« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

mardi 22 décembre 2015

Le Vin de l'été, de Ray Bradbury : éloge de la lenteur, de la patience et du recul.

Présentation de l'éditeur :

The summer of '28 was a vintage season for a growing boy. A summer of green apple trees, mowed lawns, and new sneakers. Of half-burnt firecrackers, of gathering dandelions, of Grandma's belly-busting dinner. It was a summer of sorrows and marvels and gold-fuzzed bees. A magical, timeless summer in the life of a twelve-year-old boy named Douglas Spaulding—remembered forever by the incomparable Ray Bradbury.


        Les thèmes les plus chers à Bradbury, que l’on retrouve en filigrane également dans ses plus connus Fahrenheit 451 et Chroniques martiennes, sont la nécessité pour l’homme de prendre du recul vis-à-vis de lui-même et de l’agitation de la vie, de se retrancher en lui-même pour sentir plus profondément ce qui l’entoure et par ce biais, de profiter plus intensément de la vie et des petites choses auxquelles on ne porte pas assez voire pas du tout attention si l’on se laisse emporter par le conformisme, la recherche perpétuelle de « progrès » et de « bonheur » que nous font miroiter les sociétés contemporaines.

C’est cette sagesse qu’enseigne continuellement Bradbury et Le Vin de l’été en est une autre démonstration éclatante, plus encore je pense que les deux autres livres que je viens de citer ci-dessus. Le livre a pour personnage principal Douglas Spaulding, âgé de douze ans au moment où débute le récit, situé durant l’été 1928 dans la ville fictive de Green Town, Illinois. Il a le pressentiment, alors qu’il vient de se lever en ce premier jour d’été, que cette journée sera particulière pour lui.
« Alors qu’il traversait la pelouse ce matin-là, Douglas Spaulding, avec son visage, rompit une toile d’araignée. Un seul fil, invisible dans l’air, l’effleura au front et, sans un bruit, se cassa net. C’est ainsi que le plus futile incident lui apprit que ce jour serait différent. Et tandis qu’ils quittaient la ville en voiture pour se promener dans la campagne, son père lui expliqua, ainsi qu’à son frère de dix ans, Tom, que ce jour serait différent aussi parce qu’il y avait des jours composés uniquement d’odeurs et qui n’étaient rien que le souffle du monde d’une narine à l’autre. Il y avait d’autres jours, continua-t-il, où l’oreille saisissait les bruits les plus violents, les trompes, et les plus faibles, les trilles, de l’univers ; et d’autres encore qui flattaient le goût et le toucher. Il existait aussi des jours qui satisfaisaient tous les sens à la fois. Ce jour même, dit-il en hochant la tête, exhalait l’odeur d’un verger immense et sans nom qui aurait jailli de terre en une nuit par-delà les collines et rempli tout l’horizon visible de sa fraîcheur ardente. L’air sentait la pluie, mais il n’y avait pas de nuages. D’un moment à l’autre, un étranger aurait pu rire au loin dans les bois, mais c’était le silence… Douglas observa cette terre qu’il parcourait. Il ne sentait ni verger, ni pluie ; d’ailleurs, sans pommiers et sans nuages, il savait bien que ni l’un ni l’autre ne pouvaient exister. Et que penser d’un étranger qui rirait au loin dans les bois… ?
Cependant, le fait demeurait. Douglas frissonna : ce jour, sans raison, était un jour particulier. »

Cette promenade en forêt marquera en effet l’accession de Douglas à un monde nouveau, dans la mesure où il prend conscience du monde qui l’entoure, dans sa capacité à le sentir, à s’en enivrer pleinement, intensément.
« Et chaque chose, chaque chose absolument, était là. Le monde, comme l’iris géant d’un œil encore plus gigantesque qui s’ouvrirait et s’élargirait pour envelopper chaque chose, lui rendait fixement son regard. Et il comprit que c’était cela qui l’avait assailli, pour demeurer avec lui et non pour s’enfuir à nouveau.
« Je suis vivant », pensa-t-il.
Ses doigts tremblaient, ils avaient la teinte vive du sang, ils ressemblaient aux pétales d’un glaïeul découvert à l’instant et jamais vu auparavant. Alors, il s’émerveilla de cette campagne et de la révélation dont il lui était redevable. […] [Il] s’étendit sur le dos, la main levée vers le ciel. Il n’était qu’une tête dont les yeux, comme des sentinelles à travers les herses d’un étrange château, le long d’un pont, surveillaient son bras et ses doigts où le pennon vif du sang chatoyait à la lumière. […] L’herbe murmurait sous son corps. Il baissa le bras quand il sentit qu’il se couvrait de poussière et, très loin, entendit le crissement de ses orteils dans ses souliers. Le vent soupira à ses oreilles comme dans des coquillages. Le monde glissa brillant sur le globe de ses yeux, à la manière d’images scintillantes sur une sphère de cristal. Les fleurs se parèrent de soleil, des taches de feu parsemèrent la forêt. Les oiseaux se mirent à battre des ailes, ils ricochaient comme des galets sur l’immense étang renversé du ciel. […] Les millions de pores de son corps s’ouvrirent.
« Je suis réellement vivant ! pensa-t-il. Je ne l’ai jamais su auparavant, ou si je l’ai su, je ne m’en souviens pas ! » […]
« Quand je pense à cela, quand je pense à cela ! Douze ans et seulement maintenant ! Maintenant je découvre cette pendule exceptionnelle, cette horloge d’or vif et dont la garantie court sur soixante-dix ans ! […] »
Métamorphosé par cette nouvelle conscience de lui-même, Douglas, avec son frère Tom, décide dorénavant de consigner sur son cahier jaune « un traité des découvertes et des révélations ».
« Lorsque que tu fais quelque chose, tu n’y prêtes pas attention. Et tout à coup, tu t’aperçois et tu vois que ce que tu fais, tu le fais pour la première fois, d’une façon réelle. […] Toutes ces choses qui se reproduisent sans cesse et auxquelles nous ne pensons jamais. […] En d’autres termes tu fais une vielle chose familière, comme mettre en bouteille le vin de pissenlit, tu l’inscris au chapitre Rites et Cérémonies. En revanche, les réflexions que cela t’inspire, sottises ou non, tu les marques sous la rubrique Découvertes et Révélations. Voici mes conclusions sur le vin : chaque fois que vous le mettez en bouteille, c’est l’été tout entier de 1928 que vous y déposez à l’abri. »
        Le Vin de l’été ressemble davantage aux Chroniques martiennes dans le sens où le livre est davantage un recueil de nouvelles assemblées, où la famille Spaulding permet de faire le lien, bien que de manière distante, avec les divers personnages que nous allons rencontrer. Les débuts formidables de ce livre, qui m’a véritablement enchanté dans ses premières dizaines de pages, sont suivis ensuite par des chapitres plus décousus se focalisant sur les autres habitants de Green Town, bien que Douglas et Tom prennent part, de manière plus ou moins anecdotique, aux événements qui y sont décrits.

