« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

samedi 31 octobre 2020

Hadji Mourat, de Léon Tolstoï : l'illusion de la vie même.

Aucun autre romancier ne donne autant cette illusion de la vie même qui s’écrit, cette sensation pour le lecteur que nous ne lisons pas un livre, mais la vie elle-même à mesure qu’elle se déroule, que Léon Tolstoï. C’est cela qui fait selon moi de ce dernier le plus grand romancier de l’histoire. Lire Tolstoï ne requiert pas vraiment d’effort de lecture, et c’est pourquoi c’est sans ironie que je recommande souvent de lire en premier et avant tout, pour ceux qui s’intéresseraient à la littérature classique, Anna Karénine et Guerre et Paix, qui, malgré leur longueur, sont exceptionnellement faciles à lire et ont d’ailleurs été les livres qui m’ont donné la passion de la littérature classique. Nabokov évoque cette unique sensation qui s’empare du lecteur lorsqu’il lit Tolstoï en ces termes :

[Tolstoï] sait, dans ces grands chapitres – ses chefs-d’œuvre – rester invisible pour atteindre cet idéal exempt de passion que Flaubert réclame avec tant de véhémence de la part d’un écrivain : être invisible, être omnipotent, tel Dieu dans Son Univers. Nous avons ainsi le sentiment que le roman de Tolstoï s’écrit tout seul, est engendré par sa propre matière, par son sujet, et non par une personne définie déplaçant sa plume de gauche à droite, puis revenant, effaçant un mot, réfléchissant, et grattant son menton barbu (dans le recueil publié chez Bouquins, Littératures, p. 702)
           Cette facilité de lecture, liée à la vie même qui semble s’écrire d’elle-même, sous nos yeux, s’explique par la qualité essentielle de l’art de Tolstoï : tous ses personnages semblent vivants, des êtres palpables de chair et d’os, comme des êtres connus dans la vraie vie, et dont nous continuons à nous souvenir avec une acuité plus forte que n’importe quel autre écrivain, pourvus d’une identité individuelle bien distincte, qualité que seul Shakespeare parvient à atteindre également, mais dans un autre genre qu’est celui du théâtre.
Ainsi dans Hadji Mourat, tous les personnages, du plus important au plus insignifiant, possèdent leur personnalité unique, même ceux qui ne sont qu’à peine évoqués sur quelques lignes.
De Hadji Mourat, je retiens en particulier sa manière de sourire, associé à celui d’un enfant et ses yeux perçants, qui frappent tous ceux qui le rencontrent pour la première fois, contrastant fortement avec l’image du guerrier féroce et intrépide que tous se sont forgés à l’écoute de ses exploits guerriers. Alors que l’on eût pu s’attendre à un homme rustre, renfermé, il se lie facilement avec toute personne qui ne lui est pas hostile a priori, en particulier avec les hommes au caractère facile, les femmes ou les enfants. Il n’a cependant que mépris pour les hommes secs, dévergondés et/ou faibles, qu’il détecte, avec ses yeux inquisiteurs, dès le premier coup d’œil, tels le vieux Vorontzov ou Ivan Matvéiévitch Pétrov.

Hadji Mourat rendit sourire pour sourire, et son sourire frappa Poltoratski par sa candeur enfantine. Il ne s’attendait pas à rencontrer ce terrible montagnard sous un tel aspect. Il s’attendait à voir un personnage sombre, dur, étrange, et il avait devant lui un homme des plus simples, qui souriait d’un si bon sourire qu’il avait l’air d’une vieille connaissance. Il n’avait qu’une particularité : ses yeux qui étaient fort écartés l’un de l’autre, et qui fixaient attentivement, tranquillement, avec perspicacité, les yeux des autres. (chap. 5, p. 1435)

Les rapports de Hadji Mourat avec ses nouvelles connaissances se définirent tout de suite de façon fort précise. Pour Ivan Matvéiévitch, Hadji Mourat ressentit de la répulsion et du mépris dès le premier contact ; il le traita toujours avec hauteur. Maria Dmitrièvna, qui faisait la cuisine pour lui et lui apportait ses repas, lui plaisait particulièrement. Sa simplicité l’attirait, et aussi la beauté spéciale d’une race qui lui était étrangère ; en outre il se laissa gagner par le penchant qu’elle-même avait pour lui. Il s’efforçait de ne pas la regarder, de ne pas lui parler, mais ses yeux involontairement se tournaient vers elle et suivaient ses mouvements. (chap. 18, p. 1496)

À l’opposé, Tolstoï parvient à insuffler une vie propre aux personnages même les plus secondaires, qui n’apparaissent pour certains qu’au détour d’une page. Voici par exemple le portrait rapidement esquissé de Nazarov et des quatre cosaques qui l’accompagnent, qui vont tous être tués par Hadji Mourat lors de son évasion, excepté Michkine :

Les cosaques étaient commandés par Nazarov, un sous-officier, chevalier de Saint-Georges, jeune garçon solide, blond, au teint rose, l’aîné d’une famille pauvre de vieux croyants, orphelin de père, qui nourrissait sa mère avec ses trois sœurs et ses deux frères. […] Quatre cosaques le suivaient : Férapontov, un homme long, maigre, un chapardeur s’il en fut, et resquilleur : c’est lui qui avait vendu de la poudre à Gamzalo ; Ignatov, un moujik solide, fier de sa force, âgé déjà, il avait fini son temps ; Michkine, un tout jeune homme, peu vigoureux, dont tous se moquaient, et Petrakov, jeune aussi, blond, fils unique gâté par sa mère, toujours affectueux et joyeux. (chap. 25, p. 1525)

Entre ces deux extrêmes, Tolstoï dresse le portrait de personnages qui ne vont qu’apparaître au final que sur un ou deux chapitres, pour ne plus revenir. Le plus saisissant est sans doute celui qu’il fait du tsar de l’époque, Nicolas 1er, dont il fait un portrait très dur et teinté d’ironie, dont il n’est pas surprenant que certains eussent été censurés à l’époque, tant Tolstoï en fait une représentation implacable de médiocrité, cruauté et vanité. Voici quelques passages frappants de ce chapitre où Tolstoï nous fait vivre une journée de la vie du tsar, le décrivant physiquement (ses yeux morts, sans vie, sont frappants, en contraste complet avec Hadji Mourat) et pointant la médiocrité de son caractère :

