« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

mercredi 28 décembre 2022

Ionytch d’Anton Tchekhov : une histoire d’amour manquée tragique.

       La plupart des récits tardifs ou considérés comme « matures » de Tchekhov laissent chez son lecteur un sentiment de poignante émotion, mélancolie. Si Ionytch partage cette émotion suscitée chez le lecteur familier de Tchekhov, sa conclusion terrible exacerbe cette émotion, nous laissant sur un sentiment de douleur, de pitié profonde pour le destin malheureux de ses deux protagonistes. La célèbre formule de Racine dans sa préface à Bérénice sied bien aux nouvelles de Tchekhov en général, mais plus particulièrement dans celle qui nous intéresse : « Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie : il suffit que […] tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie ». Chez Tchekhov toutefois, l’action n’est nullement « grande », les acteurs peu voire pas du tout « héroïques », et pourtant la tristesse que ses nouvelles suscitent, et Ionytch plus particulièrement, touche à un niveau rarement atteint en littérature.

         C'est la conclusion de Ionytch qui est d'abord et avant tout à l’origine de la tristesse poignante qui s’empare de nous à sa lecture. Car contrairement à d’autres nouvelles qui partagent le même canevas d’une vie étouffante, terne, menée sans ou avec bien peu de joie et de bonheur pour ses protagonistes qui en ont douloureusement conscience, mais qui néanmoins s’achèvent sur une note un peu plus optimiste, bien qu’une incertitude plane sur le destin de ses héros (Trois années se conclut sur une meilleure compréhension mutuelle du couple principal, après trois années de mariage difficile et de désillusions ; Le Violon de Rothschild, bien que brossant le portrait d’une vie conjugale malheureuse, accorde à son protagoniste une rédemption, une joie tardive qui la rachète quelque peu ; La Dame au petit chien laisse incertain le destin du couple adultère), Ionytch ne laisse guère d’espoir pour le futur de son héros-éponyme, vieux célibataire enlaidi, grossi, ayant perdu toute capacité d’aimer et de s’émerveiller liée à son avarice croissant : riche, respecté de tous, Ionytch mène néanmoins une vie dépourvue de toute joie depuis qu’il a cessé d’aimer et qu’il se préoccupe uniquement de sa richesse matérielle. Et Kotik (ou Ekatérina), revenue dans sa petite ville natale dont elle avait pourtant juré de s’éloigner, mène depuis lors une vie triste et malheureuse, sous-entendue par sa mauvaise santé perpétuelle et son retour dans la maison familiale. Avec une remarquable économie de moyens, propre au bon nouvelliste, via l’emploi d’ellipses et de brefs résumés, Tchekhov parvient à décrire et sous-entendre les années malheureuses que le couple manqué mène séparément de son côté, avec bien peu d’espoir quant à un éventuel changement heureux de leur destin.

         La conclusion si tragiquement poignante de Ionytch l’est d’autant plus qu’elle est le résultat d’une histoire d’amour manquée, thème il est vrai tant de fois traité en littérature. Et pourtant Tchekhov parvient, à partir d’un si banal canevas, à saisir notre cœur d’une façon singulière que nous tenterons d’élucider dans ce qui suit.

Une première raison peut être l’absence de clair responsable chez le couple principal dans l’échec que fut leur histoire d’amour. Fidèle à son esthétique héritée de Tolstoï, Tchekhov refuse de condamner explicitement l’une ou l’autre partie du couple, se contentant de nous décrire leurs sentiments respectifs, et que nous comprenons humainement sans nécessairement les approuver. Kotik d’abord refuse la proposition de mariage de Startsev, car elle craint d’étouffer dans la vie conjugale, de surcroît dans une ville qu’elle a pris en horreur pour l’ennui qu’elle y ressent. Puis c’est Startsev qui, usé et transformé par la vie monotone qu’il mène en l’absence de Kotik et suite au refus de cette dernière, ne ressent plus l’amour qu’il éprouva jadis pour la jeune femme, amour étouffé par les préoccupations mesquines qui ont peu à peu envahi ses pensées. Une peur de l’engagement le saisit à son tour, et le conduit au final à ne plus rendre visite à Kotik qui l’attend désespérément. Les circonstances défavorables et l’aveuglement des personnages, bien davantage que la malignité ou les vices de ces derniers, finissent par conduire fatalement à leur amour manqué, qui eût pu se réaliser peut-être dans d’autres circonstances. La peur de l’engagement saisit tour à tour Kotik et Startsev : la première, d’abord obnubilée par ses rêves de devenir une pianiste accomplie, voit avec horreur la perspective de devenir une simple femme de médecin. Et pourtant, Kotik se rend compte à son retour de Moscou que cette perspective, qui l’horrifiait tant, n’est peut-être pas si dégradante : avec le recul, avec davantage de maturité, elle se rend compte que la profession de son éventuel mari est en elle-même héroïque, utile du moins, et non dépourvue de tout sens et beauté comme elle le pensait jadis. Startsev, de son côté, changé par les années, a davantage conscience des défauts de Kotik et de sa famille, et ces défauts, superficiels si nous y regardons de plus près, le découragent par avance de s’engager à nouveau. Intérieurement, il se félicite de ne pas s’être marié comme il l’eût sans doute fait si la jeune femme avait agréé à sa demande passée. Et pourtant, sa vie terne de vieux célibataire, telle que décrite et sous-entendue par Tchekhov, semble bien pire que tous les désagréments maritaux qu’il redoute : non que ces derniers eussent été absents, et Startsev eût sans doute connu des déboires similaires à ceux du couple dans la nouvelle Trois années, mais son amour eût peut-être apporté la joie, le bonheur qui lui manquent cruellement à la conclusion du récit. Et son désenchantement vis-à-vis de la vie en général eût peut-être été atténué par Kotik, qui justement parvenait à percevoir, à son retour, la noblesse de son métier de médecin et l’eût peut-être encouragé à voir les choses, la vie de manière moins sombre qu’elle n’est.

C’est justement cette perception fausse, exagérée, des choses de la vie qui fait souvent le malheur des protagonistes de Tchekhov. Ce dernier, à l’instar de Flaubert et de Tolstoï, excelle à décrire objectivement comment les personnages se perçoivent, ainsi que leur environnement, pour mieux les démentir cruellement par des détails insérés dans son récit et auxquels le lecteur doit prêter attention pour s’apercevoir de la fausseté de leurs perceptions. Ainsi, dans Ionytch, Kotik se croit un talent de pianiste, bien que la description comique qu’en fait Tchekhov lors de la première écoute de son jeu musical par Startsev démente rapidement et annonce déjà son futur échec au Conservatoire qu’elle rejoint pour plusieurs années et où elle échoua manifestement. Et c’est au nom de ce « talent » que Kotik dédaigne la demande en mariage de Startsev, qu’elle va amèrement regretter par la suite. De même, Startsev ne cesse de se dire qu’il a bien fait de ne pas se marier avec Kotik. Mais sa vie si manifestement malheureuse, misérable de vieux célibataire est-elle réellement préférable à un mariage raté avec Kotik ? Il est difficile bien sûr de se prononcer sur la tournure, intrinsèquement incertaine, des événements, mais difficile de voir Startsev plus malheureux qu’il ne l’est dans la vie qu’il s’est finalement choisie.

Car Tchekhov, bien qu’il fût et continue d’être considéré comme un auteur pessimiste en amour, semble néanmoins, à l’instar de Shakespeare, reconnaître à l’amour, malgré ses nombreux défauts et ridicules, une dimension essentielle dans la joie et le bonheur humains. Startsev, à la fin de la nouvelle, est décrit comme n’ayant eu comme seule joie dans la vie son bref amour pour Kotik. Et si nous pouvons percevoir une certaine ironie dans la description que fait Tchekhov des sentiments amoureux de Startsev (teintés d’une discrète sensualité), on ne peut s’empêcher d’être touché par la naïveté, la simplicité de l’amour qu’il ressent pour Kotik, mais aussi et surtout d’être ému par l’extinction, la disparition de cet amour, étouffé par les sentiments mesquins qui l’ont progressivement gagné dans la vie monotone et terne qu'il mène, en particulier son avarice. Cette disparition de l’amour chez Startsev, si humaine et naturelle au final, couplée cruellement à l’amour qui à l’inverse s’éveille chez Kotik, schéma inversé de leur première rencontre, accentue d’autant plus la pitié du lecteur devant cette histoire d’amour manquée, qui eût été possible dans des circonstances plus favorables, et eût peut-être sauvé les deux protagonistes du malheur certain qui les attend à la conclusion de la nouvelle.

        Ionytch donc se caractérise par la tristesse mélancolique, rarement atteinte à un si haut niveau chez Tchekhov (bien qu’également présente dans nombre de ses nouvelles), liée en grande partie à sa conclusion où le malheur du couple manqué semble scellé dans leurs vies respectives. Une conclusion pathétique sans clair fautif, davantage liée à des circonstances certes malencontreuses, mais si humaines et compréhensibles, que Tchekhov nous raconte avec sa lucidité et empathie habituelles.

Ci-dessous, l’habituel choix de citations remarquables dans cette nouvelle :

Son expression était encore enfantine, sa taille svelte, délicate ; et sa poitrine virginale, déjà développée, belle, respirant la santé, parlait de printemps, d’un printemps véritable. (p. 803)

Elle lisait une histoire comme il ne s’en passe jamais dans la vie, mais elle était agréable, facile à entendre… (p. 803)

Quand Mme Tourkina eut fermé son cahier, il y eut cinq minutes de silence pendant lesquelles on entendit « Ma douce chandelle » chanté par le chœur, et cette chanson disait tout ce que le roman taisait, et qui se trouve dans la vie. (p. 803-804)

Elle jouait un passage difficile, intéressant précisément par sa difficulté, long et monotone, et Startsev, en l’écoutant, imaginait des pierres roulant sans trêve du haut d’une montagne, et il avait envie qu’elles cessent au plus tôt de rouler ; cependant Kotik, rouge d’efforts, énergique, vigoureuse, une mèche sur le front, lui plaisait beaucoup. Après un hiver passé à Dialij au milieu des malades et des paysans, se trouver dans un salon à contempler cet être jeune, élégant et probablement pur, à écouter ces sons bruyants, ennuyeux, néanmoins imprégnés de culture, c’était si agréable, si nouveau… (p. 804)

– Je ne vous ai pas vue de toute la semaine, pendant tout ce temps, je ne vous ai pas entendue. J’ai un désir passionné, une soif ardente d’entendre votre voix. Parlez. »

Elle le ravissait par la fraîcheur, la naïveté de son regard et de ses joues. Même la façon dont lui allait sa robe lui semblait avoir quelque chose de particulièrement charmant, de touchant, une grâce simple et naïve. Mais en même temps, malgré sa naïveté, elle lui paraissait très intelligente et plus mûre que son âge. (p. 807)

Au premier moment Startsev fut stupéfait par ce spectacle qu’il voyait pour la première fois de sa vie et qu’il ne lui arriverait sans doute plus de revoir : un monde qui ne ressemblait à rien d’autre, un monde où le clair de lune était si beau et si doux, à croire qu’il était là dans son berceau, un monde où il n’y avait pas de vie, absolument aucune, mais où dans chaque peuplier noir, dans chaque tombe, on sentait la présence d’un mystère qui promettait une vie paisible, magnifique, éternelle. Des dalles et des fleurs fanées montait, en même temps que la senteur des feuilles d’automne, un parfum de pardon, de tristesse et de paix… (p. 809)

Startsev attendait et on aurait dit que le clair de lune réchauffait son emportement, il attendait passionnément et imaginait des baisers, des étreintes. […] [Startsev] fit les cent pas dans les allées latérales, le chapeau à la main, attendant, et pensant à toutes ces femmes et ces jeunes filles qui avaient été belles, séduisantes, qui avaient aimé, connu des nuits ardentes, s’étaient abandonnées aux caresses, et gisaient maintenant dans ces tombes. Au fond, comme notre mère la Nature se joue méchamment de l’homme, qu’il est humiliant d’en convenir ! Telles étaient les pensées de Startsev et en même temps il avait envie de crier qu’il désirait, qu’il attendait l’amour, à n’importe quel prix ; ce qu’il avait devant lui, éclatant de blancheur, ce n’étaient plus des blocs de marbre mais des corps magnifiques, il apercevait des formes pudiquement dissimulées dans l’ombre des arbres, en sentait la tiédeur, et cette angoisse lui devenait douloureuse… (p. 809-810)

Après une nuit d’insomnie il se trouvait dans un état vague, comme si on lui avait administré un breuvage doux et soporifique ; il avait sur le cœur comme une brume, mais gaie, tiède, cependant qu’un petit coin de son cerveau, froid et dur, le raisonnait.

« Arrête-toi avant qu’il soit trop tard ! Êtes-vous assortis ? C’est une enfant gâtée, capricieuse, elle reste au lit jusqu’à des deux heures de l’après-midi, toi, tu es un fils de pope, un médecin de district… » (p. 811)

Kotik arriva enfin, en robe de bal et décolleté, jolie, proprette et Startsev éprouva une telle admiration, un tel ravissement qu’il ne put articuler un mot et se contenta de la contempler et de rire. (p. 811)

Startsev la prit par la taille ; toute à sa frayeur, elle se serra contre lui et il ne put s’empêcher de l’embrasser passionnément sur les lèvres, sur le menton et de la serrer plus encore dans ses bras. (p. 812)

Ah, qu’ils savent peu de chose ceux qui n’ont jamais aimé ! Il me semble que personne n’a encore dépeint l’amour tel qu’il est ; d’ailleurs je doute qu’on puisse dépeindre ce sentiment tendre, joyeux, torturant, et quiconque l’a ressenti, ne serait-ce qu’une fois, n’ira pas le traduire par des mots. À quoi bon les préambules, les descriptions ? À quoi bon cette éloquence inutile ? Mon amour est infini… (p. 812)

Je ne puis être votre femme. Parlons sérieusement. Vous savez que j’aime l’art plus que tout au monde, je l’aime à la folie, j’adore la musique, je lui ai voué ma vie. Je veux être une artiste, j’ai soif de gloire, de succès, de liberté, et vous voulez que je continue à vivre dans cette ville, que je continue à mener une vie creuse, inutile, qui m’est devenue insupportable. Devenir une épouse, oh non, pardonnez-moi ! L’être humain doit aspirer au but le plus haut, le plus brillant, et la vie de famille m’enchaînerait à jamais. (p. 812)

Il avait un peu honte et son amour-propre était blessé – il ne s’attendait pas à un refus – et il ne pouvait croire que tous ces rêves, ces angoisses et ces espérances avaient abouti à une fin aussi stupide, comme dans une saynète de spectacle d’amateurs. Et il avait regret de son sentiment, de son amour, tellement regret que, pour un peu, il aurait éclaté en larmes… (p. 813)

Startsev fréquentait différentes familles et voyait beaucoup de monde mais ne se liait avec personne. Les gens de la ville l’agaçaient par leurs conversations, leur conception de la vie et même leur apparence. L’expérience lui avait peu à peu enseigné que tant qu’on joue aux cartes ou qu’on s’attable autour d’un en-cas avec eux, ce sont des gens tranquilles, bienveillants et même pas bêtes, mais que, dès qu’on leur parle de produits non comestibles, mettons de politique ou de science, ils restent bouche bée ou débitent une philosophie si stupide et si méchante qu’il ne vous reste plus qu’à lever les bras au ciel et à vous en aller. […] Et si, en société, au cours d’un dîner ou d’un thé, il disait qu’il faut se donner du mal, qu’on ne peut pas vivre sans travailler, chacun prenait cela pour un reproche, se mettait en colère et contestait ses propos avec insistance. En outre les gens ne faisaient rien, absolument rien, ne s’intéressaient à rien, et l’on ne pouvait trouver matière à s’entretenir avec eux. Startsev évitait les conversations, se contentait de participer aux lunchs et de jouer au wint et quand, dans une maison, il tombait sur une fête de famille et qu’on l’invitait à déjeuner, il prenait place et mangeait en silence, les yeux fixés sur son assiette ; tout ce qui se disait entre-temps était sans intérêt, injuste, bête, il en éprouvait de l’irritation, s’énervait, mais il ne disait mot et du fait qu’il observait toujours un silence rébarbatif et contemplait son assiette, on l’avait surnommé le « Polonais boudeur » bien qu’il n’eût jamais été Polonais. (p. 814)

Et Kotik ? Elle avait maigri, pâli, embelli et minci, mais elle était devenue Ekatérina Tourkina, et non plus Kotik ; elle n’avait plus sa fraîcheur de naguère et son expression de naïveté enfantine. Dans son regard comme dans ses manières, il y avait quelque chose de nouveau, de timide et de coupable, comme si, dans la maison des Tourkine, elle ne se fût plus sentie chez elle. (p. 815)

Maintenant encore, elle lui plaisait beaucoup, mais il lui manquait quelque chose, ou elle avait quelque chose de trop – il eût été incapable de dire quoi au juste, mais quelque chose l’empêchait d’éprouver les mêmes sentiments qu’autrefois. Il n’aimait ni sa pâleur, ni sa nouvelle expression, ni son sourire à peine esquissé, ni sa voix, quelques instants plus tard ce furent sa robe, le fauteuil où elle était assise, le souvenir du passé, de l’époque où il avait failli l’épouser. Il se souvint de son amour, des rêves et des espoirs qui l’avaient agité quatre ans plus tôt, et il se sentit mal à l’aise. (p. 816)

Ce qui est médiocre, se disait-il, ce n’est pas de ne pas savoir écrire des nouvelles, mais d’en écrire et de ne pas savoir le cacher. (p. 816)

Elle le regardait et attendait visiblement qu’il lui proposât une promenade au jardin, mais il n’en fit rien. (p. 816)

Maintenant il voyait de près son visage, ses yeux étincelants, et dans le noir, elle paraissait plus jeune qu’au salon et semblait même avoir retrouvé son expression enfantine d’autrefois. Et vraiment, elle le regardait avec une curiosité naïve, comme si elle avait voulu examiner de plus près, comprendre cet homme qui l’avait jadis si ardemment aimée, avec une telle tendresse et d’un amour si malheureux ; ses yeux le remerciaient de cet amour. Et il se souvint de tout ce qui s’était passé, des moindres détails, de ses allées et venues dans le cimetière, de son retour chez lui au matin, accablé de fatigue, et soudain il éprouva de la tristesse et le regret du passé. Une petite flamme vacilla dans son cœur. (p. 817)

Comment nous vivons ici ? Nous ne vivons pas du tout. Nous vieillissons, nous grossissons, nous nous laissons aller. Un jour chasse l’autre, la vie s’écoule terne, sans impressions, sans pensées… Le jour, c’est le gagne-pain, le soir le cercle, la société de joueurs, d’alcooliques, de braillards que je ne peux pas souffrir. Qu’y a-t-il de bon dans tout cela ?

– Mais vous avez votre travail, un but noble dans l’existence. Vous aimez tant parler de votre hôpital. J’étais bizarre alors, je me croyais une grande pianiste. […] Quel bonheur d’être médecin de campagne, de soulager les souffrances, de servir le peuple. Quel bonheur ! répéta-t-elle avec fougue. Quand je pensais à vous à Moscou, vous m’apparaissiez si idéal, si sublime… »

Startsev pensa aux billets de banque qu’il sortait le soir de ses poches avec tant de satisfaction et la petite flamme s’éteignit. (p. 817-818)

« Vous ne venez pas. Pourquoi ? écrivait-elle. J’ai peur que vous n’ayez changé de sentiments à notre égard ; cette seule pensée m’épouvante. Rassurez-moi, venez nous dire que tout va bien. Il faut absolument que je vous parle. Votre E. »

Il lut la lettre, réfléchit et dit à Pava :

« Mon ami, tu diras que je ne peux pas venir aujourd’hui, que je suis très occupé. Et que je viendrai d’ici trois ou quatre jours. »

Mais trois jours, une semaine passèrent sans qu’il y allât. Une fois, en passant devant la maison des Tourkine, il se souvint qu’il devrait aller leur dire bonjour ne serait-ce qu’une minute, mais il réfléchit et… s’abstint. Et il n’y retourna jamais. (p. 819)

Il a beaucoup de soucis, il n’abandonne cependant pas son poste au zemstvo ; la cupidité l’a emporté, il veut courir les deux lièvres à la fois. […] Et, probablement parce que la graisse a envahi sa gorge, sa voix a changé. Elle est devenue grêle et cassante. Son caractère aussi a changé : il est devenu pénible, irritable. […] Il vit en solitaire. Il s’ennuie, rien ne l’intéresse. Depuis qu’il habite Dialij son amour pour Kotik a été son unique et probablement sa dernière joie. (p. 820)

Ekatérina fait chaque jour quatre heures de piano. Elle a visiblement vieilli. Sa santé est chancelante, elle passe chaque automne en Crimée avec sa mère. (p. 821)

mardi 13 décembre 2022

« Des lettres et des gens de lettres », de Chateaubriand : de ce qui fait la bonne littérature et le bon écrivain.

« pour l’intérêt même de notre gloire et la perfection de nos ouvrages, nous ne saurions trop nous attacher à la vertu : c’est la beauté des sentiments qui fait la beauté du style. Quand l’âme est élevée, les paroles tombent d’en haut, et l’expression noble suit toujours la noble pensée»

 

        Dans ses Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand se montre à de nombreuses reprises quelque peu dédaigneux de la qualité de ses propres écrits. C’est ainsi qu’il fait par exemple une virulente critique de son propre René, et plus globalement de l’influence néfaste que cet écrit eut sur son lectorat, en particulier sur les auteurs « romantiques » qui en reprendront les thèmes et sentiments. Car Chateaubriand étant continuellement obsédé par la vanité des choses humaines (en raison de sa profonde foi chrétienne), cette obsession se porte également sur ses propres écrits littéraires, et le pousse donc à s’interroger in fine sur ce qui fait la valeur, ou non, d’un ouvrage donné. Pour Chateaubriand, ce n’est pas le « style » dans le sens purement formel où il est souvent employé aujourd'hui, notion vague, détachée du « fond » et purement subjective en l’absence de critères précis et définis au préalable, qui importe le plus en littérature, mais bien davantage, entre autres, l’élévation morale, spirituelle, qu’un ouvrage peut susciter chez son lecteur. Forme et fond sont donc indissociables pour Chateaubriand, pour qui « l’expression noble suit toujours la noble pensée », une idée reprise également par Victor Hugo avec sa célèbre citation selon laquelle « La forme, c'est le fond qui remonte à la surface ». Que d’auteurs dont le style pris isolément semble sophistiqué, et donc « littéraire », mais qui ne laisse parfois guère d’impression durable au lecteur en raison d’une pensée, d’une vision du monde creuse voire inexistante ! Et que d’auteurs dont on critique parfois à tort la soi-disant « simplicité » de style comme un critère d’infériorité par rapport à d’autres auteurs, nonobstant l’impression profonde créée subrepticement par l’auteur, qui constitue le véritable mystère et la véritable beauté de la création littéraire !

       Outre ce qui fait la valeur littéraire d’un écrit donné, Chateaubriand insiste aussi sur la valeur propre de l’écriture et de l’étude en elles-mêmes, nonobstant le succès qu’elles rencontrent auprès du public. En écrivant ses Mémoires, Chateaubriand y trouvait surtout une source de réconfort et de joie, qui lui permet de replonger dans son passé et donc d’échapper à un présent auquel il se sent de plus en plus étranger à mesure qu’il vieillit. Il n’avait d’ailleurs guère l’intention de les publier de son vivant, jusqu’à ce que des difficultés financières l’y contraignent. Si à ses premiers succès littéraires, Chateaubriand reconnaît volontiers qu’il sentait sa vanité et son orgueil flattés, cette satisfaction s’estompe de plus en plus à mesure qu’il ressent les contraintes de la renommée, si contraires à son caractère indépendant et solitaire, et à mesure qu’il vieillit et a plus en plus conscience de la vanité des choses humaines.

        Enfin, Chateaubriand dans cet essai offre quelques idées originales ou de bon sens qu'il est utile de rappeler, sur ce qui constitue selon lui un bon homme de lettres, et à l’inverse ce qui en fait un mauvais.

