« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

mardi 2 novembre 2021

Beautés d’Anton Tchekhov : de la tristesse mélancolique suscitée par la beauté féminine.

Courte nouvelle d’à peine 9 pages, écrite en 1888 et que l’on trouve dans ses Œuvres II (éd. Pléiade), Beautés narre la rencontre successive par le narrateur de deux jeunes femmes, l’une dans la steppe ukrainienne, l’autre dans une gare russe non nommée. Fidèle à son esthétique, Tchekhov raconte moins la liaison amoureuse qu’eût pu avoir son jeune héros avec ces deux jeunes femmes, et s’attarde bien davantage à décrire les sentiments qu’éprouve ce dernier à la vue de celles-ci. En effet, l’essentiel de la valeur des œuvres de Tchekhov repose justement sur la description des états d’âme de ses héros, dont la vie les insatisfait pour la grande majorité d’entre eux, eux qui mènent une vie étriquée, banale, qui les étouffe petit à petit et dont ils sentent confusément qu’elle nuit à leur développement et à leur bonheur. Des petits riens, çà et là, leur font soudain prendre conscience de la médiocrité de leur vie, et concomitamment, de leur profonde aspiration à une vie plus belle, ou du moins plus authentique. C’est là que repose sans doute le charme et la profonde vérité des écrits de Tchekhov, si fidèles à la vie même, représentée comme une longue et morne grisaille, traversée par intermittences d’intenses moments de bonheur, ou du moins d’espoir, d’aspiration au bonheur, bonheur dépeint comme difficilement accessible pour les héros tchekhoviens, voire impossible pour certains, dont la force de caractère est souvent trop faible pour y parvenir, à l’instar d’Ivanov dans la pièce-éponyme.

Mais revenons à la nouvelle qui nous concerne : Beautés s’inscrit dans cette esthétique tchekhovienne que nous venons de décrire, à savoir la description des états d’âme du narrateur masculin, et c’est la singularité, leur côté inattendu, et pourtant si authentique quand on y réfléchit, qui fait de cette nouvelle une des plus touchantes et tristes de son auteur. En effet, au lieu de tomber amoureux de ces jeunes femmes, comme le lecteur rompu aux conventions littéraires s’y attendrait, et d’avoir une énième description de la force du coup de foudre amoureux, Tchekhov préfère décrire, avec une sensibilité et une délicatesse qui lui est si propre, le mélange de stupeur et de tristesse qui s’empare de nous lorsque nous contemplons la beauté féminine : à savoir surtout la douloureuse conscience de notre propre infirmité, de ce que nous ne sommes pas et aurions voulu être, ou plutôt de ce que nous désirerions au plus profond de nous-mêmes, et que nous n’aurons sans doute jamais, qui ne se limiterait sans doute pas à la possession de cette femme, mais à la vie belle, heureuse que nous aurions voulu mener et qui nous échappe, et que la beauté de la femme semble allégoriser. Pour dire autrement, la contemplation par le narrateur de la beauté féminine semble matérialiser sous ses yeux ses plus profondes aspirations, qu’il a parfois lui-même oublier, et lui faire prendre conscience, confusément, que ses aspirations resteront peut-être à tout jamais irréalisées, inatteignables et éphémères, telle la beauté de la jeune femme qu’il a sous les yeux.

Allégorie simultanée de nos rêves déçus, de notre propre mortalité et par contraste aussi, de la médiocrité de notre condition présente, la beauté féminine telle que décrite par Tchekhov est ici source, non de passion, mais davantage d’une poignante mélancolie, qui touche non seulement le narrateur, mais également tous les autres hommes qui voient l’une ou l’autre des deux jeunes femmes de la nouvelle, et pour lesquels le narrateur, et sans doute Tchekhov aussi, ressent une profonde compassion devant la souffrance que cette douloureuse prise de conscience engendre. Davantage donc qu’une énième célébration de la beauté féminine, cette dernière est surtout le prétexte, le « petit rien » que j’ai évoqué en début de note, qui permet à Tchekhov de revenir sur ces thèmes de prédilection, à savoir la tristesse, la mélancolie inhérentes à la vie même, résultant du contraste entre la réalité décevante, terne, d'avec les aspirations à la beauté, au bonheur que nourrit au plus profond de lui chaque être humain sensible.


Ci-dessous, les citations les plus marquantes de cette courte nouvelle :

Au moment de m’asseoir je jetai un coup d’œil sur le visage de la jeune fille qui me tendait mon verre et je sentis soudain comme un souffle passer sur mon âme et en balayer toutes les impressions de la journée, et avec elles l’ennui de la poussière. J’avais aperçu les traits les plus ravissants du plus beau visage qu’eussent jamais offert à mes yeux la réalité ou le rêve. J’avais devant moi une beauté et je le saisis du premier regard, comme on saisit un éclair.
Je suis à prêt à jurer que Macha était une vraie beauté, mais je ne suis pas à même de le prouver. Il arrive que des nuages s’amoncellent à l’horizon et que le soleil qu’ils cachent les teinte, et avec eux le ciel, de toutes les couleurs de la création : rouge, orange, doré, lilas, vieux rose, l’un ressemble à un moine, un autre à un poisson, le troisième à un Turc en turban. L’incendie a envahi le tiers du ciel, brille sur la croix d’une église et sur les vitres d’un manoir, se reflète dans la rivière et les flaques d’eau, palpite dans les arbres ; loin, bien loin sur le fond du couchant, un vol de canards sauvages gagne à tire-d’aile son havre nocturne… Et le pâtre qui pousse son troupeau, l’arpenteur dont le cabriolet franchit la digue, les maîtres en promenade, tous, ils regardent le couchant et tous jusqu’au dernier le trouvent prodigieusement beau, sans que nul sache ou puisse dire en quoi consiste sa beauté. (p. 571-572)