Ce recueil de nouvelles donc, bien qu’il n’en soit pas un officiellement, permet à Bradbury d’aborder, à travers des chapitres qui sont relativement indépendants les uns des autres, une multitude de thèmes qui lui sont chers et qui se trouvent également dans ses deux œuvres les plus connues : la nature du bonheur, le pouvoir de la mémoire et des souvenirs, la séparation avec des êtres qui nous sont chers (par leur départ suite à un déménagement, ou plus dramatiquement, par la mort), notre rapport à la nature, l’acceptation de notre mortalité et de notre vieillesse à venir.

Voici maintenant quelques-uns des personnages les plus marquants croisés dans ce livre. Léo Auffmann s’est mis en tête de fabriquer la « machine du bonheur », sur laquelle il va travailler d’arrache-pied plusieurs semaines durant, délaissant au passage sa famille, sa femme et ses six enfants. Sa femme, testant la machine sur l’insistance de son mari, pleure soudainement. C’est une « machine de la tristesse », dit-elle :
« - Oh, c’est la pire chose du monde ! se lamentait Léna. C’est effrayant, terrible. […] D’abord, ce fut Paris… […] Je n’avais jamais pensé, de ma vie, me trouver à Paris. Mais maintenant, tu m’as mis cela dans la tête : Paris ! Instantanément, je veux y être et je sais que je n’y suis pas !
-C’est presque la même chose, grâce à cette machine.
-Non, assise dans cette machine, j’ai pensé et j’ai compris que ce n’était pas vrai. […] Qu’y a-t-il d’autre ? La machine dit : vous êtes jeune. Je ne le suis pas. Elle ment, cette machine de la tristesse ! […] Léo, l’erreur que tu as commise, c’est d’avoir oublié le jour et l’heure où il nous faudrait tous sortir de cette machine pour retourner nettoyer la vaisselle et faire les lits. Aussi longtemps que tu t’y trouves, c’est certain, tu assistes à un coucher de soleil, l’air sent bon, la température est agréable. Ces choses que tu as envie de voir toujours, n’ont pas de fin. […] Et sois franc, Léo, combien de temps peut-on assister à un coucher de soleil ? Qui désire qu’un coucher de soleil dure toujours ? Qui souhaite une température parfaite ? Qui veut que l’air sente toujours bon ? Mieux, remarquerait-on un coucher de soleil plus d’une minute ou deux ? […] De tous temps, nous avons aimé les couchers de soleil parce qu’ils ne se produisent qu’une fois par jour et aussitôt disparaissent.
-Mais, Léna, c’est triste.
-Non, si le coucher de soleil persistait et que nous nous en lassions, c’est cela qui serait vraiment triste. »

Dans un autre épisode, le grand-père Spaulding s’indigne lorsque l’on apprend qu’on lui offre par surprise des graines d’une herbe qui pousse juste ce qu’il faut pour ne pas avoir besoin d’être coupée.
« Votre génération sème le trouble, […] Bill, j’ai honte pour vous, vous, un journaliste. Toutes ces choses, qui sont la vie, ont été déposées en ce lieu pour être aimées, et vous les rejetez. Pour gagner du temps, pour éviter du travail, dites-vous. […] Bill, quand vous aurez mon âge, vous découvrirez que les petites choses, celles qu’on aime, comptent plus que les grandes. Une promenade à pied, un matin de printemps, est plus agréable qu’une course folle en voiture, savez-vous pourquoi ? Parce que tout embaume et que partout vous sentez la sève monter. Vous avez le temps de chercher cela et de le découvrir. […] Il est juste que maintenant de tels riens vous paraissent ennuyeux, mais je me demande si ce n’est pas faute d’avoir appris à en profiter. A persévérer dans votre idée, vous feriez voter une loi qui supprimerait tous les petits travaux et les petites choses de l’existence. Mais alors vous n’auriez plus rien pour combler vos loisirs et il est terrible de penser aux choses que vous devriez faire pour ne pas devenir fou. Au lieu de cela, pourquoi ne pas laisser la nature vous apporter ces petites choses, telles que couper la bonne herbe et arracher la mauvaise ? Cela pourrait être un mode vie, mon garçon. […] Un buisson de lilas a plus de valeur que des orchidées. Même les pissenlits et les mauvaises herbes ! Pourquoi ? Parce qu’ils vous obligent à vous baisser, qu’ils vous détachent, ne fût-ce qu’un moment, des gens et de la ville ; ils vous mettent en sueur et, penchés sur eux, vous vous rendez compte que vous possédez un nouveau nez. Et, lorsque de tout votre être vous réagissez ainsi, pendant un instant vous êtes réellement vous-même ; vous arrivez au fond des choses par la pensée, tout seul. »
        On pourrait dire que Bradbury fait l’éloge de la lenteur, de la patience, du recul, à une époque où déjà la quête frénétique du gain de temps, de la vitesse, etc. commençait à prendre son essor. Quant à aujourd’hui, c’est encore pire, et c’est ce que décrit déjà très bien Bradbury dans le début effrayant de Fahrenheit 451 où presque plus personne ne fait le choix de la patience, du « temps perdu » à méditer, à flâner et se laisser aller au gré de son imagination et de ses sensations, à contempler et à ressentir les choses simples de la vie.