Nicolas, en dolman noir, sans épaulettes, avec de simples pattes d’épaule, était assis à sa table. Il redressa sa taille gigantesque étroitement corsetée pour effacer l’embonpoint et, sans bouger, arrêta sur les arrivants ses yeux sans vie. Autour de son front fuyant, les mèches des tempes bien lisses rejoignaient artistement le postiche qui cachait sa calvitie. Son long visage blanc était ce jour-là particulièrement froid et immobile ; ses yeux toujours ternes l’étaient encore plus que d’ordinaire, ses lèvres serrées sous la moustache retroussée, ses joues grasses rasées de près, appuyées sur le col haut, ses favoris qu’il laissait pousser en petits boudins réguliers, le menton reposant sur le col, donnaient à son visage une expression de mécontentement et même de colère. (chap. 15, p. 1477)
Il ne lui venait pas à l’idée qu’un homme marié n’avait pas à se débaucher, et il eût été fort surpris d’être mal jugé pour sa conduite. Mais tout en étant sûr d’avoir bien agi, il en gardait une aigreur désagréable et, pour étouffer ce sentiment, il se mit à penser quel grand homme il était, ce qui l’apaisait toujours. (ibid., p. 1479)
La flatterie de son entourage, flatterie constante, manifeste, qui niait l’évidence, l’avait conduit à ne plus apercevoir ses contradictions, à ne plus confronter ses actes, ses paroles avec la réalité, avec la logique, ni même avec le simple bon sens : et il était parfaitement convaincu que ses ordres, si insensés, si injustes, si contradictoires qu’ils fussent, devenaient sensés, justes et harmonieux par le seul fait que c’était lui qui les donnait. (ibid., p. 1482)

          En sus de l’illusion de la vie même et des personnages uniques qu’il crée, Tolstoï écrit sur la mort d’une manière singulièrement poignante. Elle est d’autant plus émouvante que, comme je l’ai indiqué plus haut, chaque personnage est animé d’une vie, d’une individualité unique, qui rend sa mort d’autant plus marquante car nous avons réellement le sentiment d’une perte irréparable, irrémédiable, puisque le personnage qui vient de mourir était unique, avec des sentiments, un caractère qui lui sont propres, laissant de surcroît des êtres qui le pleureront et le regretteront. Ainsi du simple soldat Petrakov, que Tolstoï nous décrivait « gâté par sa mère », ou de Nazarov, dont une importante fratrie dépend financièrement, nous pouvons anticiper la douleur et le dénuement que leur mort provoquera chez leurs proches. Ce sentiment tragique qui s’empare de nous à la mort des personnages chez Tolstoï est encore renforcé par le sentiment d’absurdité qui entoure la mort d’un personnage, comme dans l’exemple de Pierrot Avdéev, qui reçoit une balle lors d’un échange de balles entre camps ennemis sans enjeu, tirées par désœuvrement et ennui, laissant au lecteur le sentiment d'un immense gâchis. Tolstoï au passage en profite pour égratigner la vision romantique, héroïque de la guerre, en décalage complet avec sa réalité brutale et irrémédiable :

[…] un claquement vif, joyeux, ininterrompu de fusils retentit sur toute la ligne, accompagné de petits nuages de fumée qui se dispersaient gracieusement. Les soldats, heureux de cette distraction, se hâtaient de charger et lâchaient coup sur coup. Les Tchetchènes, visiblement, se piquèrent au jeu, et, sortant au galop, l’un après l’autre, déchargèrent plusieurs fois leurs armes sur les Russes. Une de leurs balles blessa un soldat. C’était ce même Avdéev qui avait été de patrouille. (chap. 5, p. 1433)

Butler ne voyait rien d’autre dans la guerre que la menace du danger, sa mort possible, et ce que ces risques lui valaient en récompense, avec la considération de ses camarades de front, de ses amis de Russie. L’autre aspect de la guerre, la mort, les blessures des soldats, des officiers, des montagnards, si étrange que ce soit à le dire, son imagination ne l’évoquait même pas. Bien plus, inconsciemment, pour garder intacte l’image poétique qu’il s’en faisait, il évitait de voir les tués et les blessés. Et ce jour-là encore. Nous avions trois morts et douze blessés ; il passa devant un cadavre couché sur le dos, aperçut seulement d’un œil la position un peu étrange de la main couleur de cire, une tache d’un rouge sombre sur la tête, et il n’y regarda pas de plus près. (chap. 16, p. 1490)

Enfin dernier aspect qui achève de rendre unique la représentation de la mort chez Tolstoï, le sentiment de dépossession que ses personnages ressentent, ou plus exactement à quel point tous leurs attachements terrestres (rancœur, souci/amour envers les êtres chers) semblent s’évanouir devant l’événement de la mort, détachement qui ressemble quelque peu à une sorte de « nirvana », où ce qui faisait leur identité propre semble comme s’évanouir pour céder à un sentiment semblant embrasser une sorte de Tout, d’Unique au-delà de toute compréhension rationnelle, dont l’imminence de la Mort peut être vue comme une porte d’accès. Ce n’est pas pour autant une perte complète de sentiment, une sorte de néant, image qui pourrait sembler réductrice. Les personnages de Tolstoï, en atteignant ce « nirvana », accèdent aussi à une sorte de compassion, d’amour universel, leur faisant prendre en pitié également ceux à qui ils ont nourri une rancœur personnelle : ainsi Avdéev pardonnant à son frère aîné, pour qui il s’est sacrifié en prenant sa place en tant que soldat, ou, pour prendre la mort la plus saisissante de toute la littérature que j’aie lue à ce jour, celle du prince André dans Guerre et Paix, qui pardonne à son rival Kouraguine, qui a séduit et provoqué sa rupture avec Natasha, et dont il assiste aux souffrances atroces (Kouraguine se fait alors amputer d’une jambe) au moment où lui-même va perdre la vie. Ou pour le présent livre qui nous intéresse, Hadji Mourat qui oublie tous ses soucis dans ses derniers instants.

