« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

samedi 14 avril 2018

Dossier de la maison Dombey et Fils, de Charles Dickens

Quatrième de couverture (de l'édition anglaise Penguin Classics) :


To Paul Dombey, business is all and money can do anything. He runs his family life as he runs his firm : coldly, calculatingly and commercially. The only person he cares for is his frail son, grooming him for entry into the family business; his daughter Florence, abandoned and ignored, craves affection from her unloving father, who sees her only as a 'base coin that couldn't be invested'. As Dombey's callousness extends to others - from his defiant second wife Edith, to Florence's admirer Walter Gay - he sows the seeds of his own destruction. Can this heartless businessman be redeemed? A compelling depiction of a man imprisoned by his own pride, Dombey and Son explores the devastating effects of emotional deprivation on a dysfunctional family and on society as a whole.


            Septième roman de Charles Dickens, publié en 1848 (d’abord en feuilleton de 1846 à 1848), Dombey et Fils est un roman courant sur près de 1000 pages dans cette édition Pléiade (de la page 5 à 1002) et contrairement à ce que son titre indique, ce n’est pas la relation entre M. Paul Dombey (père) et le petit Paul (son fils) qui est au centre du livre, mais bien plutôt celle entre Dombey et sa fille négligée, Florence. Le titre est une référence au nom de l’entreprise prospère que dirige Dombey, nommée Dombey et Fils, entreprise familiale dont la tradition insiste sur la relation entre le père et le fils. Pour cette raison, la position de Florence, fille aînée de Dombey, la place dans une situation de rejet auprès de son père : ce dernier désirait un fils comme premier-né, et, par conséquence, néglige sa fille pour qui il n’a qu’indifférence et froideur. La naissance du petit Paul, avec concomitamment la mort de sa première femme, Fanny, va assouvir le désir de Dombey mais un problème de taille va rapidement se poser : l’enfant naît avec un physique faible, maladif, le rendant peu apte à assumer la relève familiale, et, finira, à la fin du premier tiers du roman, par mourir de cette prédisposition congénitale, dans une des scènes les plus fortes au niveau émotionnel qu’ait écrites Dickens dans toute son œuvre romanesque, qui a bouleversé l’Angleterre au moment de sa parution.
         Le petit Paul, bien qu’il disparaisse précocement, est un personnage très intéressant sous plusieurs aspects. Il permettra d’abord à Dickens de dénoncer deux systèmes d’éducation. Le premier est représenté par Mme Pipchin, une « ogresse » qui se caractérise par sa brutalité envers les enfants, qui ne sait en fait rien en matière de pédagogie et qui ne pense qu’à faire de gras repas (à base de veau) et qui met régulièrement en avant le décès de feu son mari, dans les « mines du Pérou ». Remarquons au passage un personnage qui n’est qu’évoqué furtivement, à savoir la nièce bienveillante de Mme Pipchin, Berinthia, qui fait en réalité tout le travail à la place de sa tante et l’entretient (bien que cela ne soit pas le cas « officiellement), à l’image de Turveydrop (et son fameux « Maintien ») dans La Maison d’Âpre-vent. Le second système dénoncé est symbolisé par les Blimber (le docteur, la mère pour qui le comble du bonheur aurait été de rencontrer Cicéron, et la fille Cornélie, portant des lunettes, qui sera chargée de Paul), qui, à l’inverse, sature les enfants qui leur sont confiés de savoirs, au point de les rendre idiots, inaptes intellectuellement parlant, à l’image du sympathique M. Toots qui sera appelé à jouer un rôle plus important dans la suite du roman. Toutefois, les Blimber ne sont pas les tyrans que l’on pourrait croire de prime abord : malgré leurs méthodes sévères et erronées, ils ont tout de même un bon fond, à l’image de M. Gradgrind dans Temps difficiles. Le petit Paul toutefois se sortira sans trop de dommages de son passage dans l’école Blimber, et cela grâce à sa sœur Florence, à qui il est profondément attaché (à l’inverse de ses relations plus froides avec son père, malgré la volonté de ce dernier) et qui par amour pour lui, s’instruira en autodidacte pour instruire son frère en retour et lui faire apprendre efficacement ses leçons.
             Paul est fier de sa sœur, et c’est avec elle qu’il passe tout son temps dès que les circonstances le permettent, en particulier les épisodes où ils vont faire des promenades au bord de la plage. C’est aussi avec elle qu’il partagera ses derniers instants, avec en arrière-plan le père rejeté. Mais si Paul est si intéressant, en dehors de la dénonciation des systèmes éducatifs, cela est dû à son caractère, lié à son état de santé fragile : Paul est en effet très vite un enfant mélancolique, prématurément vieilli et mature. La conscience de sa fragilité physique lui a donné un caractère méditatif, solitaire :
« Il devenait tous les jours plus réservé et pensif […] il aimait à être seul. Dans les brefs moments où il n’était pas plongé dans ses livres, il n’aimait rien tant que d’errer, solitaire, par la maison, ou de rester assis sur les marches de l’escalier, à écouter la grande horloge du vestibule. […] Cet enfant solitaire vivait entouré des arabesques de son imagination et personne ne le comprenait. Mme Blimber le trouvait « drôle » et parfois les domestiques se disaient entre eux que le petit Dombey « broyait du noir » ; mais cela n’allait pas plus loin. » (p. 193) ; « trop vieux pour son âge, entendit Paul.  Comment pouvait-il donc être trop vieux pour son âge, et affliger par là les gens ? Comment cela se pouvait-il ? » (p. 224)

