Présentation de l'éditeur (extraits d'une édition anglaise) :
Bleak House is Charles Dickens's masterful assault on the injustices of
the British legal system. As the interminable case of 'Jarndyce and Jarndyce'
grinds its way through the Court of Chancery, it draws together a
disparate group of people: Ada and Richard, whose inheritance is
gradually being devoured by legal costs; Esther Summerson, a ward of
court, whose parentage is a source of deepening mystery; the menacing
lawyer Tulkinghorn; the determined sleuth Inspector Bucket; and even Jo,
the destitute little crossing-sweeper. A savage, but often comic,
indictment of a society that is rotten to the core, Bleak House is one
of Dickens's most ambitious novels, with a range that extends from the
drawing rooms of the aristocracy to the poorest of London slums. In his preface, Terry Eagleton examines
characterisation and considers Bleak House as an early work of detective
fiction. Charles Dickens is one of the best-loved novelists in the
English language, whose 200th anniversary was celebrated in 2012. 'Perhaps his best novel ... when he wrote Bleak House
he had grown up' (G.K. Chesterton) 'One of the finest of all English
satires' (Terry Eagleton)
Le principal reproche que l’on fait à Dickens, c’est son supposé
manque de finesse psychologique résultant du caractère grotesque de ses
personnages. Dickens force sur un trait, un détail, une manie de tel ou tel personnage pour
en accentuer l’effet, donnant le sentiment parfois d’un manichéisme un peu
lourd, ce qui nous ramène à ce manque de finesse psychologique.
La Maison d’Âpre-Vent (plus connu sous le nom de Bleak House),
monumental roman de plus de 1000 pages, est un condensé de l’art de Dickens, avec
ses qualités et ses défauts. Mais sont-ce vraiment des défauts ? Le critère
important d’un bon roman est, je pense, de nous rendre compte que l’auteur fait preuve
d’une connaissance et compréhension profondes de la nature humaine qu’il nous
fait ressentir par le biais d’une fiction construite sur un style original nous
plongeant dans un monde étrange, qui peut être éloigné du réalisme auquel est souvent associé le sérieux, la profondeur de telle ou telle œuvre littéraire.
Ainsi Dickens, malgré les descriptions parfois grotesques de
ses personnages, qu’on pourrait qualifier de « caricaturales » et
« simplistes », nous donne à voir malgré cela des vérités humaines à
travers la galerie impressionnante de personnages qui jalonnent le présent
roman. La souffrance d’orphelins laissés à eux-mêmes (Jo) ou élevés longtemps
dans un foyer froid et humiliant (l’héroïne Esther), l’avarice (le grand-père
Smallweed), la bigoterie (M. Chabdand), l’aristocratie indolente imbue d’elle-même
(les Dedlock), la bonté généreuse (M. Jarndyce), etc., tous ces archétypes
récurrents chez Dickens ne doivent pas occulter le fait que l’auteur victorien
est un analyste très fin de la nature humaine malgré l’apparence simpliste de
ses personnages.
