes que cela vous donnait le frisson. Et pourquoi les hommes ne peuvent-ils vivre sans ces dommages et ces pertes ? Pourquoi, je vous demande un peu, avait-on coupé les bouleaux et la forêt de pins ? Pourquoi le pâturage communal restait-il inutilisé ? Pourquoi les gens faisaient-ils toujours justement ce qu’il ne fallait pas faire ? […] Pourquoi, en général, les gens se [rendaient-ils mutuellement la vie impossible] ? Quelles pertes il en résultait ! Quelles pertes effrayantes ! Sans la haine et la malveillance les gens auraient tiré les uns des autres un énorme profit. (p. 310-311)

En rentrant chez lui, il réfléchit qu’il n’aurait que profit à mourir : il n’aurait plus ni à manger, ni à boire, ni à payer les impôts, ni à offenser les gens, et, puisque l’homme reste couché dans la tombe, non pas un, mais cent, mille ans, si on fait le compte, ça fait un profit énorme. La vie n’était que pertes et la mort que profits. Cette considération, bien sûr, était judicieuse, mais tout de même vexante : pourquoi règne-t-il en ce monde un ordre si étrange que la vie, qui n’est donnée à l’homme qu’une fois, passe sans profit ? (p. 311)

Cela ne lui faisait aucune peine de mourir, mais lorsque, rentrant chez lui, il aperçut son violon, son cœur se serra et là, il eut de la peine. On ne peut pas emporter son violon dans la tombe, celui-ci allait rester orphelin et il lui arriverait la même chose qu’aux bouleaux et au bois de pins. Tout, dans ce bas monde, est allé et ira à sa perte ! […] Tout en pensant à sa vie gâchée, lourde de pertes, il se mit à jouer sans savoir quoi, mais quelque chose de plaintif et de touchant, et des larmes roulèrent sur ses joues. Et plus il s’abîmait dans ses pensées, plus le chant de son violon devenait triste. (p. 311-312)

« Je ne peux, dit Iakov qui respirait avec peine. Je suis malade, mon vieux ! » Il se remit à jouer, des larmes jaillirent de ses yeux et tombèrent sur son violon. Rothschild, debout, un peu de côté, écoutait attentivement, les mains croisées sur la poitrine. Sur son visage, l’expression de peur, d’incertitude, se transformait peu à peu en affliction et en douleur, il roula les yeux comme s’il ressentait une extase poignante et dit : Vakhhhhh ! Des larmes glissèrent lentement sur ses joues et tombèrent sur sa redingote verte. (p. 312)

Il chercha dans sa mémoire défaillante et se souvint du visage malheureux de sa femme, du cri désespéré du juif mordu par le chien, et il dit d’une voix à peine perceptible : « Vous donnerez mon violon à Rothschild. » (p. 312)

Sous son archet naissent des sons aussi plaintifs que jadis de sa flûte, mais quand il veut reproduire ce que jouait Iakov, assis sur le seuil de sa porte, cela donne quelque chose de si triste, de si malheureux, que son auditoire se met à pleurer… (p. 313)

dimanche 14 novembre 2021

On consistency of opinion & Illustrations of ‘The Times’ newspaper, de William Hazlitt : Du labeur et du courage que demande une pensée personnelle en quête de vérité.

          Dans ces deux essais, On consistency of opinion et Illustrations of ‘The Times’ newspaper, William Hazlitt discute principalement de la manière dont une opinion personnelle se forme et comment, en particulier si elle tend à la recherche de la vérité et de la justice, elle peut souvent se trouver à contre-courant, mettant son propriétaire dans une situation difficilement tenable parmi une majorité désapprobatrice, ou l’empêchant d’accéder à une position lucrative et avantageuse puisqu’elle sera souvent l’adversaire, l’ennemi des gens puissants et influents. Ainsi, celui qui cherche à défendre, à soutenir sa pensée, conformément à sa conscience et à ses principes personnels, se retrouvera souvent esseulé, vilipendé, et devra la défendre au détriment de son intérêt matériel, mais y gagnera du moins de vivre sans se trahir, s’avilir à ses propres yeux, en ne prenant pas le parti de ce qu’il sait pertinemment être le faux, l’injuste, drapé des habits de la vérité et de la justice.