Vous la regardez et insensiblement vous vient le désir de lui dire quelque chose d’extraordinairement agréable, de sincère, de beau, d’aussi beau qu’elle-même. […] j’oubliai peu à peu ma propre personne et m’abandonnai tout entier à la sensation de beauté. Je ne me souvenais plus de l’ennui de la steppe, de la poussière, je n’entendais plus bourdonner les mouches, je ne sentais plus le goût du thé et la seule chose dont j’eusse conscience était que, de l’autre côté de la table, il y avait une jeune beauté.
La sensation que j’éprouvais était étrange. Macha n’éveillait en moi ni désir, ni enthousiasme, ni volupté, mais une tristesse lourde et cependant agréable. Cette tristesse était vague, confuse comme un rêve. J’avais, je ne sais pourquoi, pitié de moi, de mon grand-père, de l’Arménien, de la petite Arménienne elle-même et j’avais comme le sentiment que nous avions perdu tous quatre quelque chose d’important et d’indispensable à la vie, que nous ne retrouverions plus. Mon grand-père, lui aussi, était tout attristé. Il ne parlait plus de battages et de brebis, mais observait le silence et regardait Macha d’un air songeur. (p. 573)

Et de toute la journée, je ne cessai d’entendre ses pieds nus et de la voir s’affairer dans la cour, l’air sérieux, préoccupé. Elle courait tantôt par l’escalier, soulevant une brise légère sur son passage, tantôt à la cuisine, tantôt à l’aire, tantôt derrière le portail, et j’avais à peine le temps de tourner la tête pour la suivre des yeux.
Et plus sa beauté passait et repassait devant mes yeux, plus vive devenait ma tristesse. J’avais pitié de moi, d’elle, de l’Ukrainien qui la suivait tristement du regard chaque fois qu’elle courait vers les chariots à travers le nuage de balle. Était-ce envie de sa beauté ou regret qu’elle ne fût pas mienne et ne dût jamais l’être, d’être un étranger pour elle ou bien sentiment confus que sa rare beauté était fortuite, inutile et passagère comme toute chose en ce monde, ou encore peut-être ma tristesse était-elle ce sentiment particulier qu’éveille en l’homme la contemplation de la vraie beauté ? Dieu seul le sait. (p. 575)

Si, comme c’est l’usage, je décrivais son apparence par le détail, elle n’avait réellement de magnifique que ses cheveux blonds, ondulés, épais, retenus sur sa tête par un petit ruban noir et flottant sur ses épaules, tout le reste était ou irrégulier ou même très ordinaire. […] néanmoins la jeune fille donnait l’impression d’être une vraie beauté et, en la regardant, je pus me convaincre qu’un visage russe n’a pas besoin, pour paraître beau, d’une sévère régularité des traits, je dirai même que, si on eût remplacé son nez retroussé par un nez régulier et plastiquement irréprochable comme celui de la jeune Arménienne, sa figure en aurait sans doute perdu tout son charme.
Tout en causant debout près de la portière, la jeune fille, que la fraîcheur du soir faisait frissonner, ne cessait de tourner la tête vers nous, tantôt mettant les mains aux hanches, tantôt les portant à sa tête pour arranger ses cheveux, parlant, riant, prenant des airs étonnés, effrayés ; je ne me rappelle pas avoir vu un instant son corps et son visage au repos. Tout le secret et le sortilège de sa beauté résidaient justement dans ces petits mouvements, infiniment élégants, dans son sourire, dans le jeu de sa physionomie, dans les rapides regards qu’elle nous jetait, dans l’alliance de la grâce délicate des gestes et de la jeunesse, de la fraîcheur, de la pureté d’âme que reflétaient son rire et le timbre de sa voix, et de la faiblesse que nous aimons tant chez les enfants, les oiseaux, les faons, les jeunes arbres.

C’était une de ces beautés papillonnantes à qui vont si bien la valse, les courses folles dans un jardin, le rire, la gaieté et que l’on n’associe pas aux pensées sérieuses, au chagrin et au repos ; il aurait suffi qu’un bon coup de vent balayât le quai ou qu’il se mît à pleuvoir pour que le corps fragile se flétrît et que la beauté capricieuse se dissipât comme le pollen des fleurs. (p. 577)

« Je parie que ce télégraphiste est amoureux de la jolie fille. Vivre sous le même toit que cette créature éthérée et ne pas en tomber amoureux, c’est au-dessus des forces humaines. Et quel malheur, mon ami, quelle dérision d’être voûté, hirsute, obscur, honnête et pas sot et de tomber amoureux de cette fille jolie et sotte qui ne vous prête aucun attention ! Ou pire encore : imaginez que ce télégraphiste soit amoureux et en même temps marié et qu’il ait une femme voûtée, hirsute et honnête comme lui… Quel supplice ! » (p. 578)

[…] un contrôleur, debout sur le quai, regardait dans la direction de la jeune beauté et son visage ravagé par l’alcool, flasque, odieusement repu, harassé par les nuits sans sommeil et les cahots des wagons, exprimait l’attendrissement et une profonde tristesse comme s’il eût vu dans la jeune fille sa jeunesse, son bonheur, sa sobriété, sa pureté, sa femme et ses enfants, comme s’il se fût repenti et eût senti de tout son être qu’elle ne lui appartenait pas et qu’avec sa vieillesse prématurée, sa gaucherie et sa figure grasse, il était aussi loin du banal bonheur des hommes, des voyageurs que du ciel. (p. 578)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Ajouter un commentaire