- Oh ! geignit Avdéev, bien qu’il se retînt, lorsqu’on le posa sur le lit. Quand il fut installé, il se renfrogna et cessa de gémir ; seulement, il ne cessait de remuer les pieds. Il tenait sa blessure dans ses mains et regardait fixement devant lui. […] Tant qu’on avait sondé sa blessure puis qu’on l’avait bandée, Avdéev s’était raidi, les lèvres serrées et les yeux fermés. Quand le docteur fut reparti, il rouvrit les yeux et regarda, l’air étonné, autour de lui. Ses yeux étaient tournés vers les malades et vers l’infirmier, mais il paraissait ne pas les voir : il regardait autre chose, qui l’avait frappé. […]
- Sérioguiev, dit Avdéev en portant avec peine ses yeux vers son camarade. Tu écriras ? Eh bien, écris : « Votre fils, votre Pierrot, vous dit adieu. » J’ai envié mon frère. Je te l’ai dit tout à l’heure. Mais maintenant c’est passé. Je suis bien. Qu’il vive en paix, avec l’aide de Dieu. Je suis bien. Voilà, écris cela. […]
- Alors, vieux, ça ne va pas ? dit [Poltoratzki].
Avdéev ferma les yeux, et secoua la tête pour dire non. Son visage aux fortes pommettes était pâle et grave. Il ne répondit rien et répéta seulement, s’adressant à Panov :
- Donne-moi un cierge, je vais mourir.
On lui mit le cierge dans la main, mais elle ne se ferma pas, on dut le lui serrer entre les doigts et le maintenir ainsi. Potloratzki sortit. Cinq minutes plus tard, l’infirmier posa l’oreille sur le cœur d’Avdéev et dit qu’il avait passé. (chap. 7, p. 1442 à 1444)

Une balle atteignit encore Hadji Mourat au côté gauche. […] Celle-ci était mortelle ; il sentait qu’il allait mourir. Des souvenirs et des images défilaient à une vitesse extraordinaire dans son imagination. Tantôt il voyait devant lui le vigoureux Abounounzal-Khan, maintenant sa joue coupée, pendante, et bondissant sur l’ennemi le poignard à la main ; tantôt c’était le vieux Vorontzov, le débile, l’exsangue avec son visage pâle et rusée, et il entendait sa voix doucereuse ; tantôt il apercevait son fils Ioussouf ou sa femme Sofiat, ou bien le visage blême de son ennemi Chamil avec sa barbe rousse et ses yeux bridés.
Tous ces souvenirs passaient dans son imagination sans provoquer en lui aucun sentiment ni de pitié, ni de haine, ni de désir, quel qu’il pût être. Tout cela lui semblait vain à côté de ce qui allait commencer et commençait déjà pour lui. […] il tomba face contre terre et ne bougea plus. Il ne bougeait plus, mais il sentait encore. Quand Hadji-Aga, accouru le premier, le frappa d’un grand poignard à la tête, il lui sembla qu’on l’assommait à coups de marteau : il ne pouvait comprendre qui faisait cela, ni pourquoi. Ce fut son dernier contact conscient avec son corps. Maintenant il ne sentait plus rien, et ses ennemis foulaient, déchiquetaient une chose qui n’avait plus rien de commun avec lui. (chap. 25, p. 1532)

Enfin, je voudrais terminer sur la manière dont Tolstoï est aussi l’écrivain de la liberté humaine et de la recherche d’une vie menée avec sens, en conformité avec l’absolu propre et personnel de chacun et chacune. Ses meilleurs personnages et les plus attachants tentent et, pour beaucoup, échouent dans cette quête d’une vie menée sans entraves avec leur idéal absolu. Pierre dans Guerre et Paix est un homme foncièrement bon, affable, mais il tombe fréquemment dans son penchant pour la noce, gâchant une grande partie de sa jeunesse et de ses forces. Le personnage de Butler dans Hadji Mourat est celui qui semble le plus lui faire écho, lui qui retombe régulièrement dans sa passion du jeu, malgré la conscience coupable qui l'assaille chaque fois qu'il cède à son penchant. Anna Karénine ne peut vivre son amour pleinement, en butte aux préjugés de sa classe sociale. Lévine se pose des questions angoissantes sur sa vie paysanne et le but de son activité. Dans Hadji Mourat, le personnage-éponyme se retrouve dans une situation qui n’est pas sans rappeler celle d’Anna sur certains points : le fier Avar, épris de sa propre gloire personnelle (son plus grand défaut, voir chap. 5, p. 1430) est contrarié, paralysé dans ses exploits guerriers car son ennemi, Chamil, a pris sa famille en otage. Mais les Russes auxquels il propose une alliance sont réticents à l’idée d’un échange de prisonniers pour libérer la famille de l’Avar, et sont de plus méfiants à son égard, suite à une première « trahison » du héros, aux mailles avec un autre rival qui l'a calomnié par jalousie et envie. De l’autre côté, Hadji sent bien qu’il ne peut rejoindre Chamil à nouveau, malgré toutes les promesses que ce dernier eût pu lui faire, l’envie et la haine de Chamil étant trop fortes pour qu’une cohabitation eût pu être durable et sans heurts personnels. Hadji se retrouve de plus isolé parmi ses propres partisans, à la suite de la décision imbécile de Nicolas 1er de mener des expéditions punitives occasionnelles, qui finissent par attirer l’inimitié de ceux qui eussent pu rallier les Russes, et à la place, rejoignent Chamil malgré leur réticence initiale (chap. 17, p. 1492)
Au final, Hadji Mourat se retrouve complètement isolé, d’un camp comme de l’autre, à l’instar d’Anna qui ne peut regagner son ancienne vie, de par les préjugés de sa classe, l’ostracisme dont elle est victime tout autant que par sa répugnance personnelle vis-à-vis de son mari, mais elle ne peut également vivre pleinement son amour avec Vronski de par la douleur en particulier que lui cause la séparation d’avec son fils. Pour des êtres qui souhaitent vivre selon leur propre absolu comme Hadji et Anna, il n’y a pas de conciliation possible entre le monde qui les entoure et leurs propres aspirations, et là réside leur véritable tragédie, au-delà même de leur mort, tragédie d’autant plus touchante qu’au fond, ce sont des êtres dont la nature est foncièrement bonne, malgré leurs défauts. C’est ce que constate amèrement Maria Dmitrièvna (chap. 24, p. 1524), et tous ceux qui ont fraternisé avec Hadji tout au long de cette longue nouvelle.