             Hazlitt commence le premier essai susmentionné par un intéressant paradoxe : en effet, il est naturel de penser qu’une personne qui s’obstine à garder telle opinion arrêtée, ou du moins n’en change que très rarement, à la marge de surcroît, est une personne étrangement têtue, intolérante, peu ouverte aux opinions d’autrui. Or, c’est justement l’inverse si nous y réfléchissons bien (dans la limite du cas développé ci-dessous, bien sûr) : une telle personne qui de prime abord semble hermétique à autrui, du moins dans le cas précis d'Hazlitt et de toute personne intellectuellement honnête, est en réalité plus ouverte que ceux qui changent leur opinion fréquemment et de manière souvent impulsive, sans véritable réflexion ! Pour Hazlitt, on ne saurait évidemment avoir une opinion arrêtée, définitive sur tout : notre capacité à connaître, apprendre est par nature limitée, mais les opinions sur lesquelles il est parvenu à un avis tranché, nous dit-il, ont été le fruit d’un long et dur labeur intellectuel, et non adoptées à la légère. Pour tout homme honnête et consciencieux, soucieux d’atteindre à la vérité dans la mesure de ses capacités, il convient de peser longuement les principaux arguments des deux camps, avant de se prononcer en faveur de telle ou telle position, a fortiori sur un sujet grave ou important, puisqu’elle peut influer, sur une modeste échelle, son entourage, ou, à une échelle plus vaste dans le cas d’un intellectuel reconnu, influer un grand nombre de personnes voire sur le destin même du pays auquel il appartient.

Par conséquent, les opinions personnelles doivent dans l’idéal s’être construites par un lent, patient travail de réflexion, menées dans un esprit de tolérance, de soupèsement des différentes parties et de leurs principaux arguments, afin que lorsque l’esprit penche d’un côté au final, il ne puisse être facilement ébranlé et se retourner au moindre argument qui lui sera opposé. Cela ne signifie sans doute pas que toute opinion soit inébranlable, définitive dans l’esprit d’un homme donné : néanmoins, la possibilité qu’il change du jour au lendemain, brusquement, d’opinion s’en trouvera très nettement réduite, et si elle a lieu, elle ne peut se réaliser que dans le même processus de lente décantation qui eut lieu pour former l’opinion première.

Ainsi, celui qui détient une opinion réellement solide, de bonne foi et honnête dans la mesure du possible, a par avance déjà considéré les arguments de l’opinion qui lui est adverse, est en mesure de les discuter, de les réfuter, tout en étant concomitamment en mesure de reconnaître les faiblesses, les limites de sa propre opinion, de concéder certains points au parti adverse en toute honnêteté intellectuelle, sans que cela néanmoins ne le fasse globalement diverger de son opinion première.


            À l’inverse, Hazlitt décrit ensuite les personnes dont les opinions ne sont pas le résultat d’un processus comme celui décrit plus haut, mais qui se reposent davantage sur leur popularité, leur succès du moment, et qu’ils adoptent davantage par paresse intellectuelle que par le fruit d’un long travail personnel. Non seulement ils disposent du commode avantage de la majorité, à qui ils renvoient pour justifier la pertinence de l’opinion qu’ils ont adoptée, mais surtout ils se distinguent par une incapacité à débattre sur le fond, et à recourir fréquemment aux attaques ad hominem : plutôt que de s’en prendre à l’idée, l’argument qui leur est avancé, ils s’en prennent à la personne, au messager de l’idée, recourant volontiers à l’insulte et à la diabolisation. Leur attitude manque aussi de nuances : ils sont en général incapables de reconnaître le bien-fondé de tel ou tel point que leur adversaire pourrait avoir, et ils rejettent en bloc toute idée, tout argument du camp adverse qui pourraient les mettre dans une position inconfortable ou contredire l’opinion qu’ils ont adoptée hâtivement et avec peu de réflexion, et à laquelle ils se sont néanmoins attachés par habitude, et sur laquelle il leur est souvent difficile de revenir sans un cuisant sentiment d'humiliation puisque cela revient à admettre qu'ils se sont trompés et qu'ils ont été au mieux naïfs, au pire dupés.

