Aucun autre romancier ne donne autant cette illusion de la vie même qui s’écrit, cette sensation pour le lecteur que nous ne lisons pas un livre, mais la vie elle-même à mesure qu’elle se déroule, que Léon Tolstoï. C’est cela qui fait selon moi de ce dernier le plus grand romancier de l’histoire. Lire Tolstoï ne requiert pas vraiment d’effort de lecture, et c’est pourquoi c’est sans ironie que je recommande souvent de lire en premier et avant tout, pour ceux qui s’intéresseraient à la littérature classique, Anna Karénine et Guerre et Paix, qui, malgré leur longueur, sont exceptionnellement faciles à lire et ont d’ailleurs été les livres qui m’ont donné la passion de la littérature classique. Nabokov évoque cette unique sensation qui s’empare du lecteur lorsqu’il lit Tolstoï en ces termes :
[Tolstoï] sait, dans ces grands chapitres – ses chefs-d’œuvre – rester invisible pour atteindre cet idéal exempt de passion que Flaubert réclame avec tant de véhémence de la part d’un écrivain : être invisible, être omnipotent, tel Dieu dans Son Univers. Nous avons ainsi le sentiment que le roman de Tolstoï s’écrit tout seul, est engendré par sa propre matière, par son sujet, et non par une personne définie déplaçant sa plume de gauche à droite, puis revenant, effaçant un mot, réfléchissant, et grattant son menton barbu (dans le recueil publié chez Bouquins, Littératures, p. 702)
Ainsi dans Hadji Mourat, tous les personnages, du plus important au plus insignifiant, possèdent leur personnalité unique, même ceux qui ne sont qu’à peine évoqués sur quelques lignes.
De Hadji Mourat, je retiens en particulier sa manière de sourire, associé à celui d’un enfant et ses yeux perçants, qui frappent tous ceux qui le rencontrent pour la première fois, contrastant fortement avec l’image du guerrier féroce et intrépide que tous se sont forgés à l’écoute de ses exploits guerriers. Alors que l’on eût pu s’attendre à un homme rustre, renfermé, il se lie facilement avec toute personne qui ne lui est pas hostile a priori, en particulier avec les hommes au caractère facile, les femmes ou les enfants. Il n’a cependant que mépris pour les hommes secs, dévergondés et/ou faibles, qu’il détecte, avec ses yeux inquisiteurs, dès le premier coup d’œil, tels le vieux Vorontzov ou Ivan Matvéiévitch Pétrov.
Hadji Mourat rendit sourire pour sourire, et son sourire frappa Poltoratski par sa candeur enfantine. Il ne s’attendait pas à rencontrer ce terrible montagnard sous un tel aspect. Il s’attendait à voir un personnage sombre, dur, étrange, et il avait devant lui un homme des plus simples, qui souriait d’un si bon sourire qu’il avait l’air d’une vieille connaissance. Il n’avait qu’une particularité : ses yeux qui étaient fort écartés l’un de l’autre, et qui fixaient attentivement, tranquillement, avec perspicacité, les yeux des autres. (chap. 5, p. 1435)
Les rapports de Hadji Mourat avec ses nouvelles connaissances se définirent tout de suite de façon fort précise. Pour Ivan Matvéiévitch, Hadji Mourat ressentit de la répulsion et du mépris dès le premier contact ; il le traita toujours avec hauteur. Maria Dmitrièvna, qui faisait la cuisine pour lui et lui apportait ses repas, lui plaisait particulièrement. Sa simplicité l’attirait, et aussi la beauté spéciale d’une race qui lui était étrangère ; en outre il se laissa gagner par le penchant qu’elle-même avait pour lui. Il s’efforçait de ne pas la regarder, de ne pas lui parler, mais ses yeux involontairement se tournaient vers elle et suivaient ses mouvements. (chap. 18, p. 1496)
À l’opposé, Tolstoï parvient à insuffler une vie propre aux personnages même les plus secondaires, qui n’apparaissent pour certains qu’au détour d’une page. Voici par exemple le portrait rapidement esquissé de Nazarov et des quatre cosaques qui l’accompagnent, qui vont tous être tués par Hadji Mourat lors de son évasion, excepté Michkine :
Les cosaques étaient commandés par Nazarov, un sous-officier, chevalier de Saint-Georges, jeune garçon solide, blond, au teint rose, l’aîné d’une famille pauvre de vieux croyants, orphelin de père, qui nourrissait sa mère avec ses trois sœurs et ses deux frères. […] Quatre cosaques le suivaient : Férapontov, un homme long, maigre, un chapardeur s’il en fut, et resquilleur : c’est lui qui avait vendu de la poudre à Gamzalo ; Ignatov, un moujik solide, fier de sa force, âgé déjà, il avait fini son temps ; Michkine, un tout jeune homme, peu vigoureux, dont tous se moquaient, et Petrakov, jeune aussi, blond, fils unique gâté par sa mère, toujours affectueux et joyeux. (chap. 25, p. 1525)