             Hadji Mourat est un condensé de l’art de Tolstoï, unique et exceptionnel dans sa manière de créer des personnages tous pourvus d’une identité propre et si vivants (du plus insignifiant au plus important personnage), dans sa manière d’écrire sur la mort qui nous la fait sentir comme un instant tragique et unique (lié en cela à la réalité de ses personnages, et la plénitude du Tout qu’ils entraperçoivent à cet instant), et sur sa manière d’écrire la recherche de liberté, de vivre selon leur idéal auxquels ses personnages les plus attachants aspirent et qui pour certains échouent, à l’instar d’Hadji et d’Anna.

lundi 26 octobre 2020

Jin Ping Mei (Fleur en Fiole d'Or) : un roman naturaliste moral (réflexion à partir des 33 premiers chapitres)

Préambule : exceptionnellement, mon article ne porte que sur les 33 premiers chapitres du roman, puisque je n'ai pu poursuivre ma lecture du roman en raison d'un nombre important de pages manquantes dans mon exemplaire, à savoir le tome 1 en Pléaide du présent roman. Ceux qui souhaiteraient se procurer ce livre devront se méfier des exemplaires de cette édition, imprimés le 3 janvier 1989. J'ai tweeté à propos de cette erreur d'impression édifiante : https://twitter.com/KnulpTanner/status/1319545919659016193


            Parmi les grands romans classiques chinois, Jin Ping Mei se distingue par son côté sulfureux, lié à son contenu érotique qui lui valut un long bannissement en Chine même. Et en effet, ce qui nous frappe au premier abord à sa lecture, ce sont les très nombreuses scènes sexuelles, assez suggestives de surcroît, qui parsèment le livre à intervalles réguliers. Bien que très nombreuses, elles ne sont cependant pas très longues (tout au plus une demi, ou une page maximum en moyenne), ce qui exclut à mes yeux le Jin d’un classement hâtif parmi la littérature érotique, pour ne pas dire pornographique, image réductrice à laquelle on le cantonne assez souvent. Si au départ, ces scènes érotiques sont plutôt amusantes, avec l’usage de métaphores et d’euphémismes ancrés dans la culture chinoise (telle que la fameuse expression désignant l’acte sexuel à travers l’expression des « nuages et de la pluie ») couplés à un langage plus direct,…

« Le cou tendrement enlacé, les canards mandarins jouent dans l’eau. La tête pressée l’un contre l’autre, le couple de faisans se faufile à travers les fleurs. Tout à leur joie les branches s’entrelacent tandis que se noue délicieusement le nœud des cœurs confondus. L’un presse ses lèvres vermeilles, l’autre penche son doux visage poudré. Les bas de soie fine haut levés sur ses épaules révèlent les courbes de deux lunes nouvelles… Les épingles d’or s’inclinent et tombent. Entre d’éternels serments plus solennels que montagne, plus profonds qu’océan, ils se font mille caresses. […] Le gazouillis du loriot ne quitte l’oreille, ni le chatouillis des lèvres ouvertes sur la langue qui darde sa pointe. Sa taille souple comme le saule est secouée par les lourdes pulsions da la passion printanière. Un léger halètement agite sa bouche comparable à la cerise. Son regard, qui semblait s’égarer dans les étoiles, sombre. Une fine sueur perle, jade odorant, sur son corps. Tandis que  sa tendre poitrine ondule, les gouttes de rosée ruissellent jusqu’au cœur de la pivoine. Si harmonieuse qu’elle soit, l’union légitime du couple ne vaut le délice des amours volés. » (p. 88 et 90, chap. 4)

« Ximen Qing accomplit d’abord une fois le jeu complet des nuages et de la pluie avec la jeune femme. Ensuite, profitant de l’excitation apportée par la boisson, il s’assoit sur le lit et, faisant coucher la jeune femme en travers sur les couvertures, l’invite à « jouer de la flûte ». Voyez : Aux rideaux de gaze flottent des effluves d’orchidée et de musc. Les sourcils de phalène effleurent la « flûte » qu’elle suce. La blancheur de son corps de jade traverse les courtines et vous ravit l’âme. La mignonne bouche aux lèvres de cerise se pence sur la tendre pousse qu’elle honore des deux mains. Ô comme il me fait connaître les mouvements de la passion ! Goût délicieux qui monte insensiblement de la corne mystique du rhinocéros…
Là-dessus, en proie à l’ivresse,  Ximen Qing demanda [à Fiole] en matière de plaisanterie : « Est-ce que tu l’avais déjà fait, quand ton mari Hua Zixu était de ce monde ?
- Lui ? Toujours endormi et plus mort que vif ! Jamais je n’aurais supporté de lui faire ce genre de travail ! (p. 330-331, chap. 17)

         …on en vient à comprendre progressivement que ces scènes ne sauraient être réduites à une pure dimension sensationnelle ou concupiscente pour le lecteur qui souhaiterait y trouver une sorte de dérivatif ou d’exutoire. À mesure que le roman avance, ces scènes si controversées (de nombreuses scènes de « viol » pourrait-on dire de jeunes filles vierges par Ximen), bien qu’elles ne reculent pas devant des situations particulièrement osées et provocantes (scènes de sadisme, de voyeurisme, et même une scène homosexuelle entre Ximen et Libère au chap. 34, p. 708), jouent un rôle même dans la caractérisation des personnages, de leur humeur présente, ou dévoilent le rapport de forces entre eux. J’en veux pour exemple le deuxième extrait ci-dessus, dévoilant la frustration sexuelle de Fiole au cours de son premier mariage ; une scène ultérieure au cours de laquelle Ximen veut faire payer à Lotus, sa cinquième épouse, son insolence, en l’humiliant et en la frustrant sexuellement, elle qui est le personnage féminin la plus en proie au désir sexuel (p. 558 et 560, chap. 27) ; ou encore celle où le même Ximen se réconcilie symboliquement, pour un temps, avec son épouse principale et première, Dame-Lune, après qu’il fut témoin de sa fidélité et dévotion à son égard, malgré la froideur qu’elle affectait envers lui depuis des mois suite à des querelles diverses, en particulier au sujet de Fiole, sa sixième épouse (p. 425, chap. 21)