             Un autre point intéressant discuté par Hazlitt est la difficulté, le courage que demande souvent la défense d’une idée que l’on croit juste, vraie, mais qui se retrouve bien souvent minoritaire, ou vous barrant l’accès à une position sociale et financière avantageuse. Celui qui défend une telle idée minoritaire n’a en effet rien à gagner matériellement parlant : il est mal perçu par son entourage, qui se range bien souvent du côté de la majorité, et il se ferme de nombreuses opportunités sociales, potentiellement interdites ou du moins rendues très difficiles, aux personnes dont les opinions sont « controversées ». Mais il a tout à gagner au niveau de sa conscience personnelle : il n’aura pas renié ses convictions profondes, et ce même s’il se révèle qu’il a eu tort au final, et restera du moins tranquille, en paix avec lui-même. L’important au final peut-être est de distinguer celui qui de bonne foi peut se tromper, mais aura du moins fait preuve d’ouverture, de tolérance lorsque des arguments adverses lui sont présentés : en vrai défenseur de la vérité, il ne saura, s’il est dans l’erreur, y demeurer longtemps puisqu’il aura gardé un esprit d’ouverture, d’écoute pour les arguments qui pourraient éventuellement changer son opinion et lui montrer son erreur. Il saura aussi reconnaître les signes qui à l’inverse, lui montreront qu’il est peut-être éventuellement dans le mauvais camp : lorsque d’aucuns ont recours à l’attaque ad hominem, refusent de discuter le fond des arguments en les balayant d’un revers de main sans examen, ou qu’il se livre à la diabolisation extrême du camp opposé en lui déniant toute rationalité, voire commence à se montrer brutal, violent envers lui.

 

Enfin, dans le deuxième essai, Illustrations of ‘The Times’ newspaper, Hazlitt brosse le portrait de celui qui sans doute est encore pire que l’homme aveuglé par son opinion erronée, englué qu’il est dans la majorité : c’est celui qui sait pertinemment qu’il défend le faux, l’injuste, sous couvert du vrai et du juste. En effet, le premier, malgré toute sa crédulité, et les explosions de violence auxquelles il pourrait éventuellement se livrer ou se montrer complices, a du moins l’excuse de croire sincèrement en la véracité de la position qu’il défend, bien qu’il soit vrai qu’il ait fait preuve d’une certaine naïveté et mauvaise foi. Hazlitt néanmoins abhorre encore plus ceux qui ont au final « prostitué leur âme » (pour reprendre l’expression employée dans ma note consacrée à la pièce de Montherlant, Le Maître de Santiago) en toute conscience, sciemment, en prenant la défense du faux alors qu’ils savent qu’il l’est. Hazlitt se livre dans cet essai aux portraits satiriques notamment de l’avocat, du journaliste et du poète qui ont ainsi vendu leur conscience pour de l’argent, une position sociale. Ils deviennent par cette lâcheté les complices, les agents actifs de l’affaiblissement moral de leur pays, du peuple auxquels ils devraient être solidaires de par leur qualité.
Car Hazlitt termine entre autres sur une note très pessimiste : un peuple peut être conduit, de manière inconsciente, à se faire de plus en plus l’esclave du pouvoir en place et à perdre sa liberté s’il est mal guidé dans les opinions qu’il choisit, opinions que le pouvoir aura pris soin de lui imposer en lui faisant croire que c’est pour son bien, à travers sa rhétorique, la presse, par le phénomène de la majorité qu’avait déjà bien vu Tocqueville, ou par la lâcheté des hommes qui se seront rangés à leur côté malgré la conscience qu’ils ont de trahir par ce biais la justice, la vérité, et aussi leur conscience. Et pire encore, une fois asservi, ce peuple pourrait « prendre goût » à cet état nouveau de servitude, contraire au principe si cher à Hazlitt de la liberté, et être entraîné dans une fuite en avant qui ne cessera de le dégrader, de l’avilir, de le durcir dans son inhumanité, avec les conséquences terribles que cela peut avoir.

 

Extraits choisis de On consistency of opinion :

Many people boast of being masters in their own house. I pretend to be master of my own mind. (p. 29)

I do not profess the spirit of martyrdom […] I am shy of bodily pains and penalties […therefore] if I do not prefer the independance of my mind to that of my body, I at least prefer it to every thing else. (p. 29)

As to the opinion of the world, I see nothing formidable in it. ‘It is the eye of childhood that fears a painted devil.’ [Macbeth, II, 2, 54] I am not to be brow-beat or wheedled out of any of my settled convictions. Opinion to opinion, I will face any man. (p. 29)

As for the reason of the thing, it can only be supposed to rest with or another, in proportion to the pains we have taken to ascertain it. (p. 29)

Where the pursuit of truth has been the habitual study of any man’s life, the love of truth will be his ruling passion. (p. 29)

Every one is most tenacious of that to which he owes his distinction from others. Kings love power, misers gold, women flattery, poets reputation – and philosophers truth, when they can find it. (p. 29)

If ‘to be wise were to be obstinate’, I might set up for as great a philosopher as the best of them ; for some of my conclusions are as fixed and as incorrigible to proof as need be. (p. 29)

I am attached to them in consequence of the pains, the anxiety, and the waste of time they have cost me. (p. 30)

I would quarrel with the best friend I have sooner than acknowledge… (p. 30)