A l’écoute des histoires du colonel Freeleigh, surnommé affectueusement par les amis de Douglas la « machine du temps » pour son extraordinaire mémoire des événements passés, Douglas est sous le charme et en fait part à son frère lors des nombreuses nuits qu’ils passent à remplir le cahier jaune :
« Il [le colonel Freeleigh] est supérieur à toutes les autres machines. Il parle, on écoute ; et plus il parle, plus il vous force à promener votre regard de tous côtés et à remarquer les choses. Il vous dit que vous faites un voyage dans un train très particulier. C’est plus que suffisant, parbleu, cela devient vrai. Il s’est tracé une direction et la connaît. Et à présent, ici même, toi et moi nous le suivons dans cette direction ; mais, en outre, c’est au point que pour regarder, pour flairer, pour se débrouiller des choses qu’on a à faire, on a besoin du vieux colonel Freeleigh pour vous y pousser et vous dire de ne pas vous endormir. C’est le moyen de se rappeler chaque seconde. Chaque événement que le temps emporte est là pour qu’on s’en souvienne ! […] J’ai décidé de passer une grande partie de mon temps à lui rendre visite et à l’écouter, afin de partir en sa compagnie pour des voyages aussi souvent qu’il le pourra. »
Dans un registre similaire, le journaliste Bill Forrester, objet de la colère puis sujet de la leçon du grand-père Spaulding, va rendre visite quotidiennement à Helen Loomis, quatre-vingt quinze ans. Par sa vie de célibataire globe-trotter, Mlle Loomis propose à son jeune ami de l’emmener aux quatre coins du monde à travers ses récits, et mélancoliquement, de l’avoir en sa compagnie durant ses voyages qu’elle a faits seule.
« La voici sur un pont, à regarder les eaux limpides de la Seine, et le voilà qui surgit un moment plus tard à ses côtés, il baisse les yeux sur les flots de l’été qui coulent en contre-bas. La voici qui tient un verre d’apéritif entre ses doigts blancs de talc, et le voici qui, avec une rapidité étonnante, se penche vers elle pour le choquer avec le sien. Il voit son visage se refléter dans la galerie des glaces à Versailles ; et sur les « smôrgasbôrds » à Stockholm ; et ils font le compte des poteaux d’accotement sur les canaux de Venise. Ces voyages qu’elle avait faits seule, maintenant ils les faisaient ensemble. »
        A travers le pouvoir enchanteur des récits et histoires que nous entendons, Bradbury fait l’éloge de la littérature qui nous transporte vers ses « voyages lointains », qui nous fait découvrir des terres inconnues mieux parfois que les voyages physiques que nous faisons. On pense irrésistiblement à l’injonction de Flaubert de « faire le tour du monde » à travers les livres pour stimuler et élargir notre imagination, notre vie.
Enfin, la découverte de Douglas, au début du livre par son « Je suis vivant ! » trouve son pendant inévitable, à savoir l’inéluctabilité de la mort, la condition mortelle de l’homme, que Douglas tentera durant l’épisode de Mme Tarot, de conjurer dans une tentative un peu naïve :
« Tom, voilà plusieurs semaines, j’ai découvert que j’étais vivant. Aussitôt, je me suis mis à sauter de joie. Mais la semaine dernière, simplement, au cinéma, j’ai découvert que je devais mourir un jour. Assurément, je n’avais jamais pensé à cela. […] Alors j’ai pris peur. Aussi je ne sais plus rien d’autre que ceci : je veux aider Mme Tarot. […] et elle m’en sera tellement reconnaissante qu’elle […] Grâce à quoi, je vivrai éternellement ou quelque chose d’approchant. »
Voici cet épisode du cinéma auquel Douglas vient de faire référence :
« Plus jamais il [un cow-boy de cinéma venant de mourir] ne pourrait marcher, courir, rire, pleurer, faire quoi que ce soit. […] A partir de cet instant son corps se refroidissait. Douglas s’était mis à claquer des dents ; c’était de la neige fondue que son cœur faisait battre dans sa poitrine. Fermant les yeux, il s’était laissé aller au bouleversement qui le secouait de part en part. […] En larmes, il s’était précipité dans la cabine des opérateurs. […] Il avait attendu que son mal de cœur lui passe, et pendant ce temps ses pensées continuaient de le harceler : tous ces gens qu’il connaissait et qui étaient morts cet été ! Le colonel Freeleigh, mort ! Je n’en avais pas pris conscience auparavant, pourquoi ? Grand-grand-maman, morte elle aussi. C’étaient des faits on ne peut plus réels. Et il n’y avait pas que cela… Il hésita. « Moi, ils ne peuvent pas me tuer ! » Si, lui répondit une voix, si ! […] Je ne veux pas mourir ! » rugit Douglas sans qu’un son sortit de sa bouche. D’une manière ou d’une autre, cela t’arrivera, dit la voix, cela t’arrivera… […] UN JOUR, MOI, DOUGLAS SPAULDING, JE DEVRAI MOURIR… »
La veuve Hélène Bentley partagera également cette angoisse de la mort, de la vieillesse plus précisément. Elle s’est ingéniée toute sa vie à conserver toutes sortes d’objets, ces « à-côtés et souvenirs de l’existence ». Et c’est la chute d’une canne à virole d’or, lorsque le vent s’engouffre dans sa chambre, reliquat de son mari décédé, qui permettra à Mme Bentley de trouver une certaine paix intérieure avec sa vieillesse et à faire le deuil de sa jeunesse, en entendant la voix de son mari défunt en imagination :
« Ma chérie, tu ne comprendras jamais ce qu’est le temps, n’est-ce pas ? Tu essayes toujours d’être ce que tu étais et non la personne que tu es cette nuit. […] Cela ne résout rien [de conserver tous ces objets].  […] Il est aussi difficile d’essayer d’être ce que tu fus un jour que d’être simplement ce que tu es à l’instant présent. Le temps te fascine. A neuf ans, il faut penser qu’on a neuf ans et qu’on les aura toujours. A trente ans, il semble qu’on les ait toujours eus, que toujours on se soit trouvé sur le rivage plaisant du milieu de la vie. Et lorsqu’on double le cap des soixante-dix ans, c’est pour toujours et à jamais qu’on a soixante-dix ans. Vis dans le présent, tu es prise au piège de ton âge. Jeune ou vieille, tu n’as rien d’autre à considérer. […] Tu n’es ni les dates, ni l’encre, ni le papier. Tu n’es pas ces malles de vieille ferraille et de poussière. Tu n’es que toi, à l’instant même, telle que tu es.
-Dans la matinée, dit-elle à la canne, je […] deviendrai seulement moi-même, et non quelque personne d’une autre année. Oui, c’est cela que je ferai. »