         Le petit Paul n’est toutefois pas un enfant indifférent au reste des personnes qui l’entourent : « c’était […] un petit garçon serviable et paisible, qui s’efforçait sans cesse de s’attirer l’affection et l’amitié de ses semblables. Bien qu’on pût le voir souvent occuper son ancien poste sur les marches de l’escalier, ou bien observer les vagues et les nuages de sa fenêtre solitaire, on le trouvait plus souvent encore parmi les autres enfants, leur rendant, modestement et de bonne grâce, quelque petit service. Aussi, même parmi ces jeunes anachorètes rigides et absorbés qui se mortifiaient sous le toit du docteur Blimber, Paul était-il un objet d’intérêt général, un petit jouet fragile qu’ils aimaient tous et qu’aucun n’aurait songé à traiter durement ; mais il ne pouvait changer sa nature ou modifier la rédaction de l’analyse [sorte de rapport que les Blimber rédigent sur Paul] ; et tous étaient d’accord que Dombey était vieillot. » (p. 216)

         Personnage attachant qui est le centre de gravité du premier tiers du roman, le petit Paul disparaît cependant, emporté par sa condition et sa santé fragiles. Il aura auparavant l’occasion de s’enorgueillir de la beauté de sa sœur lors d’un bal organisé par les Blimber, et de recevoir des adieux émouvants de toute la maisonnée Blimber, alors que Paul n’a pas conscience qu’il va bientôt mourir, et que seul son entourage sait, et que le lecteur peut deviner bien que Dickens ne le dise jamais explicitement (les derniers jours de Paul sont restitués strictement du point de vue de l’enfant), laissant au lecteur attentif et vigilant de décoder les signes avant-coureurs de la tragédie qui s’annonce.
«  Une fois encore, pour un dernier coup d’œil, il se retourna et regarda les visages qui s’offraient à lui. Il fut surpris de leur éclat, de leur joie, de leur nombre. Ils étaient serrés comme sont les visages dans les théâtres bondés de monde. Tandis qu’il regardait, ils devinrent confus à ses yeux, comme s’il les voyait dans un verre qu’on aurait agité. Tout de suite après il se trouva dans la voiture sombre, se serrant tout contre Florence. À partir de cet instant, chaque fois qu’il pensa à la maison du docteur Blimber, elle lui revint à l’esprit sous l’aspect qu’elle avait eu en ce dernier instant ; jamais plus elle ne lui fit l’effet d’un endroit véritable, mais toujours d’un rêve plein de visages. Cependant, il n’en avait pas encore tout à fait fini avec la maison Blimber ; il y eut encore quelque chose ; il y eut M. Toots. Baissant de façon inattendue une des vitres de la voiture, il passa la tête à l’intérieur et dit : « Dombey est là ? » avec un gloussement exceptionnel, puis il remonta immédiatement la vitre sans attendre de réponse. Et même alors on n’en eut pas encore tout à fait fini avec M. Toots ; car, avant que le cocher eût pu mettre en route, il baissa tout aussi soudainement l’autre vitre, et, passant la tête à l’intérieur avec un gloussement exactement semblable, dit d’un ton exactement semblable : « Dombey est là ? » et disparut tout à fait comme précédemment. Et le rire de Florence ! Paul se le rappela souvent, et en rit lui-même chaque fois qu’il se le rappela. » (p. 237)