Coleridge used to tell me, that this pertinacity was owing to a want of sympathy with others. […] But I do not agree in what he says of me. On the other hand, I think that it is my sympathising beforehand with the different views and feelings that may be entertained on a subject, that prevents my retracting my judgment, and fling myself into the contrary extreme afterwards. If you proscribe all opinion opposite to your own, and impertinently exclude all the evidence that does not make for you, it stares you in the face with double force when it breaks in unexpectedly upon you […]

But if you are aware from the first suggestion of a subject, either by subtlety of tact, or close attention, of the full force of what others possibly feel and think of it, you are not exposed to the same vacillation of opinion. The number of grains and scruples, of doubts and difficulties, thrown into the scale while the balance is yet undecided, add to the weight and steadiness of the determination. He who anticipates his opponent’s arguments, confirms while he corrects his own reasonings. When a question has been carefully examined in all its bearings, and a principle is once established, it is not liable to be overthrown by any new facts which have been arbitrarily and petulantly set aside… (p. 30)

A man may be confident in maintaining a side, as he has been cautious in chusing it. (p. 31)

I cannot say that, from my own experience, I have found that the persons most remarkable for sudden and violent changes of principle have been cast in the softest or most susceptible mould. All their notions have been exclusive, bigoted, and intolerant. Instead of being the creatures of sympathy, open to conviction, unwilling to give offence by the smallest difference of sentiment, they have (for the most part) been made up of mere antipathies – a very repulsive sort of personages – at odds with themselves, and with every body else. […] They have been persons of narrowness of view and headstrong self-sufficiency of purpose, that they could see only one side of a question at a time, and whichever they pleased. (p. 31)

They banish all doubts of their own sincerity by inveighing against the motives of their antagonists. […] They reduce common sense and probity to the straitest possible limits – the breasts of themselves and their patrons. […] Is it that they have so little faith in the cause to which they have become such staunch converts, as to suppose that, should they allow a grain of sense to their old allies and new antagonists, they will have more than they ? […] These opinions must needs be of a very fragile texture which will not stand the shock of the least acknowledged opposition, and which lay claim to respectability by stigmatising all who do not hold them as ‘sots, and knaves, and cowards’. (p. 32)

There is a craving after the approbation and concurrence of others natural to the mind of man. It is difficult to sustain the weight of an opinion singly for any length of way. The intellect languishes without cordial encouragement and support. It exhausts both strength and patience to be always striving against the stream. […] Public opinion is always pressing upon the mind, and, like the air we breathe, acts unseen, unfelt. It supplies the living current of our thoughts, and infects without our knowledge. It taints the blood, and is taken into the smallest pores. […] But public opinion has its source in power, in popular prejudice, and is not always in accord with right reason, or a high and abstracted imagination. The heroic and romantic resolution prevails at first in high and heroic tempers. […] but after a time [they] find themselves baffled, toiling on in an uphill road, without friends, in a cold neighbourhood, without aid or prospect of success. He hears murmurs loud and suppressed, meets blank looks or scowling faces, is exposed to the pelting of the pitiless press, and is stunned by the shout of the mob… (p. 35-36)

There are numbers who judge by the event, and change with fortune. They extol the hero of the day, and join the prevailing clamour whatever it is ; so that the fluctuating state of public opinion regulates their feverish, restless enthusiasm, like a thermometer. They blow hot or cold, according as the wind sets favourably or otherwise. With such people the only infaillible test of merit is success ; and no arguments are true that have not a large or powerful majority on their side. They go by appearances. Their vanity, not the truth, is their ruling object. […] The opinion of such triflers is worth nothing ; it is merely an echo. We do not want to be told the event of a question, but the rights of it. (p. 38)

As there are many who change their sentiments with circumstances […], so there are others who change them with their acquaintance. ‘Tell me your company, and I’ll tell you your opinions,’ […] Individuals of this class are quick and versatile, but they are not beforehand with opinion. They catch it, when it is pointed out to them, and take it at the rebound, instead of giving the first impulse. […] They wear the dress of other people’s minds very gracefully and unconsciously. (p. 38-39)

By trying to improve their taste, and reform their notions according to an ideal standard, they perhaps spoil and muddle their native faculties, rather than do them any good. Their first manner is their best, because it is the most natural. […] It is not necessary to change our road in order to advance on our journey. We should cultivate the spot of ground we possess to the utmost of our power, though it may be circumscribed and comparatively barren. […] There is no use in shifting from place to place, from side to side, or from subject to subject. […] By adhering to the same principles you do not become stationary. You enlarge, correct, and consolidate your reasonings, without contradicting and shuffling about in your conclusions. […]