        Les œuvres de Bradbury appartiennent pour moi davantage au registre de la « littérature de sagesse » bien que dans ce livre en particulier, je lui trouve également un talent pour nous faire éprouver, nous faire ressentir les odeurs de la nature, ses sons, sa beauté singulière. L’odeur dominante est bien sûr ce vin de pissenlit auquel le titre fait référence, ce vin de l’été qui permettra à l’avenir à Douglas de réveiller les souvenirs de sa jeunesse et de cet été 1928, « pour faire renaître un peu du miracle qui serait oublié ». Bradbury veut nous aider à élargir notre vie, à prendre conscience plus intensément et plus profondément de ce qui nous entoure, des petites choses et merveilles qu’on laisse trop souvent passer sans nous en rendre compte. Il est également un grand sage de la vie, nous poussant à nous accepter nous-mêmes, ainsi que notre vieillesse et mort à venir. Bradbury nous invite en un mot à vivre plus authentiquement, en paix avec nous-mêmes, et à accepter notre condition mortelle et pour cela, ce livre, malgré quelques petites longueurs (je pense surtout à la fin où le livre s’essouffle quelque peu), est un des plus beaux coups de cœur que j’aie pu lire cette année.

vendredi 4 décembre 2015

La Maison d'Âpre-Vent (Bleak House), de Charles Dickens

Présentation de l'éditeur (extraits d'une édition anglaise) :

Bleak House is Charles Dickens's masterful assault on the injustices of the British legal system. As the interminable case of 'Jarndyce and Jarndyce' grinds its way through the Court of Chancery, it draws together a disparate group of people: Ada and Richard, whose inheritance is gradually being devoured by legal costs; Esther Summerson, a ward of court, whose parentage is a source of deepening mystery; the menacing lawyer Tulkinghorn; the determined sleuth Inspector Bucket; and even Jo, the destitute little crossing-sweeper. A savage, but often comic, indictment of a society that is rotten to the core, Bleak House is one of Dickens's most ambitious novels, with a range that extends from the drawing rooms of the aristocracy to the poorest of London slums. In his preface, Terry Eagleton examines characterisation and considers Bleak House as an early work of detective fiction. Charles Dickens is one of the best-loved novelists in the English language, whose 200th anniversary was celebrated in 2012.  'Perhaps his best novel ... when he wrote Bleak House he had grown up' (G.K. Chesterton) 'One of the finest of all English satires' (Terry Eagleton)