          Si l’on considère avec davantage de recul ce caractère érotique si caractéristique du Jin, il apparaît que cet érotisme participe de la démarche naturaliste qu’adopte résolument Jin : celle de représenter le plus fidèlement possible la vie de ses personnages. L’omniprésence du sexe n’est alors que le reflet de son importance même dans la vie humaine, a fortiori pour des hommes puissants et influents tels que Ximen, dont ces attributifs lui font, sans surprise pour un homme de sa condition, convoiter, rechercher et obtenir dans la majorité des cas (avec plus ou moins de consentement il est vrai) des faveurs sexuelles d’innombrables femmes. Il a ainsi 6 épouses en tout, mais couchera avec un nombre important de prostituées, de servantes de sa propre résidence, et même avec un autre jeune homme, Libère ! Faut-il y voir une apologie de la débauche, de la corruption des mœurs, argument récurrent opposé aux romans, et en particulier ceux  qualifiés de « libertins » ? C’est là une controverse qui n’est guère originale, remontant déjà à Platon, et plus près de nous, au XVIIIe siècle en France, avec Les Liaisons dangereuses de Laclos ou Manon Lescaut de l’abbé Prévost. La réponse du narrateur, ainsi que des connaisseurs et exégètes de l’œuvre, ne diffère guère, là aussi, de celles qui ont été faites à leurs détracteurs dans le passé par les deux auteurs susmentionnés : à savoir que la peinture de la dépravation, de la corruption, sert d’avertissement moral au lecteur, en lui en inspirant le dégoût plutôt que le désir d’imitation. À ce titre, le narrateur intervient directement et explicitement de lui-même dans son récit, de manière étonnamment moderne, semblable à celle de Fielding, c’est-à-dire qu’au lieu d’adopter un ton moralisateur austère, il le fait sur un ton plutôt décalé, espiègle, humoristique, usant à profusion de proverbes et de poèmes, moquant l'appétit sexuel démesuré de ses personnages, ou leur arrogance liée à leur position avantageuse, et rappelant de temps à autre la vanité de l'existence humaine et les caprices de la fortune, sous la forme de quatrains ou proverbes moralisateurs, mais assez décalés, comiques, qui surviennent essentiellement en fin de chapitre.

           Mais revenons au côté naturaliste du roman exposé plus haut. La modernité du roman se manifeste également, outre les scènes d'ébats sexuels, par le langage très cru, familier voire vulgaire employé par les personnages, dont on pourrait croire qu’ils parlent ainsi dans la vie réelle. Anticipant le mouvement naturaliste tel qu’il fut théorisé à la fin du XIXe siècle, avec Zola en particulier, Jin Ping Mei s’attache à rendre la langue la plus vraisemblable possible, la rendant très vivante, sans non plus céder à la facilité dans laquelle tombent nombre d’auteurs contemporains, l’appauvrissant sous prétexte de la refléter dans sa pauvreté actuelle. Cela donne ainsi lieu à des disputes homériques pourrait-on dire, où les échanges d’insultes pleuvent entre les personnages, comme ici entre Zhang le Quatrième, un parent intéressé de Tour-de-Jade, et sa tante Yang :

« J’aimerais bien savoir quelle bite des Yang t’a foutu ton caquet de fausset !
- […] Vipère hargneuse, les filles naissent pour aller à la famille du mari ! […]
- Vieille carcasse abjecte de chien ! Cette petite femme mignonne, tu veux te la garder pour ta chambre ? Qu’est-ce que tu manigances ? Si ce n’est pas ça que tu cherches, tu en veux à son argent et t’engraisser à ses dépens.
- Je ne convoite pas d’argent […] ! Gibier de potence, tu te colles aux grands et tires sur les petits, chatte rousse à queue noire !
- Zhang, tu n’est qu’un pieu à gueux, un pouilleux, un morveux ! La langue qui pend de ta grande gueule n’est bonne qu’à cracher des couillonneries ! Tu ne vaux pas la corde qui servira à porter ton cercueil demain quand viendra ton heure !
- As-tu fini de jacasser, vieille pute ! Tu veux rafler les sous pour te le griller sous la queue ; pas étonnant que tu n’ais ni garçon ni fille ! »
Hors d’elle, la tante hurla de plus belle :
« Bandit, fils de salope, vieux cochon ! Mieux vaut n’avoir ni fille ni garçon que faire comme ta mère, se faire enfiler dans les monastères, se payer des bonzes et s’envoyer des prêtres taoïstes. Tu rêve ou tu dors ? Tu n’as plus ta tête ! » (p. 144 et 146, chap. 7)

          Lotus d’Or, le personnage féminin principal, se caractérise par un langage bien à elle, où malgré sa haute position, elle use d’un langage parfois très ordurier, couplé à une profusion de proverbes semblable à celle dont abuse Sancho Panza dans Don Quichotte. Voici un extrait où elle se doute que Ximen a passé la nuit avec Fiole (avec qui il n’est pas encore marié) :

« Traître imprudent, tu crois pouvoir me rouler ! La garce ne s’est débarrassée de nous que pour remuer ciel et terre en vue de te faire venir la foutre toute la nuit. Elle n’a dû repartir qu’après avoir été foutue de tous les côtés ! Caouane, ce gibier de potence, en vieux filou expérimenté, avait mijoté une version pour la dame principale et une autre pour moi. […] Je ne demande pas mieux qu’elle [Fiole] vienne [c’est-à-dire emménage chez Ximen après leur mariage], alors que je n’ai que mon ombre pour me tenir compagnie ! Moi aussi je me sens esseulée et délaissée ; avec elle j’aurais au moins une compagne. N’a-t-on pas de tout temps dit que port jamais ne se bouche si nombreuses qu’en soient les embarcations, que jamais route ne se bloque si nombreuses qu’en soient les voiture? (p. 315-316, chap. 16)

