« [...] ce n'est qu'en ruminant qu'on s'assimile ce qu'on a lu. » - (Arthur Schopenhauer)

« L'art, c'est se retrouver dans ce que l'on voit ou ce qu'on lit ; c'est quand l'auteur ou le peintre a su formuler mieux que moi ce qui m'arrive ou ce qui m'est arrivé, lorsqu'il l'interprète d'une façon beaucoup plus intelligente que moi, ou quand, grâce à son œuvre, je perçois ma propre vie d'une manière plus fine, plus belle, que moi. » - (Krzysztof Kieślowski)

samedi 16 février 2019

La Solitude est sainte, de William Hazlitt

Présentation de l'éditeur : 

Le romantisme, c'est le domaine des solitaires, des élégiaques. Et d'un des plus grands essayistes en langue anglaise, William Hazlitt (1778-1830), qui fut aussi peintre, vagabond, amoureux et un partisan exalté de la liberté individuelle. Un beatnik en redingote. Farouche, indomptable, drôle, clairvoyant, enthousiaste, amer, mélancolique. Les essais réunis dans ce livre nous font découvrir trois facettes complémentaires de sa personnalité : le goût du voyage solitaire (Partir en voyage), la prédilection pour le passé (Du passé et de l'avenir) et la vie en marge du monde, dégagée plutôt qu'engagée (Vivre à part soi). Un triptyque lumineux et jubilatoire.


Dans ce domaine particulier qu’est l’essai, Hazlitt est à rapprocher du maître en la matière, Montaigne, par cette façon d’exprimer sa pensée « à sauts et à gambades », mêlant indifféremment et alternant entre théorie et expérience personnelle, qui donne à son écriture cette liberté de ton qui lui confère un surcroît d’intimité, comme si l’on conversait avec l’auteur lui-même, ou n’hésitant pas à s’écarter du sujet initial qui n’est qu’un prétexte à lancer l’écriture. Il est également un expert en ce qui concerne les citations littéraires : les poètes romantiques de son époque bien sûr, comme Wordsworth, Keats, Byron ou Coleridge, mais surtout les deux géants que sont Shakespeare (son auteur préféré, qu’il cite le plus souvent, un peu comme Montaigne avec Plutarque) et Milton, l’auteur du Paradis perdu.

Pour le premier des trois essais que contient ce recueil, intitulé « Partir en voyage », Hazlitt nous parle de la fonction selon lui du voyage, et où réside son charme et sa nécessité.
« L’âme d’un voyage, c’est la liberté, la liberté idéale : penser, ressentir et faire ce qui vous plaît. Nous partons surtout en voyage pour nous affranchir de toutes nos entraves et de tous nos soucis : pour prendre congé de nous-mêmes bien plus que pour nous débarrasser des autres » (p. 37) et qu’il résumera plus loin dans une formule lapidaire, frappante : « Hors de mon pays et de moi-même je pars » (p. 60).

       Dans la mouvance romantique, Hazlitt conçoit le voyage, la découverte ou la promenade dans la nature, surtout dans une forme solitaire, en en dégageant les avantages, et en énumérant les inconvénients qu’une compagnie engendre :
« Qu’on me donne un compagnon à ma guise, affirme Sterne, ne fût-ce que pour observer comment les ombres s’allongent au coucher du soleil. » Voilà qui est merveilleusement dit ; mais, à mon sens, cette perpétuelle comparaison de commentaires dérange l’impression involontaire des choses sur l’esprit, et porte préjudice au sentiment. Si l’on ne fait qu’insinuer ce qu’on éprouve par une espèce de mimique, cela est fade ; si l’on doit l’expliquer, c’est transformer le plaisir en besogne. On ne peut lire le livre de la nature sans devoir continuellement se donner la peine de le traduire au profit d’autrui. Je suis pour cette méthode synthétique quand je voyage, de préférence à l’analytique. Je me contente alors de faire provision d’une réserve d’idées, pour les examiner et les disséquer par la suite. Je veux voir mes vagues notions flotter comme le duvet du chardon dans la brise, sans qu’elles s’emmêlent dans les ronces et les épines de la controverse. Pour une fois, j’aime que tout se passe comme il me plaît ; et cela est impossible à moins d’être seul, ou en une compagnie que je n’envie pas. […] Il y a une sensation dans l’air, une tonalité dans la couleur d’un nuage, qui frappe votre imagination, mais dont vous ne sauriez expliquer l’effet. Aucune affinité ne vous unit alors avec l’autre, bien qu’on la sollicite péniblement, et la contrariété qui vous poursuit en chemin finit sans doute par causer la mauvaise humeur. Or je ne me dispute jamais avec moi-même... » (p. 40 et 41)
« Au lieu d’un ami dans une chaise de poste ou un tilbury, avec qui échanger des politesses et égrener les mêmes sujets rebattus, qu’on me permette pour une fois de faire trêve d’impertinence. […] Alors des choses oubliées depuis longtemps, pareilles à « des épaves enfouies et [à] d’incalculables trésors » [citation d’Henri V de Shakespeare], surgissent devant mes yeux avides, et je commence à sentir, à penser et à redevenir moi-même. Plutôt qu’un silence gênant, rompu par des tentatives d’esprit ou des platitudes assommantes, le mien est ce silence paisible du cœur, qui seul est éloquence parfaite. Personne n’aime mieux que moi les calembours, les allitérations, les antithèses, la controverse et l’analyse ; mais parfois je préférerais m’en passer. […] Je suis à présent occupé à autre chose, qui vous paraîtra futile, mais c’est là pour moi « l’étoffe même de la conscience » [citation d’Othello]. Cette pâquerette, enchâssée dans son écrin émeraude, ne me saute-t-elle pas au cœur ? Et pourtant, si je devais vous exposer les circonstances qui me l’ont rendue si chère, vous ne manqueriez pas de sourire. Ne vaudrait-il donc pas mieux que je garde cela pour moi, pour donner matière à ma rumination […] ? Je serais de mauvaise compagnie tout le long du trajet, c’est pourquoi je préfère être seul. » (p. 37 et 38)