        Le principal reproche que l’on fait à Dickens, c’est son supposé manque de finesse psychologique résultant du caractère grotesque de ses personnages. Dickens force sur un trait, un détail, une manie de tel ou tel personnage pour en accentuer l’effet, donnant le sentiment parfois d’un manichéisme un peu lourd, ce qui nous ramène à ce manque de finesse psychologique.
La Maison d’Âpre-Vent (plus connu sous le nom de Bleak House), monumental roman de plus de 1000 pages, est un condensé de l’art de Dickens, avec ses qualités et ses défauts. Mais sont-ce vraiment des défauts ? Le critère important d’un bon roman est, je pense, de nous rendre compte que l’auteur fait preuve d’une connaissance et compréhension profondes de la nature humaine qu’il nous fait ressentir par le biais d’une fiction construite sur un style original nous plongeant dans un monde étrange, qui peut être éloigné du réalisme auquel est souvent associé le sérieux, la profondeur de telle ou telle œuvre littéraire.
Ainsi Dickens, malgré les descriptions parfois grotesques de ses personnages, qu’on pourrait qualifier de « caricaturales » et « simplistes », nous donne à voir malgré cela des vérités humaines à travers la galerie impressionnante de personnages qui jalonnent le présent roman. La souffrance d’orphelins laissés à eux-mêmes (Jo) ou élevés longtemps dans un foyer froid et humiliant (l’héroïne Esther), l’avarice (le grand-père Smallweed), la bigoterie (M. Chabdand), l’aristocratie indolente imbue d’elle-même (les Dedlock), la bonté généreuse (M. Jarndyce), etc., tous ces archétypes récurrents chez Dickens ne doivent pas occulter le fait que l’auteur victorien est un analyste très fin de la nature humaine malgré l’apparence simpliste de ses personnages.
Un exemple, parmi tant d’autres, est éclairant. Parmi les nombreuses choses dénoncées par la satire mordante de Dickens (outre l’ineptie de la justice, de la politique et de l’aristocratie et tous types de parasites sociaux) figure en bonne place la philanthropie exercée par des personnes au caractère en fait profondément égoïste. Dickens, forçant toujours le trait, s’en prend particulièrement à Mme Jellyby, qui consacre l’intégralité de son temps ainsi que les ressources financières de sa famille pour entretenir une correspondance abondante destinée à planifier des projets pour les miséreux en Afrique, plus précisément dans le lieu fictif de Borrioboola-Gha. En conséquence, son foyer périclite progressivement au fil du roman, jusqu’à entraîner la faillite de son mari tandis que ses enfants, totalement négligés, sont laissés à leur compte et dans un état déplorable. Mme Jellyby, tout au long de son roman, utilise ses projets philanthropiques pour rabaisser les actions des autres, qu’elle estime prosaïques et aux fins égoïstes comparées à son projet humanitaire qui la place « au-dessus » des soucis mesquins d’autrui. En fait, on se rend compte que ces philanthropes, qui aiment tenir d’interminables réunions, aiment avant tout exhiber leur supposé désintéressement en se congratulant et en discourant très longuement sur le bienfait de leurs actions, un trait personnifié par M. Quale qui passe son temps à vanter l’action de ses supposés philanthropes. De même, la « bienfaisance cupide » de Mme Pardiggle, qui décrit ses actions ainsi :
« Ils [ses enfants] assistent avec moi aux matines (très élégamment célébrées) à six heures et demie du matin, tout le long de l’année, y compris, bien entendu, au cœur de l’hiver […] et ils sont à mes côtés pendant tout le cycle des obligations du jour. Je suis Dame d’Ecole, je suis Dame visiteuse, je suis Dame liseuse, je suis Dame distributrice ; je fais partie du comité pour la collecte du linge, et de nombreux comités nationaux ; quant à ma propagande électorale, elle est à elle seule massive… je ne crois pas que personne me surpasse. […] Mes jeunes enfants ne sont pas frivoles ; ils dépensent la totalité de leur argent de poche en souscriptions, sous ma direction ; et ils ont assisté à tant de réunions publiques et écouté tant de conférences, de discours et de débats, que peu d’adultes ont en général autant de chance qu’eux. »
        M. Jarndyce, le tuteur et bienfaiteur de l’héroïne Esther, qui l’a sauvé de l’enfance malheureuse qu’elle a vécue sous l’égide de sa marraine et sa domestique tout aussi froide, Mme Rachel, déclare laconiquement qu'il existe deux types charitables :
« d’une part, ceux qui faisaient peu de choses à très grand bruit ; d’autre part, ceux qui sans aucun bruit accomplissaient beaucoup de choses. » (p. 127)
Parmi les gens de cette seconde catégorie, on retrouve tout d’abord M. Jarndyce, l’autorité morale dont la bonté n’est pas sans rappeler celle de M. Allworthy dans Histoire de Tom Jones. Mais parmi les personnages secondaires, on pense également à M. Snagsby, le papetier discret de l’impasse de Cook, qui fait des aumônes « d’une demi-couronne » chaque fois qu’il est ému par la misère d’autrui, en particulier envers Jo, l’enfant-orphelin laissé à son compte, malpropre, ignorant, plongé dans la misère sordide du Londres nouvellement industrialisé. L’on peut penser également à Mme Blinder, évoquée fugitivement, qui héberge gratuitement les enfants Neckett quand leur père décéda. C’est aussi le docteur Allan Woodcourt qui sait parler avec compassion et respect aux pauvres, au contraire de l’épouvantable Mme Pardiggle (lors de sa visite de la maison des briquetiers) :
« L’habitude qu’il a de parler aux pauvres, en évitant les attitudes protectrices ou condescendantes, ou la puérilité (qui est le système le plus populaire, car beaucoup de gens estiment fort avisé de leur parler comme de petits abécédaires), a établi sans peine de bonnes relations entre cette femme et lui. » (p. 754)