           Mais au final, le côté naturaliste se manifeste surtout par le côté domestique de l’intrigue. Tout se passe dans la résidence des personnages, d’abord dans celle que partage Lotus d’Or avec son premier mari, puis dans la résidence de Ximen, et ce sont les interactions entre concubines et Ximen, ainsi qu’avec leurs domestiques dans ce périmètre restreint, qui constituent le cœur du roman. S’y succèdent, de manière semble-t-il répétitive, les innombrables célébrations en tous genres, tels qu’anniversaires, fêtes chinoises, promotions etc. qui donnent lieu à des banquets et beuveries, ainsi que les petits événements de tous les jours, tels que le lever, le coucher, les différents repas pris dans la journée etc. Ce rapide descriptif pourrait sembler ennuyeux, monotone et pourtant, ce qui fait la grande force de ce roman, c’est que l’auteur parvient à rendre ces micro-événements, semble-t-il insignifiants et peu intéressants de prime abord, significatifs aux yeux du lecteur plus averti : ou plutôt, ils sont chargés de signification puisque la manière dont ces repas, ces réceptions se déroulent, en disent beaucoup, implicitement, sur les personnages, et ne sont jamais tout à fait anecdotiques. L’auteur dévoile dans le déroulé même de ces micro-événements le caractère, les sentiments des personnages : la psychologie est toute en action dans Jin, et l’on a guère de ces longues digressions psychologiques au cours desquelles le récit est à l'arrêt, dont use à merveille George Eliot dans son style bien à elle. Ainsi en est-il de l’incident autour du service du thé, que refuse de faire Lotus-de-Bonté, toute imbue qu’elle est de sa position de maîtresse de Ximen malgré sa condition de servante (p. 491 à 495, chap. 24). Cette action ininterrompue contribue à rendre au final Jin très facile, très plaisant à lire, une fois que nous sommes habitués aux mœurs chinoises, assez éloignés il est vrai pour le lecteur occidental (en particulier les valeurs confucéennes, qui donnent la primauté aux aînés et enjoignent aux femmes de se soumettre à leur mari ou à leurs parents mâles, auxquelles le narrateur ne semble toutefois pas souscrire, lui qui tourne en ridicule, subvertit en quelque sorte, toute autorité ou institution, en particulier religieuse, abusant de leur pouvoir ou présentée comme hypocrite, quand ce ne sont pas des charlatans)

             Toutefois, il serait erroné de réduire Jin Ping Mei à une dimension purement naturaliste. Car bien que les dialogues aient recours à un langage très châtié, ils n’excluent pas des passages plus poétiques, qui se manifestent surtout dans les descriptions de la beauté des femmes, ou de la nature (les jardins de la résidence). En voici quelques passages, ou les métaphores, les comparaisons à des éléments naturels, est semble-t-il caractéristique du roman, et peut-être, par extension, du roman chinois, telle la première apparition de Lotus d’Or aux yeux de Ximen, suivie de celle de Tour-de-Jade un peu plus loin :

« Ses cheveux noirs, brillants comme l’huile, s’enroulent en chignons ourlés d’or, s’échappent en volutes parfumées. De petites épingles s’alignent, fichées tout autour, tandis que sur les tempes se penchent des fleurs de tête. Un peigne-râteau serre l’arrière de sa coiffure. Comment décrire l’arc en feuille de saule de ses sourcils ? Ses joues offrent deux bouquets de fleurs de pêcher.
Les cliquetis de ses pendants d’oreille en font l’éloge incessant, mais sans prix est la révélation de sa tendre poitrine.
À la tunique de flanelle bleue aux larges manches s’ajoutent un survêtement doublé, une jupe plissée à courte doublure et garnitures de satin, crêpe et gaze.
Le mouchoir brodé de fleurs fourré dans la manche, la pochette de parfums accrochée contre elle, voyez ces boutons sur les seins qu’ils caressent, les jambes du pantalon tomber sur les si mignons petits « lotus d’or ». Le bout entrelace de noires corneilles dans les nuages de la montagne ; le haut talon de soie blanche soulève la poussière parfumée de ses pas. Remontez les sous-vêtements : les jambières de gaze rouge enferment des douceurs printanières. Qu’elle marche ou s’assoie, souffle la brise dans la culotte sous la jupe qui sans cesse émet l’étrange parfum de l’orchidée au musc mêlée.
Dès que sourit la cerise de ses lèvres, son visage s’épanouit en fleurs qui ravissent les cœurs, emportent les âmes et font mourir d’amour le bel amant. » (p. 55-56, chap. 2)

 « Après un bon moment, dans un cliquetis de parures s’entrechoquant et une effluve de musc mêlée à l’orchidée, parut la jeune femme. Par-dessus la tunique de fine soie bleu vif ornée de licornes sur fond fleuri, elle portait une ample robe à fleurs d’un beau rouge. Dans sa coiffure s’entassaient jades et perles, s’inclinaient les épingles ornées de phénix.
Ximen Qing la contemplait, les yeux grands ouverts fasciné par le spectacle du charmant corps élancé : Jade parfait, délicieusement poudrée, ni gras, ni maigre, ni trop grand, ni trop petit. Sur son visage de loin en loin de minuscules mouches ajoutaient à son charme naturel. Le bas de sa jupe s’éclairait d’une paire de ravissants lotus d’or [= pour désigner les petits pieds de la femme], assurément dignes de la plus entière passion. À chaque oreille pendait très bas l’or aux perles mêlé. Dans ses chignons se penchaient les phénix à double tête des épingles à cheveux. À chacun de ses pas s’entrechoquait le jade des pendentifs se balançant sur sa poitrine. Quand elle s’asseyait une bouffée de musc et d’orchidée taquinait vos narines. On aurait dit Chang’e descendue de son palais dans la lune, une fée sur des marches de jade…» (p. 135, chap. 7)

Je finirai cet article en pointant quelques aspects qui font du Jin un roman étonnamment moderne.
Le premier aspect qui me semble le plus saillant est que la morale, bien qu’explicite, l’est aussi à travers la simple représentation des actions des personnages : la dénonciation de la corruption, de la cruauté des personnages du roman se fait là aussi par leurs actions. Ainsi, les châtiments corporels sont innombrables dans le roman, ainsi que les exemples frappants du triomphe de l’arrogance, de la puissance, de l’argent, sur la justice, les valeurs morales : Ximen parvient à corrompre presque toutes les personnes qu’il décide d’acheter, pour faire en sorte qu’ils condamnent ses ennemis, ou le lavent des accusations de ces derniers. La corruption des hommes est presque générale, des dirigeants les plus haut placés aux servants placés au bas de l'échelle sociale, en passant par les innombrables entremetteuses, donnant une image peu reluisante de l’humanité dans son ensemble. L’arrogance, l’égoïsme des personnages transparaît plus ou moins directement : Ximen paradant suite à l’obtention de son poste de mandarin, ou plus subtilement, par cette coutume ancrée en Chine de multiplier les politesses, les assauts de modestie, qui recèlent en réalité leur vanité, hypocrisie, complaisance ou intérêt dissimulé. Dans cet ensemble peu reluisant, l’auteur anonyme du Jin a toutefois la lucidité de mettre en avant quelques exceptions, quelques personnages vertueux au milieu de cette corruption généralisée, mais trop isolés pour la combattre ou s’y opposer.
Second point, la caractérisation des personnages principaux est très réussie : Lotus d’Or, Ximen, Fiole, Lotus-de-Bonté, Dame-Lune, Tour-de-Jade, Chen le gendre de Ximen, Le-Comte, Cannelle ont des traits bien à eux. On regrettera que les personnages secondaires n’aient pas la même caractérisation et se confondent quelque peu dans notre esprit, contrairement aux personnages de Shakespeare, qui sont tous uniques et parfaitement identifiables, du personnage le plus bas au plus haut (voir plus bas une liste récapitulative des personnages principaux et de leurs traits de caractère à partir des 33 premiers chapitres du roman)
Enfin dernier point, la maîtrise de la narration et de l’évolution de ses personnages : c’est ce point qui a motivé mon choix de lire Jin avant les autres classiques chinois, à savoir que le côté psychologique du roman (tout en action, comme je l’ai dit plus haut) se rapproche de notre propre conception du roman en Occident, le rendant peut-être plus abordable, ou du moins le moins dépaysant à nos yeux. Il n’y a certes pas une action unique (la structure se présente davantage sous forme de péripéties, souvent commencées et résolues dans un même chapitre, ou s’étendant sur un nombre restreint de chapitres), mais le roman progresse (il a semble-t-il une structure classique ascension/chute pour Ximen), les personnages évoluent petit à petit sous nos yeux, ou les traits permanents de leur personnalité se reflètent à de nombreuses reprises dans l’action par des réactions qu’on finit par anticiper parfois, témoignant de la maîtrise et de la cohérence d’une œuvre et par extension, de son auteur.