        Les méditations d’Hazlitt ne sont pas sans rappeler celles de Rousseau dans ses Rêveries du promeneur solitaire et l’auteur de La Nouvelle Héloïse était d’ailleurs un des écrivains préférés de l’essayiste anglais, dont il évoque Les Confessions un peu plus loin.
          Pour conclure cet essai, Hazlitt a l’intuition que le plaisir de voyager réside essentiellement dans cet arrachement, cette distanciation vis-à-vis de nous-mêmes. Il relate ainsi le plaisir de ne pas voyager avec des amis ou connaissances qui nous rappellent « d’autres choses, ravive d’anciens griefs et détruit l’abstraction du décor. Il s’interpose de manière désobligeante entre nous-même et notre personnage imaginaire. Au cours de la conversation, on fait incidemment allusion à votre profession et à vos passe-temps ; ou bien la présence de quelqu’un qui connaît les parties les moins sublimes de votre histoire vous donne l’impression que d’autres personnes les connaissent également. […] L’incognito d’une auberge est l’un de ses privilèges incontestables : « Seigneur de soi-même, désencombré de son nom. Oh ! comme il est bon de se défaire des contraintes du monde et de l’opinion publique – de perdre notre importune, harassante et perpétuelle identité personnelle dans les éléments de la nature pour devenir la créature du moment, affranchie de tout lien – de ne tenir l’univers que par une assiette de ris de veau, de ne rien devoir que la note du soir, […] de n’être connu que sous le nom du Monsieur dans la salle à manger ! » (p. 47 et 48)
        Pour finir, Hazlitt, après avoir exposé que pour certains voyages (en particulier la visite de monuments historiques), la présence d’un compagnon peut être indispensable (dans cet esprit de complexité des choses rappelant Montaigne et Samuel Johnson) dresse un constat sur la signification du voyage, et son caractère éphémère dans l’esprit :
« En voyageant dans des contrées étrangères, on éprouve indubitablement une sensation qu’on ne rencontre nulle part ailleurs ; mais elle est plus agréable sur le moment que durable. Elle est trop éloignée de nos souvenirs habituels pour devenir un sujet usuel de conversation ou de référence, et comme un rêve ou une autre forme d’existence, elle ne s’accorde pas à nos modes de vie ordinaires. C’est une hallucination animée mais éphémère. […] Le Dr Johnson remarquait combien les voyages à l’étranger ajoutaient peu au don de la conversation chez ceux qui avaient franchi les frontières. » (p. 58 et 59)