        Pour revenir plus largement sur le roman et l’intrigue en tant que telle, la narration nous est rapportée alternativement par l’usage de la première personne par l’intermédiaire d’Esther Summerson, l’héroïne du livre, et l’usage de la troisième personne, impersonnelle. Dickens avait déjà utilisé la narration à la première personne dans David Copperfield et le récit rapporté du point de vue d’Esther est la partie la plus drôle, réussie dans le sens où elle nous attache fortement au personnage dont la modestie et la bonté transparaissent bien qu’elle ne fasse jamais étalage explicitement de ses qualités, diminuant au contraire leur importance et bien souvent les souffrances qu’elle a endurées. Sans rentrer dans le détail lourd et sentimental, Dickens parvient habilement à nous faire malgré tout ressentir la dureté et les souffrances infligées à Esther sans que cette dernière n’insiste sur son mauvais traitement et le caractère épouvantable de sa marraine et de sa domestique.
« J’ai été élevée, depuis le temps le plus reculé dont je me souvienne, par ma marraine...comme certaines princesses dans les contes de fées, si ce n’est que je n’étais pas charmante. […] C’était une femme très, très vertueuse. Elle allait à l’église trois fois chaque dimanche, ainsi qu’à l’office du matin le mercredi et le vendredi et aux conférences chaque fois qu’il y avait des conférences, sans faute. Elle était belle ; si elle avait souri parfois, elle aurait ressemblé (du moins le pensais-je) à un ange… mais elle ne souriait jamais. Elle était toujours grave et sévère. Elle était tellement vertueuse elle-même, me disais-je, que la méchanceté d’autrui lui faisait passer sa vie à avoir l’air mécontente. Je me sentais si différente d’elle, même en tenant le plus grand compte des différences entre une enfant et une femme, je me sentais si démunie, si insignifiante, si distante, que je n’arrivais jamais à être détendue avec elle, ni même à l’aimer autant que je l’aurais souhaité. Je m’attristais fort de constater à quel point elle était vertueuse et à quel point j’étais indigne d’elle ; et j’espérais avec ferveur que mon cœur allait devenir meilleur ; j’en parlais très fréquemment avec ma chère vieille poupée ; mais jamais je n’aimais ma marraine comme j’aurais dû l’aimer, ni comme je savais que je l’aurais sûrement aimée si j’avais été meilleure. Cela me rendit, j’imagine, plus timide et réservée que je ne l’étais naturellement et me rejeta vers la compagnie de Poupette, la seule amie avec qui je fusse à mon aise. »
« C’est par la soumission, l’abnégation, la diligence dans le travail, que tu te prépareras à une vie commencée dans une telle souillure. Si tu es différente des autres enfants, Esther, c’est que tu n’es pas née, comme eux, dans le lot commun de péché et de colère. Tu es mise à part. » Je montai à ma chambre et me glissai dans mon lit et plaçai la joue de ma poupée contre la mienne, baignée de larmes ; puis, tenant sur ma poitrine cette unique amie, je pleurai tant que je m’endormis. Si imparfaitement que je comprisse mon chagrin, je savais que je n’avais pas apporté un seul instant de joie à un seul cœur et que je n’étais pour nul être au monde ce que Poupette était pour moi. […] Je lui confiai ma résolution d’essayer de toutes mes forces de réparer la faute qui était mienne de naissance […], et de m’efforcer en grandissant d’être industrieuse, satisfaite de mon sort et bonne de cœur, de faire du bien à quelqu’un et de conquérir, si je le pouvais, un peu d’affection. J’espère que ce n’est pas parce que je m’écoute trop que je verse ces larmes en y repensant. Je suis très reconnaissante, très sereine, mais je n’arrive pas tout à fait à les empêcher de me monter aux yeux. Là ! Maintenant que je les ai essuyées, je peux reprendre mon récit comme il faut. » (p. 28)
« Mme Rachel était trop vertueuse pour éprouver la moindre émotion à mon départ [pour Reading], mais je n’étais pas si vertueuse et je pleurai amèrement. Je me disais que j’aurais dû mieux la connaître après tant d’années et que j’aurais dû gagner suffisamment sa faveur pour qu’elle fût attristée ce jour-là. Quand elle déposa sur mon front un seul froid baiser, semblable à une goutte d’eau glacée tombée du porche de pierre (il faisait un froid très vif ce jour-là), je me sentis si malheureuse et pleine de remords que je me cramponnai à elle et lui dis que c’était ma faute, je le savais, si elle pouvait me dire au revoir sans plus de peine ! » (p. 33)
