Les extraits ci-dessous proviennent d’une lettre d’Anton Tchekhov à son frère Nikolaï, de deux ans son aîné, datant de mars 1886, que l’on peut retrouver dans l’ouvrage Vivre de mes rêves. Lettres d’une vie (publié aux éditions Robert Laffont, coll. Bouquins, p. 62 à 66). Tchekhov, dans sa vie intime et familiale, fit preuve durant sa brève existence (il mourra de la tuberculose en 1904, à seulement quarante-quatre ans) d’une bonté, d’un courage et d’une abnégation admirables, alors que les circonstances eussent pu lui servir de prétextes à se montrer égoïste, dur ou indifférent. Battu régulièrement par son père, laissé à lui-même durant quelques années lors de son adolescence pour achever sa scolarité à Taganrog, alors que le reste de sa famille a emménagé à Moscou pour fuir les dettes contractées par le père (ses deux frères aînés ont eux déjà fui le foyer familial), le jeune Tchekhov non seulement redouble de travail pour décrocher une bourse au sortir d’une brillante scolarité, mais trouve aussi le temps et l'énergie pour donner des leçons en parallèle pour gagner de quoi vivre. Une fois à Moscou, il deviendra le véritable « homme » de la famille : c’est lui qui s’occupe de loger le reste de sa famille dans des conditions de plus en plus confortables à mesure que sa situation financière s’améliore, et il pardonne sans faire de ressentiment un père qui l’a battu, qui a causé bien des soucis à la famille dans son ensemble, et qui vivra pour le reste de sa vie à la charge de son illustre fils, sans que ce dernier ne s’en plaigne.
Pourtant plus jeune qu’eux, Tchekhov n’aura de cesse aussi, avec une patience douce mais ferme, de s’efforcer de ramener ses deux frères aînés, Alexandre et Nikolaï, à une vie plus réglée, eux dont l’alcoolisme n’a fait que s’aggraver depuis qu’ils ont quitté le foyer familial. Si ses conseils finissent quelque peu par porter leurs fruits en ce qui concerne Alexandre, il n’en sera malheureusement pas de même pour Nikolaï, dont l’alcoolisme finit par détruire sa santé en même temps que la tuberculose, mal dont Tchekhov finira lui-même par succomber. Néanmoins, loin d’être aigri par l’insuccès de ses conseils répétés et fermes envers Nikolaï ainsi que la poursuite par ce dernier de son mode de vie déréglé, Tchekhov conservera intacte son affection pour ce frère qui s’autodétruit, et dont la mort prématurée, en juin 1889, le bouleversera.
Dans cette lettre, nous pouvons noter l’habituel mélange chez Tchekhov, si caractéristique aussi de sa prose, d’humour ironique, dans lequel l’écrivain, correspondance oblige, s’autorise parfois un langage très familier, et d’affection, la moquerie ne l’emportant néanmoins pas sur l’amour sincère que Tchekhov avait pour son frère. Mais cette affection n’empêche pas non plus Tchekhov d’être franc et direct : comme dans ses nouvelles, Tchekhov décrit avec lucidité, avec une simplicité directe mais percutante, les défauts de ce frère si aimé mais perdu. Dans le même temps, nous pouvons lire explicitement ce qui n’apparaît peut-être qu’en filigrane, de manière plus voilée, dans son œuvre : à savoir son aspect profondément moral, parfois occulté par l’humour ironique de son écriture et son apparent nihilisme, Tchekhov ne cessant de vouloir surtout que son contemporain, son lecteur, mène une vie plus authentique, plus belle, plus digne, plus humaine en un mot, que celle dans laquelle l’homme se retrouve enfermé, malgré et en partie à cause de lui-même.
Cette lettre constitue une sorte de « traité de l’homme éduqué ». Mais c’est aussi une sorte de portrait involontaire de Tchekhov par lui-même, lui qui est ordinairement si pudique, si discret quand il s’agit de parler de lui-même, apportant un éclairage indirect sur sa bonté, sa gentillesse mais aussi sa capacité de travail légendaires, lui qui eut le temps de produire une œuvre romanesque considérable en peu d’années, en parallèle à son travail de médecin, mais aussi de se livrer, de superviser un nombre considérable de projets (construction d’hôpitaux, d’écoles etc.) pour venir en aide aux plus défavorisés.