Entre ces deux extrêmes, Tolstoï dresse le portrait de personnages qui ne vont qu’apparaître au final que sur un ou deux chapitres, pour ne plus revenir. Le plus saisissant est sans doute celui qu’il fait du tsar de l’époque, Nicolas 1er, dont il fait un portrait très dur et teinté d’ironie, dont il n’est pas surprenant que certains eussent été censurés à l’époque, tant Tolstoï en fait une représentation implacable de médiocrité, cruauté et vanité. Voici quelques passages frappants de ce chapitre où Tolstoï nous fait vivre une journée de la vie du tsar, le décrivant physiquement (ses yeux morts, sans vie, sont frappants, en contraste complet avec Hadji Mourat) et pointant la médiocrité de son caractère :
Nicolas, en dolman noir, sans épaulettes, avec de simples pattes d’épaule, était assis à sa table. Il redressa sa taille gigantesque étroitement corsetée pour effacer l’embonpoint et, sans bouger, arrêta sur les arrivants ses yeux sans vie. Autour de son front fuyant, les mèches des tempes bien lisses rejoignaient artistement le postiche qui cachait sa calvitie. Son long visage blanc était ce jour-là particulièrement froid et immobile ; ses yeux toujours ternes l’étaient encore plus que d’ordinaire, ses lèvres serrées sous la moustache retroussée, ses joues grasses rasées de près, appuyées sur le col haut, ses favoris qu’il laissait pousser en petits boudins réguliers, le menton reposant sur le col, donnaient à son visage une expression de mécontentement et même de colère. (chap. 15, p. 1477)
Il ne lui venait pas à l’idée qu’un homme marié n’avait pas à se débaucher, et il eût été fort surpris d’être mal jugé pour sa conduite. Mais tout en étant sûr d’avoir bien agi, il en gardait une aigreur désagréable et, pour étouffer ce sentiment, il se mit à penser quel grand homme il était, ce qui l’apaisait toujours. (ibid., p. 1479)
La flatterie de son entourage, flatterie constante, manifeste, qui niait l’évidence, l’avait conduit à ne plus apercevoir ses contradictions, à ne plus confronter ses actes, ses paroles avec la réalité, avec la logique, ni même avec le simple bon sens : et il était parfaitement convaincu que ses ordres, si insensés, si injustes, si contradictoires qu’ils fussent, devenaient sensés, justes et harmonieux par le seul fait que c’était lui qui les donnait. (ibid., p. 1482)
En sus de l’illusion de la vie même et des personnages uniques qu’il crée, Tolstoï écrit sur la mort d’une manière singulièrement poignante. Elle est d’autant plus émouvante que, comme je l’ai indiqué plus haut, chaque personnage est animé d’une vie, d’une individualité unique, qui rend sa mort d’autant plus marquante car nous avons réellement le sentiment d’une perte irréparable, irrémédiable, puisque le personnage qui vient de mourir était unique, avec des sentiments, un caractère qui lui sont propres, laissant de surcroît des êtres qui le pleureront et le regretteront. Ainsi du simple soldat Petrakov, que Tolstoï nous décrivait « gâté par sa mère », ou de Nazarov, dont une importante fratrie dépend financièrement, nous pouvons anticiper la douleur et le dénuement que leur mort provoquera chez leurs proches. Ce sentiment tragique qui s’empare de nous à la mort des personnages chez Tolstoï est encore renforcé par le sentiment d’absurdité qui entoure la mort d’un personnage, comme dans l’exemple de Pierrot Avdéev, qui reçoit une balle lors d’un échange de balles entre camps ennemis sans enjeu, tirées par désœuvrement et ennui, laissant au lecteur le sentiment d'un immense gâchis. Tolstoï au passage en profite pour égratigner la vision romantique, héroïque de la guerre, en décalage complet avec sa réalité brutale et irrémédiable :
[…] un claquement vif, joyeux, ininterrompu de fusils retentit sur toute la ligne, accompagné de petits nuages de fumée qui se dispersaient gracieusement. Les soldats, heureux de cette distraction, se hâtaient de charger et lâchaient coup sur coup. Les Tchetchènes, visiblement, se piquèrent au jeu, et, sortant au galop, l’un après l’autre, déchargèrent plusieurs fois leurs armes sur les Russes. Une de leurs balles blessa un soldat. C’était ce même Avdéev qui avait été de patrouille. (chap. 5, p. 1433)