        Tout le récit rapporté du point de vue d’Esther conservera cette modestie du personnage dont la bonté et la reconnaissance que cette dernière suscite seront toujours source d’étonnement pour Esther même. L’espièglerie, l’humour dont elle fait preuve également rendent le texte très agréable à lire, que ce soit quand elle se moque elle-même des surnoms qu’on lui attribue dû au sérieux de sa position d’intendante de la Maison d’Âpre-Vent (Dame Trot, Dame Durden) ou aux conseils qu’elle donne dont elle minimise l’importance. Sa pudeur également transparaît puisque celui qui deviendra finalement son mari n’est que très fugitivement évoqué (dans la première moitié du roman), Esther refusant d’entrer dans le détail et évoquant comme en passant ses rencontres avec ce dernier, tandis qu’elle raconte avec force longueurs la passion naissante entre Richard Carstone et Ada Clare, les deux pupilles du procès Jarndyce et Jarndyce dont elle fait la rencontre avant leur installation dans la Maison d’Âpre-Vent appartenant à M. Jarndyce.
Un procès qui plane comme une ombre tout au long du roman, bien qu’on ne saura jamais la nature exacte si ce n’est qu’il s’agit d’un contentieux à propos d’un riche testament dont les récipiendaires se disputent l’attribution. La longueur extravagante du procès (au moins deux générations entières), l’incompréhensibilité totale pour tous y compris pour les juges mêmes tant l’affaire s’est complexifiée, dénonce évidemment l’incapacité en général de la justice du début du 19e. Plus largement, on peut y voir le côté parasitaire d’affaires humaines traitées administrativement dont la logique échappe à toute rationalité et ne sert en fait qu’à faire vivre tel monde administratif. M. Tulkinghorn, l’avoué des Dedlock, et M. Vhodes, l’avoué de Richard, sont décrits dans des termes soulignant leur apparence austère, lugubre évoquant le côté vampirique de leur activité.
Un procès qui va engloutir progressivement le jeune Richard, l’un des rares personnages dont le caractère va évoluer au cours du roman. La grande majorité des personnages dickensiens sont définitivement figés dans leur caractère et le conserveront jusqu’à la conclusion du roman : on pense aux parasites M. Turveydrop père dont le « Maintien » est la seule qualité et le justifie dans son oisiveté, M. Skimpole qui sous ses dehors enfantins cache un égoïsme et un refus des responsabilités etc. Le thème des « Grandes Espérances » s’applique en particulier à Richard, qui compte sur un potentiel et conséquent héritage dans l’issue hypothétique d’un procès qui dure depuis deux générations. Obnubilé par cette richesse facile, il essaie d’abord des métiers libéraux puis celui de soldat avant de consacrer toutes ses forces au procès. Mlle Flite, une « petite vieille au chapeau comprimé » a elle aussi sacrifié sa vie et sa jeunesse dans l’espérance de l’issue favorable du procès, assistant à toutes les séances consacrées à l’affaire.
« - Folle ! dit Richard à mi-voix, sans penser qu’elle pût l’entendre.
-Exact ! Folle, jeune homme, répliqua-t-elle si promptement qu’il en resta tout interloqué. J’ai été pupille moi-même. Je n’étais pas folle à l’époque (elle faisait une profonde révérence et un sourire avant chacune de ses petites phrases), j’avais la jeunesse et l’espérance. La beauté aussi, je crois. C’est sans grande importance maintenant. Aucune des trois ne m’a servie ni sauvée. » (p. 46)
        L’atmosphère sombre, confuse, tel un brouillard, créée par le procès est mise en avant dans la longue description ouvrant le roman et s’achevant lors d’une des audiences du procès. A sa première vision de Londres, près du bureau de chez Kenge et Carboy (Kenge étant l’avoué de M. Jarndyce dans le procès, bien que ce dernier pour sa santé mentale a décidé d’éviter tout contact et toute connaissance de l’avancement du procès), Esther constate cette atmosphère étouffante, issue également de l’industrialisation naissante du Londres du début du dix-huitième siècle :
« Je lui demandai s’il y avait un grand incendie quelque part, car les rues étaient si pleines d’épaisse fumée brune qu’on n’y voyait à peu près rien. « Oh, ma foi non, mademoiselle, dit-il. C’est un spécial londonien. » […] Nous roulâmes lentement par les rues les plus sales et les plus sombres qu’on ait jamais vues au monde (me sembla-t-il), et qui étaient dans un état de confusion si affolante que je me demandai comment les gens faisaient pour garder leur raison. » (p. 41)
Dickens utilise souvent les descriptions pour restituer un état mental, la confusion de ses personnages. Ainsi, on retrouve également ce procédé lorsqu’Esther rend visite à Richard alors qu’il est en garnison à Deal, et la description rend compte de l’état de délabrement mental de Richard embourbé dans le procès Jarndyce et Jarndyce.
« Finalement, nous arrivâmes dans les rues étroites de Deal, qui étaient fort sinistres par un matin froid et brumeux. La longue grève plate, avec ses petites maisons irrégulières de bois et de brique, son fouillis de cabestans, de grands canots, de hangars, de poteaux droits et nus, munis de poulies, ses terrains vagues caillouteux envahis d’herbe et de chiendent, tout cela avait l’apparence la plus morne que j’aie jamais vue nulle part. » (p.741)