Quelques clichés, d’ailleurs encore récurrents aujourd’hui même, y sont dénoncés. Par exemple, l’idée que la littérature ne peut être bonne que si elle est écrite par des gens de moyenne ou basse condition,  et qu’elle est nécessairement frappée de discrédit lorsqu’elle est écrite par des gens appartenant à la haute société ou riches. Chateaubriand ne tombe pas non plus dans l’exagération inverse, à savoir que la bonne littérature est l’apanage exclusif des classes « favorisées », mais émet simplement l’idée que c’est l’esprit, la pensée de l’auteur qui déterminera la valeur de son écrit, peu importe son origine sociale. Un autre cliché réducteur sur les hommes de lettres les présente également comme des personnes dénuées de bon sens, des rêveurs complètement coupés du monde et des réalités humaines. Non que Chateaubriand dédaigne la valeur de l’imagination, de la sensibilité, du rêve ou de la contemplation, lui qui en est au contraire un fervent partisan ! Mais elles n’empêchent pas la personne qui en est douée d’être aussi sensible, lucide quant aux caractères des hommes et aux affaires pratiques, en particulier politiques. Chateaubriand met en avant « le jugement, le bon sens », deux qualités que doivent avoir le bon politique mais aussi le bon écrivain, idées qui ne sont pas sans rappeler celles de Montaigne.

Enfin, le bon écrivain doit rester humble, indépendant en toutes circonstances, et ne se préoccuper que de son art même et de ses nobles buts, tels qu'exposés plus haut. Les suffrages du public, les faveurs des puissants ne doivent pas l’influencer ou être recherchés pour eux-mêmes, sous peine de trahir l’art même pour lequel il est fait, en diminuant voire en rendant nulle la valeur de leurs écrits, ou plus simplement par le temps que de telles choses lui feraient perdre. La droiture, le sens de l’honneur de Chateaubriand lui vaudront ainsi l’inimitié régulière des puissants, dont celle de Napoléon, de qui il dénoncera rapidement le despotisme croissant et avec qui il rompra définitivement suite au meurtre du duc d’Enghien. Car le rôle naturel de l'écrivain, c'est d'abord de prendre la défense, de donner une voix aux victimes de toute forme d'oppression, de tous ceux qui souffrent (sans évidemment non plus tomber dans une idéalisation fausse et naïve) et de leur apporter réconfort et courage à travers leurs écrits. Autrement dit, le bon écrivain doit être le gardien, le défenseur de la dignité humaine, du juste, du bon, et donc combattre, dénoncer, tout ce qui irait à l'encontre de ces principes.


Ci-dessous, quelques passages choisis des Mémoires d’outre-tombe, ainsi qu’un des Mémoires de ma vie, qui ont inspiré les réflexions faites sur cet article :

Depuis que j’ai acquis une malheureuse célébrité il m’est arrivé de passer des jours et des mois entiers avec des personnes qui ne se souvenaient plus que j’avais fait des livres : moi-même je l’oubliais si bien que cela nous paraissait à tous une chose de l’autre monde. Écrire aujourd’hui m’est odieux. Non que j’affecte un sot dédain pour les lettres, mais c’est que je doute plus que jamais de mon talent, et que les lettres ont si cruellement troublé ma vie que j’ai pris mes ouvrages en aversion. (Mémoires de ma vie, livre II, p. 42)

Tout cela, joint au genre de mon éducation, à une vie de soldat et de voyageur, fait que je n’ai point senti mon pédant, que je n’ai jamais eu l’air hébété ou suffisant, la gaucherie, les habitudes crasseuses des hommes de lettres d’autrefois, encore moins la morgue et l’assurance, l’envie et la vanité fanfaronne des nouveaux auteurs. (Mémoires d’outre-tombe, livre II, chap. 7)

Ces lieux de mes premières inspirations me font sentir leur puissance ; ils reflètent sur le présent la douce lumière des souvenirs : je me sens en train de reprendre la plume. Tant d’heures sont perdues dans les ambassades ! Le temps ne me faut pas plus ici qu’à Berlin pour continuer mes Mémoires, édifice que je bâtis avec des ossements et des ruines. Mes secrétaires à Londres désirent aller le matin à des pique-niques et le soir au bal : très volontiers ! Les gens, Peter, Valentin, Lewis, vont à leur tour au cabaret, et les femmes, Rose, Peggy, Maria, à la promenade des trottoirs ; j’en suis charmé. On me laisse la clef de la porte extérieure : monsieur l’ambassadeur est commis à la garde de sa maison ; si on frappe, il ouvrira. Tout le monde est sorti ; me voilà seul : mettons-nous à l’œuvre. (Ibid., livre VI, chap. 1)

Je dus à l’étude le premier adoucissement de mon sort. Cicéron avait raison de recommander le commerce des lettres dans les chagrins de la vie. (Ibid., livre X, chap. 8)

Est-il certain que j'aie un talent véritable et que ce talent ait valu la peine du sacrifice de ma vie ? Dépasserai-je ma tombe ? Si je vais au-delà, y aura-t-il dans la transformation qui s'opère, dans un monde changé et occupé de toute autre chose, y aura-t-il un public pour m'entendre ? Ne serai-je pas un homme d'autrefois, inintelligible aux générations nouvelles ? Mes idées, mes sentiments, mon style même, ne seront-ils pas à la dédaigneuse postérité choses ennuyeuses et vieillies ? Mon ombre pourra-t-elle dire comme celle de Virgile à Dante : Poeta fui e cantai. « Je fus poète, et je chantai ! » (Ibid., livre X, chap. 9)

Froid et sec en matière usuelle, je n’ai rien de l’enthousiaste et du sentimental : ma perception distincte et rapide traverse vite le fait et l’homme, et les dépouille de toute importance. Loin de m’entraîner, d’idéaliser les vérités applicables, mon imagination ravale les plus hauts événements, me déjoue moi-même ; le côté petit et ridicule des objets m’apparaît tout d’abord ; de grands génies et de grandes choses, il n’en existe guère à mes yeux. Poli, laudatif, admiratif pour les suffisances qui se proclament intelligences supérieures, mon mépris caché rit et place sur tous ces visages enfumés d’encens des masques de Callot. En politique, la chaleur de mes opinions n’a jamais excédé la longueur de mon discours ou de ma brochure. Dans l’existence intérieure et théorique, je suis l’homme de tous les songes ; dans l’existence extérieure et pratique, l’homme des réalités. Aventureux et ordonné, passionné et méthodique, il n’y a jamais eu d’être à la fois plus chimérique et plus positif que moi, de plus ardent et de plus glacé ; androgyne bizarre, pétri des sangs divers de ma mère et de mon père. (Ibid., livre XI, chap. 1)

Rien donc de plus vain que la gloire au delà du tombeau, à moins qu'elle n'ait fait vivre l'amitié, qu'elle n'ait été utile à la vertu, secourable au malheur, et qu'il ne nous soit donné de jouir dans le ciel d'une idée consolante, généreuse, libératrice, laissée par nous sur la terre. (Ibid., livre XII, chap. 1)

[…] si René n’existait pas, je ne l’écrirais plus ; s’il m’était possible de le détruire, je le détruirais. Une famille de René poètes et de René prosateurs a pullulé : on n’a plus entendu que des phrases lamentables et décousues ; il n’a plus été question que de vents et d’orages, que de mots inconnus livrés aux nuages et à la nuit. Il n’y a pas de grimaud sortant du collège qui n’ait rêvé être le plus malheureux des hommes ; de bambin qui à seize ans n’ait épuisé la vie, qui ne se soit cru tourmenté par son génie ; qui, dans l’abîme de ses pensées, ne se soit livré au vague de ses passions ; qui n’ait frappé son front pâle et échevelé, et n’ait étonné les hommes stupéfaits d’un malheur dont il ne savait pas le nom, ni eux non plus. (Ibid., livre XIII, chap. 10)

Le plaisir le plus vif que j’aie éprouvé, c’est de m’être senti honoré en France et chez l’étranger des marques d’un intérêt sérieux. Il m’est arrivé quelquefois, tandis que je me reposais dans une auberge de village, de voir entrer un père et une mère avec leur fils : ils m’amenaient, me disaient-ils, leur enfant pour me remercier. Était-ce l’amour-propre qui me donnait alors ce plaisir dont je parle ? Qu’importait à ma vanité que d’obscurs et honnêtes gens me témoignassent leur satisfaction sur un grand chemin, dans un lieu où personne ne les entendait ? Ce qui me touchait, du moins j’ose le croire, c’était d’avoir produit un peu de bien, consolé quelques affligés, fait renaître au fond des entrailles d’une mère l’espérance d’élever un fils chrétien, c’est-à-dire un fils soumis, respectueux, attaché à ses parents. Aurais-je goûté cette joie pure si j’eusse écrit un livre dont les mœurs et la religion auraient eu à gémir ? (Ibid., livre XIV, chap. 6)

Dieu, en sa patiente éternité, amène tôt ou tard la justice : dans les moments du sommeil apparent du ciel, il sera toujours beau que la désapprobation d'un honnête homme veille, et qu'elle demeure comme un frein à l'absolu pouvoir. La France ne reniera point les nobles âmes qui réclamèrent contre sa servitude, lorsque tout était prosterné, lorsqu'il y avait tant d'avantages à l'être, tant de grâces à recevoir pour des flatteries, tant de persécutions à recueillir pour des sincérités (Ibid., livre XXII, chap. 15)

 

Et ci-dessous, des extraits choisis de l’essai en question, « Des lettres et des gens de lettres », paru au Mercure de France en mai 1806 (l’article au complet peut être lu via ce lien : https://obvil.sorbonne-universite.fr/corpus/critique/chateaubriand_melanges-litteraires#body-11)

[...] Quant à cette autre phrase, un auteur doit être pris dans les rangs ordinaires de la société, j’en demande pardon à mon censeur ; mais cette phrase n’implique pas le sens qu’il y trouve. Dans l’endroit où elle est placée, elle se rapporte aux rois, uniquement aux rois. Je ne suis point assez absurde pour vouloir que les lettres soient abandonnées précisément à la partie non lettrée de la société. Elles sont du ressort de tout ce qui pense ; elles n’appartiennent point à une classe d’hommes particulière ; elles ne sont point une attribution des rangs, mais une distinction des esprits. […]

Eh ! comment pourrais-je calomnier les lettres ? Je serais bien ingrat, puisqu’elles ont fait le charme de mes jours. J’ai eu mes malheurs comme tant d’autres ; car on peut dire du chagrin parmi les hommes, ce que Lucrèce dit du flambeau de la vie :

Quasi cursores, vitaï lampada tradunt. [Et semblables aux coureurs, ils se transmettent le flambeau de la vie.]

 J’ai toujours trouvé dans l’étude quelque noble raison de supporter patiemment mes peines. Souvent, assis sur la borne d’un chemin en Allemagne, sans savoir ce que j’allais devenir, j’ai oublié mes maux, et les auteurs de mes maux, en rêvant à quelque agréable chimère que me présentaient les muses compatissantes. Je portais pour tout bien avec moi mon manuscrit sur les déserts du Nouveau-Monde ; et plus d’une fois les tableaux de la nature, tracés sous les huttes des Indiens, m’ont consolé à la porte d’une chaumière de la Westphalie, dont on m’avait refusé l’entrée.

Rien n’est plus propre que l’étude à dissiper les troubles du cœur, à rétablir dans un concert parfait les harmonies de l’âme. Quand, fatigués des orages du monde, vous vous réfugiez au sanctuaire des muses, vous sentez que vous entrez dans un air tranquille, dont la bénigne influence a bientôt calmé vos esprits. […]

Cicéron avait été témoin des malheurs de sa patrie […]. Que fit Cicéron dans une position si triste ? Il eut recours à l’étude. « Je me suis réconcilié avec mes livres, dit-il à Varron, ils me rappellent à leur ancien commerce : ils me déclarent que vous avez été plus sage que moi de ne pas l’abandonner. »

Les muses, qui nous permettent de choisir notre société, sont d’un puissant secours dans les chagrins politiques. Quand vous êtes fatigués de vivre au milieu des Tigellin et des Narcisse, elles vous transportent dans la société des Caton et des Fabricius. Pour ce qui est des peines du cœur, l’étude, il est vrai, ne nous rend pas les amis que nous pleurons, mais elle adoucit le chagrin que nous cause leur perte ; car elle mêle leur souvenir à tout ce qu’il y a de pur dans les sentiments de la vie, et de beau dans les images de la nature. […]

On dit : « Les gens de lettres ne sont pas propres au maniement des affaires. » Chose étrange, que le génie nécessaire pour enfanter L’Esprit des Lois, ne fût pas suffisant pour conduire le bureau d’un ministre ! Quoi ! ceux qui sondent si habilement les profondeurs du cœur humain, ne pourraient démêler autour d’eux les intrigues des passions ? Mieux vous connaîtriez les hommes, moins vous seriez capables de les gouverner !

C’est un sophisme démenti par l’expérience. Les deux plus grands hommes d’état de l’antiquité, Démosthènes, et surtout Cicéron, étaient deux véritables hommes de lettres, dans toute la rigueur du mot. Il n’y a peut-être jamais eu de plus beau génie littéraire que celui de César, et il paraît que ce petit-fils d’Anchise et de Vénus entendait assez bien les affaires. On peut citer en Angleterre Thomas Morus, Clarendon, Bacon, Bolingbroke ; en France, l’Hôpital, Lamoignon, d’Aguesseau, M. de Malesherbes, et la plupart de nos premiers ministres tirés de l’église. Rien ne me pourrait persuader que Bossuet n’eût pas une tête capable de conduire un royaume, et que le judicieux et sévère Boileau n’eût pas fait un excellent administrateur.

Le jugement et le bon sens sont surtout les deux qualités nécessaires à l’homme d’état ; et remarquez qu’elles doivent aussi dominer dans une tête littéraire sainement organisée. L’imagination et l’esprit ne sont point, comme on le suppose, les bases du véritable talent ; c’est le bon sens, je le répète, le bon sens, avec l’expression heureuse. Tout ouvrage, même un ouvrage d’imagination, ne peut vivre, si les idées y manquent d’une certaine logique qui les enchaîne et qui donne au lecteur le plaisir de la raison, même au milieu de la folie. Voyez les chefs-d’œuvre de notre littérature : après un mûr examen, vous découvrirez que leur supériorité tient à un bon sens caché, à une raison admirable, qui est comme la charpente de l’édifice. Ce qui est faux finit par déplaire : l’homme a en lui-même un principe de droiture que l’on ne choque pas impunément. De là vient que les ouvrages des sophistes n’obtiennent qu’un succès passager : ils brillent tour à tour d’un faux éclat, et tombent dans l’oubli.

On ne s’est formé cette idée de l’inaptitude des gens de lettres, que parce que l’on a confondu les auteurs vulgaires avec les écrivains de mérite. Les premiers ne sont point incapables, parce qu’ils sont hommes de lettres, mais seulement parce qu’ils sont hommes médiocres, et c’est l’excellente remarque de mon critique. Or, ce qui manque aux ouvrages de ces hommes, c’est précisément le jugement et le bon sens. Vous y trouverez peut-être des éclairs d’imagination, de l’esprit, une connaissance plus ou moins grande du métier, une habitude plus ou moins formée d’arranger les mots et de tourner la phrase ; mais jamais vous n’y rencontrerez le bon sens. […]

Mais si les premiers talents littéraires peuvent remplir glorieusement les premières places de leur patrie, à Dieu ne plaise que je leur conseille jamais d’envier ces places ! […] Ne vaut-il pas mieux aujourd’hui, et pour nous et pour lui-même, que Racine ait fait naître sous sa main de pompeuses merveilles, que d’avoir occupé, même avec distinction, la place de Louvois ou de Colbert ? Je voudrais que les hommes de talent connussent mieux leur haute destinée ; qu’ils sussent mieux apprécier les dons qu’ils ont reçus du ciel. On ne leur fait point une grâce en les investissant des charges de l’état ; ce sont eux au contraire qui, en acceptant ces charges, font à leur pays une véritable faveur et un très grand sacrifice. […]

Dans une carrière étrangère à leurs mœurs, les gens de lettres n’auraient que les maux de l’ambition sans en avoir les plaisirs. Plus délicats que les autres hommes, combien ne seraient-ils pas blessés à chaque heure de la journée ! Que d’horribles choses pour eux à dévorer ! Avec quels personnages ne seraient-ils pas obligés de vivre et même de sourire ! […] Heureux s’ils trouvaient quelque occasion favorable de rentrer dans la solitude, avant que la mort ou l’exil vînt les punir d’avoir sacrifié leurs talents à l’ingratitude des cours ! […]

Montrez-moi dans les révolutions des empires, dans ces temps malheureux où un peuple entier, comme un cadavre, ne donne plus aucun signe de vie ; montrez-moi, dis-je, une classe d’hommes toujours fidèle à son honneur, et qui n’ait cédé ni à la force des événements, ni à la lassitude des souffrances : je passerai condamnation sur les gens de lettres. Mais si vous ne pouvez trouver cet ordre de citoyens généreux, n’accusez plus en particulier les favoris des muses : gémissez sur l’humanité toute entière. […]

Au reste, je suis si loin d’avoir pour les lettres le mépris qu’on me suppose, que je ne céderais pas facilement la faible portion de renommée qu’elles semblent quelquefois promettre à mes efforts. Je crois n’avoir jamais importuné personne de mes prétentions ; mais puisqu’il faut le dire une fois, je ne suis point insensible aux applaudissements de mes compatriotes, et je sentirais mal le juste orgueil que doit m’inspirer mon pays, si je comptais pour rien l’honneur d’avoir fait connaître avec quelque estime un nom français de plus aux peuples étrangers.

Enfin, si nous en croyons quelques esprits chagrins, notre littérature est actuellement frappée de stérilité ; il ne paraît rien qui mérite d’être lu : le faux, le trivial, le gigantesque, le mauvais goût, l’ignorance règnent de toutes parts, et nous sommes menacés de retomber dans la barbarie. Ce qui doit un peu nous rassurer, c’est que dans tous les temps on a fait les mêmes plaintes. […]

Les gens de lettres que j’ai essayé de venger du mépris de l’ignorance, me permettront-ils, en finissant, de leur adresser quelques conseils dont je prendrai moi-même bonne part ? Veulent-ils forcer la calomnie à se taire, et s’attirer l’estime même de leurs ennemis : il faut qu’ils se dépouillent d’abord de cette morgue et de ces prétentions exagérées qui les ont rendus insupportables dans le dernier siècle. Soyons modérés dans nos opinions, indulgents dans nos critiques, sincères admirateurs de tout ce qui mérite d’être admiré. Pleins de respect pour la noblesse de notre art, n’abaissons jamais notre caractère ; ne nous plaignons jamais de notre destinée : qui se fait plaindre se fait mépriser ; que les muses seules, et non le public, sachent si nous sommes riches ou pauvres : le secret de notre indigence doit être le plus délicat et le mieux gardé de nos secrets ; que les malheureux soient sûrs de trouver en nous un appui : nous sommes les défenseurs naturels des suppliants ; notre plus beau droit est de sécher les larmes de l’infortune, et d’en faire couler des yeux de la prospérité : Dolor ipse disertum fecerat [La douleur rend l’homme éloquent]. Ne prostituons jamais notre talent à la puissance, mais aussi n’ayons jamais d’humeur contre elle : celui qui blâme avec aigreur admirera sans discernement ; de l’esprit frondeur à l’adulation, il n’y a qu’un pas. Enfin, pour l’intérêt même de notre gloire et la perfection de nos ouvrages, nous ne saurions trop nous attacher à la vertu : c’est la beauté des sentiments qui fait la beauté du style. Quand l’âme est élevée, les paroles tombent d’en haut, et l’expression noble suit toujours la noble pensée. Horace et le Stagyrite n’apprennent pas tout l’art : il y a des délicatesses et des mystères de langage qui ne peuvent être révélés à l’écrivain que par la probité de son cœur, et que n’enseignent point les préceptes de la rhétorique.

jeudi 27 octobre 2022

Lettre à Nikolaï P. Tchekhov (mars 1886) d’Anton Tchekhov : traité de l’homme éduqué.

Les extraits ci-dessous proviennent d’une lettre d’Anton Tchekhov à son frère Nikolaï, de deux ans son aîné, datant de mars 1886, que l’on peut retrouver dans l’ouvrage Vivre de mes rêves. Lettres d’une vie (publié aux éditions Robert Laffont, coll. Bouquins, p. 62 à 66). Tchekhov, dans sa vie intime et familiale, fit preuve durant sa brève existence (il mourra de la tuberculose en 1904, à seulement quarante-quatre ans) d’une bonté, d’un courage et d’une abnégation admirables, alors que les circonstances eussent pu lui servir de prétextes à se montrer égoïste, dur ou indifférent. Battu régulièrement par son père, laissé à lui-même durant quelques années lors de son adolescence pour achever sa scolarité à Taganrog, alors que le reste de sa famille a emménagé à Moscou pour fuir les dettes contractées par le père (ses deux frères aînés ont eux déjà fui le foyer familial), le jeune Tchekhov non seulement redouble de travail pour décrocher une bourse au sortir d’une brillante scolarité, mais trouve aussi le temps et l'énergie pour donner des leçons en parallèle pour gagner de quoi vivre. Une fois à Moscou, il deviendra le véritable « homme » de la famille : c’est lui qui s’occupe de loger le reste de sa famille dans des conditions de plus en plus confortables à mesure que sa situation financière s’améliore, et il pardonne sans faire de ressentiment un père qui l’a battu, qui a causé bien des soucis à la famille dans son ensemble, et qui vivra pour le reste de sa vie à la charge de son illustre fils, sans que ce dernier ne s’en plaigne.

Pourtant plus jeune qu’eux, Tchekhov n’aura de cesse aussi, avec une patience douce mais ferme, de s’efforcer de ramener ses deux frères aînés, Alexandre et Nikolaï, à une vie plus réglée, eux dont l’alcoolisme n’a fait que s’aggraver depuis qu’ils ont quitté le foyer familial. Si ses conseils finissent quelque peu par porter leurs fruits en ce qui concerne Alexandre, il n’en sera malheureusement pas de même pour Nikolaï, dont l’alcoolisme finit par détruire sa santé en même temps que la tuberculose, mal dont Tchekhov finira lui-même par succomber. Néanmoins, loin d’être aigri par l’insuccès de ses conseils répétés et fermes envers Nikolaï ainsi que la poursuite par ce dernier de son mode de vie déréglé, Tchekhov conservera intacte son affection pour ce frère qui s’autodétruit, et dont la mort prématurée, en juin 1889, le bouleversera.

Dans cette lettre, nous pouvons noter l’habituel mélange chez Tchekhov, si caractéristique aussi de sa prose, d’humour ironique, dans lequel l’écrivain, correspondance oblige, s’autorise parfois un langage très familier, et d’affection, la moquerie ne l’emportant néanmoins pas sur l’amour sincère que Tchekhov avait pour son frère. Mais cette affection n’empêche pas non plus Tchekhov d’être franc et direct : comme dans ses nouvelles, Tchekhov décrit avec lucidité, avec une simplicité directe mais percutante, les défauts de ce frère si aimé mais perdu. Dans le même temps, nous pouvons lire explicitement ce qui n’apparaît peut-être qu’en filigrane, de manière plus voilée, dans son œuvre : à savoir son aspect profondément moral, parfois occulté par l’humour ironique de son écriture et son apparent nihilisme, Tchekhov ne cessant de vouloir surtout que son contemporain, son lecteur, mène une vie plus authentique, plus belle, plus digne, plus humaine en un mot, que celle dans laquelle l’homme se retrouve enfermé, malgré et en partie à cause de lui-même.

Cette lettre constitue une sorte de « traité de l’homme éduqué ». Mais c’est aussi une sorte de portrait involontaire de Tchekhov par lui-même, lui qui est ordinairement si pudique, si discret quand il s’agit de parler de lui-même, apportant un éclairage indirect sur sa bonté, sa gentillesse mais aussi sa capacité de travail légendaires, lui qui eut le temps de produire une œuvre romanesque considérable en peu d’années, en parallèle à son travail de médecin, mais aussi de se livrer, de superviser un nombre considérable de projets (construction d’hôpitaux, d’écoles etc.) pour venir en aide aux plus défavorisés.