          Le second essai s’intitule Vivre à part soi (en anglais, Living to one’s self), et la teneur de cet essai n’est pas sans rappeler le philosophe américain Ralph Waldo Emerson et son principe de self-reliance. Hazlitt commence son essai par dire ce qu’il n’est pas : c’est-à-dire un essai, un éloge de l’égoïsme, où il défendrait l’idée qu’il ne faut penser qu’à soi-même, ou vivre en ermite, coupé du reste du monde. Son propos se résume en cet adage : « Vivre dans le monde sans dépendre du monde » (p. 66)
Hazlitt fait dans cet essai, comme il le fera dans le suivant de ce recueil, l’éloge de la vie intérieure, de la contemplation, par opposition à la vie d’action, prenant part aux événements du monde. Hazlitt dresse le portrait de cet homme vivant à part soi, qui jouit de la contemplation du monde mais sans y prendre part.
« c’est comme si personne ne savait qu’un tel individu existe, et que l’on souhaite que personne ne le sache ; c’est être un spectateur silencieux du formidable théâtre qui s’offre à vous, et non un objet d’attention et de curiosité ; c’est s’intéresser profondément et passionnément à ce qui se passe dans le monde, mais sans éprouver la moindre envie de s’y faire accepter ou de s’y mêler. C’est une vie telle qu’on s’attendrait à voir mener par un esprit pur, et un intérêt tel qu’il pourrait en porter aux affaires des hommes, calme, réfléchi, passif, distant, touché de compassion par leurs peines, souriant sans amertume à leurs sottises, partageant leurs affections, mais sans être dérangé par leurs passions, ni rechercher leur attention, ni leur venir une fois à l’esprit. Celui qui vit sagement à part soi et selon son cœur observe l’agitation du monde par les interstices de sa retraite et ne veut pas se mêler à la cohue. « Il entend le tumulte et ne bouge pas. » Il est incapable d’y remédier, ni disposé à le contrecarrer. Il voit assez de choses qui l’intéressent dans l’univers sans se mettre en avant pour tenter d’attirer comme il le peut les yeux de l’univers sur sa personne. » (p. 66 et 67)

« Cette sorte d’existence rêveuse est la meilleure. Celui qui y renonce pour se mettre en quête de choses concrètes troque en général sa tranquillité contre des déceptions sans cesse renouvelées et de vains regrets. Son temps, ses réflexions et ses sentiments ne lui appartiennent plus. À partir de ce moment-là, il n’examine plus les objets de la nature tels qu’ils sont en tant que tels, mais les regarde du coin de l’œil pour voir s’il ne peut en faire les instruments de son ambition, de son intérêt ou de son plaisir […] ; au lieu d’ouvrir ses sens, son intelligence et son cœur à l’étoffe resplendissante de l’univers, il tient un miroir déformant devant son visage, où il peut admirer sa propre personne et ses prétentions, et se contente de jeter des coups d’œil obliques pour voir si d’autres ne sont pas aussi en train de l’admirer. » (p. 71)
          Dans la seconde moitié de cet essai, Hazlitt mène une des charges les plus brillantes que j’aie lues sur le « public », sur l’opinion commune, sur l’ignorance et la vulgarité qui caractérise la majorité de la population de tous temps. Il en dénonce surtout la lâcheté, la versatilité, son caractère moutonnier, sa paresse intellectuelle, que ce soient dans les affaires publiques ou en matière d’art, montrant comme tant d’autres que l’approbation ou la réprobation du public sur un ouvrage littéraire n’a aucun lien avec la qualité intrinsèque de ce dernier. Il revient notamment brièvement sur l’échec retentissant qu’eurent les poèmes de Keats lors de leur publication, et comment cela affecta l’auteur d’Hypérion.
« il n’existe pas d’animal plus mesquin, idiot, abject, lamentable, égoïste, malveillant, envieux et ingrat que le public. C’est le pire des lâches, car il a peur de lui-même. […] Il est tellement intimidé par sa propre opinion qu’il n’ose jamais en former une seule, mais il rattrape la première rumeur oiseuse, de crainte que son avis ne soit exprimé en retard, et il s’en fait l’écho jusqu’à ce que le son de sa propre voix l’ait rendu sourd. L’idée de ce que le public va penser empêche le public de jamais penser le moins du monde, et elle agit comme un sortilège sur l’exercice du jugement de la personne, en sorte que, pour résumer les choses, l’oreille publique est à la merci du premier prétendant effronté qui décide de la remplir de propositions bruyantes, de fausses hypothèses ou de secrets apartés. Ce que dit l’un, le plus grand nombre l’entend ; la supposition qu’une chose est connue du monde entier fait que tout le monde y croit […] Nous pouvons croire ou savoir que ce que l’on dit n’est pas vrai ; mais nous savons ou nous nous figurons que d’autres le croient – nous n’osons pas les contredire ou sommes trop indolents pour en débattre avec eux, et nous renonçons par conséquent à notre conviction intime et, pensons-nous, solitaire, au profit d’un bruit sans fondement, sans preuve et souvent dépourvu de signification. […] L’opinion publique est dès lors si loin de reposer sur une base large et solide, comme l’ensemble des pensées et des sentiments d’une même communauté, qu’elle est insignifiante, superficielle et variable au dernier degré – c’est la chimère du moment ; si bien que nous pouvons affirmer sans risque d’erreur que le public est dupe de l’opinion publique et non son instigateur. Le public est pusillanime et lâche parce qu’il est faible. Il sait à quel point il est ignorant et qu’il n’a que les opinions qu’on lui suggère. Il n’est toutefois guère disposé à apparaître au premier plan et voudrait que l’on croie ses partis pris aussi avisés qu’importants. Il est prompt à élire ses favoris, plus prompt encore à les écarter, de peur de passer pour manquer, dans les deux cas, de clairvoyance. (p. 87-88)
« Le public est aussi envieux et ingrat qu’il est ignorant, stupide et veule […]. Il lit, il admire, il porte aux nues, uniquement parce que c’est la mode, non parce qu’il aime de quelque manière le sujet ou l’homme. Il chante vos louanges ou vous démolit par pur caprice et par légèreté. » (p. 91)