          L’irruption d’une telle scène comique, irrésistible, est d’autant plus forte qu’elle intervient dans un moment dramatique : le lecteur sait que Paul va bientôt mourir, et Dickens, grâce à son merveilleux sens du comique et du détail, parvient malgré tout à nous faire rire, nous ainsi que ses personnages. Cette faculté à nous faire rire dans des instants tragiques, ou à l’inverse à insinuer, à suggérer du tragique, de la tristesse dans des moments de joie, d’allégresse, est selon moi une des plus hautes facultés d’un écrivain, ou d’un réalisateur, et que j’apprécie particulièrement parmi ceux que je préfère : c’est l’art d’un Shakespeare, d’un Tchekhov, d’un Kafka, d’un Beckett (et Dickens bien sûr) etc., maîtres du tragicomique au niveau littéraire, ou d’un Renoir, d’un Ford, d’un Ozu côté cinéma.

          Pour écrire la scène qui représentera l’instant tragique longtemps anticipé, Dickens usera de la métaphore assez habituelle de l’Océan, mais la scène n’en a pas moins d’effet pour autant :
« - Maintenant, couchez-moi, dit-il, et toi, Floïe, viens près de moi que je te voie !
La sœur et le frère s’étreignirent ; la lumière dorée entrait à flots et les inondait, serrés dans les bras l’un de l’autre.
-Comme le fleuve coule vite entre ses rives vertes et les roseaux, Floïe ! Mais c’est très près de la mer. J’entends les vagues ! Elles l’ont toujours dit !
Bientôt, il lui confia que le mouvement du bateau dans le courant le berçait et l’endormait. Comme les rives étaient vertes maintenant, comme leurs fleurs étaient brillantes, comme les roseaux étaient hauts ! Maintenant le bateau était sur la mer, mais il continuait à glisser doucement. Et maintenant il y avait un rivage devant lui. Et qui donc était sur ce rivage ?
Il joignit les mains comme il avait eu coutume de le faire pour dire ses prières, sans toutefois détacher ses bras ; on le vit joindre ainsi derrière le cou de Florence.
-Maman te ressemble, Floïe. Je la reconnais à son visage ! Mais dis-leur que la gravure qu’il y a dans l’escalier à l’école n’est pas assez divine. La lumière autour de sa tête m’éclaire pendant que je m’en vais !
Le remous doré sur le mur revint de nouveau et plus rien d’autre ne bougea dans la pièce. La vieille histoire ! La vieille histoire qui a commencé avec nos premiers vêtements, qui restera la même jusqu’à ce que notre race ait parcouru sa carrière, et que le vaste firmament soit roulé comme un parchemin. La vieille, vieille histoire – la Mort !
Vous qui en êtes témoins, louez Dieu de cette histoire plus vieille encore : l’Immortalité ! Anges que vous êtes devenus, jeunes enfants, laissez tomber sur nous des regards qui ne soient pas tout à fait étrangers quand le fleuve rapide nous emportera dans l’Océan ! (p. 261-262)

            Il est vrai que suite à la mort du petit Paul, l’histoire a peut-être un peu de mal à redémarrer. Dickens prend son temps pour introduire les personnages qui joueront un rôle-clé pour la suite du roman, en particulier celle qui deviendra la seconde femme de Dombey, Edith Granger, et sa mère, Mme Skewton, l’incomparable « Cléopâtre » et un des personnages les plus drôles à son insu, grâce à l’ironie splendide dont Dickens use pour la dépeindre : vieille qui refuse de le paraître et s’obstine à paraître jeune, personne des plus artificielles bien que revendiquant toujours le naturel, son incroyable volubilité que Dickens prend visiblement plaisir à écrire en font un personnage des plus délicieux malgré sa superficialité et son côté constamment intéressé vis-à-vis de sa fille, qu’elle n’a sa vie durant songé qu’à marier de manière profitable (Edith est une veuve d’une grande beauté, encore jeune). Il est à remarquer que chez Dickens, très régulièrement, ce sont rarement les personnages principaux qui nous captivent le plus, mais la galerie des personnages dits secondaires (appellation pour le moins inexacte tant ils occupent parfois une place considérable dans l’intrigue), parfois grotesques dans leurs vices, parfois irrésistibles dans leur bonhomie et candeur. Le personnage principal qu’est Florence, bien que l’on compatisse en grande partie à son infortune et aux souffrances qu’elle endure dans ses rapports avec son père, est plutôt monotone et ne constitue pas l’attrait principal du roman. Sa constante vertu, son irréprochable pureté, peuvent même parfois agacer. Mais surtout, elle cristallise la tendance sentimentale de Dickens, et Sylvère Monod fait remarquer à juste titre que Florence passe son temps à pleurer tout au long du roman. Et en effet, j’ai eu du mal à dénombrer les scènes où Florence pleure, éclate en sanglots etc., innombrables dans le roman. Autre reproche que je ferai au roman, et qui a surtout trait à Florence, c’est le peu de vraisemblance que constitue l’arc narratif principal du roman, à savoir les tentatives de Florence de gagner l’amour de son père, dont elle pressent, malgré sa grande froideur et les innombrables rebuffades qu’elle a subies, une bonté derrière son masque d'orgueil. J’ai trouvé tout cet aspect du roman peu convaincant et il s’agit je pense de sa principale faiblesse.