Butler ne voyait rien d’autre dans la guerre que la menace du danger, sa mort possible, et ce que ces risques lui valaient en récompense, avec la considération de ses camarades de front, de ses amis de Russie. L’autre aspect de la guerre, la mort, les blessures des soldats, des officiers, des montagnards, si étrange que ce soit à le dire, son imagination ne l’évoquait même pas. Bien plus, inconsciemment, pour garder intacte l’image poétique qu’il s’en faisait, il évitait de voir les tués et les blessés. Et ce jour-là encore. Nous avions trois morts et douze blessés ; il passa devant un cadavre couché sur le dos, aperçut seulement d’un œil la position un peu étrange de la main couleur de cire, une tache d’un rouge sombre sur la tête, et il n’y regarda pas de plus près. (chap. 16, p. 1490)
Enfin dernier aspect qui achève de rendre unique la représentation de la mort chez Tolstoï, le sentiment de dépossession que ses personnages ressentent, ou plus exactement à quel point tous leurs attachements terrestres (rancœur, souci/amour envers les êtres chers) semblent s’évanouir devant l’événement de la mort, détachement qui ressemble quelque peu à une sorte de « nirvana », où ce qui faisait leur identité propre semble comme s’évanouir pour céder à un sentiment semblant embrasser une sorte de Tout, d’Unique au-delà de toute compréhension rationnelle, dont l’imminence de la Mort peut être vue comme une porte d’accès. Ce n’est pas pour autant une perte complète de sentiment, une sorte de néant, image qui pourrait sembler réductrice. Les personnages de Tolstoï, en atteignant ce « nirvana », accèdent aussi à une sorte de compassion, d’amour universel, leur faisant prendre en pitié également ceux à qui ils ont nourri une rancœur personnelle : ainsi Avdéev pardonnant à son frère aîné, pour qui il s’est sacrifié en prenant sa place en tant que soldat, ou, pour prendre la mort la plus saisissante de toute la littérature que j’aie lue à ce jour, celle du prince André dans Guerre et Paix, qui pardonne à son rival Kouraguine, qui a séduit et provoqué sa rupture avec Natasha, et dont il assiste aux souffrances atroces (Kouraguine se fait alors amputer d’une jambe) au moment où lui-même va perdre la vie. Ou pour le présent livre qui nous intéresse, Hadji Mourat qui oublie tous ses soucis dans ses derniers instants.
- Oh ! geignit Avdéev, bien qu’il se retînt, lorsqu’on le posa sur le lit. Quand il fut installé, il se renfrogna et cessa de gémir ; seulement, il ne cessait de remuer les pieds. Il tenait sa blessure dans ses mains et regardait fixement devant lui. […] Tant qu’on avait sondé sa blessure puis qu’on l’avait bandée, Avdéev s’était raidi, les lèvres serrées et les yeux fermés. Quand le docteur fut reparti, il rouvrit les yeux et regarda, l’air étonné, autour de lui. Ses yeux étaient tournés vers les malades et vers l’infirmier, mais il paraissait ne pas les voir : il regardait autre chose, qui l’avait frappé. […]
- Sérioguiev, dit Avdéev en portant avec peine ses yeux vers son camarade. Tu écriras ? Eh bien, écris : « Votre fils, votre Pierrot, vous dit adieu. » J’ai envié mon frère. Je te l’ai dit tout à l’heure. Mais maintenant c’est passé. Je suis bien. Qu’il vive en paix, avec l’aide de Dieu. Je suis bien. Voilà, écris cela. […]
- Alors, vieux, ça ne va pas ? dit [Poltoratzki].
Avdéev ferma les yeux, et secoua la tête pour dire non. Son visage aux fortes pommettes était pâle et grave. Il ne répondit rien et répéta seulement, s’adressant à Panov :
- Donne-moi un cierge, je vais mourir.
On lui mit le cierge dans la main, mais elle ne se ferma pas, on dut le lui serrer entre les doigts et le maintenir ainsi. Potloratzki sortit. Cinq minutes plus tard, l’infirmier posa l’oreille sur le cœur d’Avdéev et dit qu’il avait passé. (chap. 7, p. 1442 à 1444)
Une balle atteignit encore Hadji Mourat au côté gauche. […] Celle-ci était mortelle ; il sentait qu’il allait mourir. Des souvenirs et des images défilaient à une vitesse extraordinaire dans son imagination. Tantôt il voyait devant lui le vigoureux Abounounzal-Khan, maintenant sa joue coupée, pendante, et bondissant sur l’ennemi le poignard à la main ; tantôt c’était le vieux Vorontzov, le débile, l’exsangue avec son visage pâle et rusée, et il entendait sa voix doucereuse ; tantôt il apercevait son fils Ioussouf ou sa femme Sofiat, ou bien le visage blême de son ennemi Chamil avec sa barbe rousse et ses yeux bridés.