Un exemple, parmi tant d’autres, est éclairant. Parmi les nombreuses choses dénoncées par la satire mordante de
Dickens (outre l’ineptie de la justice, de la politique et de l’aristocratie et
tous types de parasites sociaux) figure
en bonne place la philanthropie exercée par des personnes au caractère en fait profondément
égoïste. Dickens, forçant toujours le trait, s’en prend particulièrement à Mme
Jellyby, qui consacre l’intégralité de son temps ainsi que les ressources
financières de sa famille pour entretenir une correspondance abondante destinée
à planifier des projets pour les miséreux en Afrique, plus précisément dans le
lieu fictif de Borrioboola-Gha. En conséquence, son foyer périclite
progressivement au fil du roman, jusqu’à entraîner la faillite de son mari tandis
que ses enfants, totalement négligés, sont laissés à leur compte et dans un
état déplorable. Mme Jellyby, tout au long de son roman, utilise ses projets
philanthropiques pour rabaisser les actions des autres, qu’elle estime prosaïques
et aux fins égoïstes comparées à son projet humanitaire qui la place
« au-dessus » des soucis mesquins d’autrui. En fait, on se rend
compte que ces philanthropes, qui aiment tenir d’interminables réunions, aiment
avant tout exhiber leur supposé désintéressement en se congratulant et en
discourant très longuement sur le bienfait de leurs actions, un trait personnifié
par M. Quale qui passe son temps à vanter l’action de ses supposés
philanthropes. De même, la « bienfaisance cupide » de Mme Pardiggle,
qui décrit ses actions ainsi :
« Ils [ses enfants] assistent avec moi aux matines (très élégamment célébrées) à six heures et demie du matin, tout le long de l’année, y compris, bien entendu, au cœur de l’hiver […] et ils sont à mes côtés pendant tout le cycle des obligations du jour. Je suis Dame d’Ecole, je suis Dame visiteuse, je suis Dame liseuse, je suis Dame distributrice ; je fais partie du comité pour la collecte du linge, et de nombreux comités nationaux ; quant à ma propagande électorale, elle est à elle seule massive… je ne crois pas que personne me surpasse. […] Mes jeunes enfants ne sont pas frivoles ; ils dépensent la totalité de leur argent de poche en souscriptions, sous ma direction ; et ils ont assisté à tant de réunions publiques et écouté tant de conférences, de discours et de débats, que peu d’adultes ont en général autant de chance qu’eux. »
M. Jarndyce, le tuteur et bienfaiteur de l’héroïne Esther,
qui l’a sauvé de l’enfance malheureuse qu’elle a vécue sous l’égide de sa marraine
et sa domestique tout aussi froide, Mme Rachel, déclare laconiquement qu'il existe deux
types charitables :
« d’une part, ceux qui faisaient peu de choses à très grand bruit ; d’autre part, ceux qui sans aucun bruit accomplissaient beaucoup de choses. » (p. 127)Parmi les gens de cette seconde catégorie, on retrouve tout d’abord M. Jarndyce, l’autorité morale dont la bonté n’est pas sans rappeler celle de M. Allworthy dans Histoire de Tom Jones. Mais parmi les personnages secondaires, on pense également à M. Snagsby, le papetier discret de l’impasse de Cook, qui fait des aumônes « d’une demi-couronne » chaque fois qu’il est ému par la misère d’autrui, en particulier envers Jo, l’enfant-orphelin laissé à son compte, malpropre, ignorant, plongé dans la misère sordide du Londres nouvellement industrialisé. L’on peut penser également à Mme Blinder, évoquée fugitivement, qui héberge gratuitement les enfants Neckett quand leur père décéda. C’est aussi le docteur Allan Woodcourt qui sait parler avec compassion et respect aux pauvres, au contraire de l’épouvantable Mme Pardiggle (lors de sa visite de la maison des briquetiers) :
« L’habitude qu’il a de parler aux pauvres, en évitant les attitudes protectrices ou condescendantes, ou la puérilité (qui est le système le plus populaire, car beaucoup de gens estiment fort avisé de leur parler comme de petits abécédaires), a établi sans peine de bonnes relations entre cette femme et lui. » (p. 754)
Pour revenir plus largement sur le roman et l’intrigue en
tant que telle, la narration nous est rapportée alternativement
par l’usage de la première personne par l’intermédiaire d’Esther Summerson,
l’héroïne du livre, et l’usage de la troisième personne, impersonnelle. Dickens
avait déjà utilisé la narration à la première personne dans David Copperfield
et le récit rapporté du point de vue d’Esther est la partie la plus drôle, réussie
dans le sens où elle nous attache fortement au personnage dont la modestie et
la bonté transparaissent bien qu’elle ne fasse jamais étalage explicitement de
ses qualités, diminuant au contraire leur importance et bien souvent les
souffrances qu’elle a endurées. Sans rentrer dans le détail lourd et
sentimental, Dickens parvient habilement à nous faire malgré tout ressentir la
dureté et les souffrances infligées à Esther sans que cette dernière n’insiste
sur son mauvais traitement et le caractère épouvantable de sa marraine et de sa
domestique.