Une lettre donc pleine de sagesse, de compassion et d’humour, à l’image de l’écriture littéraire de son auteur…

Anton Tchekhov (à gauche) et son frère Nikolaï, c. 1882.

Lettre à Nikolaï Pavlovitch Tchekhov, mars 1886, Moscou.

On m’a dit que mes moqueries et celles de Chekhtel t’avaient offensé… La capacité à ressentir l’offense n’est l’apanage que des âmes bien nées. Mais néanmoins, pourquoi, si l’on peut se moquer d’Ivanenko, de moi, de Michka, de Nelly, serait-il donc interdit de rire de toi ? Ce n’est pas juste… Cela dit, si tu ne plaisantes pas et si, vraiment, tu te sens offensé, alors je m’empresse de m’excuser. […]

Pour moi, personnellement, tu ne constitues pas une énigme. […] Ta vie, de plus, est, psychologiquement, quelque chose d’assez simple, que l’on peut comprendre même sans avoir fréquenté de séminaire. Par respect pour toi, je serai franc. […]

Le fait est qu’étant quelqu’un de bien tu te sens toi-même dans une situation fausse… Or, celui qui se croit coupable se cherche toujours une justification à l’extérieur […]. Si j’abandonnais sur l’heure la famille à son sort, j’essaierais de me trouver comme excuse le caractère de notre mère, l’hémoptysie, etc. C’est naturel et excusable. Telle est la nature humaine. […]

Il est exact aussi que tu ne constitues pas pour moi une énigme et que tu es parfois diablement ridicule. Tu n’es, en effet, qu’un simple mortel et nous tous, simples mortels, sommes énigmatiques seulement quand nous sommes stupides et ridicules quarante-huit semaines par an… N’est-ce pas ?

Tu t’es souvent plaint à moi qu’ « on ne te comprenait pas ! ». Même Goethe et Newton ne se plaignaient jamais de cela… Le Christ seul s’en est plaint, mais lui ne parlait pas de sa petite personne, il parlait de son enseignement… On te comprend parfaitement… Si tu ne te comprends pas toi-même, ce n’est pas la faute des autres…

Je t’assure qu’en tant que frère, en tant que proche, je te comprends et suis de tout cœur avec toi… Toutes tes qualités, je les connais comme les doigts de ma main, je les apprécie et les considère avec le plus grand respect. Je peux même, si tu veux, pour prouver que je te comprends, les énumérer, tes qualités. D’après moi, tu es bon jusqu’à la chiffe-mollesse, tu es généreux, tu n’es pas égoïste, tu donnerais jusqu’à ton dernier kopeck, tu es sincère ; tu ne connais ni l’envie ni la haine, tu es candide, compatissant envers les hommes et les bêtes, tu n’es ni méchant ni rancunier, tu es confiant… Le ciel t’a doué de quelque chose que les autres n’ont pas : tu as un talent*. Ce talent te place au-dessus de millions de gens, car il n’y a sur terre qu’un artiste sur deux millions… Le talent te met dans une situation à part : même crapaud ou tarentule, on te respecterait, car, au talent, on pardonne tout.

Tu n’as qu’un seul défaut. Il est la source à la fois de ta situation fausse, de ton malheur et de ton catarrhe intestinal. C’est ton manque extrême d’éducation. Excuse-moi, je t’en prie, mais veritas magis amiticiae**… Le fait est que la vie a ses conditions… Pour se sentir dans son assiette, dans le milieu intellectuel, pour ne pas y faire figure d’étranger et pour qu’il ne pèse pas, il faut, d’une certaine manière, être éduqué… […]

Les gens éduqués doivent, à mon avis, remplir les conditions suivantes :

1) Ils respectent la personne humaine et sont par conséquent toujours indulgents, doux, polis, accommodants… Ils ne font pas d’esclandre pour un marteau ou un élastique disparu ; lorsqu’ils vivent avec quelqu’un, ils ne le font pas passer pour une grâce et ne disent pas en s’en allant : impossible de vivre avec vous ! Ils pardonnent et le bruit et le froid et la viande trop cuite et les mots d’esprit et la présence d’étrangers au logis…

2) Leur compassion ne s’adresse pas uniquement aux mendiants et aux chats. Leur cœur saigne aussi pour ce qu’on ne voit pas au premier coup d’œil. Ainsi, par exemple, si Pierre ou Paul apprend que son père et sa mère voient leurs cheveux blanchir tant ils languissent, et qu’ils ne dorment pas la nuit pour la bonne raison qu’ils le voient trop rarement (ou alors, ivre), il s’empressera d’aller les voir et se fichera bien de la vodka. Ils passent des nuits sans dormir pour aider les Polevaev, pour payer les études de leurs frères, pour habiller leur mère…

3) Ils respectent le bien d’autrui, et par conséquent paient leurs dettes.

4) Ils sont francs et redoutent le mensonge comme la peste. Ils ne mentent pas, même pour des vétilles. Le mensonge fait offense à celui qui l’écoute et avilit à ses yeux celui qui le profère. Ils ne se donnent pas un genre, ils se tiennent dans la rue de la même manière que chez eux, ils ne jettent pas de la poudre aux yeux à plus petits qu’eux… Ils ne sont pas trop bavards et ne vous importunent pas avec leurs déballages, quand on ne leur demande rien… Par respect pour les oreilles d’autrui, le plus souvent, ils se taisent.

5) Ils ne se rabaissent pas dans le but de susciter la compassion d’autrui. Ils ne jouent pas sur la corde sensible pour qu’on leur réponde par des soupirs et que l’on soit aux petits soins avec eux. Ils ne disent pas : « On ne me comprend pas ! » ou bien : « Je me suis éparpillé pour rien ! Je suis une pute !! », parce que tout cela vise à l’effet facile, c’est plat, c’est vieux, c’est faux…

6) Ils ne sont pas futiles. Les faux diamants que sont les rencontres avec des célébrités […] ne les intéressent pas… […] Travaillant pour trois sous, ils ne font, brandissant leur carton à dessin, comme s’ils gagnaient cent roubles et ne se vantent pas d’être admis là où d’autres ne le sont pas… Les talents véritables restent toujours dans l’ombre, dans la foule, le plus loin possible des exhibitions… […]

7) S’ils ont un talent, alors ils le respectent. Ils lui sacrifient le repos, les femmes, le vin, les vanités… Ils sont fiers de leur talent. Aussi ne se soûlent-ils pas avec les pions d’une école pour petits-bourgeois ni avec les invités de Skvortsov, car ils ont conscience que leur vocation n’est pas de vivre avec eux, mais d’avoir une heureuse influence sur eux. En plus, ils ont le goût difficile…

8) Ils éduquent en eux le sens esthétique. Ils ne peuvent pas s’endormir tout habillés, voir sur leur mur des fentes pleines de punaises, respirer un air infect, fouler un sol couvert de crachats, se nourrir au réchaud à pétrole. Ils s’efforcent, dans la mesure du possible, de dompter et d’ennoblir l’instinct sexuel… […] Ce qu’ils demandent à une femme, ce n’est pas de coucher, pas de suer comme une jument, pas de faire du bruit en urinant, ni d’avoir une intelligence qui s’exprime par l’art de vous embobiner avec une fausse grossesse et de mentir sans repos… Ils ont besoin, et les artistes tout particulièrement, de fraîcheur, de délicatesse, d’humanité, d’une femme capable d’être non pas un trou, mais une mère… Ils ne sifflent pas de la vodka au passage et ne reniflent pas dans les placards, car ils savent qu’ils ne sont pas des porcs. Ils ne boivent que lorsqu’ils sont libres, à l’occasion… Car ils ont besoin de mens sana in corpore sano***.

Etc. Voilà comment sont les gens éduqués… Pour s’éduquer soi-même et ne pas rester au-dessous du niveau du milieu dans lequel on s’est retrouvé, il ne suffit pas de lire Mister Pickwick et d’apprendre par cœur le monologue de Faust. […] Ce qu’il faut, c’est un travail sans relâche, jour et nuit, des lectures incessantes, de l’étude, de la volonté… Chaque heure est précieuse…

Tes allers et retours, rue Iakimanka, n’aideront en rien. Tu dois bravement cracher sur tout ça et donner un grand coup de collier… Viens chez nous, brise la carafe de vodka et allonge-toi pour lire… ne serait-ce que Tourgueniev, que tu n’as pas lu…

Arrête avec ton putain d’amour-propre, tu n’es plus un enfant… Tu as bientôt trente ans ! Il est temps !

Je t’attends… Nous t’attendons tous…

Ton A. Tchekhov

* Nikolaï est peintre.

** la vérité vaut plus que l’amitié.

*** un esprit sain dans un corps sain.

lundi 24 octobre 2022

La Montagne magique de Thomas Mann : placet experiri !

Quant au principe placet experiri, inculqué par un homme qui, sans nul doute, aurait violemment dénigré ce genre d’expériences, il était bien ancré dans l’esprit de Hans ; sa moralité coïncidait vraiment avec sa curiosité, et ce depuis toujours, à vrai dire. Elle coïncidait avec la curiosité absolue du voyageur désireux de se cultiver [...] ; et cette curiosité avait un aspect militaire : elle ne s’esquivait pas, lorsque des choses interdites s’offraient à elle. (p. 1014)

Mais l’amour déraisonnable est génial, car la mort, vois-tu, est le principe génial, la res bina, le lapis philosophorum ; la mort est aussi le principe pédagogique, car l’amour de la mort mène à celui de la vie et de l’être humain. (p. 918)

D’où les devoirs, les devoirs religieux que nous avons à l’égard des sentiments. Notre sentiment, comprenez-vous, c’est la force virile qui éveille la vie. La vie sommeille, elle veut être réveillée pour fêter des noces ivres avec le sentiment divin. Car le sentiment, jeune homme, est divin. L’homme est divin dans la mesure où il ressent. (p. 928)

        Une formule revenant régulièrement dans La Montagne magique semble en résumer l’état d’esprit : placet experiri, expression latine prononcée en premier par Settembrini, le « maître » principal du protagoniste, Hans Castorp. Car s’il est tentant d’inscrire La Montagne magique dans la lignée des romans d’apprentissage allemands depuis Goethe, une telle catégorisation serait néanmoins réductrice : en effet, Thomas Mann, sous l’influence visible de Nietzsche, récuse l’idée d’une « formation » achevée de son héros à la fin du roman, de même qu’il récuse l’idée d’un maître ou de maîtres détenteurs d’un savoir et d’une sagesse qu’ils s’agirait simplement de transmettre à leur disciple. Trois figures tutélaires (l’humaniste Settembrini donc, le radical Naphta et Mynheer Peeperkorn, dont la personnalité imposante le séduit) se dégagent dans le roman sans qu’aucun d’entre eux ne trouve en Hans un disciple parfaitement fidèle et soumis. Au contraire, Hans Castorp fait sienne la devise du placet experiri de Settembrini, et tout au long du roman, se livrera donc à diverses expériences (sur lesquelles nous reviendrons) qui forgeront, sans les figer toutefois, son caractère et sa vision du monde. La plus significative de ces expériences est sans doute celle de l’amour avec la russe Clavdia Chauchat, « expérience » vivement déconseillée par un Settembrini épris de raison, mais dont les avertissements répétés ne sont guère écoutés par Hans ; expérience de la connaissance aussi, Hans s’intéressant à des domaines très variés, de l’astronomie à la biologie, en passant par l’histoire des anciennes civilisations et la musique, etc. ; expérience enfin de la solitude et de la contemplation, Hans appréciant notamment les soirées solitaires allongé sur sa terrasse à contempler les étoiles ou l’aspect sans cesse changeant du paysage montagneux au gré des variations météorologiques, les promenades solitaires le menant à un coin isolé où il aime s’asseoir, ou encore les après-midi passés à faire des escapades à ski, donnant lieu à un des épisodes les plus marquants du roman, « Neige ».

       Attardons-nous pour commencer sur la singularité du héros de La Montagne magique, Hans Castorp. Ingénieur dans la vie civile avant son arrivée au sanatorium Berghof (c’est d’ailleurs en référence à son métier que Settembrini ne cesse de l’appeler, une manière entre autres d’encourager Hans à regagner au plus vite sa vie « en bas », où il pourrait contribuer au progrès de la société auquel croit tant l’Italien), Hans n’a de prime abord rien d’exceptionnel : jusqu’à son arrivée au sanatorium, il ne s’intéressait guère à autre chose en dehors de son métier et des plaisirs matériels de la vie, tels que boire et fumer en particulier. C’est le mode de vie si singulier dans le sanatorium qui va révéler, ou plutôt permettre de développer, l’âme en sommeil de Hans. Écartons cependant d’emblée l’idée que l’oisiveté permettrait nécessairement le développement d’une vie intérieure chez toutes les personnes qui en feraient l’expérience : Hans en effet est le seul à réellement en développer une, et le reste des malades du sanatorium demeurent plus ou moins vulgaires dans leurs occupations, se contentant pour la plupart de divertissements les détournant d’eux-mêmes, pour paraphraser la célèbre idée de Pascal. Ainsi, Madame Stöhr, qui ne cesse de déformer les mots de manière comique, est l’exemple extrême de la mesquinerie, de la vulgarité qui, loin d’être dissipées par la vie « en haut », sont même exacerbées par la monotonie des jours et des activités, qui développe la médisance entre patients ainsi que les amours clandestines. Si le narrateur fait preuve d’une régulière ironie moqueuse envers son jeune héros, soulignant notamment de manière régulière son caractère ordinaire n’ayant rien d’exceptionnel, il n’en reste pas moins que Hans n’est pas si dépourvu de toute qualité comme voudrait nous le faire croire le narrateur. En effet, Hans dispose de qualités, de traits de caractère, certes en sommeil durant sa vie « en bas », mais qui favoriseront le développement de sa vie intérieure une fois qu’il se trouve « en haut ». Ainsi, Hans, bien qu’ayant suivi le parcours qui lui a été tracé par sa famille, n’a néanmoins jamais étudié ou travaillé avec enthousiasme. Le travail, valeur si importante dans son milieu, n’a jamais été à ses yeux une fin en soi, et Hans prend à l’inverse plaisir à se reposer, à ne « rien faire », et en découvrant le mode de vie du sanatorium, ne tarit pas d’éloges envers « l’excellente chaise longue » et le confort qu’elle offre, ainsi que pour les régulières cures de repos qui jalonnent la journée ordinaire des patients.

Hans pouvait-il ne pas estimer le travail ? C’eût été contre nature. Dans cette conjecture, il ne pouvait le trouver qu’éminemment respectable, car, au fond, rien ne valait d’être respecté en dehors du travail. C’était le principe auquel on satisfaisait ou non, et l’absolu de l’époque ; en quelque sorte, le travail était à lui-même sa propre réponse. Le respect qu’il inspirait à Hans était de nature religieuse et, à sa connaissance, indubitable. Quant à savoir s’il aimait le travail, c’était une autre affaire ; même s’il le tenait en grande estime, il n’arrivait pas à l’aimer, et ce pour la simple raison qu’il ne lui réussissait guère. Un travail acharné le mettait à bout de nerfs, ne tardait pas à l’épuiser, et Hans avouait en toute franchise préférer le temps libre, sans souci, délesté des poids en plomb du labeur, ce temps s’étendant à découvert devant vous, et non bloqué par des obstacles qu’il fallait surmonter en renâclant. Cette contradiction inhérente à son rapport au travail demandait somme toute à être résolue. Son corps tout comme son esprit – le corps d’abord, entraînant l’esprit à sa suite – auraient-ils pu avoir plus de cœur à l’ouvrage et d’acharnement si Hans, ne sachant à quoi s’en tenir en son for inférieur, avait été capable de croire à la valeur absolue du travail, principe trouvant en lui-même sa propre réponse, et de se rassurer ainsi ? (p. 56)

Je ne prétendrai pas non plus que le travail me réussit à merveille, ce serait mentir. Il m’exténue plutôt qu’autre chose, je dois l’avouer. À vrai dire, je ne me sens en parfaite santé que lorsque je ne fais strictement rien… (p. 94)

Quoi qu’il en soit, rien ne pouvait assurer le bien-être de ses membres au repos avec autant d’humanité que cette remarquable chaise longue. Et Hans avait donc le cœur content à l’idée d’avoir devant lui deux heures de liberté, d’un calme garanti, celles de la cure de repos sanctifiée par le règlement intérieur, disposition qu’il jugeait des plus opportunes, même en simple visiteur. D’un naturel patient, il était capable de rester longtemps sans activité et aimait, on s’en souvient, le temps libre qu’aucune activité assourdissante ne pouvait faire oublier, consumer ou dissiper. (p. 161)

Hans, dans une certaine mesure, ressemble à Thomas Buddenbrook : ce dernier a travaillé toute sa vie dans l’affaire familiale, sans grand enthousiasme et davantage par devoir filial, et ses derniers mois, le confrontant à la maladie et le forçant à l’inaction, lui révèlent clairement  le dégoût (longtemps inconscient) qu’il a envers la vie active matérielle et son goût pour la vie contemplative, en particulier dans sa lecture passionnée de Schopenhauer. Hans eût sans doute connu un destin semblable à Thomas Buddenbrook, dont l’être profond est davantage disposé à la vie contemplative, mais qui, plongé sa vie durant dans son métier, n’eut pas la chance de s’en extraire. Mais ce qui semble surtout prédisposer Hans à la vie contemplative, c’est son expérience précoce de la mort : orphelin de ses deux parents, puis de son grand-père paternel, cette expérience est celle qui sans doute lui a permis de prendre conscience de la vanité d’une vie passée à s’enrichir, ou plutôt maintenir un certain prestige social, tel que l’exhorte son oncle qui l’avait pris en charge. Par conséquent, c’est sans grand regret, voire avec joie, que Hans s’acclimate rapidement à la vie contemplative que lui permet le mode de vie singulier du sanatorium, s’y voit d’abord forcé dans un premier temps à y rester, puis y prolonge volontiers son séjour, éprouvant au fil du temps un mépris croissant pour la vie active, affairée, d’en bas.

Ce contact précoce et réitéré avec la mort génère une disposition de tempérament qui vous rend plus vulnérable et sensible, face à la dureté, à la trivialité de l’insouciante vie quotidienne, disons face à son cynisme. (p. 307)

Même moi qui viens de là, j’ai bien souvent trouvé l’ambiance pesante, je m’en aperçois après coup, sans avoir jamais eu à en souffrir personnellement. Aux dîners qu’on donne, si l’on ne sert pas les vins les meilleurs et les plus coûteux, personne n’y vient plus, et vos filles ne trouvent pas de parti. Voilà comment sont les gens. Moi qui vois tout ça de loin, depuis mon lit, ça me paraît pesant. Quels termes avez-vous employés ? Flegmatique ? Énergique ? Bon, mais qu’est-ce qu’on entend par là ? Dur, froid. Et, dur et froid, qu’est-ce que ça signifie ? Cruel. L’air est cruel, là-bas, impitoyable. Vu de loin, depuis son lit, c’est à frémir d’horreur. (p. 305)

       L’expérience précoce qu’a eue Hans de la mort, en sus de le prédisposer à la vie intérieure, explique également le rapport singulier qu’il a avec les autres malades vivant dans le sanatorium, et en particulier ceux dont la mort est plus ou moins imminente. C’est sur ce point que Hans s’oppose le plus à Settembrini : ce dernier ne voit rien dans la mort qui ne vaille la peine de s’y attarder ou d’y accorder de l’importance, puisqu’elle ne sert guère le progrès de la société qu’il appelle de ses vœux. À l’inverse, Hans adopte une approche basée sur la compassion et choisit de regarder la mort en face, contrairement aux usages des autres habitants du sanatorium qui s’efforcent de ne pas voir, de ne pas discuter la mort de tel ou tel patient quand elle survient ou qu’elle est imminente. Hans envoie ainsi des fleurs, puis rend régulièrement visite aux patients proches de la mort pour leur apporter un certain réconfort, et ce, même si certains ont des défauts, une attitude parfois difficile à supporter, attitude dont Hans et son cousin Joachim s’accommodent néanmoins avec une patience admirable. Dans ces passages, Mann mêle subtilement ironie (dans la description des ridicules idiosyncratiques de ces divers patients) et compassion dans son écriture pour nous conter les derniers instants poignants de ces derniers. Dans une écriture qui n’est pas sans rappeler Tolstoï, l’émotion de ces scènes tient moins des paroles (parfois frivoles, superficielles) que dans le silence, le non-dit entre les personnages, ainsi que les gestes imperceptibles qui leur échappent.

La malheureuse gisait là, tourmentée et solitaire, tandis que d’autres jeunes êtres se réjouissaient de vivre et dansaient avec de beaux jeunes gens, aspiration que la maladie ne supprimait nullement. Ils lui avaient apporté un petit rayon de soleil, et sans doute, grand Dieu, le dernier. Cet hortensia était comme un succès au bal, et ces mots échangés avec deux cavaliers de belle prestance avaient été une sorte de charmant petit flirt – elle l’avait bien vu, elle, la mère. (p. 466)

Cette femme [Natalie von Mallinckrodt] était dans un état épouvantable et, qui plus est, parfaitement seule au monde : en effet, après avoir abandonné mari et enfants pour l’amour d’un autre, un tout jeune homme, elle avait à son tour été quittée par cet amant – elle le raconta elle-même aux cousins – et se retrouvait à présent sans foyer, avec quelque argent, puisqu’elle vivait des subsides de son mari. Sans fierté déplacée, elle profitait encore de sa droiture et de sa constance en amour : loin de se prendre au sérieux, elle se voyait comme une faible femme déloyale, une pécheresse, et, de ce fait, supportait toutes ses plaies dignes de Job avec une patience et une ténacité surprenantes. L’endurance primitive de sa féminité racée triomphait de ce misérable corps brunâtre ; elle parvenait encore à transformer en parure seyante le pansement de gaze blanche qu’elle devait, pour quelque atroce raison, porter autour de la tête. Changeant constamment de bijoux, elle commençait par du corail, le matin, et finissait la soirée parée de perles. (p. 481-482)

[Karen Karstedt] était une externe, une cliente privée du médecin, qui l’avait confiée à la charité des cousins. En altitude depuis quatre ans, cette femme désargentée était dépendante de parents insensibles qui étaient déjà venus la reprendre en alléguant qu’elle était de toute façon condamnée ; ils ne l’avaient fait remonter qu’à cause du veto du médecin. Elle logeait à Davos-Dorf dans une pension bon marché, et c’était une fille de dix-neuf ans toute fluette, aux cheveux lisses et pommadés, aux yeux farouches tentant de dissimuler un éclat en accord avec la rougeur fébrile des joues, et à la voix sympathique, en dépit d’un enrouement bien caractéristique. Elle avait une toux presque incessante, et des pansements au bout de tous les doigts, crevassés par l’intoxication. (p. 483)

Toutes ses démarches caritatives, ces initiatives pieuses étaient une fin en soi. Ce qu’il éprouvait en donnant de la bouillie à l’égrotante Mme von Mallinckrodt, en se faisant décrire l’infernal choc pleural par M. Fergué, ou en voyant la pauvre Karen battre des mains de joie et de reconnaissance malgré ses pansements, c’était une satisfaction d’une nature pure et immédiate, en dépit de son sens figuré et de toutes ses connotations ; elle était issue d’une culture dont l’esprit, opposé à celui que représentait M. Settembrini en pédagogue, méritait sans doute, selon le jeune Hans Castorp, d’être soumis au principe placet experiri. (p. 491-492)

Une scène remarquable en particulier voit Hans et Joachim accompagner Karen Karstedt au cimetière de Davos, où celle-ci a l’occasion de contempler d’avance la place au cimetière qui lui est réservée. La description sobre du silence que gardent les personnages et de leurs réactions non-verbales offre au lecteur un des moments les plus poignants du roman :

Le silence, l’isolement et la quiétude de l’endroit semblaient profonds et secrets à bien des égards ; un angelot ou un Cupidon de pierre, coiffé d’un bonnet de neige un peu de travers, se dressait parmi des arbustes, le doigt sur les lèvres ; il pouvait passer pour le génie du lieu, ou plutôt celui du silence, dont on avait le sentiment très net qu’il était le contraire et l’antipode d’une parole s’étant tue, donc tout sauf creux et monotone. (p. 494)

Une telle sobriété, simplicité toute tolstoïenne, se retrouve dans la description de la mort de certains protagonistes du roman, en particulier la plus émouvante de toutes, celle de Joachim. Reparti « en bas » pour réaliser son rêve de servir dans l’armée, et ce contre l’avis des médecins, Joachim finit par revenir « en haut » dans un état qui ne lui laisse rapidement plus aucun espoir. La description de sa rapide déchéance physique, puis de sa mort pathétique, et l’émotion qui étreint Hans, ainsi que le lecteur, constitue sans doute le passage le plus émouvant de tout le roman, lui qui, bien qu’il soit le double inversé de Hans (impatient de retourner à la vie active, s’efforçant de maîtriser ses passions, en particulier son amour pour Maroussia dont il ne parlera jamais, même avec son cousin dont il est pourtant très proche), finit néanmoins par inspirer une profonde sympathie au lecteur en raison de son calme, de son tact parfait et irréprochable envers autrui, mais aussi et surtout pour sa discrète mélancolie liée à son amour qu’il s’efforce de combattre en vertu de ses idéaux de vie active et héroïque.