 

          Pour conclure, Jin Ping Mei est un roman naturaliste moral, qui n’est pas non plus dépourvu d’humour, la satire des mœurs, mais aussi des fonctionnaires, ou de la religion, étant très marquée aussi. Le narrateur mêle avec habileté différents registres, allant du langage le plus grossier, vulgaire, à des descriptions d’une grande finesse poétique. L’action y est ininterrompue, bien que confinée à la sphère domestique, donnant un rythme enlevé et plaisant au roman, tout en développant en parallèle le caractère de ses personnages, qui, pour les mieux développés, sont bien distincts les uns des autres et très réussis. Un grand livre que j'espère terminer un jour...


P-S : quelques observations sur les personnages principaux, en guise d’aide-mémoire, dans le cas où je reprendrai ma lecture du roman :

*Ximen Qing = le protagoniste masculin du roman, c’est un homme puissant tenant une herboristerie qui lui sert de couverture, son activité principale étant le prêt et la corruption de fonctionnaires. Il sera promu mandarin à une position relativement importante en récompense pour ses cadeaux onéreux et répétés au grand précepteur Cai. C’est un homme à la libido exacerbée : il poursuit et couche avec un grand nombre de femmes, mais à la différence de Genji, ses rapports sont exclusivement lubriques. Il est lâche (il fuit Wu le cadet), indécis et influençable dans le mauvais sens (par Lotus d’Or mais surtout par Le-Comte, alors qu’il n’écoute guère les conseils avisés de Dame-Lune), porté à la brutalité (il inflige nombre de châtiments corporels aux femmes qui le « trompent » ou à ceux qu’il juge de par sa nouvelle position). Il est vaniteux, étalant avec plaisir ses richesses et sa nouvelle position, et quelque peu fanfaron, en dépit de sa lâcheté.

*Lotus d’Or = cinquième épouse de Ximen, anciennement épouse de Wu l’Aîné, qu’elle assassine en l’empoisonnant subrepticement. Ximen l’aidera à cacher son crime en soudoyant les fonctionnaires pour qu’ils ne fassent pas son autopsie et brûlent sans tarder le cadavre. C’est une femme aussi portée au plaisir : elle tente de séduire son beau-frère Wu le Cadet, sans succès. Mais c’est une femme très jalouse et rancunière, qui n’hésite pas à semer la discorde entre différentes personnes : elle accuse Wu le Cadet d’avoir tenté de la violer aux oreilles de son premier mari, et s’ingénie ensuite à monter ses rivales amoureuses contre Ximen, avec succès la plupart du temps, l’incitant à les battre injustement. Elle est extrêmement jalouse en particulier vis-à-vis de Fiole, qui a eu un enfant avec Ximen, élevant sa position aux yeux de ce dernier, et le fut aussi en particulier vis-à-vis de Lotus-de-Bonté, une servante qui fut la maîtresse de Ximen et qui la surpasse en beauté.

*Fiole = sixième et dernière épouse de Ximen, elle était d’abord la femme du voisin de Ximen, Hua le Cadet. À la suite d’ennuis judiciaires (une dispute d’héritage autour de son oncle, l’eunuque Hua), il finit ruiné, et Fiole décide de ne pas l’aider, bien qu’elle soit parvenue à dissimuler une grande partie de sa fortune avant la saisie de ses biens par la justice. Sa richesse lui vaut la rancœur de Dame-Lune, mais surtout de Lotus d’Or. Elle est quelque peu naïve et incrédule, croyant que Lotus est son amie, alors que cette dernière ne cesse de médire à son propos en présence de Ximen. Craignant l’abandon de Ximen, elle fut brièvement mariée à un médecin, Jiang Zhushan, mais le rejette rapidement face à son incapacité à la satisfaire sexuellement, contrairement à Ximen.

*Dame-Lune = c’est la première épouse de Ximen, et elle occupe à ce titre une place prédominante dans la résidence, ayant la place d’honneur à toutes les occasions et festivités qui s’y tiennent. C’est une femme pieuse et attachée malgré tout à Ximen, à qui elle prodigue des conseils avisés et sages, qu’il ne suit jamais, ce qui l’apparente à une sorte de Cassandre. Elle est sujette à la mélancolie, et tente en général de concilier les différends entre les concubines de Ximen, ce qui ne l’empêche pas de nourrir longtemps une vive jalousie envers Fiole et sa richesse, ainsi que de mépriser Lotus d’Or, dont elle voit avec justesse qu’elle ne cesse d’apporter du désordre et du trouble dans la résidence, l’accusant d’être une « renarde à neuf queues ». Décidée à ne plus parler à Ximen, elle se réconcilie malgré tout avec lui lorsqu’il surprend à son insu sa dévotion à son égard. Elle fait une fausse couche à la suite d’un banal accident d’escalier, dont elle ne fait pas part à Ximen.