The perspective may change with years and experience : we may see certain things nearer, and others more remote : but the great masses and landmarks will remain, though thrown into shadow and tinged by the intervening atmosphere. […] There should be a certain decorum in life as in a picture, without which it is neither useful nor agreeable. If my opinions are not right, at any rate they are the best I have been able to form, and better than any others I could take up at random, or out of perversity, now. Certains opinions vitiate one another, and destroy the simplicity and clearness of the mind : nothing is good that has not a beginning, a middle, and an end. (p. 39-40)


Et extraits choisis de Illustrations of ‘The Times’ newspaper :

It is easier to sail with the stream, than to strive against it. (p. 41)

The man, as well as the woman, who deliberates between his principle and the price of its sacrifice, is lost. The same rule holds with respect to literary as to any other kind of prostitution. It is the first false step that always costs the most ; and which is, for that reason, always fatal. It requires an effort of resolution, or at least obstinate prejudice, for a man to maintain his opinions at the expense of his interest. But it resquires a much greater effort of resolution for a man to give up his interest to recover his independence ; because, with the consistency of his character, he has lost the habitual energy of his mind… (p. 41)

A man, in adhering to his principles in contradiction to the decisions of the world, has many disadvantages. He has nothing to support him but the supposed sense of right ; and any defect in the justice of his cause, or the force of his conviction, must prey on his mind, in proportion to the delicacy and sensitiveness of its texture : he is left in his opinions… (p. 41)

A man in a crowd must go along with the crowd, and cannot stop to pick his way ; nor need he be so particular about it. He has friends to back him ; appearances are for him ; the world is on his side ; […] his vanity makes him blind to objections, or overrules them, and he is not so much ashamed of being in the wrong in such good company. It requires some fortitude to oppose one’s opinion, however right, to that of all the world besides ; none at all to agree with it, however wrong. Nothing but the strongest and clearest conviction can support a man in a losing minority […]. It is this single circumstance of not being answerable for one’s opinions one’s-self, but being able to put them off to other men’s shoulders in all crowds and collections of men, that is the reason of the violence of mobs, the venality of courts, and the corruption of all corporate bodies. (p. 42)

He takes his opinion of right and wrong from his brief : his soul is in his fee. (p. 43)

The weak side of the professional character is rather an indifference to truth and justice, than an outrageous and inveterate hatred to them. They are chargeable, as a general class of men, with levity, servility, and selfishness. (p. 46)

The spirit of poetry is in itself favourable to humanity and liberty […]. The spirit of poetry is not the spirit of mortification or of martyrdom. Poetry dwells in a perpetual Utopia of its own, and is, for that reason, very ill calculated to make a Paradise upon earth, by encountering the shocks and disappointments of the world. Poetry, like the law, is a fiction ; only a more agreeable one. It does not create difficulties where they do not exist ; but contrives to get rid of them, whether they exist or not. It is not entangled in cobwebs of its own making, but soars above all obstacles. It cannot be ‘constrained by mastery’. It has the range of the universe ; it traverses the empyreum, and looks down on nature from a higher sphere. When it lights upon the earth, it loses some its dignity and its use. Its strength is in its wings ; its element the air. Standing on its feet, jostling with crowd, it is liable to be overthrown, trampled on, and defaced ; for its wings are of a dazzling brightness, ‘heaven’s own tinct’, and the least soil upon them shews to disadvantage. (p. 47)

Poets live in an ideal world, where they make every thing out according to their wishes and fancies. They either find things delightful, or makes them so. They feign the beautiful and grand out of their own minds, and imagine all things to be, not what they are, but what they ought to be. They are naturally inventors, creators not of truth but beauty ; and while they speak to us from the sacred shrine of their own hearts, they cannot be too much admired and applauded. (p. 47)

We do not like novels founded on facts, nor do we like poets turned courtiers. Poets, it has been said, succeed best in fiction : and they should for the most part stick to it. […] They lend the colours of fancy to whatever they see : whatever they touch becomes gold, though it were lead. (p. 48)

Man is a toad-eating animal. The admiration of power in others is as common to man as the love of it in himself : the one makes him a tyrant, the other a slave. […] if he could but shake off his own fetters, would care little about the wretches whom he left behind him. (p. 48)

As the herd of mankind are stripped of every thing, in body and mind, so are they thankful for what is left ; as is the desolation of their hearts and the wreck of their little all, so is the pomp and pride is built upon their ruin, and their fawning admiration of it. (p. 48-49)