          Malgré ce défaut majeur pointé, Dombey et Fils est globalement très réussi, et cela tient surtout aux autres personnages du roman. Difficile en effet de résister à celui qui est selon moi le personnage le plus réussi du roman, celui du capitaine Cuttle, qui est absolument irrésistible. Chaque fois que le roman (découpé en chapitres qui s’attardent à tour de rôle sur un personnage du roman) revient vers Cuttle, c’est l’assurance d’un moment humoristique irrésistible. Il suffit de le voir s’échiner à rembourser la dette de son ami Salomon Gills avec ses fameuses cuillères en argent, sa montre, ou hanté par sa peur de sa logeuse, Mme Mac Stinger dans des scènes héroï-comiques du plus bel effet, pour rire à ses dépens tout en s’attachant au personnage, depuis ses vêtements (son fameux chapeau ciré, sa canne) jusque sa manière d’agiter son crochet, de chanter La Charmante Margot ou de pousser ses « Hourra ! ». D’autres personnages, de moindre ampleur, gagnent également notre sympathie, sans toutefois égaler celle éprouvée pour Cuttle : je pense à la fidèle suivante de Florence, Suzanne Nipper, qui se caractérise par sa franchise abrupte et son intransigeance devant les situations qui la révoltent (qui culminera lorsqu’elle dira ses quatre vérités à Dombey, qui entraîneront son exclusion de la maison) ; M. Toots, l’ancien élève des Blimber qui héritera d’une fortune considérable mais incroyablement gauche et maladroit dans son amour pour Florence, ou son incapacité à réfléchir ou retenir les noms (d’où le « capitaine Gills ») : il est la source avec Cuttle et Mme Skewton des principales scènes comiques du livre, avec son fameux « oh ! ça n’a pas d’importance ! ».
            Dans un registre différent, Edith est à mes yeux aussi un personnage intéressant, bien plus que Florence (trop pure pour susciter une complète empathie du lecteur) car l’on sent qu’elle est tiraillée entre sa nature et sa volonté de changer en mieux. À l’image d’Estella dans Les Grandes Espérances, son caractère est orgueilleux car elle y a été poussée par sa mère, et sa lutte intérieure contre elle-même, entre son Démon et son Ange (représentée à ses yeux par Florence, la seule personne pour qui elle éprouve une réelle affection) pourrait-on dire donnent lieu à des scènes de brusque confession poignantes :
« Mon enfance ! dit Edith en la regardant [sa mère, Mme Skewton] ; quand ai-je été enfant ? Et quelle enfance m’avez-vous donc laissée ? J’étais femme, rusée, calculatrice, mercenaire, tendant des pièges aux hommes, avant de me connaître, de vous connaître, avant même de comprendre le vil et misérable but de tous les nouveaux artifices que j’apprenais. C’est à une femme que vous avez donné le jour. […] Regardez-moi, dit-elle, moi qui n’ai jamais su ce que c’est que d’avoir un cœur honnête et que d’aimer. Regardez-moi, moi à qui on a appris à comploter et à conspirer à l’âge où jouent les enfants ; moi qu’on a mariée dans ma jeunesse – une jeunesse qui était une vieillesse  quant à la ruse – à quelqu’un pour qui je n’éprouvais que de l’indifférence. Regardez-moi, moi qu’il a laissée veuve avant d’avoir hérité lui-même de sa fortune : c’est votre châtiment ! Et vous l’avez bien mérité ! Et dites-moi ce qu’a été ma vie depuis dix ans ? […] Il n’y a pas d’esclave au marché, de cheval à la foire, qu’on ait montré, offert, examiné, exhibé, mère, comme je l’ai été au cours de ces dix années de honte, cria Edith, le front brûlant, et avec la même insistance amère sur le même mot. N’est-ce pas vrai ? Ne suis-je pas passée en proverbe parmi toutes sortes d’hommes ? N’est-il pas vrai que des imbéciles, des débauchés, des gamins, des gâteux se sont pendus à mes jupes et m’ont refusée l’un après l’autre et se sont éclipsés, parce que, avec toute votre ruse, on vous comprenait trop bien ? […] Est-il vrai, oui ou non, dit-elle avec un regard foudroyant, que j’ai dû me soumettre à la licence des yeux et du toucher dans la moitié des lieux de plaisance qui se trouvent sur la carte de l’Angleterre ? Est-il vrai qu’on m’a promenée partout pour me vendre au point que le dernier gramme de respect de moi-même est mort en moi et que je me répugne à moi-même ? Est-ce cela qui, récemment, a été mon enfance ? Avant cela, je n’en ai jamais eue ! […] Non ! Celui qui me prendra aura le rebut que je suis, et que je mérite bien d’être, dit-elle en levant la tête, toute frémissante de l’énergie de sa honte et de son tempétueux orgueil. […] Mais il y a trop longtemps que mon éducation est terminée. Je suis trop vieille, je suis tombée trop bas, peu à peu, pour adopter une nouvelle ligne de conduite, en finir avec la vôtre et être maîtresse de moi-même. Le germe de tout ce qui purifie le cœur d’une femme et le rend loyal et bon ne s’est jamais développé dans le mien, et je n’ai rien pour me réconforter quand je me méprise. » (p. 452-453)