« J’ai été élevée, depuis le temps le plus reculé dont je me souvienne, par ma marraine...comme certaines princesses dans les contes de fées, si ce n’est que je n’étais pas charmante. […] C’était une femme très, très vertueuse. Elle allait à l’église trois fois chaque dimanche, ainsi qu’à l’office du matin le mercredi et le vendredi et aux conférences chaque fois qu’il y avait des conférences, sans faute. Elle était belle ; si elle avait souri parfois, elle aurait ressemblé (du moins le pensais-je) à un ange… mais elle ne souriait jamais. Elle était toujours grave et sévère. Elle était tellement vertueuse elle-même, me disais-je, que la méchanceté d’autrui lui faisait passer sa vie à avoir l’air mécontente. Je me sentais si différente d’elle, même en tenant le plus grand compte des différences entre une enfant et une femme, je me sentais si démunie, si insignifiante, si distante, que je n’arrivais jamais à être détendue avec elle, ni même à l’aimer autant que je l’aurais souhaité. Je m’attristais fort de constater à quel point elle était vertueuse et à quel point j’étais indigne d’elle ; et j’espérais avec ferveur que mon cœur allait devenir meilleur ; j’en parlais très fréquemment avec ma chère vieille poupée ; mais jamais je n’aimais ma marraine comme j’aurais dû l’aimer, ni comme je savais que je l’aurais sûrement aimée si j’avais été meilleure. Cela me rendit, j’imagine, plus timide et réservée que je ne l’étais naturellement et me rejeta vers la compagnie de Poupette, la seule amie avec qui je fusse à mon aise. »
« C’est par la soumission, l’abnégation, la diligence dans le travail, que tu te prépareras à une vie commencée dans une telle souillure. Si tu es différente des autres enfants, Esther, c’est que tu n’es pas née, comme eux, dans le lot commun de péché et de colère. Tu es mise à part. » Je montai à ma chambre et me glissai dans mon lit et plaçai la joue de ma poupée contre la mienne, baignée de larmes ; puis, tenant sur ma poitrine cette unique amie, je pleurai tant que je m’endormis. Si imparfaitement que je comprisse mon chagrin, je savais que je n’avais pas apporté un seul instant de joie à un seul cœur et que je n’étais pour nul être au monde ce que Poupette était pour moi. […] Je lui confiai ma résolution d’essayer de toutes mes forces de réparer la faute qui était mienne de naissance […], et de m’efforcer en grandissant d’être industrieuse, satisfaite de mon sort et bonne de cœur, de faire du bien à quelqu’un et de conquérir, si je le pouvais, un peu d’affection. J’espère que ce n’est pas parce que je m’écoute trop que je verse ces larmes en y repensant. Je suis très reconnaissante, très sereine, mais je n’arrive pas tout à fait à les empêcher de me monter aux yeux. Là ! Maintenant que je les ai essuyées, je peux reprendre mon récit comme il faut. » (p. 28)
« Mme Rachel était trop vertueuse pour éprouver la moindre émotion à mon départ [pour Reading], mais je n’étais pas si vertueuse et je pleurai amèrement. Je me disais que j’aurais dû mieux la connaître après tant d’années et que j’aurais dû gagner suffisamment sa faveur pour qu’elle fût attristée ce jour-là. Quand elle déposa sur mon front un seul froid baiser, semblable à une goutte d’eau glacée tombée du porche de pierre (il faisait un froid très vif ce jour-là), je me sentis si malheureuse et pleine de remords que je me cramponnai à elle et lui dis que c’était ma faute, je le savais, si elle pouvait me dire au revoir sans plus de peine ! » (p. 33)
Tout le récit rapporté du point de vue d’Esther conservera
cette modestie du personnage dont la bonté et la reconnaissance que cette
dernière suscite seront toujours source d’étonnement pour Esther même.