Une lettre donc pleine de sagesse, de compassion et d’humour, à l’image de l’écriture littéraire de son auteur…
Anton Tchekhov (à gauche) et son frère Nikolaï, c. 1882. |
Lettre à Nikolaï Pavlovitch Tchekhov, mars 1886, Moscou.
On m’a dit que mes moqueries et celles de Chekhtel t’avaient offensé… La capacité à ressentir l’offense n’est l’apanage que des âmes bien nées. Mais néanmoins, pourquoi, si l’on peut se moquer d’Ivanenko, de moi, de Michka, de Nelly, serait-il donc interdit de rire de toi ? Ce n’est pas juste… Cela dit, si tu ne plaisantes pas et si, vraiment, tu te sens offensé, alors je m’empresse de m’excuser. […]
Pour moi, personnellement, tu ne constitues pas une énigme. […] Ta vie, de plus, est, psychologiquement, quelque chose d’assez simple, que l’on peut comprendre même sans avoir fréquenté de séminaire. Par respect pour toi, je serai franc. […]
Le fait est qu’étant quelqu’un de bien tu te sens toi-même dans une situation fausse… Or, celui qui se croit coupable se cherche toujours une justification à l’extérieur […]. Si j’abandonnais sur l’heure la famille à son sort, j’essaierais de me trouver comme excuse le caractère de notre mère, l’hémoptysie, etc. C’est naturel et excusable. Telle est la nature humaine. […]
Il est exact aussi que tu ne constitues pas pour moi une énigme et que tu es parfois diablement ridicule. Tu n’es, en effet, qu’un simple mortel et nous tous, simples mortels, sommes énigmatiques seulement quand nous sommes stupides et ridicules quarante-huit semaines par an… N’est-ce pas ?
Tu t’es souvent plaint à moi qu’ « on ne te comprenait pas ! ». Même Goethe et Newton ne se plaignaient jamais de cela… Le Christ seul s’en est plaint, mais lui ne parlait pas de sa petite personne, il parlait de son enseignement… On te comprend parfaitement… Si tu ne te comprends pas toi-même, ce n’est pas la faute des autres…
Je t’assure qu’en tant que frère, en tant que proche, je te comprends et suis de tout cœur avec toi… Toutes tes qualités, je les connais comme les doigts de ma main, je les apprécie et les considère avec le plus grand respect. Je peux même, si tu veux, pour prouver que je te comprends, les énumérer, tes qualités. D’après moi, tu es bon jusqu’à la chiffe-mollesse, tu es généreux, tu n’es pas égoïste, tu donnerais jusqu’à ton dernier kopeck, tu es sincère ; tu ne connais ni l’envie ni la haine, tu es candide, compatissant envers les hommes et les bêtes, tu n’es ni méchant ni rancunier, tu es confiant… Le ciel t’a doué de quelque chose que les autres n’ont pas : tu as un talent*. Ce talent te place au-dessus de millions de gens, car il n’y a sur terre qu’un artiste sur deux millions… Le talent te met dans une situation à part : même crapaud ou tarentule, on te respecterait, car, au talent, on pardonne tout.
Tu n’as qu’un seul défaut. Il est la source à la fois de ta situation fausse, de ton malheur et de ton catarrhe intestinal. C’est ton manque extrême d’éducation. Excuse-moi, je t’en prie, mais veritas magis amiticiae**… Le fait est que la vie a ses conditions… Pour se sentir dans son assiette, dans le milieu intellectuel, pour ne pas y faire figure d’étranger et pour qu’il ne pèse pas, il faut, d’une certaine manière, être éduqué… […]
Les gens éduqués doivent, à mon avis, remplir les conditions suivantes :
1) Ils respectent la personne humaine et sont par conséquent toujours indulgents, doux, polis, accommodants… Ils ne font pas d’esclandre pour un marteau ou un élastique disparu ; lorsqu’ils vivent avec quelqu’un, ils ne le font pas passer pour une grâce et ne disent pas en s’en allant : impossible de vivre avec vous ! Ils pardonnent et le bruit et le froid et la viande trop cuite et les mots d’esprit et la présence d’étrangers au logis…
2) Leur compassion ne s’adresse pas uniquement aux mendiants et aux chats. Leur cœur saigne aussi pour ce qu’on ne voit pas au premier coup d’œil. Ainsi, par exemple, si Pierre ou Paul apprend que son père et sa mère voient leurs cheveux blanchir tant ils languissent, et qu’ils ne dorment pas la nuit pour la bonne raison qu’ils le voient trop rarement (ou alors, ivre), il s’empressera d’aller les voir et se fichera bien de la vodka. Ils passent des nuits sans dormir pour aider les Polevaev, pour payer les études de leurs frères, pour habiller leur mère…
3) Ils respectent le bien d’autrui, et par conséquent paient leurs dettes.