Joachim marchait à ses côtés, la tête penchée. Il regardait à ses pieds, l’air de contempler la terre. C’était fort étrange : impeccable et très comme il faut, il saluait les passants avec courtoisie, prenait soin, comme toujours, de son apparence et de la bienséance, lui qui appartenait déjà à la terre. Certes, nous lui appartenons tous, tôt ou tard. Toutefois, lorsqu’on est si jeune, plein de bonne volonté et joyeux de servir sous les drapeaux à brève échéance, c’est bien dur : pour Hans qui, à ses côtés, savait de quoi il retournait, c’était encore plus dur et incompréhensible que pour l’homme voué à la terre, dont la connaissance, dissimulée par correction, est à vrai dire bien spéculative, n’a qu’un infime caractère de réalité et, au fond, le regarde moins que les autres. De fait, notre mort concerne plus les survivants que nous-mêmes, et le mot de ce sage spirituel, que nous citons en substance, garde tout sa validité sur le plan moral : quand nous sommes, la mort n’est pas là et, quand elle est là, nous ne sommes plus. Par conséquent, entre la mort et nous, il n’y a pas le moindre rapport réel, c’est une chose qui ne nous concerne absolument pas, et regarde tout au plus le monde et la nature. Voilà pourquoi tous les êtres l’envisagent avec tant de tranquillité, d’indifférence, d’irresponsabilité et d’innocence égoïste. (p. 815)

Son regard, auparavant si ouvert, s’abaissait, se dissimulait : à quoi, à qui voulait-il échapper ? Qu’elle est étrange, cette pudeur qu’éprouve la créature face à la vie ! Elle se tapit dans une cachette pour y périr, convaincue qu’au-dehors, dans la nature, elle ne peut s’attendre à inspirer le moindre respect, la moindre piété, par sa souffrance et son agonie ; elle n’a pas tort, puisque les vols d’oiseaux, joyeux de filer à tire-d’aile, n’honorent pas leurs compagnons malades ; loin de là, ils leur assènent des coups de bec furieux et méprisants. C’est la nature dans ce qu’elle a de trivial ; et pourtant, une compassion aimante et d’une grande humanité emplissait le cœur de Hans quand il voyait cette sombre pudeur instinctive dans les yeux du pauvre Joachim. (p. 816-817)

Deux plis sillonnaient la peau cireuse du front, entre les yeux qui, bien qu’enfoncés dans leurs orbites osseuses, étaient plus grands, plus beaux que jamais, et Hans s’en réjouissait. L’alitement en avait effacé toute espèce de trouble, d’assombrissement, d’incertitude, et leur sereine et sombre profondeur ne laissait transparaître que cette lueur tôt discernée et, il faut bien le dire aussi, cette menace. Sans un sourire, il tint la main de sa mère, murmura un bonjour et lui souhaita la bienvenue,. Il n’avait pas davantage souri quand elle était entrée, et cette immobilité, cette immuabilité de l’expression en disaient long. (p. 819-820)

Phénomène aussi mélancolique que régulier, cet aveuglement oublieux et confiant qu’ont les âmes, fussent-elles viriles, au moment où le processus de destruction approche du stade létal, est d’une régularité impersonnelle, supérieur à toute conscience individuelle, telle la tentation de dormir, obnubilant celui qui meurt de froid, tel le circuit de l’homme égaré qui tourne en rond. (p. 821)

S’étant affaissé, il intima brièvement l’ordre de le remonter. Tandis que Mme Ziemssen, le bras autour de ses épaules, se pliait à son injonction, il dit avec précipitation qu’il devait tout de suite écrire et envoyer une demande de prolongement de congé, et pendant qu’il parlait se produisit le « décès rapide » que Hans suivit avec recueillement, à la lumière de la petite lampe habillée de rouge. Les yeux chavirèrent, la tension inconsciente des traits s’effaça, le gonflement des lèvres, dû à la souffrance, disparut à vue d’œil, et une beauté d’éphèbe juvénile se répandit sur le visage éteint de notre Joachim : c’était fini. […] [Hans] se leva à son tour et pleura ; sur ses joues dégoulinèrent ces larmes qui avaient bien irrité la peau de l’officier de marine anglais ; c’était ce liquide transparent si amer et abondant, coulant partout dans le monde et à toute heure, tant et si bien que la vallée de notre terre doit son nom poétique à cette substance salée et alcaline, sécrétée par les glandes lacrymales pour soulager le corps d’un ébranlement nerveux dû à une douleur cuisante, qu’elle soit physique ou morale. (p. 825)

         La mort, nous l’avons vu, occupe une place prépondérante dans le roman, liée en cela à la maladie elle aussi omniprésente puisqu’elle est le lot de tous les patients du sanatorium. Et s’il est vrai que de nombreux passages décrivent en détail les symptômes, la progression, les ravages que la maladie provoque, il serait néanmoins réducteur de voir en Thomas Mann un auteur fasciné et obsédé par la morbidité, par la mort, étiquette semble-t-il qu’on lui attribue et à laquelle on le réduit souvent. La traductrice Claire de Oliveira se charge d’ailleurs, d’emblée dans sa postface, de démentir cette image erronée de Mann, dont l’auteur a lui-même conscience : « Si j’ai un souhait pour la renommée posthume de mon œuvre, c’est que l’on puisse en dire qu’elle aime la vie, même si elle est au fait de la mort. Oui, elle est liée à la mort, elle est renseignée à son sujet, mais elle veut du bien à la vie. » (postface, p. 1105) Ce conflit entre la vie/la santé et la mort/la maladie se retrouve en particulier dans les débats entre Settembrini et Naphta, respectivement défenseurs acharnés et radicaux de la première et de la seconde. Thomas Mann, de son propre aveu et à l’image de son héros, prône une vision plus équilibrée : il refuse, à l’image de Settembrini, de nier, de détourner les yeux face à la mort ; mais dans le même temps, il refuse également le déni, le mépris de la vie que porte Naphta, qui parle volontiers de sacrifier des vies au profit de ses idées révolutionnaires.

La seule manière de considérer la mort qui soit saine et noble, mais aussi RELIGIEUSE, je l’ajoute expressément, consiste à la saisir et à la percevoir comme une partie intégrante de la vie, un corollaire, un préalable sacré, et non point – ce serait tout sauf sain, noble, raisonnable et religieux – à l’en dissocier par l’intellect, à créer une antinomie, voire à la dresser contre la vie, ce qui serait tout à fait répugnant. Les Anciens décoraient leurs sarcophages de symboles de vie et de procréation, voire d’attributs obscènes, et dans la religion antique, on le sait, le sacré est bien souvent indissociable de l’obscénité. Ces gens-là savaient honorer la mort. La mort force le respect, étant le berceau de la vie, la matrice du renouveau. Séparée de la vie, elle devient un spectre, un atroce rictus, et pire encore. (p. 308)

La mort a beau être à la fois le préalable et le corollaire de la vie, elle s’abîme dans un atroce rictus quand son principe est mis en quarantaine par l’esprit, d’une façon exécrable. (p. 631)


        L’exemple le plus éclairant à cet égard est la vision qu’a Hans dans l’épisode « Neige », alors qu’il est pris dans une tempête qui menace de le tuer. La vision d’une jeunesse belle, forte, évoluant dans des décors naturels paradisiaques (scènes similaires aux tableaux de Ludwig von Hofmann) reflète le désir, la volonté de vivre de Hans alors qu’il risque de mourir. Et loin de se laisser aller à l'engourdissement, synonyme de mort, Hans décide à l’inverse de lutter de toutes ses forces pour rester éveillé  et se tirer du danger dans lequel il est plongé. Mais plus généralement, le roman regorge également de passages où la contemplation de la nature, à laquelle Hans s’abandonne régulièrement avec délices, reflète chez Mann une sensibilité à la vie et au beau bien loin de l’étiquette d’auteur morbide qu’on lui attribue abusivement.

Ce bonheur solaire et azuré qui s’étalait sous ses yeux, il l’avait de tout temps porté dans son cœur en secret, à son insu ; et ce « de tout temps » était vaste, infiniment vaste, tout comme le large que rejoignait, sur la gauche, un ciel aux délicates teintes violettes. (p. 752-753)

Et cette région ensoleillée, ces escarpements faciles d’accès, ces bassins rocheux et riants, mais aussi la mer jusqu’aux îles desservies par des bateaux, tout était peuplé à la ronde : partout s’agitaient et se reposaient des êtres, fils du soleil et de la mer, humanité belle et jeune, sensée et joyeuse, si agréable à regarder que le cœur épris de Hans, à ce spectacle, se dilata jusqu’à en souffrir. Des jeunes gens faisaient s’ébattre des chevaux et, la main au licou, ils couraient près d’eux, qui trottaient en hennissant et en secouant la tête ; ils tiraient les animaux rétifs au bout d’une longe ou les montaient à cru, leur battaient les flancs d’un talon nu pour les emmener dans la mer ; les muscles de leur dos saillaient au soleil, sous leur peau hâlée, et les appels qu’ils échangeaient ou adressaient à leurs montures avaient, allez savoir pourquoi, des accents envoûtants. (p. 753)

C’est tellement réjouissant et séduisant ! Qu’ils sont tous beaux, bien portants, intelligents et heureux ! Et ils n’ont pas seulement belle allure, leur sagesse et leur bienveillance viennent aussi de l’intérieur. Ce qui me touche et me ravit, c’est l’esprit et le sentiment qui, dirais-je, constituent leur être, régissent leur communauté et leur vie ! (p. 755)

Apercevoir le corps, la vie, c’est apercevoir la mort. Sauf que ce n’est pas tout, c’est plutôt un simple commencement, du point de vue pédagogique. Il faudrait confronter ça à l’autre moitié, à son contraire. Car tout notre intérêt pour la mort et la maladie ne fait qu’exprimer celui qu’on a pour la vie. (p. 759)

Il avait cessé de neiger. Le ciel se découvrit en partie : des nuages gris-bleu s’étaient écartés, permettant des échappées de soleil qui donnaient au paysage une teinte bleutée. Ensuite, le ciel se dégagea tout à fait. Le gel était limpide, la splendeur hivernale d’une pureté garantie dès mi-novembre, et, derrière les arcs des loggias, le panorama était somptueux avec ses forêts poudrées, ses ravines remplies de neige moelleuse, sa vallée blanche et ensoleillée, sous un ciel d’un bleu éclatant. Le soir, quand la lune presque pleine apparaissait, le monde se faisait magique et merveilleux. Alentour, ce n’étaient que papillotements cristallins, scintillements de diamant. Les forêts se dressaient, toutes blanches et noires. Loin de la lune, les quatre coins de l’horizon étaient obscurs, piquetés d’étoiles. Les maisons, les arbres, les poteaux télégraphiques projetaient sur la surface étincelante des ombres tranchées, nettes et intenses, qui semblaient avoir plus de réalité et d’importance que les choses elles-mêmes. Quelques heures après le coucher de soleil, il faisait moins sept ou moins huit. Le monde semblait confiné dans une pureté glacée : sa malpropreté naturelle était enfouie et figée dans le rêve d’une fantastique magie macabre. (p. 416)

La neige fondit de manière spectaculaire, prit une teinte de glace poreuse et se cribla de trous ; ses amas s’affaissèrent, elle parut se tapir sous terre. Tout suintait, dégoulinait, ruisselait, et, dans la forêt, tout dégouttait et s’effondrait ; les bancs de neige pelletés au bord des routes et les pâles tapis des prés s’évanouissaient, même si les masses de neige étaient trop abondantes pour disparaître en un rien de temps. Les sentiers préconisés pour les promenades dans la vallées étaient pleins de phénomènes prodigieux, de surprises printanières d’une féerie inédite. Des prairies s’étendaient là, avec, à l’arrière-plan, le cône encore enneigé du Schwarzhorn et, juste à sa droite, le glacier de la Scaletta sous une épaisse couche de neige, tout comme le terrain au fenil dont le manteau de neige s’était pourtant aminci et clairsemé, parfois troué de bosses sombres et rocailleuses, et entièrement hérissé d’herbe sèche. L’enneigement de cette prairie était bien irrégulier, se dirent les promeneurs ; au loin, vers les versants boisés, il était plus dense, alors qu’au premier plan, sous les yeux des observateurs, l’herbe hivernale, encore desséchée et décolorée, était à peine tachetée, mouchetée, fleurie de neige… Ils la regardèrent de plus près et se penchèrent, étonnés : ce n’était pas de la neige, mais des fleurs, des fleurs neigeuses, de la neige fleurie, de fines corolles blanches et bleutées sur de courtes tiges, c’étaient des crocus, parole d’honneur, qui avaient jailli par millions de ce vallon plein d’infiltrations, si denses qu’on aurait bien pu les prendre pour de la neige en laquelle ils se muaient, d’ailleurs, sans plus s’en distinguer. Les cousins rirent de leur erreur, tout à la joie d’avoir ce prodige sous les yeux : la vie organique se hasardait à resurgir, s’adaptait par mimétisme, avec une grâce irrésolue. Ils cueillirent des crocus, contemplant leurs calices délicats qu’ils examinèrent ; ils en ornèrent leurs boutonnières, en mirent en vase dans leur chambre. C’est que la rigidité inorganique de la vallée avait été longue : languissante, quoique divertissante. De la vraie neige vint pourtant recouvrir cette neige florale, tout comme les soldanelles bleues, et les primevères jaunes et rouges qui suivirent. (p. 557-558)

Quelle douce aubaine pour les yeux que le vert des prairies, après ce blanc infini ! Et il y avait là un autre vert, surpassant de loin celui de l’herbe nouvelle en délicatesse, en exquise tendreté : c’était celui des jeunes houppes d’aiguilles de mélèze – sur les sentiers des promenades réglementaires, Hans ne pouvait s’empêcher de les caresser et de les frotter sur sa joue, tant leur fraîcheur moelleuse était d’un attrait irrésistible. (p. 559) 

Hans pouvait, par temps dégagé, faire cette randonnée après le second petit déjeuner ou juste après le premier ; entre le thé et le dîner, il trouvait encore quelques heures pour se rendre à son endroit préféré, s’asseoir sur le banc où il avait eu ce violent saignement de nez, un jour ; il écoutait le bruit du torrent, la tête penchée, et contemplait, alentour, le paysage profondément encaissé, et les ancolies bleues qui avaient refleuri à profusion dans cette dépression. Venait-il seulement pour cela ? Non, il s’installait là pour être seul, se souvenir, récapituler les impressions et les aventures vécues pendant tous ces mois, et y repenser. Elles étaient nombreuses et diverses, et pourtant difficiles à classer, car elles semblaient se recouper et se confondre à plus d’un titre : le concret se distinguait à peine des simples pensées, rêveries et visions, mais elles étaient toutes d’un genre aventureux, si bien que son cœur, qui continuait à s’emballer comme au premier jour passé en altitude, se contractait ou palpitait à la moindre de ces pensées. À cet endroit où, dans un état de vitalité affaiblie, il avait vu apparaître Pribislav Hippe en personne, les ancolies avaient refleuri… (p. 595)

En sus de cette sensibilité au beau, Hans symbolise aussi une curiosité insatiable, une volonté de se frotter à toute chose qui lui permette d’élargir sa connaissance du monde et de lui-même. C’est le fameux placet experiri que nous avions d’emblée exposé au début de cette note. Mais loin de se limiter à l’esprit, à la raison, comme le préconise Settembrini, Hans est aussi attiré par l’irrationnel, par l’enivrement des sens, reprenant le concept du dionysiaque cher à Nietzsche. Cependant, loin de se laisser dominer, submerger par ces sensations, Hans exerce un certain contrôle sur celles-ci : peu lui chaut au final que son amour pour Clavdia Chauchat ne soit pas ou peu partagé, et Hans, loin de se conduire comme un amant jaloux et possessif, ira même jusqu’à sympathiser avec Mynheer Peeperkorn, le compagnon de Clavdia lors de son retour au sanatorium, dans le dernier tiers du roman. Ce qui lui importe surtout, ce sont les sensations, l’ivresse qu’il ressent, davantage que l’assouvissement concret de son amour pour Clavdia. Pour appuyer la symbolique de l’amour, du désir comme désordre des sens, comme contraire à la raison et à la vie, Mann insiste sur le côté félin, animal de Clavdia dans ses gestes, ainsi que sur la forme orientale de ses yeux, l’Orient étant traditionnellement associé dans l’imaginaire collectif occidental à la luxure et à l’inaction. Mais Hans, et Mann par son intermédiaire aussi, refuse à la fois le monisme de Settembrini accordant à la vie et à la raison la primauté, et le dualisme de Naphta opposant la vie et la mort, considérant les deux concepts comme complémentaires. Cette union, acceptation des deux, est symboliquement affirmée dans ce passage entre autres :

Quand il songeait à elle, […] Hans Castorp avait, cette fois encore, l’impression d’être en barque sur ce lac du Holstein et, les yeux éblouis par un mirage, de quitter la luminosité limpide du jour, sur la rive occidentale, pour apercevoir, de l’autre côté, la nuit éclairée par la lune et son lacis de brumes, dans les cieux orientaux. (p. 247-248)

          Insistons pour finir, et pour résumer notre propos, que La Montagne magique ne correspond donc pas tout à fait à l’image que nous en avons parfois à tort. Plus qu’un roman d’un auteur morbide, La Montagne magique est aussi une célébration de la vie, des sens, du beau, de la curiosité nous poussant à vouloir toujours connaître plus, toujours expérimenter plus. Ce n’est pas non plus un livre jouant sur le seul registre ironique : des passages poignants d’émotion sont également nombreux, Mann trouvant le ton juste pour représenter la mort et le chagrin qu’elle occasionne. Ce n’est pas non plus un livre dont l’érudition, certes considérable et touchant à tant de domaines, étouffe l’émotion, transformant le roman en aride traité scientifique : ainsi, le long passage où Hans se lance dans de vastes recherches sur l’origine de la vie et de la maladie, allant de manière croissante dans l’infiniment petit, bien qu’intimidant et de prime abord fastidieux, s’avère intéressant en tant qu’elle conclut à l’impuissance de la science pour expliquer le mystère à l’origine du phénomène de la vie.

Rien qu’en face de la molécule chimique, on se trouvait déjà à proximité d’un abîme béant, bien plus mystérieux que celui qui séparait la nature organique de l’inorganique : c’était l’abîme entre le matériel et l’immatériel. […] Se posait alors le problème d’une autre génération spontanée, bien plus mystérieuse et hasardeuse que celle de l’organique : la génération spontanée de la matière à partir de l’immatériel. […] Il devait nécessairement y avoir une chimie de l’immatériel, des combinaisons dénuées de matière donnant lieu au matériel, de même que les organismes provenaient de combinaisons inorganiques. Les atomes représentaient sans doute les protistes et les monères de la matière : ils étaient de nature matérielle tout en ne l’étant pas. (p. 436-437)

Le travail accompli par le protoplasme restait totalement inexplicable : il semblait être interdit à la vie de se comprendre elle-même. La plupart des processus biochimiques étaient inconnus et, de surcroît, il était dans leur nature de se soustraire à l’examen. (p. 432)

Qu’en était-il de la substance blanche et grise de la matière grise et de la matière blanche, dans l’encéphale, et que dire du thalamus qui communiquait avec le nerf optique, ou des dépôts gris au niveau du pont ? La substance de la moelle cervicale et épinière était si soluble qu’on n’avait aucun espoir de jamais approfondir sa structure. Qu’est-ce qui dispensait le cortex cérébral de son activité, lors de l’endormissement ? Qu’est-ce qui empêchait l’autodigestion de l’estomac, qui, de fait, se produisait parfois chez des cadavres ? On répondait : la vie, une résistance particulière du protoplasme vivant, en faisant mine de ne pas s’apercevoir que cette explication était absconse. (p. 433)

Toute cette ignorance, qu’était-elle auprès de la perplexité provoquée par des phénomènes comme la mémoire, ou cette autre mémoire plus vaste et surprenante, l’hérédité des caractères acquis ? Il était parfaitement impossible d’avoir la moindre notion d’une explication mécanique de ces tâches accomplies par le cytoplasme. (p. 434)

Qu’était-ce donc que la vie ? C’était de la chaleur, celle produite par une impermanence assurant le maintien des formes, une fièvre de la matière accompagnant le processus incessant de désintégration et de restauration de molécules de protéines dont la structure était d’une folle complexité, d’une folle ingéniosité. C’était l’être de ce qui ne pouvait être, et qui, parvenu au point de l’être, oscillait dans ce processus alternatif et fiévreux de décomposition et de renouvellement avec une détresse à la fois suave, douloureuse et précise.

La conscience de soi était donc tout simplement une fonction de la matière structurée pour la vie et, une fois intensifiée, cette fonction se retournait contre son propre porteur, tendait à explorer et à élucider le phénomène qui l’avait produite : pleine d’espérance désespérée, la vie aspirait à se connaître, la nature fouillait au fond d’elle-même, et c’était en vain, au bout du compte, puisque la nature ne peut être résolue par la connaissance, et que la vie ne peut épier ses ultimes manifestations. (p. 422)

La vie, qu’était-ce ? On ne le savait pas. À n’en pas douter, elle avait conscience d’elle-même dès qu’elle était, mais sans savoir ce qu’elle était. La conscience, vue comme sensibilité aux stimuli, s’éveillait assurément jusqu’à un certain degré dès les étapes les plus basses et les plus primitives de sa naissance. […] Les formes animales inférieures n’avaient pas de système nerveux, et encore moins de cerveau ; pourtant, nul n’osait leur dénier la capacité de ressentir des stimuli. (p. 422)

De même, c’est avec une certaine distance qu’il convient de lire les innombrables débats entre Settembrini et Naphta : Hans lui-même finit par comprendre que les positions extrêmes adoptées par les pédagogues tiennent davantage du sophisme qui, bien que non dépourvus d’intérêt sur certains aspects, ne peuvent être acceptées telles quelles en raison soit de leur monisme (pour Settembrini), soit de leur relativisme absolu (pour Naphta). Enfin, les longs développements sur la musique trouvent un écho direct dans la vie de Hans et l’on trouve, dans son admiration de certains morceaux classiques, des échos à son amour impossible pour Clavdia ainsi que de son deuil pour son cousin Joachim.

