Le Violon de Rothschild reprend un des thèmes de Tchekhov les plus prégnants dans son œuvre : à savoir le sentiment de gâchis d’une vie humaine, qui aura été vécue en passant à côté de ce qui eût pu la rendre, sinon heureuse, du moins plus chaleureuse, plus active, plus utile qu’elle ne l’aura été au final. Ce sentiment est d’autant plus prégnant que le protagoniste de cette nouvelle, Iakov, et sa femme Marfa, ont vécu plus de cinquante ans ensemble dans une vie conjugale visiblement malheureuse, triste, sans considération pour l’autre de la part de Iakov, et tous deux vont mourir successivement en constatant l’absence de bonheur et de joie qui aura caractérisé leur longue vie commune. En un nombre limité de pages (à peine 11 ici dans cette édition), Tchekhov parvient à nous faire ressentir profondément la tristesse que fut la vie de ces deux personnes, en particulier Marfa, constamment négligée par son mari et qui aura malgré tout tenu son ménage et pris soin de son mari, obsédé lui par son constant souci de gagner de l’argent et frustré de cela par le manque d’opportunités, la malchance qui frappe le métier qu’il exerce, à savoir la fabrication de cercueils. Symboliquement sans doute, le métier de Iakov reflète la mort, l’absence de joie que son mode de vie choisi lui procure, lui qui, ne voyant les choses que sous l’angle étroit de son commerce, ne gagne sa vie que sur le malheur d’autrui, et se rendra compte, trop tard, qu’il eût pu gagner sa vie, s’enrichir sous d’autres formes qui eussent pu aussi procurer de la joie, améliorer les conditions de vie d’autrui, si seulement il avait pris davantage de recul sur sa vie, s’il était parvenu à ne pas être complètement obsédé par l’argent qu’il voulait gagner au point de ne plus rien voir d’autre autour de lui.
Et pourtant, bien que cette intrigue laisse augurer, par ce qui vient d’être écrit plus haut, une nouvelle triste, pessimiste, comme l’œuvre de Tchekhov est souvent perçue, voire réduite, une grâce émane malgré tout, malgré cette tristesse poignante de cette vie gâchée et passée sans joie : à l’instar de La Mort d’Ivan Ilitch de Tolstoï, dont Tchekhov s’inspire dans nombre de ses nouvelles (citons entre autres, Une banale histoire et L’Évêque), la proximité, l’imminence de la mort est le moment privilégié pour prendre conscience de la vacuité de la vie que le protagoniste a jusque-là menée, mais elle est également l’occasion pour ce dernier, par le simple fait d’en prendre conscience, d’être partiellement sauvé dans son âme, puisque Iakov regrette, s’émeut de son comportement passé envers sa femme, et à la fin de sa vie, lèguera son violon à Rothschild, un juif souffreteux, d’apparence ingrate, qu’il a pris en grippe et maltraité (plus verbalement que physiquement) tout comme il l’a fait envers sa femme. Par ce geste de bonté, si tardif pour un homme qui n’en aura guère fait durant toute sa vie, Iakov se rachète in extremis aux portes de la mort, et lui qui eût pu paraître un personnage froid, antipathique, nous inspire au final une compassion, une sympathie profonde qu’on n’eût sans doute pas ressenti avec autant d’intensité si la nouvelle s’était achevée sur le froid enterrement qu’il fit pour sa femme. Dans une vie si grise, dépourvue de bonté et de joie, Iakov, en sus de son sublime geste tardif, parvient également à retrouver in extremis un souvenir heureux, en dehors de la consolation qu’il trouva toute sa vie durant auprès de son violon : le souvenir d’un moment paisible, de joie, qu’il avait oublié, celui d’un enfant qu’il eut avec Marfa, mais qui mourut prématurément et qui joua sans doute une part décisive dans le malheur des deux conjoints.
Certes
donc, Le Violon de Rothschild peut paraître
de prime abord une nouvelle quelque peu déprimante, en nous contant l’histoire poignante
de la vie gâchée d’un couple qui vécut ensemble près de cinquante ans. Mais l’art
de Tchekhov est également, et surtout, de voir également la beauté, si infime soit-elle,
dans ces vies ordinaires, en apparence étriquées et dépourvues de joie : la
rédemption chez Tchekhov y est toujours possible, par la prise de conscience, et
mieux encore, par un acte de bonté, de compassion, ainsi que l'irruption de la beauté, du bonheur aussi, quelque éphémères qu'ils fussent. Et pour finir, la lecture de cette nouvelle donne aussi l'envie à son lecteur sensible, à l'instar des films de Yasujirō Ozu, de se montrer plus attentif, plus aimable envers ceux qui nous sont proches, pendant que nous le pouvons encore. Cela est particulièrement manifeste lors des nombreux passages poignants durant lesquels Iakov se rend compte, dans un sentiment mêlé de honte et de culpabilité, qu'il fut un bien mauvais mari de par son absence d'amour et de signes d'affection prodigués à sa femme, en particulier lorsqu'il remarque que cette dernière est presque soulagée, heureuse de mourir après une vie de sacrifices, de labeur et singulièrement dépourvue de joie.