L’espièglerie, l’humour dont elle fait preuve également rendent le texte très
agréable à lire, que ce soit quand elle se moque elle-même des surnoms qu’on lui attribue dû au sérieux de sa
position d’intendante de la Maison d’Âpre-Vent (Dame Trot, Dame Durden) ou aux
conseils qu’elle donne dont elle minimise l’importance. Sa pudeur également
transparaît puisque celui qui deviendra finalement son mari n’est que très
fugitivement évoqué (dans la première moitié du roman), Esther refusant d’entrer dans le détail et évoquant
comme en passant ses rencontres avec ce dernier, tandis qu’elle raconte avec force
longueurs la passion naissante entre Richard Carstone et Ada Clare, les deux
pupilles du procès Jarndyce et Jarndyce dont elle fait la rencontre avant leur
installation dans la Maison d’Âpre-Vent appartenant à M. Jarndyce.
Un procès qui plane comme une ombre tout au long du roman,
bien qu’on ne saura jamais la nature exacte si ce n’est qu’il s’agit d’un
contentieux à propos d’un riche testament dont les récipiendaires se disputent l’attribution. La longueur
extravagante du procès (au moins deux générations entières),
l’incompréhensibilité totale pour tous y compris pour les juges mêmes tant
l’affaire s’est complexifiée, dénonce évidemment l’incapacité en général de la
justice du début du 19e. Plus largement, on peut y voir le côté
parasitaire d’affaires humaines traitées administrativement dont la logique
échappe à toute rationalité et ne sert en fait qu’à faire vivre tel monde
administratif. M. Tulkinghorn, l’avoué des Dedlock, et M. Vhodes, l’avoué de
Richard, sont décrits dans des termes soulignant leur apparence austère,
lugubre évoquant le côté vampirique de leur activité.
Un procès qui va engloutir progressivement le jeune Richard,
l’un des rares personnages dont le caractère va évoluer au cours du roman. La
grande majorité des personnages dickensiens sont définitivement figés dans leur
caractère et le conserveront jusqu’à la conclusion du roman : on pense aux
parasites M. Turveydrop père dont le « Maintien » est la seule
qualité et le justifie dans son oisiveté, M. Skimpole qui sous ses dehors
enfantins cache un égoïsme et un refus des responsabilités etc. Le thème des
« Grandes Espérances » s’applique en particulier à Richard, qui
compte sur un potentiel et conséquent héritage dans l’issue hypothétique d’un
procès qui dure depuis deux générations. Obnubilé par cette richesse facile, il
essaie d’abord des métiers libéraux puis celui de soldat avant de consacrer
toutes ses forces au procès. Mlle Flite, une « petite vieille au chapeau
comprimé » a elle aussi sacrifié sa vie et sa jeunesse dans l’espérance de
l’issue favorable du procès, assistant à toutes les séances consacrées à
l’affaire.