 

         Pour le dernier essai « Du passé et de l’avenir », Hazlitt fait une nouvelle fois l’éloge de la pensée, de la contemplation par rapport à la volonté, à l’action, dans des termes et idées proches de Schopenhauer. Il s’en prend aussi dans le même temps contre cette idée répandue et stupide selon laquelle le passé « n’a pas d’importance », que beaucoup de gens exposent pour masquer leur désintérêt pour l’histoire et la littérature du passé, et dénonce la perpétuelle obsession de ces mêmes gens pour le futur, l’avenir, dans lequel ils imaginent qu’ils vont réaliser leurs désirs, ambitions, et conçoivent naïvement comme une source future de plaisirs infinis, plutôt que de souffrances. Hazlitt se met en porte-à-faux de ces optimistes, remplis d’illusions sur la vie : « je ne suis pas du tout disposé à bâtir des châteaux en Espagne, ni à attendre impatiemment, en toute confiance ou espérance, les brillantes illusions que l’avenir nous tend. » (p. 101) L’essai sera donc un éloge du passé et de la contemplation, du souvenir redécouvert, et du plaisir que cette contemplation procure à celui qui s’y livre régulièrement.
« Ne laissons pas imprudemment le passé nous échapper, alors qu’il pourrait ne rester plus grand-chose d’autre pour nous lier à l’existence. N’est-ce donc rien que d’avoir été, et d’avoir été heureux ou malheureux ? (p. 104 et 105)

« Alors ondulez, ondulez dans le vent, ô forêts de Tuderley, et levez vos hautes cimes dans l’’air ; mes soupirs et mes vœux proférés par votre voix mystique insufflent en moi ma précédente existence et me permettent de supporter ce que je suis devenu ! Les objets que nous avons connus en des jours meilleurs sont les principaux supports qui soutiennent le poids de nos affections et nous donnent la force d’attendre notre sort. L’avenir est pareil à un mur sans issue ou à un épais brouillard dissimulant tous les objets à notre vue ; le passé est vivant et fourmille d’objets, lumineux ou solennels, dont l’intérêt ne décline jamais. De fait, qu’est-ce qui nous revient le plus souvent à la mémoire ? Quels sont les sujets de nos réflexions ou de nos conversations ? Non pas l’avenir inculte, mais le passé aux greniers bien garnis. » (p. 109 et 110)

« L’avenir n’a donc ni en soi, ni en tant que sujet de contemplation générale, le moindre avantage sur le passé. Sauf en ce qui concerne nos passions et nos occupations les plus vulgaires. […] il est un autre principe dans l’esprit humain, le principe de l’action ou de la volonté ; et sur cela, le passé n’a aucune prise, l’avenir l’accapare tout entier. […] Nous croyons que ce qui nous est arrivé ne tire pas à conséquence, et que ce qui va nous arriver est de la plus haute importance. Pourquoi donc ? Simplement parce que l’un est encore en notre pouvoir, et l’autre non. » (p. 111 et 112)

« Cela confirme dans une certaine mesure la théorie d’après laquelle les hommes accordent plus ou moins d’importance aux événements passés et futurs selon qu’ils sont plus ou moins occupés à agir et sur les lieux de la vie active. Ceux qui veulent faire fortune, ou qui aspirent à l’ascension sociale et au pouvoir, ne pensent guère au passé, car il contribue fort peu à leur dessein ; ceux qui n’ont rien d’autre à faire que de penser s’intéressent presque autant au passé qu’à l’avenir. » (p. 116)