Ci-dessous, un catalogue de citations de la nouvelle :
« Si je ne respectais pas votre talent, il y a longtemps que je vous aurais fait passer par la fenêtre. » (p. 303)
Iakov n’était jamais de bonne humeur, parce qu’il subissait continuellement des pertes effrayantes. Par exemple, c’est péché de travailler les dimanches et jours de fête, le lundi est un mauvais jour et c’est ainsi que finalement on arrivait dans l’année à un total de près de deux cent jours pendants lesquels on était forcé de se croiser les bras. Et quelle perte cela faisait ! […] La pensée des pertes qu’il subissait obsédait Iakov surtout la nuit ; il posait son violon à côté de lui, sur son lit, et quand toutes ces idioties lui assiégeaient l’esprit, il effleurait les cordes, le violon résonnait dans le noir, et cela le soulageait. (p. 303-304)
« Iakov, appela soudain Marfa. Je meurs ! » Il se retourna vers sa femme. Elle avait la figure rose de fièvre, l’air extraordinairement serein et joyeux. Le Bronze, habitué à lui voir un visage toujours pâle, timide et malheureux, en fut troublé. On aurait qu’effectivement sa femme mourait et était contente de quitter, enfin, pour l’éternité, la chaumière, les cercueils, Iakov… Elle regardait le plafond en remuant les lèvres et paraissait heureuse, comme si elle eût vu la mort, sa libératrice, et qu’elles chuchotaient ensemble. (p. 304)
L’aube pointait et l’on apercevait par la fenêtre les flammes de l’aurore. En regardant sa vieille, Iakov se souvint que, de toute sa vie, il n’avait probablement pas eu un moment de gentillesse pour elle, qu’il ne l’avait jamais plainte, qu’il ne lui était jamais venu à l’idée de lui acheter un petit fichu ou de lui rapporter d’une noce quelque douceur, qu’il n’avait fait que crier, la morigéner pour ses pertes d’argent et tomber sur elle à bras raccourcis. À vrai dire il ne l’avait jamais frappée, mais quand même il lui faisait peur et chaque fois elle restait pétrifiée de terreur. Oui, il ne lui permettait pas de boire du thé parce que, même sans cela, ils dépensaient trop et elle ne buvait que de l’eau chaude. Il comprit pourquoi elle avait maintenant un air si étrange, si joyeux, et l’angoisse le saisit. (p. 304-305)
L’aide-médecin considéra la vieille, assise sur un tabouret, voûtée et maigre, le nez pointu, ressemblant de profil, avec sa bouche ouverte, à un oiseau assoiffé. (p. 305)
Il regarda l’hôpital d’un œil dur et ironique : « Tu parles d’une bande d’artistes. Ne vous en faites pas, un riche aurait eu ses ventouses, mais un pauvre, on lui regrette [refuse ?] même une sangsue ! Monstres ! » (p. 306)
« Tu te rappelles, Iakov ? lui demanda-t-elle, en le regardant d’un air joyeux. Tu te rappelles, il y a cinquante ans, Dieu nous avait donné un petit enfant avec des cheveux blonds. On s’asseyait, toi et moi, au bord de la rivière, et on chantait des chansons… sous un saule. » Et, avec un sourire amer, elle ajouta : « La petite est morte. » Iakov fit un effort de mémoire, mais ne put se rappeler ni l’enfant, ni le saule. « Tu rêves », dit-il. (p. 307)
Sur le chemin du retour [après l’enterrement de sa femme], une grande tristesse s’empara de lui. Quelque chose n’allait pas : il avait la respiration brûlante et pénible, les jambes molles, une forte envie de boire. Et toutes sortes d’idées se mirent à lui passer par la tête. Il se souvint à nouveau que, de toute sa vie, il n’avait jamais plaint sa femme, jamais eu la moindre gentillesse pour elle. Les cinquante-deux années qu’ils avaient vécues ensemble dans la même chaumière avaient été longues, mais de tout ce temps, pas une fois il n’avait pensé à elle, il ne lui avait pas plus prêté attention que si elle avait été un chat ou un chien. Pourtant, chaque jour, elle allumait le poêle, faisait la cuisine, allait à l’eau, cassait le bois, dormait dans le même lit que lui et, quand il rentrait ivre d’une noce, elle suspendait pieusement le violon au mur et mettait son mari au lit, tout cela en silence, avec une expression timide, empressée. (p. 308)
La vue de ce youpin essoufflé, clignant les yeux et la figure couverte de taches de rousseur, écœura Iakov. Il regardait avec répugnance sa redingote verte rapiécée de noir, et toute sa personne frêle, délicate. (p. 308)