There is something in the human mind, which requires an object for it to repose on ; and, driven from all other sources of pride and pleasure, it falls in love with misery, and grows enamoured of oppression. […] Just in proportion to the systematic tyranny exercised over a nation, to its loss of a sense of freedom and the spirit of resistance, will be its loyalty ; the most abject submission will always be rendered to the most confirmed despotism. The most wretched slaves are the veriest sycophants. (p. 49)

The hireling of the press (a still meaner slave) wears his livery, and is proud of it. […] He offers up his own humanity, and that of all men, at the shrine of royalty. He sneaks to court ; and the bland accents of power close his ears to the voice of freedom ever after ; its velvet touch makes his heart marble to a people’s sufferings. He is the intellectual pimp of power as others are the practical ones of the pleasures of great, and often on the same disinterested principle. For one tyrant, there are a thousand ready slaves. Man is naturally a worshipper of idols and a lover of kings. (p. 49)

Power is the grim idol that the world adore ; that arms itself with destruction, and reigns by terror in the coward heart of man ; that dazzles the senses, haunts the imagination, confounds the understanding, and tames the will, by the vastness of its pretensions, and the very hopelessness of resistance to them. (p. 50)

The more mischevious and extensive the tyranny – the longer it has lasted, and the longer it is likely to last – the stronger is the hold it takes to the minds of its victims, the devotion to it increasing with the dread. It does not satisfy the enormity of appetite for servility, till it has slain the mind of a nation, and becomes like the evil principle of the universe, from which there is no escape. So in some countries, the most destructive animals are held sacred, despair and terror completely overpowering reason. (p. 50)

The principle of an idolatry is the same ; it is the want of something to admire, without knowing what or why : it is the love of an effect without a cause ; it is a voluntary tribute of admiration which does not compromise our vanity : it is setting something up over all the rest of the world, to which we feel ourselves to be superior, for it is our handy-work. (p. 50-51)

The love of liberty consists in the hatred of tyrants. The true Jacobin hates the enemies of liberty as they hate liberty, with all his heart and with all his soul. His memory is as long, and his will as strong as theirs, though his hands are shorter. He never forgets or forgives an injury done to the people, for tyrants never forget or forgive one done to themselves. […] His hatred of wrong only ceases with the wrong. (p. 52)

The love of liberty is the love for others ; the love of power is the love of ourselves. The one is real ; the other often but an empty dream. (p. 53)

mardi 2 novembre 2021

Beautés d’Anton Tchekhov : de la tristesse mélancolique suscitée par la beauté féminine.

Courte nouvelle d’à peine 9 pages, écrite en 1888 et que l’on trouve dans ses Œuvres II (éd. Pléiade), Beautés narre la rencontre successive par le narrateur de deux jeunes femmes, l’une dans la steppe ukrainienne, l’autre dans une gare russe non nommée. Fidèle à son esthétique, Tchekhov raconte moins la liaison amoureuse qu’eût pu avoir son jeune héros avec ces deux jeunes femmes, et s’attarde bien davantage à décrire les sentiments qu’éprouve ce dernier à la vue de celles-ci. En effet, l’essentiel de la valeur des œuvres de Tchekhov repose justement sur la description des états d’âme de ses héros, dont la vie les insatisfait pour la grande majorité d’entre eux, eux qui mènent une vie étriquée, banale, qui les étouffe petit à petit et dont ils sentent confusément qu’elle nuit à leur développement et à leur bonheur. Des petits riens, çà et là, leur font soudain prendre conscience de la médiocrité de leur vie, et concomitamment, de leur profonde aspiration à une vie plus belle, ou du moins plus authentique. C’est là que repose sans doute le charme et la profonde vérité des écrits de Tchekhov, si fidèles à la vie même, représentée comme une longue et morne grisaille, traversée par intermittences d’intenses moments de bonheur, ou du moins d’espoir, d’aspiration au bonheur, bonheur dépeint comme difficilement accessible pour les héros tchekhoviens, voire impossible pour certains, dont la force de caractère est souvent trop faible pour y parvenir, à l’instar d’Ivanov dans la pièce-éponyme.