« - Folle ! dit Richard à mi-voix, sans penser qu’elle pût l’entendre.-Exact ! Folle, jeune homme, répliqua-t-elle si promptement qu’il en resta tout interloqué. J’ai été pupille moi-même. Je n’étais pas folle à l’époque (elle faisait une profonde révérence et un sourire avant chacune de ses petites phrases), j’avais la jeunesse et l’espérance. La beauté aussi, je crois. C’est sans grande importance maintenant. Aucune des trois ne m’a servie ni sauvée. » (p. 46)
L’atmosphère sombre, confuse, tel un brouillard, créée par le
procès est mise en avant
dans la longue description ouvrant le roman et s’achevant lors d’une des
audiences du procès. A sa première vision de Londres, près du bureau de chez
Kenge et Carboy (Kenge étant l’avoué de M. Jarndyce dans le procès, bien que ce
dernier pour sa santé mentale a décidé d’éviter tout contact et toute connaissance
de l’avancement du procès), Esther constate cette atmosphère étouffante, issue
également de l’industrialisation naissante du Londres du début du dix-huitième siècle :
« Je lui demandai s’il y avait un grand incendie quelque part, car les rues étaient si pleines d’épaisse fumée brune qu’on n’y voyait à peu près rien. « Oh, ma foi non, mademoiselle, dit-il. C’est un spécial londonien. » […] Nous roulâmes lentement par les rues les plus sales et les plus sombres qu’on ait jamais vues au monde (me sembla-t-il), et qui étaient dans un état de confusion si affolante que je me demandai comment les gens faisaient pour garder leur raison. » (p. 41)
Dickens utilise souvent les descriptions pour restituer un
état mental, la confusion de ses personnages. Ainsi, on retrouve également ce
procédé lorsqu’Esther rend visite à Richard alors qu’il est en garnison à Deal,
et la description rend compte de l’état de délabrement mental de Richard
embourbé dans le procès Jarndyce et Jarndyce.
« Finalement, nous arrivâmes dans les rues étroites de Deal, qui étaient fort sinistres par un matin froid et brumeux. La longue grève plate, avec ses petites maisons irrégulières de bois et de brique, son fouillis de cabestans, de grands canots, de hangars, de poteaux droits et nus, munis de poulies, ses terrains vagues caillouteux envahis d’herbe et de chiendent, tout cela avait l’apparence la plus morne que j’aie jamais vue nulle part. » (p.741)
Et lorsque Dickens décrit l’état de putréfaction de
Tom-tout-seul, où habite l’enfant abandonné Jo, il souligne la misère de ces
lieux laissés à l’abandon :
« Tout a été l’objet de force discours, au Parlement comme ailleurs, ainsi que de force discussions véhémentes sur les moyens d’amender Tom. […] Au milieu de tant de bruits et de poussière, une seule chose est parfaitement claire : c’est que Tom ne saurait et ne pourrait être réformé, ne sera ni devra l’être, que selon la théorie de quelqu’un, non selon la pratique de quiconque. En attendant ces jours heureux, Tom va à sa perdition la tête la première avec la même énergie résolue que devant. Mais il se venge. Les vents eux-mêmes sont ses messagers, à son service en ces heures de ténèbres. Il n’est pas une goutte du sang corrompu de Tom qui ne propage quelque part l’infection et la contagion. […] Il n’est pas un atome de la fange de Tom, pas un pouce cubique d’un seul des gaz pestilentiels où il vit, pas un seul des traits obscènes et dégradants de son environnement, pas une seul des actions ignares, perverses ou brutales commises par lui qui ne doive répandre le châtiment, dans toutes les classes de la société, jusqu’aux plus altiers, jusqu’aux plus grands des grands. En vérité, à force de contaminer, de piller et de souiller, Tom se venge. La question est pendante de savoir si Tom-tout-seul est plus hideux de jour ou de nuit ; mais en vertu de l’argument selon lequel plus on en voit, plus on en doit être épouvanté, tandis que nulle parcelle de Tom livrée à l’imagination ne risque le moins du monde d’être rendue aussi pénible que la réalité, c’est le jour qui l’emporte. Le jour commence justement à poindre ; en vérité il vaudrait encore mieux pour la gloire nationale que le soleil se couche parfois sur les possessions britanniques, plutôt que de le voir jamais se lever sur un prodige aussi ignoble que Tom. » (p. 752-3)