Pour finir, gardons-nous également de voir dans La Montagne magique un livre « snob », faisant l’éloge de la vie contemplative et méprisant la vie active. Le dépassement des contraires, qui ne s’excluent pas l’un l’autre, que nous avons vu par rapport à la vie et à la mort, pourrait aussi s’appliquer dans ce cas de figure. Ainsi la représentation qui est faite de Hans Castorp dans le film Le Vent se lève de Miyazaki me semble contraire à l’esprit du roman et du personnage : l’éloge indéniable qui est fait de la vie contemplative n’a pas pour corollaire un mépris, un refus de la vie d’en bas. Mann lui-même, toute sa vie durant, est pris entre la volonté d’influer sur les événements contemporains dramatiques dont il est témoin et la volonté du repli, et cédera souvent à la première, au contraire de son contemporain Hermann Hesse. Hans d’ailleurs n’hésite guère longtemps à « redescendre » pour prendre part en tant que soldat dans la Première Guerre Mondiale qui débute alors. Autre exemple, Joachim, obsédé par le service, la vie active, est loin d’être représenté sous une lumière négative par Mann : au contraire, c’est, avec Hans, le personnage qui nous inspire le plus de sympathie et dont la mort pathétique marquera durablement Hans et le lecteur.

Roman total, La Montagne magique, plus qu’un simple éloge de la vie contemplative ou des aspects morbides de l’existence, est un livre-monde qui couvre tous les aspects, toutes les interrogations de l’existence humaine, sans trancher définitivement en faveur d’une vision unique et bornée de l’existence, si ce n’est celle invitant le lecteur à embrasser, accueillir toutes les expériences qui viennent à lui afin d’avoir une représentation, une vision de la vie sans cesse plus large et riche. Placet experiri !

La mort et la vie, la maladie et la santé, l’esprit et la nature : sont-ce des antinomies ? Je pose la question : sont-ce des questions ? Non, ce n’en sont pas, et même la question de leur distinction n’en est pas une. L’exaltation de la mort est au sein de la vie, car sans elle il n’y aurait pas de vie, et au milieu il y a la condition de l’homo Dei – à mi-chemin entre exaltation et raison –, et, de même, son État se situe entre une communauté mystique et un isolement douteux. […] C’est au sein de cette condition que l’homo Dei doit avoir avec soi-même une relation d’une belle délicatesse, d’un respect amical, car lui seul est distingué, à la différence des antinomies. L’homme est le maître des antinomies, elles existent à travers lui, et il est donc plus noble qu’elles, plus noble que la mort, trop noble pour elle, telle est la liberté de son esprit. Plus noble que la vie, trop noble pour elle, telle est la piété de son cœur. (p. 760-761)

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Ci-dessous, un large choix de citations du roman :

Deux jours de voyage éloignent l’être humain – à plus forte raison le jeune homme encore peu enraciné dans la vie – de son univers quotidien, de tout ce qu’il appelait devoirs, intérêts, soucis, perspectives ; il en est bien plus éloigné qu’il ne l’avait sans doute imaginé dans le fiacre le conduisant à la gare. L’espace qui, virant et fuyant, se jette entre lui et son terroir d’origine révèle des forces que l’on croit d’ordinaire réservées au temps ; d’heure en heure, il entraîne des transformations intérieures qui, fort semblables à celles que produit le temps, les surpassent d’une certaine façon. Comme ce dernier, l’espace génère l’oubli, mais, ce faisant, il affranchit la personne humaine de ses attaches, la met dans un état de liberté originelle – et, en un tournemain, il transforme même un esprit tatillon et terre à terre en une sorte de vagabond. Le temps, dit-on, c’est le Léthé ; or l’air des lointains est un breuvage analogue, et son effet, pour être moins intense, n’en est que plus rapide. (p. 10-11)

Ce que l’homme vit en individu, c’est non seulement sa vie personnelle, mais aussi, inconsciemment ou non, celle de son époque et de ses contemporains ; il a beau tenir pour des données absolues et évidentes les fondements généraux et impersonnels de son existence, et être à cent lieues, comme ce brave Hans Castorp, d’avoir l’idée de les critiquer, il est fort possible qu’il se sente vaguement lésé, dans son bien-être moral, par leurs déficits.

Un individu peut avoir en tête divers buts, objectifs, espoirs et perspectives, et y puiser l’impulsion d’aller vers des efforts et des activités élevés ; mais si l’impersonnalité ambiante et l’époque elle-même sont en fait dépourvues d’espoirs et de perspectives, en dépit de leur apparente animation, si cette époque lui apparaît en secret dénuée d’espoirs, de perspectives et de résolution, et si elle répond par un silence fort creux à la question qu’il pose bel et bien, sciemment ou non, celle du sens de tout effort et de toute activité, sens suprême et ultime, dépassant l’individualité, cet état de choses ne manquera pas d’avoir un effet plus ou moins paralysant, notamment sur des êtres d’une grande intégrité, et cet effet, loin de s’arrêter à la sphère psychique et morale, s’étendra à la partie physique et organique de l’individu. Être disposé à des performances considérables, outrepassant les limites de la simple obligation, sans que notre époque puisse donner une réponse satisfaisante à la question de leur finalité, voilà qui requiert soit une solitude et une ingénuité morales peu communes et dignes d’un héros, soit une vitalité des plus robustes. (p. 53)

Le temps n’a rien d’intrinsèque. Quand il nous semble long, il l’est, et quand il semble court, il l’est aussi, mais personne ne connaît sa longueur ou sa brièveté réelles. (p. 103)

Quant à le mesurer, attends un peu ! Pour être mesurable, il faudrait tout de même qu’il s’écoule uniformément, mais le fait-il ? Où est-ce écrit ? Notre conscience nous apprend le contraire ; si nous supposons qu’il s’écoule de manière uniforme, c’est seulement par goût de l’ordre, et nos mesures sont de pures conventions […] ! (p. 104)

Dans un style impeccable aux tournures élégantes, il se plaignit du froid et de l’humidité dont il souffrait cruellement. Si seulement on pouvait chauffer ! Mais voilà, ces misérables détenteurs du pouvoir faisaient arrêter le chauffage dès qu’il cessait de neiger selon une règle vide de sens, et au mépris de toute raison ! Quand Hans objecta qu’une température modérée dans les chambres comptait sans doute parmi les principes de la cure, et qu’on voulait manifestement éviter de gâter les patients, Settembrini se répandit en sarcasmes. Alors là, parlons-en, des principes de la cure ! Sublimes et intangibles principes ! Selon lui, Hans employait vraiment le ton voulu, tout en dévotion et en servilité. Chose frappante – mais au bon sens du terme, car fort réjouissante –, les principes auxquels on vouait un culte absolu étaient justement ceux qui cadraient en tout point avec les intérêts économiques des détenteurs du pouvoir ; en revanche, pour les principes moins favorables à ces intérêts, on avait tendance à fermer l’œil… (p. 148-149)

Si notre ingénieur a déjà fait pour sa part une remarque allant dans ce sens, cela ne fait qu’étayer mon hypothèse de son dilettantisme intellectuel : pour l’heure, grâce aux dons de sa jeunesse, il ne fait que s’essayer provisoirement à diverses conceptions possibles. Loin d’être une feuille vierge, le jeune homme doué est plutôt une page où tout est déjà écrit à l’encre sympathique, les idées justes comme les mauvaises : il appartient à l’éducateur de développer résolument le vrai et, par une action adéquate, d’éradiquer le faux qui pourrait se manifester. (p. 157)

C’est notre vécu du temps qui menace de disparaître, lorsque la monotonie est incessante – ce vécu étant lui-même si apparenté, si lié à la joie de vivre qu’on ne saurait l’affaiblir sans gravement porter atteinte à cette dernière. Sur la nature de l’ennui, il y a pléthore de conceptions erronées. On croit dans l’ensemble que l’intérêt et la nouveauté des contenus « font passer le temps », c’est-à-dire le raccourcissent, tandis que la monotonie et le vide en appesantissent et en freinent la course. Ce n’est pas forcément pertinent. Il se peut que le vie et la monotonie dilatent l’instant et l’heure en les rendant interminables, tandis qu’ils abrègent les grandes, les énormes masses de temps, et les font se volatiliser jusqu’à les réduire à néant. À l’inverse, un contenu riche et intéressant est sans doute en mesure d’écourter et d’alléger une heure, voire une journée ; cependant, sur une grande échelle, il confère au cours du temps de l’ampleur, du poids et de la solidité, si bien que les années mouvementées passent bien plus lentement que ces années pauvres, vides et légères qui, emportées par le vent, se dissipent. L’ennui infini, comme on dit, n’est donc en fait qu’un abrègement pathologique du temps, ayant pour source la monotonie. Si rien n’interrompt le train-train, de grands laps de temps diminuent d’une façon qui nous donne un coup au cœur ; chaque journée étant comme les autres, tous les jours semblent n’en faire qu’un ; si l’uniformité était totale, la vie la plus longue serait perçue comme fort brève et s’éclipserait sans crier gare. L’habitude endort notre sens du temps ou du moins l’affaiblit, et c’est sûrement aussi à cause d’elles que nos années de jeunesse sont vécues comme lentes, tandis que la suite de la vie se précipite et s’envole. Introduire des changements d’habitudes et des renouvellements est, on le sait bien, le seul moyen de se maintenir en vie, de réactiver son sens du temps, de rajeunir, renforcer et ralentir notre vécu du temps, et, ce faisant, de restaurer toute notre joie de vivre. Tel est le but des changements d’air et de décor, des villégiatures balnéaires, telle est la vertu réparatrice des diversions et des épisodes. Les premières journées d’un nouveau séjour ont une allure juvénile, c’est-à-dire vigoureuse et ample – et l’on en compte six ou huit. Puis, à mesure que l’on s’acclimate, leur raccourcissement se fait sentir. Quand on tient à la vie ou, disons plutôt, qu’on veut s’y raccrocher, on observe avec effroi que les jours se remettent à s’alléger, à filer à toute vitesse ; sur quatre semaines, par exemple, la dernière est d’une rapidité et d’une fugacité inquiétantes. (p. 162-163)

De tous les instincts naturels, disait-il, c’était le plus fluctuant et le plus menacé, foncièrement enclin à s’égarer et à donner dans d’atroces perversions, ce qui n’avait rien d’étonnant. Car, à l’en croire, cette puissante impulsion n’avait rien de simple, elle était de nature hétéroclite et, quoique globalement légitime, n’en restait pas moins un tissu de perversions. […] on se refusait à bon escient, face à l’absurdité des composantes, à en inférer que le tout était absurde, on était fatalement obligé d’attribuer la légitimité du tout à une perversion, et ce en partie, voire totalement. […] C’étaient des résistances psychiques et des correctifs, des instincts de bienséance édifiante qu’il eût pu qualifier de bourgeois : par leur effet compensateur et restrictif, ils faisaient fusionner ces composantes perverses en un ensemble correct et utile – processus certes fréquent et heureux, mais dont le résultat, ajoutait Krokovski d’un air quelque peu dédaigneux, importait peu au médecin et au penseur. […] les deux groupes de forces, l’élan amoureux ainsi que les impulsions adverses, parmi lesquelles on pouvait notamment citer la honte et le dégoût, avaient en propre une tension et une passion extraordinaires, dépassant les limites communément admises par le bourgeois ; or il fallait l’affrontement des deux groupes de forces, au tréfonds de l’âme, pour empêcher la réclusion des instincts vagabonds, leur consolidation et leur moralisation, dont découle l’harmonie habituelle d’une vie amoureuse en bonne et due forme. Et cet antagonisme entre les puissances de la chasteté et de l’amour, puisque c’était bien ce dont il s’agissait, quelle en était l’issue ? Selon toute apparence, il se terminait par la victoire de la chasteté. La crainte, les conventions, une prude répugnance, un  frileux besoin de pureté réprimaient l’amour, le tenaient enchaîné dans l’obscurité ; s’ils autorisaient ses sollicitations confuses à passer dans la conscience et à se traduire en actes, c’était seulement en partie, et ils étaient loin de restituer toute leur force et leur diversité. Cette victoire de la chasteté n’était cependant qu’un simulacre, une victoire à la Pyrrhus, les injonctions de l’amour ne pouvant être bâillonnées ni violentées ; l’amour réprimé n’était pas mort, il vivait et, dans les ténèbres les plus secrètes, aspirant à s’épanouir encore, il allait rompre le charme jeté par la chasteté et resurgir sous une autre forme, métamorphosé, méconnaissable… Sous quelle forme et quel masque réapparaissait-il, cet amour interdit de séjour et réprimé ? […] sous la forme de la maladie ! Le symptôme était une activité amoureuse travestie, et la maladie n’était qu’un avatar de l’amour. (p. 196-198)

Cette façon qu’avaient les femmes de s’habiller ! Elles dévoilaient tel ou tel endroit de leur nuque ou de leur poitrine, sublimaient leurs bras d’une gaze transparente… Et elles le faisaient dans le monde entier pour exciter notre désir ardent. Dieu que la vie était belle ! Et elle l’était justement grâce à cette évidence : les femmes s’habillaient de façon aguichante – c’était évident, si courant et généralement admis que, loin d’y prendre garde, on se laissait faire machinalement, sans y attacher trop d’importance. Il fallait toutefois y songer, se dit Hans en son for intérieur, pour se réjouir vraiment de l’existence et se rappeler cette disposition qui nous ravissait et, au fond, tenait du conte de fées. (p. 199-200)

Le verbe était l’honneur de l’homme : lui seul rendait la vie digne de ce dernier. Non seulement l’humanisme, mais l’humanité en général, la dignité humaine, le respect de l’homme et l’estime de soi-même étaient indissociables du verbe et de la littérature. (p. 245-246)

Qu’est-ce donc que l’homme ! Avec quelle facilité sa conscience morale peut être dupe d’elle-même ! Comme il s’entend à percevoir, jusque dans la voix du devoir, la permission de céder à la passion ! (p. 247)

Peut-être que moi aussi, je ferais bien d’avoir plus de discernement au lieu de tout gober, il a parfaitement raison. Sauf que, parfois, on se met à juger, à blâmer, à faire un scandale légitime, et ça débouche sur tout autre chose qui n’a plus rien à voir avec le discernement, et là, adieu l’austérité des mœurs : la république et le beau style ne sont plus que des fadaises… (p. 269-270)

Il suffit pour l’heure que tout un chacun se rappelle à quelle vitesse une succession de jours peut s’écouler, si longue soit-elle, lorsqu’on la passe au lit, malade : c’est toujours la même journée qui se répète. Mais, comme c’est toujours la même, le mot de « répétition » ne convient guère : il vaudrait mieux dire « monotonie », « stagnation du présent », ou « éternité ». On vous sert la soupe de midi qu’on vous a servie la veille, et qu’on vous resservira le lendemain. Et cela vous prend instantanément, sans qu’on sache comment ni d’où vient la chose : on a le vertige en voyant arriver cette soupe, le temps et ses formes verbales deviennent flous, se confondent, et la vraie forme de l’être qui se révèle à nous est un présent immuable où l’on vous sert éternellement cette soupe. (p. 283)

Il était presque deux heures et demie. Peut-être pas tout à fait : pour être précis, seulement deux heures un quart. Mais, loin de compter ces innombrables quarts d’heure dépassant les unités simples, on les engloutit au passage, si l’on peut user de son temps avec largesse, notamment en voyage, lors d’un trajet en train de quatre heures, ou dans cet état d’attente vide où toute notre vie et toutes nos aspirations se ramènent à tuer le temps, à en venir à bout. Deux heures un quart, autant dire deux heures et demie ou, ma foi, carrément trois heures, vu qu’on n’en est pas loin. La demi-heure passe pour le prélude de l’heure suivante, entre trois et quatre heures, avant d’être supprimée mentalement, ce qui se produit en pareil cas. (p. 293)

Hans saluait par respect inné de la loi et de l’ordre, quels qu’ils fussent : autres pays, autres mœurs, dit l’adage. S’ils se moquent des mœurs et des valeurs des peuples qui les accueillent, les voyageurs révèlent leur manque de culture, puisqu’il y a toutes sortes de particularités honorables. (p. 315)

La relation intime que Hans entretenait avec cette patiente de la bonne table russe, la sympathie qu’éprouvaient ses sens et son modeste esprit pour sa personne de taille moyenne, à la démarche feutrée et aux yeux kirghizes, en un mot son sentiment amoureux (lâchons le mot, quoique, venant d’en bas, de la plaine […]), avait fait d’immenses progrès pendant son isolement. […] à chaque heure de la journée fractionnée, il avait pensé à la bouche de Clavdia, à ses pommettes, à ses yeux d’une couleur, d’une forme et d’une position saisissantes, à son dos relâché, à son port de tête, à sa vertèbre cervicale qui se dessinait à l’arrière de sa blouse, à ses bras sublimés par une gaze ultra-fine. Voilà pourquoi les heures s’étaient écoulées si facilement pour lui, et si nous l’avons tu, c’est parce que nous partageons, par sympathie, les émois de sa conscience morale qui se mêlaient à l’effrayant bonheur de ces images et de ces visions. Et, de fait, ce dernier allait de pair avec un effroi, un ébranlement, un espoir fait de joie et d’angoisse qui, indicible, s’égarait vers l’incertain, l’illimité et le comble de l’aventure, mais qui contracta si brusquement le cœur du jeune homme – son cœur au sens propre et physiologique du terme – qu’il porta la main aux alentours de cet organe, l’autre au front, posée comme un écran sur ses yeux, et murmura : « Mon Dieu ! » (p. 317)

C’était peut-être cette proximité qui, par son exemple et son contrôle, l’empêchait de s’engager dans des démarches extérieures et des entreprises hasardeuses. Il n’était pas sans voir tout ce que le brave Joachim endurait à cause de certains effluves d’orange qui l’envahissaient quotidiennement, allant avec des yeux bruns tout ronds, un petit rubis, des fous rires malaisés à justifier et une poitrine bien galbée, du moins au-dehors. La raison et l’honorabilité, qui amenaient Joachim à redouter et à fuir cette influence, gagnaient également Hans, lui faisaient respecter un certain ordre, une certaine discipline, et l’empêchaient d’ « emprunter un crayon », pour ainsi dire, à cette femme aux yeux bien fendus ; l’expérience prouve que, sans ce voisinage qui le bridait, il eût été fort disposé à le faire. (p. 319)

Il vit l’intérieur de sa propre tombe. Il vit l’œuvre future de la putréfaction, préfigurée grâce à la force de la lumière ; la chair qu’il habitait, il la vit décomposée, annihilée, évaporée en une vaine nébuleuse […] pour la première fois de sa vie, il comprit qu’il mourrait. (p. 336-337)

L’analyse est bonne si elle est un instrument des Lumières et de la civilisation, dans la mesure où elle ébranle les sottes convictions, bat en brèche les préjugés naturels, et sape l’autorité ; autrement dit, elle a ceci de bien qu’elle libère, affine, humanise l’esclave et le rend mûr pour la liberté. Elle est mauvaise, fort mauvaise, dans la mesure où elle enraie l’action, endommage la vie à la racine, étant incapable de la façonner. L’analyse peut être une chose des plus dégoûtantes, aussi infecte que la mort, avec qui elle pourrait bien avoir partie liée : elle s’apparente au tombeau et à son anatomie de mauvais aloi… » (p. 342)

Le temps ignore en fait les découpages, et il n’y a ni grondements ni fanfares au début d’un nouveau mois ou d’une nouvelle année ; on a beau tirer le canon ou carillonner à l’aube d’un nouveau siècle, ce sont nous, les hommes, qui le faisons. (p. 347)

Si son attention se dirigeait vers l’extérieur, c’était vers un seul point ; tout le reste, êtres et choses, se perdait dans le brouillard, un brouillard engendré par le cerveau de Hans […]. Cette ivresse, en effet, uniquement préoccupée d’elle-même, ne trouve rien de plus importun et détestable que le dégrisement. Elle ne cède pas non plus aux impressions susceptibles de la tempérer, ne les tolère pas, afin de se préserver. […] Il évitait de la regarder de profil, fermait littéralement les yeux quand d’aventure elle lui offrait cette vue, de près ou de loin, qui lui faisait mal. Pourquoi ? Sa raison aurait dû entrevoir avec joie l’occasion d’avoir le dessus ! Mais c’était trop demander… (p. 349)

On commence par éprouver des sentiments d’irritation et de distance, jusqu’à la survenue de « sentiments bien différents » n’ayant « strictement rien à voir avec des jugements », et là, adieu l’austérité des mœurs : on n’est plus guère réceptif aux influences pédagogiques ayant trait à la république ou à l’éloquence. […] quel est cet imprévu douteux qui paralyse et suspend le jugement, prive l’être humain de cette prérogative ou, plutôt, l’amène à y renoncer avec un ravissement insensé ? […] Dans le cas de Hans, cette nature se révéla si efficace que, non content de cesser de juger, il se mit à s’essayer au mode d’existence qui l’avait subjugué. Il fit l’expérience d’être affalé à table, le dos relâché, et trouva que cela soulageait beaucoup les muscles du bassin. Ensuite, en passant une porte, il essaya de la claquer au lieu de la refermer, et cela aussi lui parut non seulement pratique, mais acceptable […]. En un mot, notre voyageur était amoureux fou de Clavdia Chauchat… (p. 352)

En outre, son état amoureux lui infligeait toutes les douleurs et lui procurait toutes les joies qu’il suscite en tous lieux et circonstances. La douleur est aiguë, elle renferme un élément dégradant, comme chaque douleur, et provoque un bouleversement du système nerveux qui peut couper le souffle et arracher des larmes amères à un homme adulte. Pour rendre justice aux joies, elles étaient en grand nombre et, bien qu’issues de motifs insignifiants, aussi vives que les souffrances. (p. 353)

Ces yeux gris-vert dont la position et la découpe vaguement asiatiques le ravissent au tréfonds de son âme. […] Ô aventure incroyable ! Ô jubilation, triomphe et allégresse sans fin ! Non, cette ivresse procurant une satisfaction fantastique, Hans ne l’aurait jamais ressentie à la vue de quelque oie bien portante du plat pays d’en bas… (p. 354)

Attendre, c’est anticiper, autant dire voir le temps, et surtout le présent, comme un obstacle et non comme un cadeau, c’est nier sa valeur propre en le réduisant à néant, et le franchir en pensée. Attendre, dit-on, c’est trouver le temps long. C’est pourtant aussi le trouver court, vu qu’on engloutit des quantités de temps sans les vivre pour elles-mêmes ni en profiter. En somme, ne faire qu’attendre, c’est ressembler à un glouton dont l’appareil digestif charrie des masses d’aliments sans assimiler leur valeur nutritive ni en tirer parti. (p. 368)

Hans restait à la regarder parler et rire tout à fait comme Pribislav Hippe, naguère, dans la cour de récréation. Ce faisant, elle ouvrait assez grande la bouche, et ses yeux gris-vert et obliques se rapprochaient au-dessus des pommettes pour former deux fentes étroites. Cela n’avait rien de beau, mais il en prenait son parti : chez l’amoureux, le jugement esthétique de la raison prévaut aussi peu que le jugement moral. (p. 369)

Le temps ! Cette libéralité, cette prodigalité barbare dans l’utilisation du temps, c’est le style asiatique […]. N’avez-vous jamais remarqué que lorsqu’un Russe dit « quatre heures », ce n’est pas plus que lorsque nous disons « une heure » ? Gageons que la nonchalance de ces gens-là, dans leur rapport au temps, est liée aux immenses étendues sauvages de leur pays. Avoir beaucoup d’espace, c’est avoir beaucoup de temps – on dit du reste que leur peuple a le temps et sait attendre. Nous, les Européens, nous en sommes incapables. Notre noble continent au délicat découpage a aussi peu de temps que d’espace : nous en sommes réduits à gérer avec précision l’un comme l’autre… (p. 373)

Nous restituons ainsi les impressions de Hans Castorp ; certes, il était plus que disposé à les éprouver, mais autant se rendre à l’évidence en toute objectivité : le décolleté de Mme Chauchat était, de loin, la peinture la plus remarquable qu’il y eût dans ces pièces. (p. 397)

On voit là l’intellect et le beau se mélanger – au fond, ils n’ont jamais fait qu’un –, en d’autres termes, la science et l’art. Par conséquent, l’activité artistique en fait bel et bien partie, à titre de cinquième faculté, pour ainsi dire : elle n’est autre qu’un métier humaniste, une variante de l’intérêt pour l’être humain, dans la mesure où c’est encore l’homme qui est son sujet principal, au cœur de ses préoccupations... (p. 399)