Mais revenons à la nouvelle qui nous concerne : Beautés s’inscrit dans cette esthétique tchekhovienne que nous venons de décrire, à savoir la description des états d’âme du narrateur masculin, et c’est la singularité, leur côté inattendu, et pourtant si authentique quand on y réfléchit, qui fait de cette nouvelle une des plus touchantes et tristes de son auteur. En effet, au lieu de tomber amoureux de ces jeunes femmes, comme le lecteur rompu aux conventions littéraires s’y attendrait, et d’avoir une énième description de la force du coup de foudre amoureux, Tchekhov préfère décrire, avec une sensibilité et une délicatesse qui lui est si propre, le mélange de stupeur et de tristesse qui s’empare de nous lorsque nous contemplons la beauté féminine : à savoir surtout la douloureuse conscience de notre propre infirmité, de ce que nous ne sommes pas et aurions voulu être, ou plutôt de ce que nous désirerions au plus profond de nous-mêmes, et que nous n’aurons sans doute jamais, qui ne se limiterait sans doute pas à la possession de cette femme, mais à la vie belle, heureuse que nous aurions voulu mener et qui nous échappe, et que la beauté de la femme semble allégoriser. Pour dire autrement, la contemplation par le narrateur de la beauté féminine semble matérialiser sous ses yeux ses plus profondes aspirations, qu’il a parfois lui-même oublier, et lui faire prendre conscience, confusément, que ses aspirations resteront peut-être à tout jamais irréalisées, inatteignables et éphémères, telle la beauté de la jeune femme qu’il a sous les yeux.

Allégorie simultanée de nos rêves déçus, de notre propre mortalité et par contraste aussi, de la médiocrité de notre condition présente, la beauté féminine telle que décrite par Tchekhov est ici source, non de passion, mais davantage d’une poignante mélancolie, qui touche non seulement le narrateur, mais également tous les autres hommes qui voient l’une ou l’autre des deux jeunes femmes de la nouvelle, et pour lesquels le narrateur, et sans doute Tchekhov aussi, ressent une profonde compassion devant la souffrance que cette douloureuse prise de conscience engendre. Davantage donc qu’une énième célébration de la beauté féminine, cette dernière est surtout le prétexte, le « petit rien » que j’ai évoqué en début de note, qui permet à Tchekhov de revenir sur ces thèmes de prédilection, à savoir la tristesse, la mélancolie inhérentes à la vie même, résultant du contraste entre la réalité décevante, terne, d'avec les aspirations à la beauté, au bonheur que nourrit au plus profond de lui chaque être humain sensible.


Ci-dessous, les citations les plus marquantes de cette courte nouvelle :

Au moment de m’asseoir je jetai un coup d’œil sur le visage de la jeune fille qui me tendait mon verre et je sentis soudain comme un souffle passer sur mon âme et en balayer toutes les impressions de la journée, et avec elles l’ennui de la poussière. J’avais aperçu les traits les plus ravissants du plus beau visage qu’eussent jamais offert à mes yeux la réalité ou le rêve. J’avais devant moi une beauté et je le saisis du premier regard, comme on saisit un éclair.
Je suis à prêt à jurer que Macha était une vraie beauté, mais je ne suis pas à même de le prouver. Il arrive que des nuages s’amoncellent à l’horizon et que le soleil qu’ils cachent les teinte, et avec eux le ciel, de toutes les couleurs de la création : rouge, orange, doré, lilas, vieux rose, l’un ressemble à un moine, un autre à un poisson, le troisième à un Turc en turban. L’incendie a envahi le tiers du ciel, brille sur la croix d’une église et sur les vitres d’un manoir, se reflète dans la rivière et les flaques d’eau, palpite dans les arbres ; loin, bien loin sur le fond du couchant, un vol de canards sauvages gagne à tire-d’aile son havre nocturne… Et le pâtre qui pousse son troupeau, l’arpenteur dont le cabriolet franchit la digue, les maîtres en promenade, tous, ils regardent le couchant et tous jusqu’au dernier le trouvent prodigieusement beau, sans que nul sache ou puisse dire en quoi consiste sa beauté. (p. 571-572)

Vous la regardez et insensiblement vous vient le désir de lui dire quelque chose d’extraordinairement agréable, de sincère, de beau, d’aussi beau qu’elle-même. […] j’oubliai peu à peu ma propre personne et m’abandonnai tout entier à la sensation de beauté. Je ne me souvenais plus de l’ennui de la steppe, de la poussière, je n’entendais plus bourdonner les mouches, je ne sentais plus le goût du thé et la seule chose dont j’eusse conscience était que, de l’autre côté de la table, il y avait une jeune beauté.
La sensation que j’éprouvais était étrange. Macha n’éveillait en moi ni désir, ni enthousiasme, ni volupté, mais une tristesse lourde et cependant agréable. Cette tristesse était vague, confuse comme un rêve. J’avais, je ne sais pourquoi, pitié de moi, de mon grand-père, de l’Arménien, de la petite Arménienne elle-même et j’avais comme le sentiment que nous avions perdu tous quatre quelque chose d’important et d’indispensable à la vie, que nous ne retrouverions plus. Mon grand-père, lui aussi, était tout attristé. Il ne parlait plus de battages et de brebis, mais observait le silence et regardait Macha d’un air songeur. (p. 573)