Cette dernière citation représente bien le style de Dickens,
et voici ce qui je pense est le plus beau passage du livre :
« La porte était restée ouverte ; l’un et l’autre nous les suivîmes du regard tandis qu’ils traversaient la pièce voisine, illuminée par le soleil, et sortaient à l’autre extrémité. Richard inclinait la tête et, tenant le bras d’Ada sous le sien, lui parlait avec beaucoup de ferveur ; Ada, les yeux levés vers son visage, l’écoutait et semblait ne rien voir d’autre. Si jeunes, si beaux, si pleins d’espoir et de promesse, ils s’avançaient d’un pas léger dans le soleil, comme leurs propres pensées heureuses parcouraient peut-être à cet instant les années à venir en n’en faisant qu’autant d’années de lumière. C’est ainsi qu’ils pénétraient dans l’ombre et disparurent. C’était seulement un instant d’ensoleillement qui avait donné cette lumière si radieuse. La pièce s’assombrit au moment où ils la quittaient et le soleil se couvrit de nuages. » (p. 222)
La Maison d’Âpre-Vent est très long et de par sa longueur,
il est inévitable que l’on ressente que le récit s'affaiblit de-ci de-là bien que la lecture soit
toujours agréable grâce au style impeccable de Dickens qui capte sans effort
l’attention de son lecteur : l’ironie, l’humour, l’espièglerie, la
modestie d’Esther sont pour beaucoup dans cette facilité de lecture et dans
l’immersion rapide et continue dans le récit. Dickens déploie une galerie considérable de
personnages, et il faudra pas moins de quatre cent pages pour faire
connaissance à peu près avec tous les protagonistes principaux : en sus
des personnages déjà évoqués, je pense à la famille Bagnet dont la mère est le
véritable pilier de la famille ; le soldat George au caractère bon et
généreux malgré une tendance à s’endetter ; M. Krook dont la description
virtuose de sa boutique est un des points artistiques les plus remarquables du
roman ; le mystérieux Nemrod dont la mort constitue un des faits
essentiels de l’intrigue (là encore la description de la chambre mortuaire est
virtuose) ; le couple Badger dont la femme conte sans cesse les aventures
de ses deux maris précédents etc.
Dickens, en plus de sa maîtrise sans faille du récit et de
son style magnifique, est également un auteur éveillant le plus de compassion
humaine dans ses romans. On évoque souvent l’excès peut-être de sentimentalisme
par la bonté extraordinaire de certains de ses personnages ou le pathétique de certaines de ses scènes.
L’une des plus grandes scènes du roman à ce titre est la mort d’un nouveau-né
chez la famille de briquetiers que visitent Esther avec la
« philanthrope » Mme Pardiggle. Dickens ne nous épargne pas le
caractère violent du foyer où cohabitent deux couples où l’ivrognerie et les
coups infligés font souffrir les deux mères du foyer, tout en minimisant avec
tout son talent le caractère horrible de l’événement et en nous faisant
ressentir une forte empathie pour le chagrin de la mère endeuillée :
« Elle l’avait sur les genoux et se contenta de le regarder. Nous avions déjà remarqué que quand elle le regardait elle cachait d’une main son œil défiguré, comme pour dissocier le pauvre petit enfant de toute pensée de bruit, de violence et de mauvais traitements. Ada, dont le tendre cœur était ému par l’aspect de l’enfant, se pencha pour toucher son petit visage. A cet instant, voyant ce qui se passait, je la retins. L’enfant était en train de mourir. […] Une compassion et une douceur comme celles avec lesquelles elle s’inclina en pleurant et mit sa main sur celle de la mère aurait pu attendrir n’importe lequel des cœurs maternels qui ont jamais battu. La femme commença par la contempler avec stupeur, puis elle fondit en larmes. Au bout d’un moment j’ôtai de ses genoux son fardeau léger, je fis de mon mieux pour rendre plus harmonieux et moins rude le repos de l’enfant, que je déposai sur une étagère et recouvris de mon propre mouchoir. Nous nous efforçâmes de