La vie n’est en fait que la combustion par l’oxygène des protéines qu’il y a dans les cellules, d’où cette bonne chaleur animale qu’on a parfois en excès. Eh oui, la vie, c’est la mort, inutile d’enjoliver les choses, une destruction organique, comme l’a qualifiée je ne sais quel Français avec cette légèreté qu’il a dans le sang. La vie a du reste cette odeur. […] La vie, c’est le maintien de la forme dans l’évolution de la matière. (p. 409)

Les étapes de l’année telles que la fête de Noël leur semblaient être des points de repère, de véritables agrès permettant à ces habiles voltigeurs de franchir des intervalles de temps vides. (p. 414)

La vie, qu’était-ce ? Nul ne le savait. Nul ne connaissait le point de la nature où elle jaillissait et s’allumait. À partir de ce point, sans qu’il y eût absence de transmission ou mauvaise transmission, la vie elle-même surgissait sans transition. (p. 423)

La mort n’était que la négation logique de la vie ; mais, entre la vie et la nature inerte, il y avait un fossé béant que la recherche aspirait en vain à combler. (p. 423)

Elle n’était pas matière, et elle n’était pas esprit. Elle était entre les deux, phénomène soutenu par la matière, semblable à l’arc-en-ciel d’une cascade, semblable à la flamme. Mais, bien qu’immatérielle, elle était sensuelle jusqu’à la délectation et au dégoût : impudeur de la matière devenue excitable et sensible à elle-même, forme lubrique de l’être. C’était un remuement secret et délicat dans la chaste froideur du Tout, une malpropreté dissimulée et voluptueuse consistant à absorber et à évacuer la nourriture, un souffle excrétant du gaz carbonique et des substances douteuses dont l’origine et la nature étaient obscures. […] la vie était une prolifération, un épanouissement et une élaboration de formes à partir d’une bouffissure d’eau, de protéines, de sel et de graisse qu’on appelait la chair, et qui devenait la forme, l’image sublime, la beauté, tout en incarnant la sensualité et la concupiscence. En effet, cette forme et cette beauté […] étaient bien plutôt portées et développées par la substance éveillée à la volupté de manière inconnue, par une matière organique entre essence et putrescence, par la chair odorante… Au jeune Hans Castorp qui, au-dessus de la vallée scintillante, se reposait en économisant sa chaleur corporelle grâce à la fourrure et à la laine, apparaissait, dans la nuit glacée qu’illuminait la clarté de l’astre mort, l’image de la vie. Elle flottait à son esprit quelque part dans l’espace, absente quoique proche des sens : l’enveloppe, le corps d’un blanc mat, ses émanations, ses vapeurs, sa viscosité, la peau, dans toute l’impureté et la souillure de sa nature, avec ses taches, ses papilles, ses jaunissements, ses crevasses et ses zones granuleuses et squameuses, recouvertes des doux flux et tourbillons du lanugo, ce duvet rudimentaire. (p. 424-425)

L’atome était un système cosmique chargé d’énergie où des corps universels gravitaient à toute allure autour d’un centre analogue au soleil, où des comètes parcouraient l’éther à la vitesse de la lumière ; la force du corps central les contraignait à garder des orbites excentriques. Or c’était plus qu’une simple comparaison, comme lorsqu’on qualifiait d’État cellulaire le corps d’un être pluricellulaire. La cité, l’État, la communauté sociale structurée selon le principe de la division du travail, non contents d’être comparables à la vie organique, la reproduisaient. De la même façon se reproduisait, se répétait immensément au tréfonds de la nature le monde macrocosmique des astres dont les nébuleuses, les amas, les groupes, les constellations, blanchis par la lune, flottaient dans la vallée au scintillement glacé, au-dessus de l’adepte emmitouflé. Était-il interdit de penser que certaines planètes du système solaire atomique – de ces armées, de ces Voies lactées de systèmes solaires composant la matière, – que tel ou tel de ces corps inhérents à l’univers se trouvait dans un état conforme à celui qui faisait de la terre un lieu de vie habitable ? (p. 437-438)

Sans vraiment spolier de sa nourriture le tissu qui l’entourait, le parasite, dans la mesure où, comme toute cellule, il donnait lieu à des échanges, produisait des combinaisons organiques qui finissaient par être, pour les cellules de l’organisme qui l’hébergeait, d’une surprenante toxicité causant inéluctablement sa perte. […] La corruption se manifestait par une prolifération des tissus, la tumeur pathologique étant une réaction des cellules à un stimulus déclenché par les bacilles installés entre elles. […] ce bouillonnement ne tardait pas à causer leur perte : les noyaux des cellules monstres se mettaient à s’amenuiser et à se détériorer […] ; l’organisme avait une forte fièvre et, la poitrine quelque peu houleuse, il courait à sa perte en chancelant. Telle était la pathologie, l’étude de la maladie et de l’accentuation des douleurs corporelles qui, dans la mesure où elle intensifiait le corps, était aussi une accentuation du plaisir : la maladie était une forme de vie lascive. Et qu’en était-il de la vie ? N’était-ce qu’un syndrome infectieux de la matière, allez savoir ? Et, de la même façon, ce qu’on était en droit d’appeler la génération spontanée de la matière n’était peut-être qu’une maladie, une prolifération de l’immatériel sous l’effet d’un stimulus ? Le pas initial vers le mal, la luxure et la mort, il fallait sans nul doute le situer au moment où s’accomplissait, provoquée par la titillation d’une infiltration inconnue, cette première densification du spirituel, cette abondante prolifération pathologique de son tissu qui, entre plaisir et réaction de défense, formait le tout premier degré du substantiel, le passage de l’immatériel au matériel. C’était le péché originel. La seconde génération spontanée, à savoir la naissance de l’organique à partir de l’inorganique, n’était qu’une grave intensification du corporel devenant conscient, de même que la maladie de l’organisme était une intensification rappelant l’ivresse, une suraccentuation sauvage du corporel : la vie n’était qu’un pas subséquent sur le sentier aventureux de l’esprit dévoyé, qu’un réflexe de réchauffement dû à la honte, réflexe d’une matière éveillée à la sensibilité, car réceptive à cet éveil… (p. 439-440)

Il voyait l’image de la vie, ses membres florissants, sa beauté incarnée. Elle avait détaché les mains de sa nuque, et les bras qu’elle ouvrait, […] ces bras étaient d’une indicible suavité. Pour lui, elle se pencha vers lui, sur lui, il sentit son parfum organique, la trépidation de son cœur. Une douceur brûlante étreignit le cou de Hans et, tandis que, défaillant de plaisir et d’épouvante, il posait les mains sur le haut de ses bras où la peau grenue, tendue sur les triceps, était d’une fraîcheur délicieuse, il sentit sur ses lèvres la succion moite de son baiser. (p. 441)

À l’armée, on est fort dans ce domaine. Cette veuve a bien eu raison d’évoquer la gravité de votre métier, car vous devez toujours vous attendre au pire, notamment à être confrontés à la mort. Vous avez cet uniforme bien ajusté, impeccable, avec son col officier qui vous donne de la bienséance. Ensuite, vous avez la hiérarchie, l’obéissance, vous vous honorez scrupuleusement les uns les autres dans un esprit espagnol, avec déférence, ce qui, au fond, n’est pas pour me déplaire. Cet esprit devrait davantage régir les us et les coutumes des civils que nous sommes : je préférerais, ce serait convenable, à mes yeux. Tels que sont le monde et la vie, je trouve que chacun devrait être en noir, avec une fraise empesée, au lieu de votre col officier : il faudrait avoir une conduite sérieuse, modérée et solennelle, en pensant à la mort ; ce serait moral à mon goût. (p. 454)

Caroline Stöhr était épouvantable. Si quelque chose gênait le jeune Hans Castorp dans ses efforts spirituels pleins d’honnêteté, c’étaient les façons de cette femme. Ses constants impairs en matière de culture y suffisaient : elle disait « agonir » au lieu d’ « agoniser », « espèce d’insolvable » à une personne qu’elle trouvait insolente, et débitait de terribles inepties sur les phénomènes astronomiques donnant lieu à une éclipse de soleil. […] Elle adorait des expressions qui exaspéraient le jeune Hans Castorp, parce qu’elles étaient désuètes ou galvaudées par une mode vulgaire, comme « C’est le pompon ! » ou « Époustouflant ! ». Et comme le qualificatif « sensationnel », longtemps substitué par le verbiage en vogue à « remarquable » ou « excellent », était complètement vidé de sa substance, affaibli, prostitué et obsolète, elle se jeta sur la dernière nouveauté, à savoir le mot « monumental », et désormais, sérieusement ou par raillerie, trouva tout « monumental », la piste de luge, le gâteau, ou sa propre température, qui n’était pas plus ragoûtant. (p. 459)

Il faut chercher la morale non dans la vertu, c’est-à-dire dans la raison, la discipline, les bonnes mœurs, l’honnêteté, mais plutôt dans son contraire, je veux dire : dans le péché, en s’abandonnant au danger, à ce qui est nuisible, à ce qui nous consume. Il nous semble qu’il est plus moral de se perdre, et même de se laisser dépérir, que de se conserver. Les grands moralistes n’étaient point des vertueux, mais des aventuriers du mal, des vicieux, de grands pécheurs qui nous enseignent à nous incliner chrétiennement devant la misère. (p. 523-524)

L’amour n’est rien, s’il n’est une folie, une chose insensée, défendue, une aventure dans le mal. Autrement, c’est une banalité agréable, bonne pour en faire de petites chansons paisibles dans la plaine. (p. 526)

Le corps, l’amour, la mort, ces trois ne font qu’un. Car le corps, c’est la maladie et la volupté, et c’est lui qui fait la mort, oui, ils sont charnels tous deux, l’amour et la mort, voilà leur terreur et leur grande magie ! Mais la mort, tu comprends, c’est d’une part une chose mal famée, impudente, qui fait rougir de honte ; et, d’autre part, c’est une puissance très solennelle et très majestueuse – beaucoup plus élevée que la vie rieuse, gagnant de l’argent et se farcissant la panse, beaucoup plus vénérable que le progrès qui bavarde par les temps – parce qu’elle est l’histoire, la noblesse, la piété, l’éternel et le sacré qui nous font tirer notre chapeau et marcher sur la pointe des pieds… Or, de même, le corps, lui aussi, et l’amour du corps, sont une affaire indécente et fâcheuse ; le corps rougit et pâlit en surface, de frayeur, par honte de lui-même. Mais il est aussi une grande gloire adorable, image miraculeuse de la vie organique, sainte merveille de la forme et de la beauté ; l’amour du corps humain, c’est de même un intérêt extrêmement humanitaire, et une puissance plus éducative que toute la pédagogie du monde !... Oh, enchanteresse beauté organique, qui ne se compose ni de peinture à l’huile ni de pierre, mais de matière vivante et corruptible, pleine du secret fébrile de la vie et de la pourriture !  (p. 527-528)

Le temps est agissant, sa nature est celle d’un verbe, il « sous-tend ». Et qu’est-ce qu’il sous-tend, le temps ? Du changement ! (p. 530)

Ces hypothèses bien commodes de l’éternel et de l’infini, sont-elles compatibles avec des concepts tels que la distance, le mouvement, le changement, voire la présence de corps limités dans l’univers ? (p. 531)

Quant à la vallée hivernale enfouie sous la neige, Hans, depuis son excellente chaise longue, lui posait des questions sur la transcendance ; les aiguilles, les sommets arrondis, les alignements rocheux, les forêts brunes, vertes et roussâtres se dressaient en silence dans le temps, cernés par ce temps terrestre à l’écoulement discret ; tantôt ils brillaient dans l’azur profond, tantôt ils étaient drapés de nuées, ou embrasés à la cime par les derniers feux du soleil, tantôt ils étincelaient avec la dureté du diamant à la magie du clair de lune – mais c’était toujours sous la neige, depuis ces six mois immémoriaux qui s’étaient pourtant envolés en un éclair. (p. 533-534)

Tout ce temps qui s’était écoulé, pourvoyeur de changements ! Notamment celui de s’habituer à vivre ici en l’absence de Clavdia Chauchat, fort éloignée dans l’espace, et ce plus vite qu’on ne l’aurait cru : telle était bien la nature du temps d’ici, dont l’organisation visait du reste à générer des habitudes – fût-ce celle de ne pas s’habituer. (p. 537)

L’homme n’énonce aucune généralité plus ou moins condensée sans se trahir tout entier ; qu’il le veuille ou non, il y met tout son être, et présente dans une sorte de parabole le sujet majeur de sa vie, son problème fondamental. (p. 548)

Que d’avis à énoncer et à émettre sur la matière, honteuse dégénérescence de l’immatériel, et sur la vie, cette lubricité de la matière, ou encore sur la maladie, forme dépravée de la vie ! (p. 564)

Les fêtes de la Saint-Jean, s’écria Hans, au solstice d’été ! Ces grands feux, ces rondes où l’on tourne autour des flammes étincelantes, main dans la main ! Je n’ai jamais vu ça, mais il paraît que des hommes primitifs en font autant, qu’ils fêtent de la même façon la première nuit d’été marquant le début de l’automne, le midi et le point culminant de l’année, à partir duquel elle décline : les gens dansent, tournent, ils sont en liesse. Et qu’est-ce qui les fait exulter, dans leur vigueur primitive […] ? Qu’est-ce qui leur donne une joie si exubérante ? La redescente vers l’obscurité ou, peut-être, l’ascension précédant le tournant, l’intenable point d’inflexion, la nuit de plein été, le sommet, et c’est une exubérance pleine de désespérance. Je le dis avec les mots qui me viennent. C’est une exubérance mélancolique ou une mélancolie exubérante qui amène ces hommes primitifs à exulter en dansant autour des flammes, ils le font pour surmonter leur désarroi ou, si tu préfères, pour rendre hommage à cette mystification du cercle et de l’éternité sans direction constante, où tout se répète. (p. 571)

Le lit, c’est le lieu de l’union intime entre l’homme épris et l’objet de ses pensées ; il symbolise le retrait contemplatif loin du monde et de la créature, retrait qui permet de s’unir à Dieu. (p. 578)

La contemplation, le retrait du monde… Il y a du vrai là-dedans, c’est digne d’intérêt ; d’ailleurs nous, en haut, nous vivons plus qu’à l’écart, autant le dire. À cinq mille pieds d’élévation, sur nos chaises longues d’un confort exceptionnel, nous dominons du regard le monde et la création, et nous concevons bien des idées. À la réflexion, et pour vous dire la vérité, le lit, entendez par là ma chaise longue, m’a fait davantage avancer et réfléchir en dix mois que le moulin du plat pays, depuis des années : c’est indéniable. (p. 579)

J’ai beaucoup de compréhension et de sympathie pour le métier militaire. Il a un côté diablement sérieux, « ascétique », si vous voulez – vous avez eu l’amabilité d’employer à peu près ce mot. Le militaire doit toujours s’attendre à avoir affaire à la mort – l’ecclésiastique y est confronté, lui aussi –, et à quoi d’autre pourrait-il avoir affaire, en fin de compte ? Par conséquent, le métier de soldat est fait de bienséance, de hiérarchie, d’obéissance et d’honneur espagnol, si je puis dire ; que l’on porte un col officier ou une collerette empesée, peu importe, on aboutit de la même façon à cet ascétisme que vous avez remarquablement évoqué. (p. 581)

À quoi sert la politique, sinon à fournir aux uns et aux autres l’occasion de commettre des entorses à la morale ? (p. 584)

Il n’empêche qu’on étouffe dans la cohue, que tous les métiers sont surchargés, à tel point que la lutte pour la gamelle relègue au second plan les horreurs de toutes les guerres passées. (p. 590)

Cette construction supérieure de la vie organique qu’est la figure humaine lui apparaissait comme lors de certaine nuit gelée et étoilée, à l’occasion d’études savantes, et cette contemplation intérieure était associée, chez le jeune Hans Castorp, à bien des questions et des distinctions auxquelles le bon Joachim pouvait se soustraire, mais dont lui, le civil, se sentait désormais responsable, alors qu’elles ne l’avaient jamais effleuré, au plat pays, et que l’avenir n’y aurait probablement rien changé. Ici, en revanche, du haut d’une retraite sereine, à cinq mille pieds de hauteur, on observait le monde et ses créatures en se forgeant des idées à ce sujet – sans doute était-ce aussi grâce à une intensification du physique due aux toxines solubles dont la chaleur sèche échauffait le visage. […] Il invoquait l’image des deux grands-pères pour juxtaposer et opposer le rebelle et le fidèle, vêtus de noir pour des raisons différentes, et évaluait leur dignité ; il méditait encore sur de vastes complexes tels que la forme et la liberté, le corps et l’esprit, l’honneur et la honte, le temps et l’éternité, pris d’un bref et violent vertige à l’idée que l’ancolie avait refleuri et que le cycle de l’année était bouclé. (p. 599)

Ainsi sont les éducateurs : ils s’arrogent des prérogatives intéressantes, se jugeant à la hauteur de ces dernières ; quant à la jeunesse, ils lui demandent de ne pas être à la hauteur. (p. 600)

Les productions du monde de l’âme et de l’expression […] sont toujours laides à force de beauté, et belles à force de laideur, c’est la règle. La beauté en question est spirituelle, à la différence de celle de la chair, qui est d’une stupidité absolue. Elle est d’ailleurs abstraite, ajouta-t-il. La beauté du corps est abstraite. Seules la beauté intérieure et l’expression du sentiment religieux ont une réalité. (p. 604)

C’est au service de cette dernière [la philanthropie], déclara Naphta, qu’aura œuvré la machine grâce à laquelle la Convention a débarrassé le monde des mauvais citoyens. Tous les châtiments de l’Église, même le bûcher et l’excommunication, ont été infligés afin de sauver l’âme de la damnation éternelle ; on ne saurait en dire autant de l’ardeur exterminatrice des Jacobins. Je me permets de vous faire remarquer que toute justice infligeant des supplices sanglants sans procéder de la croyance en l’au-delà n’est qu’une ineptie bestiale. Quant à la déchéance de l’être humain, son histoire coïncide exactement avec celle de l’esprit bourgeois. La Renaissance, les Lumières, les sciences physiques et naturelles, les théories économiques du dix-neuvième siècle n’ont pas manqué d’enseigner tout ce qui était plus ou moins susceptible de favoriser cette déchéance, à commencer par la nouvelle astronomie : elle a transformé en petite planète mouvante et sans intérêt le centre de l’univers, cet illustre théâtre où Dieu et le diable se disputaient la propriété de cette créature qu’ils convoitaient avec tant de ferveur ; et la nouvelle astronomie a mis provisoirement fin à la grandiose position de l’être humain dans le cosmos, laquelle était, du reste, le fondement de l’astrologie. (p. 608-609)

La foi est l’organe de la connaissance, et l’intellect est secondaire. (p. 610)

Le vrai, c’est ce qui sert l’homme. […] Il est la mesure de toute chose, et son salut est le critère de la vérité. […] Les siècles chrétiens se sont parfaitement accordés à reconnaître le peu d’importance qu’ont pour l’homme les sciences physiques et naturelles. […] la vraie science a pour tâche non de courir après des connaissances tout sauf salutaires, mais d’éradiquer les opinions malsaines, voire simplement insignifiantes sur le plan des idées – en un mot, de faire preuve d’instinct, de mesure, de discernement. Il est puéril de penser que l’Église a pris la défense des ténèbres contre la lumière. Elle a eu cent fois raison de déclarer répréhensible l’aspiration à une connaissance a priori, qui se dispense de respecter le spirituel et ne vise pas à assurer son salut. Ce sont plutôt les sciences physiques et naturelles a priori, aphilosophiques, qui ont plongé l’homme dans les ténèbres et ne cesseront de l’y enfoncer. (p. 611)

Toutes les associations à vraie visée éducatrice savent depuis toujours ce qui est essentiel à toute pédagogie : un commandement absolu, un engagement inébranlable, la discipline, le sacrifice, le reniement du moi, les violations de la personnalité. Enfin, c’est une grossière méprise de croire que la jeunesse prend plaisir à la liberté. Son plus vif désir est l’obéissance. (p. 614)

Le Moyen Âge chrétien a clairement décelé le capitalisme inhérent à l’État séculier. « L’argent dominera le monde », selon une prophétie du onzième siècle. Elle s’est littéralement réalisée, et elle a rendu notre vie parfaitement diabolique… (p. 616))

Un individualisme qui, sans être social ni religieux, prend pour point de départ l’importance de l’âme individuelle cosmique et astrologique, un individualisme qui voit dans l’existence humaine non pas l’antagonisme du moi et de la société, mais un conflit entre le moi et Dieu, entre la chair et l’esprit, ce véritable individualisme est fort compatible avec une communauté très resserrée… (p. 620-621)

La cause de la liberté ou, pour être plus concret, celle des villes, est historiquement liée, en dépit de son caractère éminemment moral, à la dégénérescence la plus inhumaine de la morale économique, à toutes les horreurs du mercantilisme et de la spéculation modernes, à la domination satanique de l’argent et des affaires. (p. 622)

Le premier pas vers la vraie liberté, la vraie humanité, serait d’échapper à cette peur frileuse que suscite la notion de « réaction ». (p. 622)

Nous avons des querelles sanglantes, presque tous les jours, et pourtant j’avoue que la divergence et l’hostilité de ses opinions m’incitent encore davantage à le retrouver. J’ai besoin de frictions. Pour vivre, les convictions doivent avoir l’occasion de combattre, et les miennes sont fermes. (p. 625-626)

Quand l’été ou l’hiver arrivent au plat pays, l’été ou l’hiver précédents sont passés depuis juste assez de temps pour que ces saisons nous paraissent nouvelles et bienvenues, et notre joie de vivre en dépend. Chez nous, en haut, cet ordre et cette harmonie sont perturbés, d’abord parce que au fond il n’y a pas de vraies saisons, ici, mais simplement des jours d’été et d’hiver pêle-mêle […]. De plus, ce n’est vraiment pas du temps qui s’écoule ici ; par conséquent, le nouvel hiver n’a rien de neuf, à son arrivée, c’est toujours l’ancien, d’où le regard mécontent que tu jettes par la fenêtre. (p. 636)

Lui, pour sa part, en pensait le plus grand bien, car, à son avis, elles étaient une source de contentement infini. En effet, si l’acte de l’aveu inspirait de la répugnance et entraînait bien des humiliations, il instaurait, l’espace d’un instant, une fusion amoureuse avec l’objet de vos convoitises qu’il mettait dans la confidence, dans l’élément même de votre passion. Tout avait beau s’arrêter là, cette perte éternelle n’était pas trop cher payée par la félicité désespérée d’un moment, car cette aveu n’allait pas sans violence : plus il était en butte à une vive répulsion, plus la jouissance était grande. (p. 655)

Au fil du temps, grâce au développement de la médecine générale et au renforcement de la sécurité personnelle, la mort naturelle était devenue la norme, et à l’époque moderne, après l’épuisement logique de leurs forces, les bourreaux de travail ne trouvaient plus du tout effrayante l’idée du repos éternel ; ce dernier leur semblait normal et souhaitable. (p. 701)

Cette vénération de la vie individuelle était bien celle d’une conjoncture bourgeoise toujours à l’abri de son parapluie, et d’une platitude finie. (p. 706)

Lorsque la vie était sottement vue comme une fin en soi, et qu’on ne posait même plus la question d’un sens et d’une finalité allant au-delà, il régnait une éthique sociale de l’espèce, une morale de vertébré, mais sans individualisme, ce dernier ayant pour seul et unique séjour le domaine du religieux et du mystique, ce qu’on a appelé « l’univers et son désordre moral ». (p. 710)

N’était-il pas vrai qu’il y avait certains individus si communs qu’on n’arrivait pas à les imaginer morts ? En un mot, ils étaient tellement faits pour la vie de tous les jours qu’ils ne pourraient jamais mourir, semblait-il, à croire qu’ils n’étaient pas dignes de la solennité de la mort. (p. 711)