Et lorsque Dickens décrit l’état de putréfaction de Tom-tout-seul, où habite l’enfant abandonné Jo, il souligne la misère de ces lieux laissés à l’abandon :
« Tout a été l’objet de force discours, au Parlement comme ailleurs, ainsi que de force discussions véhémentes sur les moyens d’amender Tom. […] Au milieu de tant de bruits et de poussière, une seule chose est parfaitement claire : c’est que Tom ne saurait et ne pourrait être réformé, ne sera ni devra l’être, que selon la théorie de quelqu’un, non selon la pratique de quiconque. En attendant ces jours heureux, Tom va à sa perdition la tête la première avec la même énergie résolue que devant. Mais il se venge. Les vents eux-mêmes sont ses messagers, à son service en ces heures de ténèbres. Il n’est pas une goutte du sang corrompu de Tom qui ne propage quelque part l’infection et la contagion. […] Il n’est pas un atome de la fange de Tom, pas un pouce cubique d’un seul des gaz pestilentiels où il vit, pas un seul des traits obscènes et dégradants de son environnement, pas une seul des actions ignares, perverses ou brutales commises par lui qui ne doive répandre le châtiment, dans toutes les classes de la société, jusqu’aux plus altiers, jusqu’aux plus grands des grands. En vérité, à force de contaminer, de piller et de souiller, Tom se venge. La question est pendante de savoir si Tom-tout-seul est plus hideux de jour ou de nuit ; mais en vertu de l’argument selon lequel plus on en voit, plus on en doit être épouvanté, tandis que nulle parcelle de Tom livrée à l’imagination ne risque le moins du monde d’être rendue aussi pénible que la réalité, c’est le jour qui l’emporte. Le jour commence justement à poindre ; en vérité il vaudrait encore mieux pour la gloire nationale que le soleil se couche parfois sur les possessions britanniques, plutôt que de le voir jamais se lever sur un prodige aussi ignoble que Tom. » (p. 752-3)
Cette dernière citation représente bien le style de Dickens, et voici ce qui je pense est le plus beau passage du livre :
« La porte était restée ouverte ; l’un et l’autre nous les suivîmes du regard tandis qu’ils traversaient la pièce voisine, illuminée par le soleil, et sortaient à l’autre extrémité. Richard inclinait la tête et, tenant le bras d’Ada sous le sien, lui parlait avec beaucoup de ferveur ; Ada, les yeux levés vers son visage, l’écoutait et semblait ne rien voir d’autre. Si jeunes, si beaux, si pleins d’espoir et de promesse, ils s’avançaient d’un pas léger dans le soleil, comme leurs propres pensées heureuses parcouraient peut-être à cet instant les années à venir en n’en faisant qu’autant d’années de lumière. C’est ainsi qu’ils pénétraient dans l’ombre et disparurent. C’était seulement un instant d’ensoleillement qui avait donné cette lumière si radieuse. La pièce s’assombrit au moment où ils la quittaient et le soleil se couvrit de nuages. » (p. 222)
        La Maison d’Âpre-Vent est très long et de par sa longueur, il est inévitable que l’on ressente que le récit s'affaiblit de-ci de-là bien que la lecture soit toujours agréable grâce au style impeccable de Dickens qui capte sans effort l’attention de son lecteur : l’ironie, l’humour, l’espièglerie, la modestie d’Esther sont pour beaucoup dans cette facilité de lecture et dans l’immersion rapide et continue dans le récit. Dickens déploie une galerie considérable de personnages, et il faudra pas moins de quatre cent pages pour faire connaissance à peu près avec tous les protagonistes principaux : en sus des personnages déjà évoqués, je pense à la famille Bagnet dont la mère est le véritable pilier de la famille ; le soldat George au caractère bon et généreux malgré une tendance à s’endetter ; M. Krook dont la description virtuose de sa boutique est un des points artistiques les plus remarquables du roman ; le mystérieux Nemrod dont la mort constitue un des faits essentiels de l’intrigue (là encore la description de la chambre mortuaire est virtuose) ; le couple Badger dont la femme conte sans cesse les aventures de ses deux maris précédents etc.
Dickens, en plus de sa maîtrise sans faille du récit et de son style magnifique, est également un auteur éveillant le plus de compassion humaine dans ses romans. On évoque souvent l’excès peut-être de sentimentalisme par la bonté extraordinaire de certains de ses personnages  ou le pathétique de certaines de ses scènes. L’une des plus grandes scènes du roman à ce titre est la mort d’un nouveau-né chez la famille de briquetiers que visitent Esther avec la « philanthrope » Mme Pardiggle. Dickens ne nous épargne pas le caractère violent du foyer où cohabitent deux couples où l’ivrognerie et les coups infligés font souffrir les deux mères du foyer, tout en minimisant avec tout son talent le caractère horrible de l’événement et en nous faisant ressentir une forte empathie pour le chagrin de la mère endeuillée :
« Elle l’avait sur les genoux et se contenta de le regarder. Nous avions déjà remarqué que quand elle le regardait elle cachait d’une main son œil défiguré, comme pour dissocier le pauvre petit enfant de toute pensée de bruit, de violence et de mauvais traitements. Ada, dont le tendre cœur était ému par l’aspect de l’enfant, se pencha pour toucher son petit visage. A cet instant, voyant ce qui se passait, je la retins. L’enfant était en train de mourir. […] Une compassion et une douceur comme celles avec lesquelles elle s’inclina en pleurant et mit sa main sur celle de la mère aurait pu attendrir n’importe lequel des cœurs maternels qui ont jamais battu. La femme commença par la contempler avec stupeur, puis elle fondit en larmes. Au bout d’un moment j’ôtai de ses genoux son fardeau léger, je fis de mon mieux pour rendre plus harmonieux et moins rude le repos de l’enfant, que je déposai sur une étagère et recouvris de mon propre mouchoir. Nous nous efforçâmes de réconforter la mère en lui rappelant à mi-voix ce que Notre-Seigneur a dit des enfants. Elle ne répondit mot, mais continua à pleurer… à pleurer à chaudes larmes. […] Une femme laide, très pauvrement vêtue, entra précipitamment pendant que je regardais les autres et, allant droit à la mère, lui dit : « Jenny ! Jenny ! » La mère, ainsi interpellée, se leva et se jeta au cou de l’autre femme. Celle-ci portrait également sur le visage et les bras des traces de mauvais traitements. Il n’y avait en elle rien de gracieux, sauf la grâce de la sympathie ; mais quand elle exprima sa compassion à la femme et que ses propres larmes tombèrent, elle ne manqua nullement de beauté. Je dis qu’elle exprima sa compassion mais elle ne prononça pas d’autres mots que « Jenny ! Jenny ! » Tout le reste était dans le ton sur lequel elle les prononçait. Il me parut très touchant de voir ces deux femmes, vulgaires, minables et battues, unies de la sorte ; de voir ce qu’elles pouvaient être l’une pour l’autre ; de voir à quel point elles pouvaient souffrir l’une pour l’autre ; à quel point la tendresse de chacune envers l’autre était accrue par les rudes épreuves de leur vie. Je crois que le meilleur côté des gens de cette sorte nous est presque complètement caché. Ce que les pauvres sont pour les pauvres est mal connu, sauf d’eux-mêmes et de DIEU. » (p. 137-8)