         Dans son essai intitulé Le Mal absolu, Pietro Citati fait un rapprochement inattendu (mais à la réflexion, logique et passionnant, bien qu’il traite les auteurs séparément) entre Dickens et Dostoïevski, qu’il associe dans un même chapitre. Et en effet, à travers par exemple le personnage d’Edith, il n’est pas impossible d’y reconnaître une de ces femmes tourmentées, orgueilleuses, qu’affectionnait particulièrement l’auteur de L’Idiot. D’autres personnages du présent roman peuvent également faire songer à l’auteur russe (bien qu’il faille préciser, bien sûr, que Dickens précède Dostoïevski, et que ce dernier s’est sans doute inspiré du premier puisqu’il a lu et admiré les œuvres du romancier victorien) : c’est le cas du destin du frère Carker qui, pour une faute qui n’est jamais explicitement détaillée, s’est retrouvé à un poste des plus subalternes dans l’entreprise Dombey et Fils. Ce dernier reconnaît pleinement sa faute, et estime en conséquence son « châtiment » juste, bien qu’il en souffre, surtout car sa sœur a décidé de partager sa faute et de vivre pauvrement à ses côtés. L’autre frère Carker, le cadet, est une de ces figures diaboliques (et le mot ici n’est pas exagéré) dont Dickens avait le secret de représenter dans ces romans (on peut aussi penser, entre autres, au séduisant Steerforth dans David Copperfield) : Carker a des manières toujours courtoises, raffinées, et ne se départit jamais d’un large sourire, dont Dickens à sa manière habituelle ne cesse de souligner, par les dents qu’il laisse voir à ses interlocuteurs. Mais derrière ces airs charmants, qui trompent en premier lieu son patron, M. Dombey, se cache un personnage véritablement maléfique, qui se plaît à torturer psychologiquement son frère déchu, et plus tard, Edith, dont il a saisi instinctivement les tourments intérieurs. Une autre âme torturée hante également le roman, à travers la figure d’Alice Brown, une des victimes de Carker et qui depuis est habitée par une haine ardente envers ce dernier.

         Une des forces de Dickens que j’ai particulièrement appréciée à travers ma lecture de ce Dombey et Fils donc est ce mélange, à l’instar de la vie, entre le comique et le tragique, entre le Bien et le Mal. Aux figures diaboliques de Carker (et dans une moindre mesure, celle de Rob le Rémouleur, l'aîné des Toodle), ou tourmentées comme Alice Brown ou Edith, s’opposent, en sus du capitaine Cuttle, de M. Toots, celles de Walter Gay et de son oncle Salomon Gills, ou celle, inattendue, de M. Morfin, figures de la bonté généreuse. Cette lecture, malgré les défauts que j’ai pointés, a accru s’il était possible encore, l’admiration que je porte à Dickens, que je ne suis pas loin de considérer comme mon romancier préféré suite à cette lecture.

P-S : j’ai été quelque peu surpris, et (un peu) irrité, de la francisation excessive des noms de certains personnages. Ainsi, Jean et Jacques Carker (respectivement le bon et le maléfique) et leur sœur Henriette s’appellent en réalité, et respectivement, James, John et Harriet.