C’était donc sur l’esprit et la maladie que se fondaient la dignité et la distinction humaines ; en un mot, plus l’homme était malade, plus il était humain, et le génie de la maladie était plus humain que celui de la santé. […] le progrès – à supposer qu’il existât – n’était-il pas seulement dû à la maladie, autant dire au génie, lequel n’était qu’une maladie ? Les valides n’avaient-ils pas sans cesse tiré profit des conquêtes de la maladie ? Certains hommes, en toute conscience et de leur plein gré, avaient succombé à la maladie et à la folie afin d’acquérir pour l’humanité des connaissances qui, obtenues grâce à la folie, étaient devenues de la santé, et dont la possession et la jouissance, après ce sacrifice héroïque, ne ressortissaient plus à la maladie ni à la folie. Et cela, c’était la vraie mort sur la croix… (p. 712-713)

Dehors, le néant blafard, le monde emmitouflé dans une ouate gris perle qui se pressait aux vitres, dans des tourbillons neigeux et des brumes. Invisibles, les monts ; à peine si l’on distinguait, peu à peu, des conifères tout proches qui, ployant sous le faix, se perdaient vite dans la bourrasque […] À dix heures, telle une nuée faiblement éclairée, le soleil surplombait la montagne, venait donner une vie d’une fadeur fantomatique, une lueur blême de sensualité à ce paysage méconnaissable et annulé, même si tout était encore dissous dans une ténuité et une pâleur spectrales, sans la moindre ligne discernable à coup sûr. Les contours des sommets s’estompaient, s’embrumaient, s’évaporaient. Des étendues neigeuses à l’éclat blanchâtre, dont les hauteurs se succédaient et s’étageaient, entraînaient le regard vers l’inexistant. Un nuage éclairé pouvait alors flotter devant une paroi rocheuse, vaporeux, allongé, sans changer de forme. Vers midi, le soleil, perçant à demi, s’efforçait manifestement de dissoudre la brume dans l’azur. Sa tentative était loin d’aboutir, mais, par instants, on entrevoyait un soupçon de bleu, et le peu de lumière suffisait à faire étinceler les diamants du site travesti par cette neige extravagante. À cette heure-là, d’ordinaire, elle cessait de tomber, comme pour donner un aperçu du résultat obtenu ; c’était aussi la fonction, semblait-il, de sporadiques journées ensoleillées où, une fois la tourmente apaisée, de soudaines ardeurs tentaient de faire fondre la surface, délicieusement pure, des masses de neige. Le spectacle qu’offrait le monde était féerique, enfantin et étrange. Les épais coussins de neige légère et bouffante sur les branches, les bosses du sol dissimulant des arbustes rampants ou des rochers en saillie, les formes du paysage tapies, enfouies, à l’affublement grotesque, donnaient à voir un monde de lutins à l’aspect cocasse, comme sorti d’un conte. Si le devant de la scène, où l’on progressait à grand-peine, avait une allure fantastique et malicieuse, les Alpes enneigées, échelonnant à l’arrière-plan leurs statues qui pointaient au loin, produisaient une impression d’élévation hiératique. (p. 721-722)

Puis la montagne rocheuse haussait jusqu’au gris perle ses immenses surfaces de neige hérissées de dents sombres qui saillaient par endroits, et de crêtes aux douces vapeurs. Il neigeait en silence. Tout s’estompait de plus en plus. Le regard, s’enfonçant vers un néant ouaté, avait tendance à s’assoupir. Un frisson accompagnait cet instant de transition, et nul sommeil n’était plus pur que celui-là, par un froid glacé ; exempt de rêves, il n’était pas atteint par le sentiment inconscient du fardeau de la vie organique, puisque respirer cet air proche du rien, vide et sans émanation, ne donnait pas plus de peine à l’organisme que la non-respiration des morts. Au réveil, les montagnes avaient entièrement disparu dans un brouillard neigeux, et seuls quelques éléments, le haut d’une cime ou une dent rocheuse, en émergeaient à tour de rôle pour quelques instants, avant d’être dissimulés. Ce doux manège spectral était fort distrayant. Il fallait beaucoup de vigilance pour épier cette fantasmagorie de voiles dans ses secrètes transformations. Sauvage et immense, un pan de massif rocheux se montrait, dégagé de la brume ; on n’en voyait ni la cime ni le pied, et, si on le perdait de vue l’espace d’un instant, il s’éclipsait. […] des tempêtes pouvaient faire rage dans cette paisible vallée haute. L’atmosphère proche du rien devenait tumultueuse, emplie d’un tel foisonnement de flocons qu’on ne voyait plus à un pas devant soi. De violentes bourrasques à couper le souffle imprimaient à la tourmente des mouvements impétueux dérapant à l’oblique, la faisaient tournoyer vers le haut, remonter du fond de la vallée vers le ciel, et l’agitaient d’une danse endiablée : ce n’était plus une chute de neige, c’était un chaos de blanche obscurité, une malfaisance, l’outrance phénoménale d’une région abandonnant toute modération, où seule la niverolle alpine, surgissant souvent par vols entiers, semblait avoir des repères familiers. (p. 722-723)

Ces promenades, Hans en avait par-dessus la tête, à présent. Il caressait deux vœux, dont le plus intense, celui de se retrouver seul avec ses pensées et les affaires de son règne, pouvait être exaucé par sa loggia, encore que d’une manière superficielle. L’autre, son corollaire, était d’avoir un contact plus intime et plus libre avec la montagne en pleine désolation sous la neige, qui excitait son intérêt… (p. 724)

La montagne hivernale avait sa beauté – qui n’était ni douce ni riante, mais semblable à celle des étendues désolées de la mer du Nord par fort vent d’ouest, quoique sans grondement – et il y régnait un silence de mort qui forçait tout autant le respect. (p. 728)

Il monta à pic avec ses skis jusqu’à Schatzalp, où il s’activa tranquillement loin de tout, à deux mille mètres d’altitude, sur des plans inclinés de poudreuse étincelante qui, par temps dégagé, offraient une majestueuse et vaste vue sur le paysage de ses aventures. Il se réjouit de cette acquisition qui triomphait de l’inaccessibilité en réduisant les obstacles à néant ou presque. Elle lui procurait la solitude désirée qui, d’une intensité inouïe, l’émouvait en lui faisant éprouver l’étrangeté totale d’une situation critique. D’un côté, il devait y avoir une pente à pic couverte d’épicéas, sombrant dans des vapeurs neigeuses, et, de l’autre, une montée rocheuse aux masses de neige immenses, cyclopéennes, bombées et bossues, formant des creux et des dômes. Lorsque Hans demeurait immobile pour ne pas s’entendre lui-même, le silence était absolu, parfait, absence de bruits ouatée, inconnue, jamais perçue, qu’on ne rencontrait pas ailleurs. Pas un souffle de veut qui eût effleuré les arbres en toute légèreté, pas un murmure, pas un chant d’oiseau. C’était le silence primitif que Hans cherchait à capter en restant appuyé sur son bâton, la tête penchée vers l’épaule, la bouche ouverte ; paisible, la neige continuait de tomber sans relâche, elle se déposait tranquillement, sans le moindre bruit. Non, ce monde au silence illimité n’avait rien d’hospitalier ; il ne faisait qu’admettre, sans vraiment l’accueillir ni l’adopter, le visiteur qui s’y trouvait pour son propre compte, à ses risques et périls : face à cette intrusion et à cette présence, il avait une tolérance inquiétante et de mauvaise augure, donnant l’impression d’une force élémentaire au silence menaçant, qui n’était pas même hostile, mais d’une indifférence funeste. L’enfant de la civilisation, étranger à une nature sauvage toujours éloignée de lui, est bien plus réceptif à sa grandeur que le robuste fils de la nature, qui dépend d’elle depuis l’enfance et la côtoie avec une familiarité pragmatique. (p. 728-729)

Aucun sommet, aucune arête n’était visible, Hans Castorp grimpait vers un néant vaporeux, et comme, derrière lui, le monde, la vallée et ses habitations ne tardaient pas à se refermer pour échapper aux regards, et que plus aucun bruit ne lui parvenait de là-bas, il fut pris au dépourvu par une solitude et une impression d’abandon qui, dépassant toutes ses espérances par leur intensité, confinaient à l’effroi, prélude du courage. « Praeterit figura hujus mundi » [La figure de ce monde passe, 1 Corinthiens 7, 31] (p. 732)

Tandis que son regard se heurtait à un vide blanc qui l’éblouissait, Hans sentit s’agiter son cœur que l’ascension faisait palpiter, ce viscère musculaire dont il avait épié la forme bestiale et les battements […]. Et il fut envahi d’une sorte d’émotion, d’une sympathie toute simple et recueillie pour son cœur, ce cœur humain qui battait en altitude, dans la vacuité glacée, si seul avec sa question et son énigme. (p. 733)

Il se hissa, grimpa plus haut, vers le ciel. Parfois, il enfonçait la poignée de son bâton dans la neige et, en le retirant, voyait jaillir à sa suite une lumière bleue, du fin fond du trou. Cela l’amusait : il pouvait s’arrêter longtemps pour expérimenter sans cesse ce petit phénomène optique. Singulière et délicate, cette lueur des montagnes et des profondeurs était d’un bleu verdâtre, d’une transparence de glace malgré ses ombres, et d’un attrait mystérieux. Cette lumière et sa couleur lui rappelaient certains yeux obliques ayant la vision du destin […], ces yeux jadis observés et infailliblement retrouvés, ceux de Hippe et de Clavdia Chauchat. (p. 733)

Il fut envahi de plaisir à l’idée d’avoir devant soi quelques heures pour vagabonder en plein air, dans ce paysage grandiose. (p. 734)

Prise isolément, chacune de ces réalisations du froid était pourtant d’une harmonie absolue, d’une régularité glacée, et voilà bien ce qu’elles avaient d’inquiétant, d’antiorganique et d’hostile à la vie : elles étaient trop régulières, alors que la substance structurée pour produire la vie ne l’était jamais à ce point, car la vie redoutait l’exactitude rigoureuse, la trouvait funeste, y voyait le mystère même de la mort ; Hans croyait comprendre pourquoi, dans la nuit des temps, les architectes des temples avaient, mine de rien, délibérément introduit dans leurs colonnades de légers manquements à la symétrie. (p. 735-736)

Hans éprouvait une vive attirance pour les lointains et les hauteurs, les solitudes se déployant d’une manière toujours renouvelée, et, quitte à se mettre en retard, il s’efforçait de pénétrer plus avant dans ce silence sauvage, ce milieu inquiétant et de mauvais augure, même si la tension et l’oppression ressenties se muaient en véritable peur à la vue de l’obscurité grandissant avant l’heure, qui posait comme des voiles gris sur le site. Cette crainte lui faisait prendre conscience que, jusqu’alors, il s’était secrètement proposé de se désorienter... (p. 737)

C’était, en un mot, la tourmente qui menaçait depuis longtemps, si l’on peut parler de menace à propos d’éléments aveugles et ignorants qui, sans viser à nous détruire – ce serait rassurant, toutes proportions gardées –, se moquent éperdument des effets qu’ils entraînent par ailleurs. (p. 738)

L’amour s’oppose à la mort, lui seul est plus fort qu’elle, et non la raison. Lui seul, et non la raison, nous donne des pensées pleines de bonté. (p. 761)

Mon cœur bat fort, et il sait pourquoi. Il ne bat seulement pour des raisons physiques, comme un cadavre dont les ongles poussent encore ; il bat avec humanité, en vertu du bonheur de l’âme. (p. 762)

Ce qui sème la confusion dans le monde, c’est la disparité entre la rapidité de l’esprit et la matière dont la lourdeur, la lenteur, l’apathie et la force d’inertie sont immenses. (p. 778)

L’idée de la confrérie est, d’une façon générale, indissociable de l’absolu avec qui, dès l’origine, elle a partie liée. […] Elle décharge la conscience individuelle et, au nom de la fin absolue, justifie tout moyen, fût-il sanglant, même le crime. […] Une union n’a jamais rien de contemplatif, c’est toujours une organisation à l’esprit absolu, de par sa nature. (p. 780)

L’homme de lettres, vrai fils de l’humanisme et de la culture bourgeoise, avait beau savoir lire et écrire, à la différence du noble, du guerrier et de l’homme du peuple, qui en étaient presque ou entièrement incapables, il ne savait rien de plus, lui, et ne comprenait rien à rien ! Il n’était jamais qu’un adepte de l’enflure latine, qui se mêlait de pérorer, laissant la vie aux honnêtes gens.  Par conséquent, il faisait de la politique une boursouflure pleine de vent, de rhétorique et de littérature, ce que la langue du parti qualifiait plutôt de radicalisme et de démocratie, et ainsi de suite. (p. 801)

Il était question […] de littérature, de cette impulsion de l’humanité, et de son esprit – pauvre moqueur ! –, qui était l’esprit en soi, prodigieuse association de l’analyse et de la forme. C’était lui qui suscitait l’intelligence de toute chose humaine, qui s’employait à battre en brèche et à supprimer les jugements de valeur et les convictions ineptes, à amener un adoucissement des mœurs, un amendement et une amélioration du genre humain. Grâce au raffinement moral et à la sensibilité hors du commun qu’il développait, cet esprit littéraire, loin de fanatiser, enseignait le doute, la justice, la tolérance. L’action purificatrice et sacrificatrice de la littérature, la destruction des passions par la connaissance et le verbe, la littérature vue comme un cheminement vers la compréhension, le pardon et l’amour, le pouvoir libérateur du langage, l’esprit littéraire, production la plus noble qui fût de l’esprit humain, l’homme de lettres et sa perfection, sa sainteté… (p. 804)

Le récit ressemble à la musique en ceci qu’il REMPLIT le temps ; il le « meuble parfaitement », le « divise », s’arrange pour lui « donner de la substance » et de l’ « animation »… (p. 830)

Le temps est l’élément de la narration, comme il est celui de la vie : il y est soudé, comme il l’est aux corps dans l’espace. Il est aussi l’élément de la musique, qui mesure et structure le temps, le rend à la fois divertissant et précieux. Cette dernière s’apparente donc, on l’a dit, au récit, qui n’est lui-même qu’un enchaînement […] ; le récit sait se donner l’allure d’un déroulement, et il a beau s’efforcer d’être tout à fait présent à chaque instant, il ne peut se passer du temps pour se manifester. (p. 830-831)

Le récit, en revanche, comporte deux sortes de temps : en premier lieu, son temps propre, musical et réel, déterminant son déroulement et son apparition ; et, en second lieu, celui de son contenu, qui est une question de perspective, avec une telle différence que le temps fictif du récit et sa durée musicale peuvent soit concorder entièrement ou presque, soit être à des années-lumière l’un de l’autre. […] une narration dont le contenu s’étendrait sur une période de cinq minutes pourrait, quant à elle, en remplissant ces cinq minutes avec une minutie hors du commun, durer mille fois plus longtemps tout en étant d’une divertissante concision, alors qu’elle serait affreusement languissante, auprès du temps de la fiction. D’autre part, il est possible que le temps inhérent au contenu excède grandement la durée de la narration elle-même, vue en raccourci […] : en l’occurrence, la narration a recours à un sortilège occulte et à une perspective temporelle supérieure qui rappelle certains cas anormaux de l’expérience réelle, relevant nettement du surnaturel. On détient des écrits d’opiomanes attestant que le toxicomane, durant le bref temps de l’extase, fait des rêves dont la dimension temporelle s’étend sur dix, trente, voire soixante ans, outrepassant même toutes les possibilités humaines d’expérience du temps. (p. 831-832)

Il semble donc que la détresse humaine ait tendance à vivre le temps en l’abrégeant fortement, plutôt qu’à le surestimer. (p. 934)

C’était la virevoltante impossibilité de distinguer ce qu’étaient « encore » et « de nouveau » dont la fusion et la confusion produisent l’intemporel « toujours et à jamais ». (p. 836)

S’il n’était pas simple, malgré une certaine souplesse, de troquer un « maintenant » contre celui de la veille, de l’avant-veille ou de trois jours auparavant, alors qu’ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau, un « maintenant » était déjà en voie, et même capable, de confondre sa présence avec une présence analogue ayant existé un mois, ou un an auparavant, et de fusionner avec elle pour former un « toujours ». (p. 837)

Il est sur terre des situations, des conditions liées au paysage (si tant est qu’on puisse parler de paysage dans le cas envisagé), où se produisent une telle confusion, une telle atténuation des distances spatio-temporelles pouvant aller jusqu’à une similitude vertigineuse, selon la nature et le droit, qu’il peut sembler recevable de se plonger dans leur magie, du moins pendant des heures de vacances. (p. 838-839)

Nous voulons parler d’une promenade au bord de la mer – situation à laquelle Hans Castorp ne repensait jamais sans un immense attachement – puisque nous savons qu’il aimait, dans cette vie en pleine neige, se rappeler avec gratitude les régions de dunes de sa province natale. […] On marche, on marche, sans jamais rentrer à temps d’une telle promenade : égaré par le temps, on l’a égaré à son tour. […] Solitude bruissante, tendue de gris pâle et blafard, pleine d’humidité âcre, laissant sur nos lèvres un goût de sel. Nous marchons, marchons sur un sol un peu élastique, parsemé de varech et de petits coquillages, les oreilles envoilées de vent, de ce grand vent vaste et doux qui parcourt l’espace librement, sans entraves ni embûches, et nous donne un léger étourdissement : nous avançons, avançons, et voyons les langues d’écume marine dont le va-et-vient tente de nous lécher les pieds. Le ressac bouillonne, et les vagues, tour à tour, déferlent en clapotant, soyeuses, sur le rivage plat – là-bas comme ici, sur les bancs, dehors, et ce doux mugissement, confus et général, ferme notre oreille à toutes les voix du monde. Profond assouvissement, oubli délibéré… À l’abri de l’éternité, fermons donc les yeux ! (p. 839)

Les professeurs du Moyen Âge ont soutenu que le temps était une illusion, que son cours, fait de causalité et de conséquences, ne résultait que de notre appareil sensoriel, et que la véritable essence des choses était un maintenant immuable. (p. 840)

Il doit être assez rare qu’on rende vraiment justice à ces présents de la vie, si salutaires et si simples. La plupart des gens sont certainement trop avachis, distraits, inconscients et blasés pour pouvoir leur rendre hommage, il faut croire. (p. 868)

La vie, jeune homme, est une femme offerte, une femme aux seins gonflés et rapprochés, au grand ventre moelleux entre des hanches généreuses, aux bras minces et aux cuisses opulentes, aux yeux mi-clos, dont la provocation superbe et railleuse exige notre plus grand empressement, toutes les forces que notre désir viril peut bander : soit il fait le poids, soit c’est le fiasco – et le fiasco, jeune homme, vous comprenez ce que ça signifie ? La défaite du sentiment face à la vie, c’est l’insuffisance, et là, finies l’indulgence, la pitié, la dignité : On vous rejette sans la moindre compassion, avec un rire narquois : ré-glé, jeune homme, recraché… L’opprobre et le déshonneur ne sont que des termes bien faibles pour désigner cette ruine, cette banqueroute, cet affreux impair. C’est la fin, le désespoir infernal, l’apocalypse… » (p. 870)

Depuis la nuit des temps, l’aspiration humaine aux sensations peut recourir à un expédient, à un stupéfiant pour accéder à l’extase, qui compte même parmi les dons classiques de la vie, et a un caractère simple et sacré, tout sauf dépravé : cette ressource d’envergure, si j’ose dire, c’est le vin, cadeau des dieux aux hommes, à en croire les anciens peuples humanistes, invention philanthropique d’un dieu qui est même liée à la civilisation, si vous me permettez cette précision. Comme chacun sait, l’art de planter la vigne et de manier le pressoir a dégrossi l’être humain et l’a fait accéder à une vie policée : de nos jours, les peuples cultivant la vigne passent pour plus civilisées, ou pensent l’être, que les peuples ignorant la vin […]. Autant dire que la civilisation n’est pas du tout l’affaire de l’entendement ni d’une sobriété à l’expression châtiée, mais qu’elle a bien plus à voir avec l’enthousiasme, le délire et la délectation des sens. (p. 873)

Les substances étaient ainsi faites qu’elles recelaient à la fois la vie et la mort : toutes étaient à la fois des remèdes et des poisons. La toxicologie et la pharmacologie ne faisaient qu’un ; on guérissait grâce aux poisons et, à l’inverse, ce qui était censé sauver la vie pouvait, le cas échéant, tuer un être d’un seul spasme, en une seconde. (p. 889)

Dès que le corps joue un rôle, l’affaire devient mystique, et le physique devient spirituel, ou l’inverse, on n’arrive plus à les distinguer, pas plus que la bêtise et l’intelligence. L’effet est pourtant là, ce dynamisme, et nous voilà à sa botte. Pour l’expliquer, on se rabat, faute de mieux, sur le mot « personnalité ». […] Mais j’ai une autre idée en tête : c’est un mystère qui se situe au-delà de la bêtise et de l’intelligence, et l’on ferait bien de s’en soucier, d’abord pour le tirer au clair, dans la mesure du possible, et ensuite pour notre gouverne. (p. 897)

En faisant de la personnalité un mystère, vous courez le risque de sombrer dans l’idolâtrie. Vous adorez un masque. Vous voyez de la mystique là où il n’y a que de la mystification, une de ces formes trompeuses et creuses par lesquelles le démon de la physionomie corporelle se plaît parfois à nous berner. (p. 898)

Mundus vult decipi. […] Méprisez donc le verbe distinct, précis et logique, d’une cohérence tout humaniste ! Méprisez-le au profit de je ne sais quelle mascarade faite d’allusions et de sentimentalisme de charlatan, et vous ne tarderez pas à être le jouet du diable… (p. 899)

Avoir le courage de ses opinions, le courage de s’exprimer, c’est la littérature, c’est l’humanité… (p. 901)

L’orgueil n’a pas d’envergure, et la grandeur n’est point orgueilleuse. (p. 909)

La passion, c’est vivre pour l’amour de la vie. Mais on sait bien que vous autres, vous vivez pour les expériences qu’on peut y faire. La passion, c’est l’oubli de soi ; or vous, vous n’avez qu’une chose en tête, vous enrichir l’esprit. C’est ça. C’est d’un égoïsme atroce, vous n’en avez pas la moindre idée, et, un jour, on verra en vous des ennemis de l’humanité. (p. 914-915)

Notre nuit, je ne la conçois que comme une nuit de rêve, et je te laisse ta liberté. (p. 919)

Là-dessus, elle l’embrassa sur la bouche. Ce fut une sorte de baiser russe, de ceux qu’on échange lors de grandioses fêtes chrétiennes, dans ce vaste pays plein d’âme, afin de sceller une affection. (p. 922)

N’est-ce pas bon et grand que la langue ait un seul mot pour dire tout ce qu’on peut entendre par là, de l’aspect le plus honnête à la concupiscence la plus charnelle ? C’est parfaitement univoque dans l’équivoque, car l’amour ne saurait être éthéré dans une extrême honnêteté, ni déshonnête dans une extrême sensualité ; il est toujours lui-même, qu’il soit un malicieux amour de la vie ou une passion sublime, c’est la sympathie avec l’organique et, touchante volupté, c’est étreindre ce qui est voué à la putréfaction ; il y a sans doute de la charité jusque dans la passion la plus admirable ou la plus déchaînée. Un sens fluctuant ? Au nom du ciel, laissons donc fluctuer le sens de l’amour ! Ses fluctuations sont la vie et l’humanité, et s’en soucier reviendrait à être tristement dépourvu de malice. (p. 923)

Les femmes, passez-moi l’expression, sont des créatures n’agissant que par réaction, sans initiative personnelle, nonchalantes dans un sens passif… […] la femme, dans le domaine amoureux, se considère foncièrement comme objet ; elle attend que tout se fasse et ne choisit pas librement. Si elle devient un sujet capable de jeter son dévolu sur un homme, c’est seulement grâce au choix qu’il a fait le premier. […] sa liberté de choix est entravée, très compromise par le simple fait qu’on l’a élue. […] Vous demandez à une femme : « Enfin, est-ce que tu l’aimes ? », et elle répond en levant ou en baissant les yeux : « Il m’aime tant ! » […] Cette réponse féminine révèle une vision qu’on a de soi, et j’aimerais bien savoir laquelle. La femme trouve-t-elle qu’elle doit une immense soumission à l’homme qui lui a fait la grâce de choisir une créature aussi indigne, ou bien voit-elle dans l’amour qu’il lui porte un signe infaillible de la prééminence masculine ? (p. 927)