Et de toute la journée, je ne cessai d’entendre ses pieds nus et de la voir s’affairer dans la cour, l’air sérieux, préoccupé. Elle courait tantôt par l’escalier, soulevant une brise légère sur son passage, tantôt à la cuisine, tantôt à l’aire, tantôt derrière le portail, et j’avais à peine le temps de tourner la tête pour la suivre des yeux.
Et plus sa beauté passait et repassait devant mes yeux, plus vive devenait ma tristesse. J’avais pitié de moi, d’elle, de l’Ukrainien qui la suivait tristement du regard chaque fois qu’elle courait vers les chariots à travers le nuage de balle. Était-ce envie de sa beauté ou regret qu’elle ne fût pas mienne et ne dût jamais l’être, d’être un étranger pour elle ou bien sentiment confus que sa rare beauté était fortuite, inutile et passagère comme toute chose en ce monde, ou encore peut-être ma tristesse était-elle ce sentiment particulier qu’éveille en l’homme la contemplation de la vraie beauté ? Dieu seul le sait. (p. 575)

Si, comme c’est l’usage, je décrivais son apparence par le détail, elle n’avait réellement de magnifique que ses cheveux blonds, ondulés, épais, retenus sur sa tête par un petit ruban noir et flottant sur ses épaules, tout le reste était ou irrégulier ou même très ordinaire. […] néanmoins la jeune fille donnait l’impression d’être une vraie beauté et, en la regardant, je pus me convaincre qu’un visage russe n’a pas besoin, pour paraître beau, d’une sévère régularité des traits, je dirai même que, si on eût remplacé son nez retroussé par un nez régulier et plastiquement irréprochable comme celui de la jeune Arménienne, sa figure en aurait sans doute perdu tout son charme.
Tout en causant debout près de la portière, la jeune fille, que la fraîcheur du soir faisait frissonner, ne cessait de tourner la tête vers nous, tantôt mettant les mains aux hanches, tantôt les portant à sa tête pour arranger ses cheveux, parlant, riant, prenant des airs étonnés, effrayés ; je ne me rappelle pas avoir vu un instant son corps et son visage au repos. Tout le secret et le sortilège de sa beauté résidaient justement dans ces petits mouvements, infiniment élégants, dans son sourire, dans le jeu de sa physionomie, dans les rapides regards qu’elle nous jetait, dans l’alliance de la grâce délicate des gestes et de la jeunesse, de la fraîcheur, de la pureté d’âme que reflétaient son rire et le timbre de sa voix, et de la faiblesse que nous aimons tant chez les enfants, les oiseaux, les faons, les jeunes arbres.

C’était une de ces beautés papillonnantes à qui vont si bien la valse, les courses folles dans un jardin, le rire, la gaieté et que l’on n’associe pas aux pensées sérieuses, au chagrin et au repos ; il aurait suffi qu’un bon coup de vent balayât le quai ou qu’il se mît à pleuvoir pour que le corps fragile se flétrît et que la beauté capricieuse se dissipât comme le pollen des fleurs. (p. 577)

« Je parie que ce télégraphiste est amoureux de la jolie fille. Vivre sous le même toit que cette créature éthérée et ne pas en tomber amoureux, c’est au-dessus des forces humaines. Et quel malheur, mon ami, quelle dérision d’être voûté, hirsute, obscur, honnête et pas sot et de tomber amoureux de cette fille jolie et sotte qui ne vous prête aucun attention ! Ou pire encore : imaginez que ce télégraphiste soit amoureux et en même temps marié et qu’il ait une femme voûtée, hirsute et honnête comme lui… Quel supplice ! » (p. 578)

[…] un contrôleur, debout sur le quai, regardait dans la direction de la jeune beauté et son visage ravagé par l’alcool, flasque, odieusement repu, harassé par les nuits sans sommeil et les cahots des wagons, exprimait l’attendrissement et une profonde tristesse comme s’il eût vu dans la jeune fille sa jeunesse, son bonheur, sa sobriété, sa pureté, sa femme et ses enfants, comme s’il se fût repenti et eût senti de tout son être qu’elle ne lui appartenait pas et qu’avec sa vieillesse prématurée, sa gaucherie et sa figure grasse, il était aussi loin du banal bonheur des hommes, des voyageurs que du ciel. (p. 578)