Tous ces souvenirs passaient dans son imagination sans provoquer en lui aucun sentiment ni de pitié, ni de haine, ni de désir, quel qu’il pût être. Tout cela lui semblait vain à côté de ce qui allait commencer et commençait déjà pour lui. […] il tomba face contre terre et ne bougea plus. Il ne bougeait plus, mais il sentait encore. Quand Hadji-Aga, accouru le premier, le frappa d’un grand poignard à la tête, il lui sembla qu’on l’assommait à coups de marteau : il ne pouvait comprendre qui faisait cela, ni pourquoi. Ce fut son dernier contact conscient avec son corps. Maintenant il ne sentait plus rien, et ses ennemis foulaient, déchiquetaient une chose qui n’avait plus rien de commun avec lui. (chap. 25, p. 1532)
Enfin, je voudrais
terminer sur la manière dont Tolstoï est aussi l’écrivain de la liberté humaine
et de la recherche d’une vie menée avec sens, en conformité avec l’absolu propre
et personnel de chacun et chacune. Ses meilleurs personnages et les plus
attachants tentent et, pour beaucoup, échouent dans cette quête d’une vie menée
sans entraves avec leur idéal absolu. Pierre dans Guerre et Paix est un homme foncièrement bon, affable, mais il
tombe fréquemment dans son penchant pour la noce, gâchant une grande partie de
sa jeunesse et de ses forces. Le personnage de Butler dans Hadji Mourat est celui qui semble le plus lui faire écho, lui qui retombe régulièrement dans sa passion du jeu, malgré la conscience coupable qui l'assaille chaque fois qu'il cède à son penchant. Anna Karénine ne peut vivre son amour pleinement,
en butte aux préjugés de sa classe sociale. Lévine se pose des questions
angoissantes sur sa vie paysanne et le but de son activité. Dans Hadji Mourat, le personnage-éponyme se
retrouve dans une situation qui n’est pas sans rappeler celle d’Anna sur certains
points : le fier Avar, épris de sa propre gloire personnelle (son plus
grand défaut, voir chap. 5, p. 1430) est contrarié, paralysé dans ses
exploits guerriers car son ennemi, Chamil, a pris sa famille en otage. Mais les
Russes auxquels il propose une alliance sont réticents à l’idée d’un échange de
prisonniers pour libérer la famille de l’Avar, et sont de plus méfiants à son
égard, suite à une première « trahison » du héros, aux mailles avec
un autre rival qui l'a calomnié par jalousie et envie. De l’autre côté, Hadji sent bien qu’il ne peut rejoindre Chamil
à nouveau, malgré toutes les promesses que ce dernier eût pu lui faire, l’envie
et la haine de Chamil étant trop fortes pour qu’une cohabitation eût pu être
durable et sans heurts personnels. Hadji se retrouve de plus isolé parmi ses
propres partisans, à la suite de la décision imbécile de Nicolas 1er
de mener des expéditions punitives occasionnelles, qui finissent par attirer l’inimitié
de ceux qui eussent pu rallier les Russes, et à la place, rejoignent Chamil
malgré leur réticence initiale (chap. 17, p. 1492)
Au final, Hadji Mourat se retrouve
complètement isolé, d’un camp comme de l’autre, à l’instar d’Anna qui ne peut
regagner son ancienne vie, de par les préjugés de sa classe, l’ostracisme dont
elle est victime tout autant que par sa répugnance personnelle vis-à-vis de son
mari, mais elle ne peut également vivre pleinement son amour avec Vronski de
par la douleur en particulier que lui cause la séparation d’avec son fils. Pour
des êtres qui souhaitent vivre selon leur propre absolu comme Hadji et Anna, il
n’y a pas de conciliation possible entre le monde qui les entoure et leurs
propres aspirations, et là réside leur véritable tragédie, au-delà même de leur
mort, tragédie d’autant plus touchante qu’au fond, ce sont des êtres dont la
nature est foncièrement bonne, malgré leurs défauts. C’est ce que constate
amèrement Maria Dmitrièvna (chap. 24, p. 1524), et tous ceux qui ont
fraternisé avec Hadji tout au long de cette longue nouvelle.
Hadji Mourat est un condensé de l’art de Tolstoï, unique et exceptionnel dans sa manière de créer des personnages tous pourvus d’une identité propre et si vivants (du plus insignifiant au plus important personnage), dans sa manière d’écrire sur la mort qui nous la fait sentir comme un instant tragique et unique (lié en cela à la réalité de ses personnages, et la plénitude du Tout qu’ils entraperçoivent à cet instant), et sur sa manière d’écrire la recherche de liberté, de vivre selon leur idéal auxquels ses personnages les plus attachants aspirent et qui pour certains échouent, à l’instar d’Hadji et d’Anna.
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