L’austérité religieuse est toujours oppressante pour les êtres de moindre envergure. (p. 929)

J’avais un métier de civil, […] un métier sérieux et raisonnable qui peut même, paraît-il, œuvrer au rapprochement des peuples ; mais cette profession, je n’y tenais pas particulièrement, je l’avoue, pour des raisons dont je dirai seulement qu’elles sont obscures… Tout comme les prémices des sentiments que m’inspire votre compagne de voyage […] Pour l’amour d’elle et en dépit de M. Settembrini, je me suis soumis au principe de la déraison, au principe génial de la maladie ; certes, j’y suis astreint depuis belle lurette, si ce n’est depuis toujours, et je suis resté ici, en haut – je ne sais plus trop depuis combien de temps. J’ai tout oublié, j’ai rompu avec tout le monde, mes parents, mon métier du plat pays et toutes mes perspectives. (p. 940)

Reprenez-vous donc, Wehsal, et arrêtez de vous aplatir ! […] Qu’est-ce que vous avez toujours à ramper devant les autres ? Vous avez, comme nous tous, vos qualités et vos défauts. Par exemple, vous interprétez très joliment cet air du Songe d’une nuit d’été ; tout le monde n’en est pas capable. (p. 947)

Quant à la torture de la concupiscence, on n’y échappe qu’à condition de l’assouvir ; sinon, à aucun prix ! Voilà comment elle fonctionne ; si elle ne vous tient pas, on n’y pense pas trop, mais une fois mordu, les larmes aux yeux, on comprend le calvaire de Notre-Seigneur Jésus-Christ. […] Si la chair désire à ce point la chair, c’est que ce n’est pas la sienne propre, mais parce qu’elle appartient à une autre âme. […] Le désir charnel va et vient, il ne se lie pas, ne se fixe pas, et c’est pourquoi on le trouve bestial. Et pourtant, dès qu’il se fixe sur le visage d’une personne, notre bouche parle d’amour. Ce que je désire, ce n’est pas seulement son buste, son corps, son enveloppe charnelle – même si son visage avait une forme légèrement différente, je n’aurais peut-être plus du tout envie de son corps, ce qui prouve que j’aime son âme, que je l’aime de toute mon âme. Car aimer un visage, c’est aimer l’âme… (p. 948-949)

Mais l’affaire ultime, la plus élevée, la plus effroyablement secrète, celle de la chair et de l’âme, est dans le même temps la plus populaire, chacun la comprend et peut se moquer de celui qui est mordu : ses journées sont tourmentées par le désir, et ses nuits un enfer de honte ! […] Je rêve d’elle toutes les nuits, j’ai toutes sortes de rêves ! Rien que d’y penser, j’ai des maux de gorges et des brûlures d’estomac ! Et ces rêves se terminent toujours par des gifles qu’elle me donne, ou bien elle me crache à la face : le visage de son âme grimaçant de dégoût, elle me crache dessus, et je me réveille tout en nage, offensé et plein de désir… (p. 950)

L’homme d’envergure a toujours été un tyran despotique, et le restera. (p. 955)

Le jeune homme avait le sentiment de ne plus être très à l’aise dans ce monde et cette vie qui, d’une certaine façon, l’angoissaient de plus en plus et allaient de travers ; il lui semblait qu’un démon avait pris le pouvoir, un démon mauvais et bouffon qui, après avoir longtemps exercé une influence considérable, usait de son empire avec un aplomb énorme, fort susceptible de vous inspirer un effroi mystérieux et de vous insuffler des idées de fuite : ce démon avait pour nom l’inertie. (p. 966)

Hans Castorp regardait autour de lui… Il voyait des choses fort inquiétantes et pernicieuses, et il savait ce qu’il voyait là : c’était la vie hors du temps, la vie sans souci ni espoir, le dévergondage à l’activité stagnante, la vie morte. Cette vie-là était affairée, mais, de temps à autre, l’une d’elle dégénérait en marotte, et tout le monde sacrifiait à cette mode avec ferveur. (p. 966-967)

Le jeune homme resta seul à ruminer, la tête reposant sur la main, au milieu de la chambre blanche, terriblement accablé par l’état malsain et défectueux du monde, mais aussi par le sourire sardonique du démon, du dieu simiesque exerçant sur lui cet empire désespérant et débridé qui a pour nom « profonde inertie ». Ce mot funeste et apocalyptique était de nature à l’effrayer secrètement : toujours assis, Hans se frotta le front et la région du cœur. Il avait peur. Il avait l’impression que « tout ça » finirait mal, par une catastrophe, une révolte de la nature patiente, un orage et une tourmente dévastatrice qui rompraient l’envoûtement, emmèneraient la vie au-delà du « point mort » en soumettant cette « période néfaste » à un effroyable Jugement dernier. (p. 976)

Il n’en coûtait guère à ces gens : ils avaient beau être en extase pour la façade, lorsqu’une idole à la voix de ténor se grisait de flamme et de grâce, que son timbre, enchantant le monde entier, se déployait dans des romances ou l’art sublime de la passion, ils n’éprouvaient aucune adoration malgré leur extase ostentatoire… (p. 988)

La maladie ne les empêchait pas d’être frustes. (p. 989)

En fin de compte, ce qu’il ressentait, les mains jointes, le petit volet noir à claire-voie d’où s’échappait toute cette profusion, c’était l’idéalité triomphale de la musique, de l’art et du tempérament humain, l’embellissement sublime et incontestable dont elle gratifiait l’horreur commune des choses réelles. […] C’était l’aspect réaliste des choses, et cet aspect bien particulier, dont l’idéalisme du cœur ne tenait nullement compte, était évincé par le triomphant esprit de la beauté et de la musique. (p. 994)

Voici le rêve qu’elle inspirait à Hans : couché dans un pré inondé de soleil et piqueté d’asters de toutes les couleurs, la tête sur une éminence de terre, il avait les jambes croisées et repliées, sauf que c’étaient des pattes de bouc. Comme cette prairie était d’une parfaite solitude, ses doigts couraient à plaisir sur une petite flûte qu’il avait à la bouche, une clarinette ou un chalumeau dont il tirait des sons tranquilles et nasillards, égrenés note à note, au gré du souffle, et qui parvenaient pourtant à former une ronde ; ces nasillements insouciants montaient vers l’azur intense, dépassaient le feuillage délicat de bouleaux et de frênes épars, à peine agités par la brise, qui étincelaient au soleil. Le bourdonnement des insectes par-dessus l’herbe, dans l’air d’une chaleur estivale, les rayons du soleil, la brise, les cimes ondoyantes, les feuilles scintillantes, toute cette paix estivale au doux balancement prenait des sonorités variées, alentour, donnant à ses naïves notes de pipeau, à leur gamme toujours surprenante, une signification harmonieuse toujours pleine de variété. […] la monotonie ingénieuse de son jeu faisait resurgir la magie sonore de la nature et ses coloris exquis ; après une nouvelle interruption, dans une douce escalade, et grâce à l’apport de voix instrumentales de plus en plus nouvelles et aiguës dont les attaques se succédaient rapidement, cette magie sonore acquérait toute la plénitude imaginable, après s’être longtemps restreinte, le temps d’un instant fugitif dont la jouissance délicieuse et parfaite ne recelait pas moins l’éternité. Le jeune faune était très heureux dans sa prairie d’été où il n’y avait ni « Disculpe-toi ! », ni responsabilité, ni conseil de guerre, ni prêtres pour juger celui qui avait oublié son honneur à jamais perdu. Il y régnait l’oubli en soi, une apathie béate, l’innocence de l’intemporalité : c’était de la dépravation sans la moindre mauvaise conscience, c’était, culminant dans cette vision idéale, la négation totale de l’impératif occidental de l’activité, et l’apaisement qui en résultait pour notre musicien nocturne donnait un prix considérable à ce disque… [en parlant du Prélude à l’après-midi d’un faune, de Debussy] (p. 995-996)

Elle s’y refusait, car, sans l’ombre d’un doute, sa fureur et ses railleries comportaient un élément dépassant l’instant et l’individuel, une haine, une hostilité foncière au principe qui, par ces clairons français ou ces cuivres espagnols, appelait le petit soldat épris : l’ambition suprême et toute naturelle de cette bohémienne, qui dépassait son individualité, était de triompher de ce principe. Pour ce faire, elle disposait d’un moyen très simple : elle prétendait que s’il partait, c’était qu’il ne l’aimait pas, phrase que Don José, au fond de ce coffret, ne supportait pas d’entendre. (p. 998)

Bouleversé, il reconnaissait avoir, un instant, maudit le destin qui avait mis Carmen sur son chemin, pour regretter aussitôt son blasphème et supplier Dieu à genoux de le laisser la revoir. (p. 999)

Avançons cette thèse : un produit de l’esprit, par conséquent significatif, tire son importance de ses implications, du fait qu’il exprime et représente un contenu spirituel plus général, tout un univers de sentiments et d’opinions ayant trouvé en lui un symbole plus ou moins parfait : c’est à cela que se mesure son degré d’importance. En outre, l’amour que nous inspire cet objet n’est pas moins significatif : il nous renseigne sur celui qui l’éprouve, caractérise son rapport à cette généralité, à cet univers que représente l’objet et que, consciemment ou non, on aime à travers lui. (p. 1003) (sur le lied de Schubert, Am Brunnen vor dem Tore]

Il faudrait vraiment ne rien entendre aux choses de l’amour pour penser que de tels doutes amoindrissent l’amour. Ils lui donnent bien plutôt du piment. Ce sont eux-mêmes qui fournissent à l’amour l’aiguillon de la passion, laquelle peut parfaitement se définir comme un amour en proie au doute. (p. 1004)

M. Settembrini avait qualifié de « maladie » le phénomène de la « régression », et son sens pédagogique aurait sans doute trouvé « morbides » la vision du monde et l’ère de l’esprit en butte à cette régression. Comment cela ? Ce charmant lied sur le mal du pays, la sphère sentimentale à laquelle il appartenait, et l’engouement de Hans pour cette sphère, tout cela aurait été maladif ? Ah, que non ! C’était tout ce qu’il y avait de plus plaisant et de plus sain. Reste que ce fruit qui, l’instant d’avant, était tout frais et éclatant de santé, avait une extrême tendance à se décomposer et à pourrir ; si ce pur délice de l’âme n’était pas dégusté au bon moment, il répandait, l’instant d’après, et donc au mauvais moment, la pourriture et la corruption dans l’humanité qui s’en délectait. Ce fruit de la vie était engendré par la mort, qu’il portait en lui. (p. 1005)

Ses pensées allaient plus haut que son entendement, intensifiées qu’elles étaient par l’alchimie. Oh, cet enchantement de l’âme était d’une puissance ! Nous étions tous ses fils et, ici-bas, nous pouvions transmettre des idées puissantes, en étant à son service. Plus n’était besoin de génie, il suffisait d’avoir davantage de talent que l’auteur du Tilleul pour donner au lied des proportions gigantesques, en magicien qui enchante l’âme, et subjuguer le monde entier. […] son meilleur fils devait être celui qui, l’existence minée par l’abnégation, périssait en ayant sur le bord des lèvres un NOUVEAU verbe de l’amour qu’il ne savait pas encore prononcer. Ce lied enchanteur valant tant la peine qu’on mourût pour lui ! En fait, celui qui périssait de la sorte mourait aussi pour une autre cause : s’il était un héros, c’était au fond parce qu’il mourait pour l’esprit nouveau, le cœur plein de ce nouveau verbe de l’amour et de l’avenir… (p. 1006)

Son domaine d’étude avait toujours été ces vastes zones obscures de la psyché qu’on nomme subconscient ; pourtant, on ferait peut-être mieux de parler de supraconscient, puisqu’il émane parfois de ces sphères un savoir qui dépasse de loin le savoir conscient de l’individu, et semble indiquer des liens et des rapports possibles entre les sombres zones inférieures de l’âme individuelle et une âme universelle omnisciente. Occulte au sens premier du terme, le domaine du subconscient ne tarde pas à montrer qu’il est lié à l’occultisme au sens strict, étant à la source de ce qu’on appelle des visions, faute de mieux. Mais ce n’est pas tout : voir dans le symptôme de maladie organique l’œuvre des affects surexcités par l’hystérie et bannis de la vie psychique consciente, c’est admettre le pouvoir créateur du psychique dans le domaine matériel, pouvoir qu’on doit forcément qualifier de seconde source des phénomènes magiques. (p. 1008)

Les fatales aptitudes d’Ellen Brand le rendaient curieux : le sentiment d’une plus grave aporie, la conscience de ne pouvoir accéder par l’intellect à ce domaine exploré par tâtonnements, voilà ce que recelait cette curiosité qui, en proie au doute, se demandait si elle était coupable ou seulement dérisoire, et n’en restait pas moins de la curiosité. Au cours de sa vie, Hans, comme tout le monde, avait entendu parler des phénomènes occultes ou surnaturels […]. Jamais cependant il n’avait subi les atteintes de cet univers qu’il ne refusait pas de reconnaître en théorie, en toute impartialité, sans en avoir jamais fait l’expérience concrète. (p. 1013)

Que pensait M. Settembrini du mot « fantasmagorie » ? Dans ce concept, l’association d’éléments oniriques et réels était peut-être moins étrangère à la nature que notre fruste pensée quotidienne. Le mystère de la vie était littéralement insondable ; fallait-il s’étonner si d’aventure des fantasmagories en émanaient, lesquelles… Et notre héros poursuivit ainsi, étant enclin aux aimables concessions et au laxisme intégral. (p. 1027)

Elle avait promis de faire apparaître n’importe quel mort que les participants réclameraient, la prochaine fois. N’importe lequel ? Hans garda tout de même une attitude de refus ; néanmoins, l’idée de voir n’importe quel défunt le préoccupa à tel point que, les trois jours suivants, il en vint à décider le contraire. […] Il se ravisa un soir, lors d’un moment de solitude au salon ; il avait mis le disque où était gravée la personnalité foncièrement sympathique de Valentin,  et prêtait l’oreille, sur son siège, à cette prière de soldat, à ces adieux de brave pressé de partir pour le champ d’honneur : À toi, Seigneur et Roi des cieux, / Ma sœur je confie, /Daigne de tout danger / Toujours, toujours la protéger. Comme à chaque écoute de cet air, le cœur de Hans éprouva une vive émotion ; cette fois, étayée par certaines possibilités, elle se précisa pour devenir un souhait, et il se dit : « Dérisoire, coupable ou non, n’empêche que ce serait drôlement curieux, une aventure formidable. Lui, s’il est concerné, ne le prendra pas mal, tel que je le connais. » Et il repensa au « Je t’en prie, fais donc » de son cousin, à cette réponse indifférente et débonnaire qu’il avait reçue dans la nuit du laboratoire de radiographie, quand il s’était cru obligé de lui demander la permission de commettre certaines indiscrétions optiques. (p. 1033)

La réapparition des défunts, ou plutôt la possibilité de souhaiter leur retour, est toujours une affaire complexe et délicate. En fait, pour dire les choses crûment, ce souhait éventuel n’existe pas, c’est une erreur : à y regarder de près, ce désir est tout aussi impossible que la chose en soi, et l’on s’en apercevrait si la nature abolissait cette impossibilité, ne fût-ce qu’une fois. Le deuil, comme on l’appelle, est moins la douleur due à l’impossible retour à la vie de nos morts que le regret de ne pouvoir le souhaiter. (p. 1041)

Qu’y avait-il donc ? Qu’est-ce qui se préparait ? Une humeur querelleuse. Une irritation naissante. Une impatience sans nom. Une tendance générale aux échanges fielleux, aux accès de fureur, voire aux échauffourées. Des disputes hargneuses et, pêle-mêle, des vociférations déchaînées éclataient quotidiennement entre des personnes isolées ou des groupes entiers ; fait caractéristique, au lieu d’être révoltés par l’état des gens affectés ou d’arbitrer leurs querelles, ceux qui n’étaient pas concernés y prenaient vivement par, en sympathie, et, à leur tour, succombaient à cet égarement. On blêmissait, frémissait, les yeux étincelants d’animosité, la bouche déformée par l’emportement. Ceux qui étaient en action, on les enviait d’avoir le droit et l’occasion de crier. Un désir lancinant de les imiter mettait l’âme et le corps au supplice, et quiconque n’avait pas la force de se réfugier dans la solitude se voyait immanquablement pris dans la tourmente. (p. 1051-1052)

L’abominable lubie dont il était affligé s’était transformée en méfiance maniaque, en véhément délire de persécution qui le poussait à débusquer les êtres impurs dissimulés ou masqués, et à les confondre. (p. 1054)

Le résultat concret de cette Révolution française qu’on portait aux nues, c’était l’État bourgeois et capitaliste, quel désastre ! Et, pour l’améliorer, on avait l’espoir de la rendre universelle, cette horreur. La république universelle, ce serait le bonheur, à coup sûr ! Le progrès ? Bah, c’était la fameuse histoire du patient qui changeait constamment de position en comptant bien être soulagé ! […] Naphta méprisait l’État bourgeois pourvoyeur de sécurité. Il énonça ses vues à l’occasion d’une promenade en automne sur la grand-route, où tout le monde, comme sur commande, s’abrita soudain sous son parapluie : il y vit un symbole de cette lâcheté, de cet amollissement grossier qui résultaient de la civilisation. Incident fatidique, le naufrage du paquebot Titanic avait beau faire l’effet d’un châtiment ancestral, il était vraiment salutaire : il avait soulevé un tollé réclamant davantage de sécurité dans les transports. Que dire de cette indignation à son comble, dès que la « sécurité » semblait menacée ! Elle était pitoyable, et sa mollesse humanitaire correspondait parfaitement à la férocité et à l’abjection bestiale de ce champ de bataille économique que représentait l’État bourgeois. La guerre, la guerre ! Il était d’accord, et toute cette concupiscence qu’elle suscitait lui semblait honorable, par comparaison. (p. 1062-1063)

La justice ! Cette notion valait-elle d’être idolâtrée ! Était-ce un principe divin ? De premier plan ? Dieu et la nature étaient injustes, ils pratiquaient le favoritisme et l’élection de la grâce, gratifiant les uns d’une dangereuse distinction, et réservant aux autres un sort banal et facile. […] La justice était, de toute évidence, une coquille vide de la rhétorique bourgeoise ; pour passer à l’action, il importait avant tout de savoir de quelle justice on parlait : de celle qui voulait donner à chacun son dû, ou la même chose pour tous. (p. 1064)

Quelle ineptie blasphématoire, au fond, de calculer la distance de quelque étoile par rapport à la Terre en trillions de kilomètres ou en années-lumière, en s’imaginant qu’avec ces fadaises de chiffres on permettait à l’esprit humain d’envisager l’infini et l’éternel dans leur essence, alors que l’infini n’avait strictement rien à voir avec la grandeur, ni l’éternité avec la durée et les distances temporelles ! Loin d’être des notions de physique, ils signifiaient plutôt l’abolition de ce qu’on appelait la nature ! En vérité, la candeur d’un enfant persuadé que les étoiles étaient, dans la voûte céleste, des trous à travers lesquels brillait l’éternelle clarté, lui semblait cent mille fois préférable à toutes ces balivernes creuses, absurdes et présomptueuses que débitait la science moniste sur l’univers ! (p. 1066)

On fit quelques pas pour essayer d’apercevoir la crête du Stulsergrat. Haute de trois mille mètres, la gigantesque paroi s’était embrumée. Par endroits seulement, un immense piton surgit du brouillard, supraterrestre, aussi lointain que le Valhalla, inaccessible et sacré. Saisi d’admiration, Hans voulut la faire partager à tous. […] des lieux hors d’atteinte, de la nature non encore foulée par l’être humain, il n’y en avait presque plus. (p. 1068)

Il y eut des moments, disions-nous, où le jeune homme put en partie s’affranchir de l’état d’esprit général, qui était embrouillé et confus, et s’apercevoir que c’était bel et bien une folie à éviter à tout prix. (p. 1076)

L’abstraction épurée, relevant de l’idée, est dans le même temps l’absolu, et donc la rigueur à proprement parler, recelant des occasions de haine, d’hostilité absolue et irréconciliable, qui sont bien plus profondes et radicales que celles de la vie en société. Trouvez-vous étonnant que, de façon plus directe et implacable que cette dernière, l’abstraction mène à une situation carrément radicale, à celle du duel, du combat physique ? Le duel, mon ami, n’est pas une institution comme une autre. C’est la chose ultime, le retour à l’état de nature, à peine atténué par un vague règlement de chevalerie qui est bien superficiel. L’essentiel de la situation demeure son caractère foncièrement primaire de combat physique, et il appartient à tout homme, même fort éloigné de la nature, d’être à la hauteur de cette situation où il peut prendre fait et cause pour une idée avec sa personne, son bras et son sang, c’est en être indigne, et il importe de rester un homme, en dépit de toute la spiritualité qu’on développe. (p. 1077-1078)

Quoi, les exercices intellectuels, du fait de leur rigueur, devaient mener implacablement à la bestialité, au règlement de l’affaire par un combat physique ? Hans s’insurgeait contre cette idée, ou du moins il s’efforçait de le faire, pour s’apercevoir à son grand effroi qu’il n’en était pas capable. L’état d’esprit général avait de l’empire sur lui : il n’était pas homme, lui non, à y échapper. […] il comprit avec horreur qu’en dernière instance on n’avait plus que son corps, ses ongles, ses dents. (p. 1078)

Le temps, qui n’est pas analogue à ces horloges de gare dont la grande aiguille avance par à-coups, toutes les cinq minutes, mais plutôt comme ces montres minuscules dont les aiguilles même se meuvent de façon imperceptible, ou comme l’herbe qu’aucun œil ne voit pousser, bien qu’elle le fasse en secret jusqu’au jour où elle ne peut plus s’en cacher, le temps, cette ligne composée de simples points sans étendue […], le temps donc, à sa manière imperceptible et insidieuse, secrète et pourtant industrieuse, avait persisté à sous-tendre des changements. (p. 1089)

Il retentit, ce coup de tonnerre dont nous avons tous entendu parler, détonation assourdissante issue d’un funeste mélange d’inertie et d’irritation longtemps amoncelées ; et ce coup de tonnerre historique, disons-le avec un respect mitigé, ébranlant les fondements de la terre, c’est, à nos yeux, celui qui fait sauter la montagne magique et, sans le moindre ménagement, en déloge notre héros, ce loir en pleine léthargie. (p. 1091-1092)

Or, si sa petite destinée était éclipsée par le sort général, n’était-elle pas l’expression d’une bonté et d’une justice divines regardant sa personne ? La vie allait-elle reprendre son frêle enfant qui avait péché ? Non pas à la légère, mais seulement avec gravité et sévérité, par une épreuve ne signifiant pas que ce pécheur aurait la vie sauve ; il aurait, en l’occurrence, trois salves d’honneur. (p. 1096)

Le jouet de la vie… Bats-toi courageusement, sur les lieux de tes attaches et de ton sang ! Que faire de plus, à présent ? (p. 1097)

Toute cette jeunesse portant son barda et son fusil à baïonnette, en manteau et bottes tout crottés ! A la contempler, on pourrait, en humaniste féru de beauté, rêver à d’autres tableaux. On pourrait l’imaginer dans une crique, menant des chevaux au bain, déambulant sur le rivage avec une bien-aimée, effleurant des lèvres l’oreille de la tendre promise, ou s’enseignant le tir à l’arc avec une joyeuse camaraderie. Au lieu de quoi elle gît là, mordant cette boue à feu et à sang. Qu’elle le fasse de gaieté de cœur, malgré son immense épouvante et son indicible nostalgie du foyer familial, c’est une chose sublime et confondante, même si elle ne justifie en rien qu’on la mette dans une telle situation. (p. 1100-1101)

Il y eut des moments où, dans les intuitions de ton règne, un rêve d’amour, issu de la mort et de la luxure des corps, a surgi en toi. Cette fête mondiale de la mort, et même, alentour, cette mauvaise ardeur fébrile enflammant le ciel pluvieux du soir, l’amour en émanera-t-il un jour ? (p. 1102-1103)