4) Ils sont francs et redoutent le mensonge comme la peste. Ils ne mentent pas, même pour des vétilles. Le mensonge fait offense à celui qui l’écoute et avilit à ses yeux celui qui le profère. Ils ne se donnent pas un genre, ils se tiennent dans la rue de la même manière que chez eux, ils ne jettent pas de la poudre aux yeux à plus petits qu’eux… Ils ne sont pas trop bavards et ne vous importunent pas avec leurs déballages, quand on ne leur demande rien… Par respect pour les oreilles d’autrui, le plus souvent, ils se taisent.
5) Ils ne se rabaissent pas dans le but de susciter la compassion d’autrui. Ils ne jouent pas sur la corde sensible pour qu’on leur réponde par des soupirs et que l’on soit aux petits soins avec eux. Ils ne disent pas : « On ne me comprend pas ! » ou bien : « Je me suis éparpillé pour rien ! Je suis une pute !! », parce que tout cela vise à l’effet facile, c’est plat, c’est vieux, c’est faux…
6) Ils ne sont pas futiles. Les faux diamants que sont les rencontres avec des célébrités […] ne les intéressent pas… […] Travaillant pour trois sous, ils ne font, brandissant leur carton à dessin, comme s’ils gagnaient cent roubles et ne se vantent pas d’être admis là où d’autres ne le sont pas… Les talents véritables restent toujours dans l’ombre, dans la foule, le plus loin possible des exhibitions… […]
7) S’ils ont un talent, alors ils le respectent. Ils lui sacrifient le repos, les femmes, le vin, les vanités… Ils sont fiers de leur talent. Aussi ne se soûlent-ils pas avec les pions d’une école pour petits-bourgeois ni avec les invités de Skvortsov, car ils ont conscience que leur vocation n’est pas de vivre avec eux, mais d’avoir une heureuse influence sur eux. En plus, ils ont le goût difficile…
8) Ils éduquent en eux le sens esthétique. Ils ne peuvent pas s’endormir tout habillés, voir sur leur mur des fentes pleines de punaises, respirer un air infect, fouler un sol couvert de crachats, se nourrir au réchaud à pétrole. Ils s’efforcent, dans la mesure du possible, de dompter et d’ennoblir l’instinct sexuel… […] Ce qu’ils demandent à une femme, ce n’est pas de coucher, pas de suer comme une jument, pas de faire du bruit en urinant, ni d’avoir une intelligence qui s’exprime par l’art de vous embobiner avec une fausse grossesse et de mentir sans repos… Ils ont besoin, et les artistes tout particulièrement, de fraîcheur, de délicatesse, d’humanité, d’une femme capable d’être non pas un trou, mais une mère… Ils ne sifflent pas de la vodka au passage et ne reniflent pas dans les placards, car ils savent qu’ils ne sont pas des porcs. Ils ne boivent que lorsqu’ils sont libres, à l’occasion… Car ils ont besoin de mens sana in corpore sano***.
Etc. Voilà comment sont les gens éduqués… Pour s’éduquer soi-même et ne pas rester au-dessous du niveau du milieu dans lequel on s’est retrouvé, il ne suffit pas de lire Mister Pickwick et d’apprendre par cœur le monologue de Faust. […] Ce qu’il faut, c’est un travail sans relâche, jour et nuit, des lectures incessantes, de l’étude, de la volonté… Chaque heure est précieuse…
Tes allers et retours, rue Iakimanka, n’aideront en rien. Tu dois bravement cracher sur tout ça et donner un grand coup de collier… Viens chez nous, brise la carafe de vodka et allonge-toi pour lire… ne serait-ce que Tourgueniev, que tu n’as pas lu…
Arrête avec ton putain d’amour-propre, tu n’es plus un enfant… Tu as bientôt trente ans ! Il est temps !
Je t’attends… Nous t’attendons tous…
Ton A. Tchekhov
* Nikolaï est peintre.
** la vérité vaut plus que l’amitié.
*** un esprit sain dans un corps sain.
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