réconforter la mère en lui rappelant à mi-voix ce que Notre-Seigneur a dit des enfants. Elle ne répondit mot, mais continua à pleurer… à pleurer à chaudes larmes. […] Une femme laide, très pauvrement vêtue, entra précipitamment pendant que je regardais les autres et, allant droit à la mère, lui dit : « Jenny ! Jenny ! » La mère, ainsi interpellée, se leva et se jeta au cou de l’autre femme. Celle-ci portrait également sur le visage et les bras des traces de mauvais traitements. Il n’y avait en elle rien de gracieux, sauf la grâce de la sympathie ; mais quand elle exprima sa compassion à la femme et que ses propres larmes tombèrent, elle ne manqua nullement de beauté. Je dis qu’elle exprima sa compassion mais elle ne prononça pas d’autres mots que « Jenny ! Jenny ! » Tout le reste était dans le ton sur lequel elle les prononçait. Il me parut très touchant de voir ces deux femmes, vulgaires, minables et battues, unies de la sorte ; de voir ce qu’elles pouvaient être l’une pour l’autre ; de voir à quel point elles pouvaient souffrir l’une pour l’autre ; à quel point la tendresse de chacune envers l’autre était accrue par les rudes épreuves de leur vie. Je crois que le meilleur côté des gens de cette sorte nous est presque complètement caché. Ce que les pauvres sont pour les pauvres est mal connu, sauf d’eux-mêmes et de DIEU. » (p. 137-8)
« tous ces archétypes récurrents chez Dickens ne doivent pas occulter le fait que l’auteur victorien est un analyste très fin de la nature humaine malgré l’apparence simpliste de ses personnages. »
RépondreSupprimerEt bien je suis bien d’accord là-dessus, même si je ne suis qu’une humble débutante dans la lecture de l’œuvre de Dickens (je n’ai lu jusqu’à présent que deux romans, David Copperfield et les Grandes Espérances, et quelques nouvelles). Mais ses personnages s’ancrent tellement dans ma mémoire que j’ai presque l’impression de les avoir côtoyés dans la vraie vie. C’est très étrange comme impression. Je lirai probablement un prochain Dickens courant 2016 mais je n’ai pas encore arrêté mon choix. La Maison d'Âpre-Vent est un titre magnifique mais la longueur du roman me fait tout de même un peu peur…
Je suis bien d’accord avec toi aussi, ce sont les personnages et leur caractérisation qui font tout le charme de Dickens. Dans la Maison d’Âpre-Vent, il y a tant de personnages mémorables que je n’ai pu les citer tous dans le détail, bien que je me sois beaucoup amusé à recopier les nombreuses manies de chaque personnage : c’est tour à tour drôle et émouvant (pour les personnages attachants) ou très satirique (pour ceux « antipathiques »). Ce sont toutes ses manies, répétées très souvent par Dickens tout au long du texte, qui rendent ses personnages extraordinairement vivants et si mémorables.
SupprimerLa longueur est impressionnante il est vrai, mais en fait c’est extrêmement plaisant et facile à lire, une fois qu’on est bien entré dans le livre. Le problème est le coût du livre, uniquement disponible en Pléiade si l’on veut une bonne traduction…
Il m'arrive de casser ma tirelire pour lire dans la Bibliothèque de la Pléiade des auteurs que j'aime particulièrement, comme Simenon, Duras, Kafka ou Tolstoï. Je note donc bien précieusement ton conseil :-)
Supprimerje dois dire que je suis scotchée devant cette belle analyse, j'aime Dickens malgré les longueurs, malgré les invraisemblances, malgré tout
RépondreSupprimerPar contre je suis en rage contre Gallimard car jamais jamais ce roman n'a été publié en Folio ce qui est honteux car tout le monde ne peux pas se payer un pléiade ou avoir une grosse médiathèque à proximité
j'ai une bonne médiathèque donc je vais mettre ce roman au programme
Merci pour le compliment :)
SupprimerMoi aussi j’aime Dickens malgré tous les « défauts » (qui n’en sont pas pour moi) qu’on lui reproche souvent.
Et le fait qu’il ne soit pas disponible en Folio est un véritable scandale et que je ne comprends toujours pas, Dickens étant tout de même un auteur relativement populaire et Bleak House l’un de ses meilleurs livres, et à mon avis son meilleur…