Il arriva au bord de la rivière. Des courlis voletaient en piaillant, des canards cancanaient. Le soleil était brûlant et il y avait sur l’eau une telle réverbération qu’on en avait mal aux yeux. Iakov prit le sentier qui longeait la rivière, vit sortir du bain une grosse dame aux joues rouges, et pensa : « Mince de squelette ! » […] Et voilà qu’il arrivait au vieux saule au gros tronc creux avec des nids de corneilles dans ses vieilles branches. Soudain, dans sa mémoire surgit, comme vivant, le petit enfant aux cheveux blonds, et le saule dont avait parlé Marfa. Oui, c’était bien le même saule, vert, tranquille, triste… Qu’il avait vieilli, le pauvre ! (p. 309)
Iakov ferma les yeux, et, dans son imagination, se pressèrent au-devant les uns des autres d’immenses vols d’oies aux ailes blanches. Il ne comprenait pas comment il se faisait que durant ces quarante ou cinquante dernières années, il ne fût pas venu une seule fois au bord de la rivière et même, s’il y était venu, qu’il ne lui ait pas prêté la moindre attention. C’est que c’était une belle rivière, pas une rivière de rien du tout ; on aurait pu y organiser des pêcheries, vendre le poisson aux marchands […] ; on aurait pu essayer d’y refaire du transport par péniches, cela aurait mieux valu que de faire des cercueils […]. Mais il avait raté les occasions, il n’avait rien fait. Que de pertes ! Ah ! que de pertes ! Et s’il avait en même temps péché, joué du violon, fait le marinier, tué des oies, quel capital il aurait amassé ! Mais rien de tout cela ne s’était produit, pas même en rêve, la vie avait passé sans profit, sans plaisir, il l’avait perdue pour rien, pas même une prise de tabac ; devant lui, il n’y avait plus rien et, s’il regardait en arrière, il n’y avait que des pertes et si effrayantes que cela vous donnait le frisson. Et pourquoi les hommes ne peuvent-ils vivre sans ces dommages et ces pertes ? Pourquoi, je vous demande un peu, avait-on coupé les bouleaux et la forêt de pins ? Pourquoi le pâturage communal restait-il inutilisé ? Pourquoi les gens faisaient-ils toujours justement ce qu’il ne fallait pas faire ? […] Pourquoi, en général, les gens se [rendaient-ils mutuellement la vie impossible] ? Quelles pertes il en résultait ! Quelles pertes effrayantes ! Sans la haine et la malveillance les gens auraient tiré les uns des autres un énorme profit. (p. 310-311)
En rentrant chez lui, il réfléchit qu’il n’aurait que profit à mourir : il n’aurait plus ni à manger, ni à boire, ni à payer les impôts, ni à offenser les gens, et, puisque l’homme reste couché dans la tombe, non pas un, mais cent, mille ans, si on fait le compte, ça fait un profit énorme. La vie n’était que pertes et la mort que profits. Cette considération, bien sûr, était judicieuse, mais tout de même vexante : pourquoi règne-t-il en ce monde un ordre si étrange que la vie, qui n’est donnée à l’homme qu’une fois, passe sans profit ? (p. 311)
Cela ne lui faisait aucune peine de mourir, mais lorsque, rentrant chez lui, il aperçut son violon, son cœur se serra et là, il eut de la peine. On ne peut pas emporter son violon dans la tombe, celui-ci allait rester orphelin et il lui arriverait la même chose qu’aux bouleaux et au bois de pins. Tout, dans ce bas monde, est allé et ira à sa perte ! […] Tout en pensant à sa vie gâchée, lourde de pertes, il se mit à jouer sans savoir quoi, mais quelque chose de plaintif et de touchant, et des larmes roulèrent sur ses joues. Et plus il s’abîmait dans ses pensées, plus le chant de son violon devenait triste. (p. 311-312)
« Je ne peux, dit Iakov qui respirait avec peine. Je suis malade, mon vieux ! » Il se remit à jouer, des larmes jaillirent de ses yeux et tombèrent sur son violon. Rothschild, debout, un peu de côté, écoutait attentivement, les mains croisées sur la poitrine. Sur son visage, l’expression de peur, d’incertitude, se transformait peu à peu en affliction et en douleur, il roula les yeux comme s’il ressentait une extase poignante et dit : Vakhhhhh ! Des larmes glissèrent lentement sur ses joues et tombèrent sur sa redingote verte. (p. 312)
Il chercha dans sa mémoire défaillante et se souvint du visage malheureux de sa femme, du cri désespéré du juif mordu par le chien, et il dit d’une voix à peine perceptible : « Vous donnerez mon violon à Rothschild. » (p. 312)
Sous son archet naissent des sons aussi plaintifs que jadis de sa flûte, mais quand il veut reproduire ce que jouait Iakov, assis sur le seuil de sa porte, cela donne quelque chose de si triste, de si malheureux, que son auditoire se met à pleurer… (p. 313)
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