*Tour-de-Jade = c’est la quatrième épouse de Ximen, qui était veuve à 30 ans au moment de leur mariage. Ce dernier a provoqué la détresse de Lotus d’Or, qui se croyait abandonné par Ximen lorsqu’il resta longtemps à ses côtés durant ses noces avec Tour-de-Jade. Elle a un caractère discret et conciliant : elle ne montre jamais sa jalousie lorsqu’elle est délaissée par Ximen, au contraire de Lotus d’Or et Dame-Lune, et tente plutôt d’apaiser les tensions plutôt que de les provoquer. Elle fait preuve d’empathie et de compassion pour les souffrances des autres concubines de Ximen, comme lors de la fausse couche de Dame-Lune.

*Lotus-de-Bonté = un des personnages les plus intéressants, bien qu’elle ne reste pas longtemps dans le roman, et dont l’arc narratif est mon préféré pour ce que j'ai lu du roman. C’est une servante qui a pour époux Laiwang, qui devient la maîtresse de Ximen, provoquant de fortes tensions entre elle et les autres concubines (en particulier Lotus d’Or), qui voient d’un mauvais œil les faveurs que lui accorde Ximen malgré son rang de servante. Elle suscite également de fortes tensions avec les autres domestiques, avec qui elle se montre hautaine de par sa position de maîtresse favorite de Ximen. Ce dernier entrera en conflit ouvert avec Laiwang lorsque ce dernier apprend leur relation, et décide de le bannir après l’avoir soumis à de cruels châtiments corporels. Étonnamment, Lotus-de-Bonté montre un amour plus fort que prévu envers son mari lorsqu’il tombe en disgrâce, et elle finit par se suicider de désespoir en apprenant qu’il a été exilé loin d’elle, alors qu’elle s’attendait, trompée par Ximen, à ce qu’il revienne d’un jour à l’autre. Preuve de sa cruauté, Lotus d’Or s’acharne même à lacérer son chausson pour la « priver à jamais d’une renaissance en ce monde » (p. 578, chap. 28)

*Cannelle = c’est une courtisane, la préférée de Ximen lorsqu’il se rend aux bordels, qui délaissera de longues semaines ses concubines aux premiers temps de ses amours avec elle. Il l’a achetée en tant que favorite au prix fort, s’assurant de surcroît d’être le premier à la déflorer. Elle obtient de Ximen une boucle de cheveux de Lotus d’Or, qu’elle prend plaisir à mettre dans sa semelle, afin de la piétiner (p. 244, chap. 12). Elle parvient à tromper habilement Ximen, alors que toutes les apparences sont contre elle, lorsque ce dernier la surprend avec un client, alors qu’elle est supposée lui être exclusive, un exemple parmi beaucoup de la grande crédulité de Ximen. Elle se fera « adopter » par Dame-Lune à force de cadeaux et courbettes.

*Le-Comte : c’est le plus développé des Dix autour de Ximen, à savoir les parasites et « amis » de Ximen, qui profitent de ses largesses financières pour vivre continuellement de beuveries et de coucheries. Il parvient sans peine à infléchir Ximen dans ses désirs et volontés ou de ceux qui cherchent à obtenir des services de Ximen, démontrant une grande habileté rhétorique : il se laisse volontiers acheter des faveurs en ce sens par toute personne, même lorsque cette dernière entre en opposition avec un parti pris précédent. Ainsi, dans l’affaire de Han Daoguo, gérant d’une mercerie appartenant à Ximen, dont la femme est surprise par des gamins du quartier dans les bras du frère cadet de Han, il parvient à sauver la réputation de Han en faisant condamner les gamins qui ont surpris sa femme, puis il accepte un pot-de-vin des parents de ces gamins, pour cette fois infléchir Ximen indirectement, par l'intermédiaire de Libère et de Fiole.

*Chen Jingji, le gendre de Ximen = installé chez Ximen à la suite à la suite de la disgrâce de son protecteur, disgrâce qui menace même Ximen et le force pendant un temps à ne pas quitter sa demeure, (moment correspondant à son « abandon » de Fiole, avant la date prévue de leur mariage, et qui la poussera à épouser le médecin Jiang). Il cherche à coucher avec Lotus d’Or dont il est amoureux, et cette dernière ne cesse de badiner et de le provoquer, le forçant à boire et chanter (chap. 33), ainsi qu’en dissimulant la clé du magasin qu’il tient.

*Fleur-de-Prunier = c’est une servante de Lotus d’Or, mais elle est aussi une des maîtresses de Ximen, qui lui a pris sa virginité. Lotus permet même à Fleur d’avoir des rapports avec Ximen dans sa chambre : en effet, Lotus s’ingénie à exercer un certain contrôle sur les infidélités de Ximen, et préfère en connaître l’exacte nature plutôt que d’être dans l’incertitude. Elle est fidèle à Lotus, mais jusqu’à présent, son personnage n’a pas été encore beaucoup développé, bien qu’elle soit l’une des trois femmes donnant son nom au roman.

*Chrysanthème = c’est une servante aussi de Lotus d’Or, qui en fait sa souffre-douleurs favorite, l’humiliant et la châtiant au moindre prétexte : elle est régulièrement condamnée à être assise dans la cour, avec une lourde pierre sur la tête, ainsi qu’aux coups de fouet.

*Petit-Bâton-de-Fer = c’est un petit valet qui, pour avoir volé ingénument le chausson de Lotus d’Or (ou plutôt il l’a trouvé par hasard et l’a gardé), est brutalement battu par son maître, ce dernier agissant sous l’influence de sa cinquième épouse.

*Charmante Li = deuxième épouse de Ximen, elle est en charge dans les faits de la maison. C’est une ancienne courtisane, au physique corpulent (p. 206, chap. 11).

*Belle-de-Neige = quatrième femme de Ximen, elle était une servante et a depuis la direction des femmes de la domesticité (p. 206, chap. 11). Elle eut un conflit violent avec Lotus d’Or à son entrée, répandant des rumeurs malveillantes, mais vraies, selon lesquelles Lotus d’Or aurait encouragé et permis à Ximen de coucher avec Fleur-de-Prunier. Prenant le parti de Lotus, Ximen la bat cruellement.


P-S-S : quelques illustrations sur les instruments évoqués dans le roman.

Le pipa, qui donnera par dérivation le biwa japonais.

 

 
Le zheng ou guzheng, sorte de cithare chinoise, semblable au koto japonais.

 

 
Le sanxian, semblable au shamisen japonais.


 
Le huqin, sorte de vielle.